Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 15

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 373-384).
2e partie


XV

Rose de Malevoy.


Léon répondit après un silence :

— La preuve matérielle, non, je ne l’ai pas trouvée, mais j’ai acquis à mes dépens la preuve morale de la mort de l’héritier de Clare.

Il ne vit point le singulier sourire qui errait sur les lèvres de sa sœur, et poursuivit :

— Cette preuve est pour moi dans le vol des papiers qui certifiaient l’identité et les droits du jeune Roland de Clare. Ces papiers n’étaient d’aucune utilité à la princesse d’Eppstein qui a possession d’état. Ils ne pouvaient servir qu’à une seule chose : établir les droits civils et l’état d’un imposteur.

— À quelle époque ces papiers t’ont-ils été soustraits ? demanda Rose.

— Six semaines après la mort de M. Lecoq.

— L’imposteur s’est-il présenté ?

— Non, pas encore.

— Et pourquoi n’as-tu pas porté plainte ?

— J’ai porté plainte.

— Contre qui ?

— Contre M. le comte et Mme la comtesse du Bréhut de Clare.

— Ah ! fit Rose, tu avais des raisons pour cela ?

— J’avais des raisons… des raisons graves.

— Qu’est-il résulté de ta plainte ?

Au lieu de répondre, Léon montra du doigt le tiroir où il avait renfermé ses pistolets.

— Explique-toi ! dit Rose avec une agitation contenue.

— Le chef du parquet m’a fait appeler, dit Léon. Mes relations avec M. Lecoq étaient connues ; on les a commentées, exagérées, dénaturées. On a dit que j’aimais la princesse, ce qui est vrai, que j’étais ambitieux, que j’avais intérêt, ce qui est plausible… Sais-tu l’histoire de ce caissier qui se mit un masque sur le visage pour voler lui-même sa caisse ? Les histoires de ce genre sont curieuses et ouvrent un champ nouveau aux calculateurs des probabilités criminelles. En notre siècle, d’ailleurs, on soupçonne aisément tout ce qui jadis était respecté. Les notaires s’en vont comme les prêtres…

— Tu es soupçonné, toi, mon frère ! prononça lentement Mlle de Malevoy.

— Je suis plus que soupçonné, je suis accusé. Je suis prisonnier chez moi, non pas sur parole, mais sous la garde de l’autorité. Il y a dans notre maison deux clercs qui ne sont pas des clercs, et un nouveau domestique qui n’est pas un domestique. Je ne pourrais pas sortir sans avoir l’un d’eux à mes côtés.

— Tu as consenti à cela ?

— J’ai consenti à cela. C’était de la clémence ; on aurait pu me mettre en prison.

— Et qu’espères-tu, mon frère ?

— Rien, ma sœur. J’attends.

Il y eut entre eux un silence. Rose reprit :

— Connaissais-tu le fils de la duchesse Thérèse ?

— Je l’avais vu une seule fois, répondit Léon avec fatigue ; il y a de cela bien longtemps.

— Connais-tu M. Cœur ?

— Non, fit le jeune notaire étonné. Pourquoi cette question ?

— Tu lui as écrit, cependant, de se rendre à ton étude…

— C’est vrai. Comment sais-tu cela ?

M. Cœur vient prier souvent sur cette pauvre tombe qui est derrière la sépulture de Clare.

— Ah ! balbutia Léon stupéfait. Je ne sais pourquoi l’idée m’en était venue !

— C’est lui que j’aime, ajouta Rose, d’une voix distincte et nette.

— Ah !… fit encore Léon.

Puis il ajouta :

— Est-ce que cela serait possible ? Est-ce que ?…

— Cela est certain, l’interrompit Rose, comme si elle eût répondu à une phrase achevée. Il se souvient de toi. Vous deviez vous battre en duel tous deux le matin du mercredi des Cendres.

Léon restait bouche béante à la regarder.

— Ne crains rien : il ne m’aime pas ! murmura-t-elle en secouant la tête tristement. Ne t’ai-je pas dit que j’étais, comme toi, désespérée ? Je n’ai plus qu’un but dans la vie, mon frère chéri : je veux te sauver ! J’ai passé une heure aujourd’hui avec le duc Roland de Clare auprès de la tombe de sa mère. C’est un noble jeune homme. Es-tu encore son ennemi !

— Non, sur mon honneur ! répliqua Léon.

— Tant mieux, fit-elle, car il m’aurait fallu choisir entre vous deux. J’ai dit : je veux te sauver, mais loyalement. Je n’ai pas, comme toi, le mépris de la profession que tu as choisie. Il y a des moments où le notaire doit montrer dix fois le courage d’un soldat. Pour toi, ce moment-là est venu. Aimes-tu encore Nita de Clare ?

Léon courba la tête. Un cercle de bistre entourait ses yeux.

— Nita de Clare aime son cousin, le duc Roland, poursuivit Rose qui l’examinait attentivement.

M. Cœur ! murmura Léon d’un ton de mépris.

Les beaux sourcils de la jeune fille se froncèrent.

— Je l’aime bien, moi ! dit-elle avec un si hautain regard que Léon détourna ses yeux.

Elle reprit plus doucement, car elle avait pitié :

— Je ne t’ai rien appris, mon frère, tu savais tout, seulement ta passion était entre toi et la vérité : tu ne voulais pas croire. Je t’ai forcé à croire. Tu aimes la princesse d’Eppstein, j’aime le duc de Clare : deux amours semblables, deux erreurs pareilles ; deux grands malheurs, deux terribles folies ! Tu me demandais naguère, et je sais bien que tu avais une arrière-pensée, tu me demandais si je pourrais être jamais l’ennemie de Nita. Non, t’ai-je répondu : jamais ! J’ajoute : sur ma conscience et sur mon honneur ! Réponds-moi à ton tour, maintenant que tu sais la vérité tout entière, l’amour providentiel qui unit les deux derniers rejetons d’une grande race, répète-moi : Non ! sur mon honneur ! je ne suis pas l’ennemi de Roland de Clare !

Léon pensait tout haut :

— Il y a d’étranges hasards. Nous nous sommes rencontrés une seule fois, lui et moi. Ce fut lui qui menaça ; ce fut lui qui provoqua. Il y avait encore une femme entre nous !…

Ma sœur, ajouta-t-il d’un ton froid, je ne sais pas si je serai jamais l’ami de M. Cœur, qu’il soit ou non le duc de Clare, mais je te jure sur mon honneur que je ne suis pas son ennemi.

— Mon frère, dit Rose, dont l’accent devint également glacé, tu as été mon tuteur et mon bienfaiteur ; je n’ai pas le droit de mettre en doute ta parole. Il y a une heure à peine, tu me disais : « Si d’un malheureux qu’il est, certaines gens font jamais du fils de ton père un criminel… » Je ne t’ai pas compris alors, je crains de te comprendre maintenant. En face de deux devoirs qui tout à l’heure se contrariaient, selon ta propre appréciation, et que la main de Dieu rassemble en un seul et même devoir, je parle des deux volontés dernières de Guillaume de Clare : le legs de son amour paternel et le legs de sa conscience, l’intérêt de sa fille et le droit de son neveu…

— Le droit !… murmura Léon.

— Le droit ! répéta Rose avec force. En face de ce fait providentiel, tu hésites au lieu d’applaudir, tu cherches des raisons de douter, tu songes à toi-même…

— J’hésite, c’est vrai, l’interrompit Léon, mais je ne songe pas à moi, je songe à la princesse d’Eppstein, ma vraie pupille. Je suis un homme d’affaires, un notaire, puisqu’il faut toujours répéter ce mot. Tout ce qui regarde ce M. Cœur touche de si près à l’invraisemblable…

— Tais-toi ! l’interrompit Rose à son tour. Tu ne crois pas à ce que tu dis, et je vais t’arracher jusqu’au dernier prétexte de douter auquel ta passion se cramponne ! Écoute-moi ; je vais te dire ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu depuis hier, entre l’heure où j’ai rencontré Nita, après une année de séparation, et le moment où nous sommes. J’exige toute ton attention, j’y ai droit, car ton honneur est le mien, et, quoi que tu fasses, mon frère, pour prendre ou pour donner le change, il ne s’agit ici, au fond des choses, ni de notre amour vaincu ni de l’amour heureux d’autrui ; il s’agit de ton honneur menacé, et de ceci, ajouta-t-elle avec un geste tragique en montrant le tiroir où étaient les pistolets.

De ceci, prononça-t-elle une seconde fois à voix basse, qui est la fuite lâche et non pas le salut !

— Ai-je donc tout perdu, murmura Léon dans l’amertume de son angoisse, tout, jusqu’à la tendresse de ma sœur !

Un mot terrible vint jusqu’aux lèvres de Rose, mais elle vit la paupière de Léon frémir et une larme, qui s’en échappait, rouler lentement sur la pâleur de sa joue.

Elle se jeta dans ses bras, essuyant avec ses baisers la sueur froide qui lui mouillait le front.

— Mon frère ! mon frère chéri ! s’écria-t-elle, je ne t’ai jamais tant aimé ! Tu souffres. Oh ! si tu pouvais voir ce qu’il y a de torture dans mon cœur !

Léon la serra fortement contre sa poitrine.

— Parle, dit-il, je t’écoute… Mon Dieu ! si je pouvais ne plus l’aimer !

À son tour, Mlle de Malevoy prit la parole et fit un long récit. Le lecteur en connaît d’avance une partie. Elle raconta sa conversation avec Nita, la scène du pavillon, l’attitude du comte et les paroles pleines de mesure prononcées par lui, à l’égard de Léon. Léon voulut en savoir davantage. Rose, rougissant et d’une voix qui tremblait, lui expliqua le sujet du tableau voilé où il y avait deux jeunes filles et un bouquet de roses…

Elle lui répéta ensuite certaines paroles échangées entre elle et le comte du Bréhut dans le trajet de la rue des Mathurins à la rue Cassette, pendant qu’on la reconduisait à l’étude. Pour elle, le comte était la victime d’un ténébreux complot.

Léon secoua la tête et sourit d’un air incrédule. Il croyait connaître Joulou, — la Brute de Marguerite de Bourgogne.

Enfin, Rose arriva au récit de ce qui s’était passé ce jour-là même.

Elle avait eu deux entrevues : une avec Roland, au tombeau de la duchesse Thérèse, l’autre avec Nita, dont elle avait guetté la voiture à la porte de l’hôtel de Clare : ce dernier entretien en anglais, devant la « bonne Favier », dame de compagnie qui ne savait pas un mot de la langue de Shakespeare : even a single word ! avait dit la jeune princesse.

— Léon, acheva-t-elle, j’ai porté de l’un à l’autre, de Roland à Nita, des paroles d’amour. Moi, moi dont le cœur était brisé ! La conspiration qui les entoure t’a choisi pour une de ses victimes : j’ai vu cela et j’ai fait taire mon angoisse. Roland est fort, il résistera.

— Lui aurais-tu demandé pitié pour moi ? murmura Léon d’un accent farouche.

— Pitié ! Pourquoi ce mot ? Je ne savais pas, quoique mon cœur devinât vaguement, je ne savais pas le danger qui t’écrase. Maintenant que je sais, je raisonne. La souffrance apprend à raisonner. Où est le péril ? J’entends le péril pour toi ? On t’a dérobé un dépôt confié, tu as porté ta plainte ; jusque-là, tout est net. Mais la justice prévenue oppose à ta plainte je ne sais quelle accusation subtile. Ou plutôt, cette accusation, je la sais ; à quoi bon ne point parler en termes clairs ? L’accusation te dit : vous avez voulu supprimer le droit de l’héritier de Clare pour garder la fortune entière à la princesse d’Eppstein, que vous aviez l’espoir d’épouser…

— Les fous ! s’écria Léon avec violence. Ils ne comprennent jamais ! J’ai songé à un crime, c’est vrai ! Le contraire de leur crime à eux, les juges ! J’ai songé, en une nuit de fièvre, à appauvrir la princesse d’Eppstein, pour rendre possible ce qui n’était pas mon espoir, mais ce qui était mon rêve !…

Les beaux yeux de Rose de Malevoy brillèrent.

— J’ai songé à cela, murmura-t-elle, moi aussi, une fois. J’ai vu Roland pauvre, abandonné, vaincu…

— Voilà le possible ! continua énergiquement Léon. Voilà la voie ouverte à la passion sincère, grande, inexorable… Mais la justice n’entre jamais dans ces sentiers qui ne sont point battus. L’intérêt, pour elle, c’est l’argent, l’ambition, que sais-je ? Elle ne connaît rien, sinon le vulgaire almanach des bagnes !

— Mon frère, prononça Rose d’un ton tranquille, tu n’es pas accusé de cet autre crime. N’en parlons point.

L’exaltation de Léon tomba. Rose reprit :

— Pour répondre à l’accusation portée contre toi, que faut-il ? La preuve que tu n’avais pas l’intention à toi prêtée par la justice ou plutôt par ceux qui ont essayé de tromper la justice. Cette preuve, tu l’auras, quand tu te présenteras devant ton juge avec la princesse d’Eppstein, fiancée au duc de Clare, et que tous deux diront : celui-là est notre fidèle ami.

Léon fut frappé. Cette vérité brillait si éclatante, qu’elle lui éblouit les yeux.

— Le diront-ils ? demanda-t-il pourtant dans la mauvaise foi de son découragement. Es-tu sûre qu’ils le diront ?

— Ils le diront, répliqua Rose. Je l’affirme.

— Il y aurait, murmura Léon, raillant, une meilleure réponse que cela, ce serait la production des titres. La justice a de telles quintes !…

— Tu n’aimes pas la justice, mon frère, l’interrompit Rose. Tu prétendais autrefois que les malfaiteurs seuls médisaient les gendarmes.

— J’avais raison ! fit le jeune notaire avec un courroux qui ne savait à quoi se prendre. Les gendarmes sont une main, une main honnête : que Dieu les bénisse ! La justice est un œil qui peut être presbyte ou myope. J’ai peur. Je voulais les titres. Je veux les titres !

— Tu auras les titres, mon frère, prononça Rose de Malevoy lentement et tristement.

Il la regarda, étonné. Elle put lire un soupçon dans ce regard, et son paisible sourire n’exprima point de rancune.

— Tu promets beaucoup, dit encore Léon. Tu es donc autorisée à promettre ?

Comme elle ne répondait point, il reprit d’un ton grave et doux, où sa tendresse, réveillée par l’inquiétude, avait évidemment le dessus, sa tendresse de frère :

— Ma sœur, tu n’as point cherché cette intrigue. Tu ne sais même pas qu’une intrigue t’enlace dans ses fils. Le monde progresse, vois-tu, dans le mal comme dans le bien. On invente. Il y a maintenant des pièces invisibles dont les mailles sont d’acier comme celles du filet de Vulcain. Tu n’es qu’une jeune fille ; moi, j’ai l’expérience de la vie. Si tu savais de quels abîmes est coupée cette route sombre où tu vas, étourdiment engagée…

— Il n’y a point d’abîme sur ma route, répliqua Rose. Ma route est droite et va en plein soleil. Les abîmes étaient sur le chemin qui te conduisait vers ce Lecoq et ses complices.

— J’ai peur, murmura Léon, que tu sois justement entourée par les complices et successeurs de ce même Lecoq. Les Habits-Noirs sont ici, j’en jurerais !

— Tu peux jurer sans crainte, mon frère prononça Rose, qui devint plus pâle, mais dont la voix ne trembla point : les Habits-Noirs sont ici.

— Qui te l’a dit ? s’écria Léon au comble de l’agitation. Ce M. Cœur et la princesse savent-ils donc ?…

— Roland de Clare ne sait rien, repartit Rose, ou du moins il ne m’a rien dit ; la princesse d’Eppstein ne sait rien. C’est toi qui sais, et c’est par toi que je sais. Tu m’as expliqué une fois, et cela m’est resté dans l’esprit comme une chose terrible et frappante entre toutes les inventions de l’enfer, tu m’as expliqué une fois, à propos de la mort de Lecoq, cette sauvage tragédie dont tout le monde parlait alors ; tu m’as expliqué, je le répète à dessein par trois fois, le système véritablement diabolique qui est la base de l’association des Habits-Noirs : POUR CHAQUE CRIME COMMIS, UN COUPABLE LIVRÉ À LA JUSTICE. Je m’étonnai peut-être de ta science. Je m’étonnai parce que, du moment qu’un honnête homme connaît ce dogme de la religion des assassins, il semble facile de déjouer les calculs qui en découlent. Tu dis bien vrai : je ne suis qu’une jeune fille. Non seulement tu n’as rien pu contre les Habits-Noirs, toi qui te vantes de ton expérience de la vie ; mais encore, écoute bien cela : les Habits-Noirs t’ont choisi pour appliquer leur règle implacable. Ils ont trouvé en toi la double victime du crime et de l’expiation ; tu es devant la justice, mon frère, parce que les Habits-Noirs t’ont volé, et qu’ils te montrent du doigt en criant : Au voleur !

La tête de Léon pendait sur sa poitrine.

— Tu sais pourtant, toi ! poursuivit Rose de Malevoy, le front haut et le regard brûlant. Tu es fier de savoir ! Tu as l’œil perçant qu’il faut pour découvrir et reconnaître ces mailles d’acier, minces, mais fortes, comme celles des filets de Vulcain. Et tu ne peux rien ! Eh bien ! moi, ta sœur, je suis allée vers ceux qui ne savent pas, mais qui pourraient s’ils savaient, et je leur ai dit : Venez vers mon frère : il a des armes, il vous les prêtera !

Léon se redressa. On n’eût point su dire quel sentiment bouleversait les traits de son visage.

— Tu as fait cela, toi, Rose ? s’écria-t-il.

— Je l’ai fait. Ne m’avais-tu pas demandé une entrevue avec Nita ?

— Avec Nita, c’est vrai, mais…

— Nita et Roland ne font qu’un désormais, mon frère.

Il retira sa main qu’il avait dans les siennes et murmura :

— Ma sœur, tu es contre moi !

Elle quitta son siège et vint, comme au début de l’entrevue, se mettre sur ses genoux. Elle déposa sur son front un de ces longs baisers de mère qui font sourire, dans le berceau, les enfants souffrants, au travers de leurs larmes.

— Vois, fit-elle, moi, je ne pleure pas, moi qui n’ai aimé qu’une fois, et qui n’aimerai jamais plus ! Veux-tu faire comme moi ? veux-tu oublier ? veux-tu que nous soyons, comme cette pauvre famille, les fermiers de notre père, là-bas, dans le Morvan ? un frère et une sœur aussi : un veuf et une veuve ? Unissons nos deuils, restons avec la paix de nos consciences. La vie est courte, et, au-delà de la vie, il y a la grande paix de Dieu.

Il jouait avec ses cheveux, mélancoliquement, tandis qu’elle prêchait ce pauvre doux sermon des belles âmes.

— Toi qu’on devrait si bien adorer ! pensa-t-il tout haut. Toi, toute jeune ! et si délicieusement belle !

Écoute ! s’interrompit-il avec violence, mon malheur retomberait sur toi ! Pour toi, je suis prêt à tout !… Mais je ne crois pas à cet homme ! C’est plus fort que moi ! Il ne pourrait pas avoir confiance en moi !

— Tu te trompes, mon frère, dit-elle dans un baiser. Il a confiance en toi : la preuve, c’est qu’il va venir.

— Ici ! chez moi !

— Chez toi, ici.

— Quand ?

— Ce soir.

— Ce soir ! répéta Léon avec une sorte d’angoisse. C’est impossible !

— Attends-tu quelqu’un d’autre ?

— Oui… et je deviendrai fou, Rose, avant de mourir !

Elle sentait ses tempes battre ; elle entendait les palpitations de son cœur.

Une voiture entra dans la cour. Ils tressaillirent tous deux.

On sonna à la porte du rez-de-chaussée.

Léon voulut se lever ; elle le retint dans ses bras.

— Mon frère, dit-elle, Roland de Clare, c’est le devoir et le salut. L’autre que tu attends, qu’est-ce ?… Tu ne réponds pas ?… Autrefois, quand nous étions enfants, nous jouions à un jeu, te souviens-tu ? Parmi ceux qui venaient chez notre père, il y avait les bons et les mauvais… et nous tirions des présages. Il me semble que ces pas qui montent l’escalier sont ton bonheur ou ton malheur. Je vais tirer des présages : si c’est Roland de Clare, nous sommes sauvés…

— Assez de folies ! l’interrompit Léon qui avait les yeux fixés sur la porte.

— Si c’est l’autre… commença Rose de Malevoy.

Elle n’acheva pas, la porte s’ouvrit.

Et le nouveau domestique annonça à haute voix :

Mme la comtesse Marguerite de Clare !