Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 12

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 337-348).


XII

Rose de Malevoy.


Maître Léon de Malevoy, le notaire noble, directeur et confesseur de tout le faubourg Saint-Germain, était assis devant son large bureau d’ébène, dans une chambre vaste et haute d’étage qui avait dû être le salon d’un ancien hôtel. L’aspect de la chambre était austère, l’aspect de l’homme n’égayait pas la chambre.

Sur le bureau, une lettre ouverte était posée en vedette devant une énorme quantité de papiers.

La lettre, satinée et glacée, disait :

« Monsieur le comte et Madame la comtesse Joulou du Bréhut de Clare prient Monsieur et Mademoiselle de Malevoy de leur faire l’honneur d’assister au bal qui sera donné le mardi, 3 janvier, à l’hôtel de Clare.

» Le travestissement est de rigueur. »

Au-dessous de cette dernière ligne il y avait une signature à la main : Marguerite, accompagnée d’un gentil paraphe…

C’était une froide après-dînée de décembre, le lendemain du jour que nous avons passé presque tout entier aux environs de la Sorbonne, dans l’atelier Cœur-d’Acier. Une seule lampe éclairait le cabinet sombre, deux tisons éloignés l’un de l’autre et recouverts d’une cendre blanche, laissaient mourir le feu dans l’âtre. Au-dehors, les derniers rayons du crépuscule montraient les grands arbres du jardin poudrés de neige et lentement balancés par le vent.

Nous le vîmes jadis, Léon Malevoy, dans cette même maison de la rue Cassette, qui était alors l’étude Deban, nous le vîmes par une nuit de carnaval, beau, jeune, hardi, joyeux et fou, avec un madras de femme sur le pied de son lit, demandant : « Quelle heure est-il ? » comme tous ces autres fous qui allaient devenir criminels. Vous souvenez-vous ? Son front fier ne ressemblait point aux autres fronts de cette bohème de la basoche ; il pouvait avoir le diable au corps, mais la franchise et l’honneur étaient dans ses yeux ; il se montrait prompt à parler d’épées, mais sans rancune ni fiel, et cette crânerie d’enfant allait bien à son costume de Buridan, si lestement porté.

Maintenant que nous le retrouvons après ces dix ans écoulés, il était beau encore ; peut-être encore était-il fier et hardi. Certainement, il n’était plus joyeux.

Son regard couvrait la lettre d’invitation avec une fixité morne. Il pensait profondément et laborieusement. L’ambition creuse ces rides précoces, le chagrin aussi. Léon Malevoy avait désiré beaucoup, sans doute, et beaucoup souffert. Il appuyait sa main pâle sur son front, blanc comme un ivoire, et couronné de cheveux déjà plus rares. Sa bouche avait un sourire amer et triste.

Êtes-vous de ceux qui croient encore aux physionomies professionnelles ? Chez nous, en France, plus que partout ailleurs la physionomie des divers États est morte. J’ai habité une maison du Marais où le concierge prenait le titre de « conservateur ». Il allait au cercle. Au cercle, on l’appelait major. Sans exagérer, il avait l’air pour le moins, d’un ancien écuyer du Cirque Olympique. Je dis ancien : les nouveaux n’ont plus d’air.

Les notaires ont résisté longtemps, plus longtemps que les avocats, plus longtemps que les avoués ; ils n’ont cédé qu’à la terreur d’être pris pour des greffiers. Je connais un homme superbe et pareil à un dieu de la fable ; sa prestance étonne les populations ; sa chevelure éclate comme la neige : vous diriez au bas mot un druide en habit noir. C’est un notaire. Je connais un homme plus dur que le fer, aiguisé, affilé, capable d’user la pierre du rémouleur, vivant scalpel qui saigne, ampute et taille dans l’intérêt des familles avec tout le sang-froid de Dupuytren ou de Jobert. Ce couteau est également un notaire. Je connais un troisième notaire doux, onctueux et même gluant qui a le parfum d’un sac de bonbons endommagé par l’humidité ; un quatrième notaire, naïf et bon jusqu’à croire à son « collègue ; » un cinquième, au contraire, sceptique, ravagé, veuf de ses illusions, un libre penseur du notariat, doutant de sa cravate et blasphémant la déesse Authenticité. Cela fait cinq bourgeois qui pourraient être aussi bien majors comme mon conservateur de concierge.

Maître Léon Malevoy, sixième notaire, était, de la tête aux pieds, un gentilhomme.

Où trouver le parfait notaires ? À la comédie. Et encore !

Tout auprès de la lettre d’invitation, qui venait d’être décachetée, un portefeuille de larges dimensions, fermé à clef, reposait sur la table, en avant des autres papiers. Maître Malevoy prit ce portefeuille et l’ouvrit à l’aide d’une petite clef qui pendait à la chaîne de sa montre. Sa main lente et en quelque sorte découragée étala devant lui, sur le bureau, un assez grand nombre de pièces que le portefeuille contenait.

Ces pièces se ressemblaient entre elles. Il y avait une demi-douzaine de petits dossiers, dont les chemises étaient faites de simple papier à lettre. Chaque dossier portait un nom avec un numéro ; ils étaient rangés dans l’ordre suivant :

No 1, M. le duc de Clare (mort).

No 2, la mère Françoise d’Assise (morte).

No 3, Mme Marcelin, rentière, 10, rue Sainte-Marguerite (déménagée).

No 4, le docteur Abel Lenoir. — Le docteur Samuel.

No 5, Mme Davot, la supérieure et les dames de Bon-Secours.

No 6, Divers, — maître Deban, — la concierge du no 10, — Lancelot, aubergiste, — Tourot, chiffonnier, — Letanneur, etc.

Me Léon Malevoy resta longtemps immobile, les yeux fixés sur cette série de numéros et de noms. Son regard exprimait une douloureuse lassitude. Il ne souleva aucune des enveloppes.

— J’ai cherché, murmura-t-il enfin ; je sais tout ce qui se peut apprendre par le témoignage des vivants et des morts. J’ai combattu. J’ai prêté mon crédit, mon temps, mon argent, à cet homme énergique qui ne m’avait pas dit son secret : Lecoq est tombé foudroyé. L’association des Habits-Noirs a disparu comme par enchantement et sans laisser de trace. Cela est ainsi, ou, du moins, cela semble être ainsi. Lecoq était la tête, le maître, le père ! Lecoq est mort. Ses ténébreux soldats sont rentrés sous terre !

— Et pourtant, s’interrompit-il en posant sa main étendue sur la lettre d’invitation, le coup est parti de là, je le sens, je le sais, j’en suis sûr !

Sa tête désespérée s’inclina jusque sur sa poitrine, et d’un geste machinal il toucha le bouton d’un tiroir qui était à sa gauche, sous la table de son bureau. Le tiroir s’ouvrit à demi. Il le referma brusquement parce qu’on frappait avec discrétion à la porte de son cabinet.

— Entrez ! fit le jeune notaire.

Urbain-Auguste Letanneur, maître clerc de l’étude Malevoy, ancien journaliste non entièrement converti, avait peu changé, depuis le soir où nous le vîmes, au cabaret de la Tour de Nesle, chez ce Lancelot, dont le nom était écrit, là, sur l’enveloppe du dossier no 6. C’était encore un jeune homme, et sous la maturité qui venait à ce front rieur, quelques restes d’amour pour la bamboche perçaient. Il n’eût pas fallu plus d’un regard pour comprendre que ce cerveau, un peu téméraire, mais droit et nettement intelligent, n’avait rien de commun avec la forte tête du roi Comayrol, ni surtout avec la boîte à mielleuses coquineries qui surmontait le long cou du bon Jaffret.

Letanneur regardait franc, quoiqu’il y eût parfois sur son visage un voile d’inquiétude et de regret. C’était un travailleur qui n’avait pas cessé d’aimer le plaisir. Il avait changé sa vie le jour où Léon Malevoy, entrant en maître dans l’étude, avait dit à ses anciens camarades :

— Messieurs, je vous donne deux mois d’appointements et la clef des champs.

Il avait changé de vie, parce que Malevoy, le gardant à part, avait ajouté :

— Toi, tu es un brave garçon. Reste, mais sois sage !

Letanneur, principal employé de l’étude depuis plusieurs années, avait voué à Léon un dévouement sincère ; néanmoins, on ne pouvait pas dire qu’ils fussent amis dans toute la force du mot. Léon avait des secrets pour son maître-clerc, et Letanneur ne s’était jamais déterminé à une confession générale.

L’idée d’être un dénonciateur lui fermait la bouche depuis dix ans. Ceci n’étonnera personne parmi ceux qui connaissent le point d’honneur parisien. Letanneur était un vieux gamin de Paris.

— Patron, dit-il en entrant, les clercs sont partis. Avez-vous quelque chose à me commander avant la fermeture de l’étude ?

— J’ai quelque chose à te demander, répliqua Me Malevoy. Avance.

Letanneur fit quelques pas dans l’intérieur du cabinet. Léon reprit :

— Reconnaîtrais-tu bien ce garçon avec qui je devais me battre, le matin du mercredi des Cendres, en l’année 1832 ?

— Il est mort, prononça tout bas Letanneur, qui devint très pâle.

— Le reconnaîtrais-tu, s’il vivait ?

— Je ne l’ai vu qu’un instant, répondit le maître clerc, quand il était couché sous le réverbère… Mais ceux qu’on voit ainsi restent dans la mémoire… Oui, je crois bien que je le reconnaîtrais.

Léon resta un instant pensif, puis il dit :

— C’est bien !

Et il fit un geste qui donnait congé à son maître-clerc.

Celui-ci ne bougea pas. Léon ajouta :

— Cela suffit. Tu peux t’en aller.

— L’homme de la comtesse est venu, dit Letanneur en baissant la voix comme malgré lui : le vicomte Annibal Gioja.

Léon resta silencieux, mais ses sourcils se froncèrent. La maître clerc continua :

Mme la comtesse est une dangereuse ennemie.

— C’est bien, prononça pour la seconde fois Léon.

— Il y a aussi les deux clercs nouveaux, continua Letanneur, et le nouveau domestique…

Maître Malevoy rougit.

— As-tu à t’en plaindre ? fit-il.

— Les deux clercs ne veulent pas travailler, et le domestique ne veut pas servir. Ils disent qu’ils n’ont pas d’ordre à recevoir de moi.

Pour la troisième fois, Léon répéta, mais d’une voix sourde et profondément altérée :

— C’est bien !

— Patron, reprit le maître clerc, qui hésitait grandement, je me trouve connaître un fait que vous ignorez peut-être. Dès le temps de Me Deban, il y avait des personnes intéressées à posséder certaines pièces, faisant partie du dossier de la famille de Clare…

— Les papiers de la famille de Clare sont intacts, l’interrompit sèchement Me Malevoy.

— Tant mieux, patron, car demain, à onze heures du matin, communication vous en sera demandée.

Léon le regarda en face. Letanneur poursuivit d’une voix émue :

— Monsieur de Malevoy, vous venez de me rappeler une époque où vous aviez quelque amitié pour moi, puisque vous me choisissiez pour votre témoin dans un duel…

— Après ? fit le jeune notaire avec impatience.

— Écoutez, Léon… commença le maître-clerc.

Il se reprit pour dire :

— Écoutez, Monsieur de Malevoy ! Il est impossible que vous n’ayez pas besoin d’aide à l’heure où nous sommes !

Léon se redressa et garda le silence.

— Monsieur de Malevoy, continua Letanneur d’un ton presque suppliant, vous avez été bon pour moi. Vous n’ignoriez pas mes liaisons avec ceux que vous avez chassés et vous m’avez gardé chez vous. J’étais un homme entraîné, je n’étais pas un homme perdu : vous comprîtes cela, vous qui aviez si peu d’âge… et, depuis ce temps-là, je suis à vous corps et âme, Monsieur de Malevoy !

— Je n’ai pas eu lieu de regretter ce que j’ai fait, répliqua le jeune notaire qui détourna les yeux.

— On penserait que vous n’en êtes pas bien sûr, dit Letanneur avec amertume. Vous n’avez pas confiance en moi.

Il fit un pas vers Léon et ajouta :

— Je vous ai servi fidèlement, je le jure ! Il n’y avait point de mérite à cela… Mais il y avait du danger.

L’œil perçant de Malevoy se releva sur lui.

— Si vous eussiez eu confiance, poursuivit le maître clerc, si vous m’aviez interrogé avec de bonnes paroles, je vous aurais avoué depuis bien longtemps ce qui fait ma peine. Il y a dans ma vie six semaines, deux mois peut-être, que je voudrais retrancher au prix de tout mon sang…

Léon lui tendit la main en souriant avec fatigue.

— Tu as été sollicité, dit-il, menacé peut-être, depuis lors…

— Obsédé, attaqué, blessé deux fois ! murmura Letanneur.

— Ah !… fit le jeune notaire.

Le mot qu’il allait prononcer s’arrêta sur ses lèvres.

— Tu n’as pas porté plainte en justice, dit-il, donc quelque chose t’arrête et tu ne peux rien.

— Pour moi, c’est vrai, prononça tout bas Letanneur, mais pour vous…

Léon retira sa main.

— Tu aimes ma sœur, murmura-t-il, tu es un fou !

Comme le rouge montait aux joues de Letanneur, Léon acheva d’un ton doux et affectueux :

— Tu n’es pas seul à souffrir. Tout ce que tu pourrais me dire, je le sais. Laisse-moi, et ne me garde pas rancune.

Le maître-clerc se retira sans ajouter une parole. Malevoy mit sa tête entre ses deux mains, dès que la porte se fut refermée.

— Oui, pensa-t-il tout haut après un long silence, je sais tout, ou, du moins, je crois tout savoir, et cela ne me sert à rien ! Et il ne me servirait à rien d’en savoir davantage ! L’heure vient. Je la sens approcher. Ces gens resserrent le cercle autour de moi, le cercle sans issue. Il ne me convient pas de fuir : je n’ai pas d’armes pour combattre…

— Pas d’armes ! répéta-t-il avec une étrange expression d’égarement dans les yeux.

Sa main toucha de nouveau et comme malgré lui le bouton du tiroir qui s’ouvrait sous la tablette de son bureau.

Sa main disparut dans le tiroir et ressortit, tenant une riche paire de pistolets de poche, en ivoire, incrusté d’émail.

— Cela ne vaut rien pour combattre, murmura-t-il en découvrant les capsules toutes neuves qui brillaient à la cheminée des pistolets, mais cela délivre.

Son œil fixe s’ouvrit tout rond, comme font, dit-on, les yeux de ceux que le vertige penche et attire au-dessus du vide.

Il tressaillit violemment et se recula. C’était le vide, en effet, qu’il voyait au-dessous de lui. Une contraction pénible agita les muscles de sa face tandis qu’il murmurait encore, répondant aux lugubres tentations de sa pensée :

— Non ! oh ! non ! Rose resterait seule !

Un baiser effleura son front et une douce voix dit à son oreille :

— Merci, mon frère.

Il se retourna sans étonnement. Sur son visage bouleversé, le sourire luttait contre l’angoisse.

Rose de Malevoy était derrière lui, souriant aussi avec une tristesse profonde.

— Nous sommes donc bien malheureux ! prononça-t-elle lentement en lui prenant les deux mains.

Son œil doux et vaillant dont la prunelle, d’un bleu obscur, semblait noire sous l’ombre de ses longs cils, était fixé sur les yeux de son frère. Dans les demi-ténèbres qui emplissaient cette vaste pièce, sa taille gracieuse, mais trop frêle, grandissait, amincie. Il y avait en elle quelque chose de ces visions qui passent, aux heures extrêmes où la destinée étend sa main pour secourir ou pour frapper.

Léon l’attira contre lui, et les deux bras de la jeune fille se nouèrent autour de son cou.

— Tu viens de l’hôtel de Clare, dit-il.

Rose avait son manteau de velours et ses fourrures.

— J’ai promis que nous irions, fit-elle au lieu de répondre et en pointant du doigt la lettre d’invitation qui restait ouverte sur la table.

Léon baissa la tête et murmura :

Pour quoi faire ?

Elle dépouilla son manteau d’un mouvement facile et charmant ; elle ôta son chapeau, elle releva d’un tour de main sa coiffure affaissée. Léon la regardait attendri. Elle s’assit sur ses genoux comme un enfant.

— C’est aujourd’hui la fin de mes dix-neuf ans, dit-elle. Pourquoi n’as-tu pas laissé parler M. Letanneur ?

— Tu étais là ? interrogea Léon. Tu écoutais ?

— J’arrivais comme tu disais : Vous aimez ma sœur… Es-tu bien sûr qu’il m’aime ?

Léon jouait avec ses noirs cheveux qui se déroulaient en boucles splendides.

— Madame Letanneur ! poursuivit-elle. Madame Urbain-Auguste Letanneur !

Malgré lui, Léon sourit.

— Moi, dit-elle, je ne ris pas. J’ai bien vieilli depuis hier. J’ai songé au couvent, comme tu as pensé à tes pistolets, mon frère. Le couvent sans vocation est aussi un suicide. Et puis tu resterais seul !

— En effet, pensa tout haut Léon. Depuis hier, petite sœur, te voilà bien changée !

Elle le regarda d’un œil sérieux.

— J’ai été bien longtemps une enfant, reprit-elle. Je faisais un beau rêve, peut-être… J’ai refusé la main d’un homme dont la recherche me rendait fière : un grand esprit et un grand cœur…

— Le docteur Abel Lenoir… murmura Léon.

— Oui, prononça lentement la jeune fille, et cela m’étonne d’avoir osé dire non au docteur Abel Lenoir. Nous ne devons repousser personne.

Elle leva la main de son frère jusqu’à ses lèvres, et, quoiqu’il fît résistance, elle y mit un baiser en disant :

— Je suis une femme maintenant. Tout ce que j’ai acquis, je te le dois. Tu me demandais pourquoi nous irions à l’hôtel de Clare, au bal, quand nos deux cœurs sont en deuil. Je te répondrai tout à l’heure. Auparavant il faut que je sache…

— Il faut ! répéta Léon un peu scandalisé. Cela veut dire : je veux !

— Cela veut dire : je veux, répéta la jeune fille à son tour. Je veux savoir !

Et, pendant que leurs regards se croisaient, elle ajouta :

— Tu as dit à Letanneur : je sais tout. J’ai besoin de savoir tout ce que tu sais. Il y a là-dedans une femme ; les hommes ne peuvent pas combattre les femmes.

— Je ne songe plus à combattre, murmura le jeune notaire.

— C’est pour cela que me voici, prononça Rose d’une voix sourde et si résolue que Léon eut un mouvement au cœur. Je combattrai à ta place, mon frère.

— Pauvre sœur, dit-il, Dieu m’avait donné du courage. Si je suis désespéré c’est que tout est perdu.

Mlle de Malevoy fixa sur lui ses grands yeux qui brillaient d’un calme étrange.

— Tu n’es pas coupable, fit-elle, j’en jurerais sur mon salut !

— Demain, répliqua Léon, je passerai pour coupable.

— Demain est loin… si les titres étaient recouvrés, cette nuit ?

— Les titres, répéta Léon stupéfait. Qui donc t’a dit ?…

— Je ne suis pas superstitieuse, fit Rose au lieu de répondre, mais certains souvenirs d’autrefois restent en moi comme des croyances vagues. J’ai été élevée dans le Morvan où les fantômes vont sur la lande, autour de l’eau qui dort. Nourrice-Honor, ma pauvre vieille mère de lait, les avait vus bien souvent le long des grandes friches qui descendent des derniers sommets de la Côte-d’Or vers le cours sombre de l’Arroux. Elle disait toujours : il y a des lieux qui sont fées. Et elle contait l’histoire de la Croix-Malou, derrière laquelle chacun trouve son bonheur ou son malheur. Il est pour moi, à Paris, un lieu qui est fée, car, deux fois, j’y ai trouvé mon destin.

Elle s’arrêta. Léon ne l’interrogea point.

— Aujourd’hui, reprit-elle lentement, je suis retournée au cimetière du Montparnasse.

— Toute seule ?

— Toute seule.

— Il était là ?

— Oui… assis, non plus auprès de la pauvre tombe, mais dans l’enceinte qui entoure la grande sépulture des Clare. Il aime la princesse Nita d’Eppstein.

— Qui est donc cet homme ? s’écria Léon brusquement. Tu ne me l’as jamais dit !

Un éclair renaissait dans ses yeux éteints. Rose l’embrassa.

— C’est cela, fit-elle. Éveille-toi, mon frère, fût-ce pour haïr !

— Qui est cet homme ? répéta Malevoy. Moi aussi, je veux savoir !

Mlle de Malevoy ne répondit pas.

— Mon frère, dit-elle après un silence, de ce ton rassis et résolu qui inspirait à Léon tout ensemble de la crainte et un confus espoir, tu sais ce que j’ai besoin d’apprendre, et je connais ce que tu ignores peut-être. Tu as prononcé le mot : depuis hier je suis bien changée. On peut vieillir de dix ans en un seul jour. Ne me traite plus comme une enfant pour qui l’on pense et pour qui l’on agit. Je pense par moi-même ; par moi-même, je veux agir. Je n’aimerai qu’une fois, et qui donc lui donnera une tendresse pareille à la mienne ? J’ai le droit de combattre. Si je remporte la victoire, je gagnerais peut-être ton bonheur avec le mien, — et le sien, car ma vie entière sera consacrée à le faire heureux.

— Mon bonheur ! à moi ! murmura Léon qui secoua la tête tristement.

Rose se leva et prit un siège à côté de lui, disant :

— Jusqu’à ce que tu m’aies expliqué clairement et complètement le cas où tu te trouves, nos paroles se croiseront sans se répondre. Après toi je parlerai. Maintenant, je t’écoute.

Le regard du jeune homme se porta avec une lassitude effrayée sur les papiers qui étaient devant lui.

— Ce sera long, fit-il en se parlant à lui-même.

La jeune fille répliqua froidement :

— La nuit entière est à nous.

Léon rapprocha de lui le dossier qui portait pour suscription : no 2, la mère Françoise d’Assise (morte), et l’ouvrit, non sans une visible hésitation.

— Ma sœur, prononça-t-il avec gravité, je ne connais pas de cœur plus loyal que le tien. Ceci est le secret d’une famille, et, nous autres notaires, nous sommes des confesseurs. Tu es la rivale de la princesse d’Eppstein, pourrais-tu affirmer sous serment que, demain, tu ne seras pas son ennemie ?

— Sous serment ! répondit Rose. Je l’affirme ! J’aime Nita comme si elle était ma sœur. Je jure que je l’aimerai toujours !

— Écoute donc, poursuivit Malevoy d’un ton solennel et presque menaçant. Si d’un malheureux qu’il est, certaines gens font jamais du fils de ton père un criminel, tu comprendras du moins pourquoi il meurt ou pourquoi il se venge !