Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 16

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 385-396).


XVI

Madame la comtesse.


C’est le siècle des transformations, et nous n’avons certes point l’espoir d’émerveiller le lecteur avec cette chose si simple : une fille du quartier latin devenue comtesse.

D’autant qu’il y avait de la comtesse, et beaucoup, dans la fille du quartier latin.

Dieu merci, chacun de nous en a pu voir bien d’autres : c’est le siècle de changements à vue ! Vous avez quitté ce pauvre diable, acheteur à crédit de la corde qui devait le pendre, vous retrouvez un gros capitaliste qui ne vous ferait même pas crédit pour acheter une corde : un homme de vingt millions politiques et littéraires, tenant le dé dans des salons où il n’eût pas été admis jadis, fût-ce pour servir du punch ou des glaces à ceux qui baiseraient volontiers aujourd’hui l’auguste semelle de ses bottes. C’est tout simple, nul ne s’en émeut, sinon ce brave qui gagnait humblement sa vie à crier vive la Ligue et qui déjeune maintenant, et qui dîne, et qui soupe, et qui se truffe, et qui se chamarre, depuis qu’un beau jour la langue lui a fourché et qu’il a crié : Vive le roi !

C’est le siècle. Les ruelles infectes se réveillent un matin en boulevards. Tout est heur, rien n’est malheur. On rit, et à bon droit, des fâcheux qui se souviennent. En conscience, reprocherez-vous au boulevard, plein d’air et de soleil, les fétides odeurs de la ruelle démolie ?

La Bourse refait à ces beaux joueurs une virginité, non point la Bourse banale que chacun stigmatise du nom de tripot à ses heures de spleen, mais la grande Bourse du monde, la vraie Bourse, où Dieu invalide est maintenant simple coulissier et lit les livres de M. Renan avec des conserves vertes.

C’est le siècle. Marguerite Sadoulas, comtesse du Bréhut de Clare, n’était une exception qu’en ce point assez rare : elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à une comtesse qui n’eût point été manufacturée.

Car il y a une punition sur ces fils et ces filles du hasard. Cela est certain, et le siècle tout-puissant n’y peut rien. Ils gardent l’étiquette au dos. L’univers ricane en les adorant.

Marguerite ne gardait rien. C’était une comtesse parfaite. Savez-vous pourquoi ? C’est bien simple. Elle n’avait point cette maladie que M. de Talleyrand regardait comme la plus désespérée de toutes les infirmités et qui perd uniformément les parvenus, quel que soit leur sexe, quelle que soit leur fortune : le zèle.

Ils veulent trop faire. Ils entendent en eux-mêmes une voix qui est leur conscience et qui leur crie : Gros-Jean, tu n’es pas assez duc. Et ils sont trop ducs, ce qui est ne plus être duc.

Ils se démènent, les malheureux vainqueurs, ils s’efforcent, ils se noient à force de tourmenter l’eau qui les porterait s’ils demeuraient tranquilles. Le zèle les pique comme un remords. Ils courent quand il suffirait de marcher, et leur haleine essoufflée les trahit. J’en sais un qui, semblable à Midas, y compris les oreilles, voulait que chez lui tout fût d’or. J’en sais une qui, fille de Vénus et d’un lapin, enrichie par ses œuvres que nul n’oserait éditer, anoblie par Mercure, voulait un vicomte dans ses écuries ! Un vrai vicomte pour palefrenier !

Elle l’eut. Il la battait.

Quand Mme la comtesse du Bréhut de Clare fut introduite dans le cabinet de maître Malevoy, Léon se tenait assis à la place où nous l’avons vu, près de son bureau. Rose s’était éloignée de quelques pas et restait debout. Tous les deux étaient très émus.

Rien de semblable n’existait chez Mme la comtesse ; au moment où elle franchit le seuil, sans empressement ni hésitation, elle présentait l’image du calme le plus parfait.

Léon se leva pour la recevoir. Rose demeura immobile.

Mme la comtesse avait peu vieilli dans le sens vulgaire du mot. On aurait pu dire même, en la voyant ainsi aux lumières, que le temps avait passé sur la remarquable beauté de ses traits sans y laisser aucune injure. C’était toujours la belle Marguerite, mais elle était belle autrement, et il y avait un très grand changement dans l’ensemble de sa personne.

Un changement qui mentait d’une façon absolue aux promesses trop riches de son premier âge.

En voyant la jeune fille autrefois, vous auriez craint pour l’opulence précoce de cette taille, la cruelle abondance de biens, écueil et terreur de la seconde jeunesse. On dit que l’embonpoint préserve la beauté, qu’il l’enduit, qu’il l’émaille, que sais-je ? on dit mille choses, on plaide, c’est une preuve de procès. La cause de l’embonpoint n’est pas encore gagnée chez nous comme en Turquie. S’il garde le teint, il enfouit le regard, il alourdit, il charge, il opprime, et sur toutes choses il date. L’effort que supporte le corset d’une femme proclame son âge mieux que ces extraits indiscrets cueillis par les jalouses dans le jardin de la mairie.

Cette charmante et spirituelle dame qui est connue dans Paris pour lever ainsi les preuves irréfragables de l’antiquité de ses rivales aurait eu double peine avec Marguerite. Marguerite était née on ne savait où ; le travail du malheureux qui cherche une adresse de porte en porte dans la longue rue Saint-Honoré n’est rien auprès de cette autre tâche qui consisterait à compulser tous les registres de toutes les mairies de France. Encore Marguerite était-elle née en France ? Il y avait une goutte de sang d’Espagne dans sa chaude carnation. D’Espagne ou d’Italie. Cherchez avec cela !

L’embonpoint menaçant n’était pas venu. La maigreur restait à distance, ennemie non moins redoutable. Cependant, Marguerite, contre toute attente, penchait plus vers la maigreur que vers l’embonpoint. Elle n’était plus la reine de théâtre ; elle était comtesse, purement et simplement.

Est-ce à dire que les reines et les comtesses aient des poids divers ? Au théâtre, oui. Une reine de théâtre doit peser tant de kilogrammes, ou mourir.

Mais, avez-vous observé cela ? Moi, j’en suis sûr, et je prépare un mémoire à l’Académie. Il y a moins de femmes grasses au faubourg Saint-Germain qu’au faubourg Saint-Honoré, moins au faubourg Saint-Honoré qu’à la Chaussée-d’Antin, moins à la Chaussée-d’Antin que dans ces lieux divers et peu connus, où se retirent les victorieuses de la confection et de la mercerie. J’ai les chiffres. C’est énorme. Il existe un écart de cinquante pour cent entre la rue Saint-Denis et la rue de Varennes.

Quoique la rue de Varennes consomme une quantité quadruple de matières sucrées propres à favoriser l’embonpoint.

Marguerite, et voilà ce que nous voulions établir, gardait ce milieu qui est précisément la jeunesse ; elle était jeune très sincèrement, malgré sa toilette qui appartenait, non point à son âge apparent, mais à son âge exact. Nous dirons cet âge avec franchise : à notre estime, Marguerite devait avoir trente-cinq ans, au bas mot. Peut-être davantage.

Vous lui eussiez donné dix bonnes années de moins au premier regard. Par-derrière, quand elle arpentait de son pied léger les allées ombreuses du jardin de l’hôtel de Clare, elle n’avait pas plus de vingt ans.

Revenons à sa toilette, qui était rigoureusement simple : une robe de moire noire, un manteau et un chapeau de velours noir, le tout sans garnitures.

C’était jeune. À la rigueur, Rose aurait pu porter cela ; mais une femme de cinquante ans aussi.

Mme la comtesse fit quelques pas dans la chambre, réussissant, tant elle était maîtresse d’elle-même, à rendre insignifiant et banal le beau sourire de ses lèvres.

— Monsieur de Malevoy, dit-elle, après avoir salué Rose gracieusement, je suppose que vous m’attendiez.

— Oui, Madame, répondit Léon, qui s’inclina et avança un siège.

— Dois-je me retirer ? demanda Rose à voix basse.

— Mais pourquoi donc ? répliqua Marguerite avant que Léon pût répondre. Notre chère Nita vous envoie tous ses compliments, mon enfant. Vous êtes deux bonnes amies et je suis ici pour les affaires de la princesse d’Eppstein.

Elle s’assit. Le regard de Léon se tourna vers sa sœur et sembla contredire la décision de Mme la comtesse.

— Vous savez, Mademoiselle Rose, reprit celle-ci sans aucune intention de sarcasme, la bonne Favier vous fait bien ses excuses : c’est la dame de compagnie. Elle comprend un peu l’anglais. Elle a entendu sans le vouloir votre conversation avec ma pupille.

Mlle de Malevoy rougit.

— Ma pupille ne pourra venir à votre rendez-vous, poursuivit la comtesse.

Elle ajouta en se tournant vers Léon :

— Un des objets de ma visite est de plaider ma propre cause auprès de vous, Monsieur de Malevoy. Vous avez défendu la porte de l’hôtel de Clare à votre sœur, paraîtrait-il…

Elle hésita très ostensiblement et ajouta :

— Parce que… ceci est une traduction de l’anglais… parce que vous m’avez connue dans ma jeunesse.

— Rose, laissez-nous, je vous prie, dit Léon.

Mlle de Malevoy salua aussitôt et se retira.

Marguerite, en lui donnant son salut, dit :

— Sans rancune, ma chère enfant. Nous vous aurons mardi à notre petite fête. J’y compte, et je me charge d’obtenir l’agrément de ce cher frère.

Rose ne répondit point.

Dès qu’elle fut partie, Léon dit :

— Je vous en prie, Madame, que Rose ne soit point mêlée à tout ceci !

— À tout quoi ? demanda Marguerite.

Léon se mordit la lèvre dans un mouvement de puérile colère. Au lieu de répondre, il demanda à son tour :

— Que voulez-vous de moi ?

Elle hésita avant de répliquer. Elle s’arrangea dans son fauteuil, disposant d’une main distraite les plis de sa robe. Elle ne regardait point Léon et semblait rêver.

Elle dit enfin de cette voix indolente et si étrangement musicale que nous entendîmes autrefois dans la chambre du boulevard Montparnasse :

— Moi aussi, je vous ai connu dans votre jeunesse, cher Monsieur Léon de Malevoy, et je n’ai pas gardé un mauvais souvenir de vous.

Comme il ouvrait la bouche, elle fit un geste qui demandait le silence et poursuivit :

— Vous étiez un noble garçon, et vous parliez déjà de cette chère petite sœur qu’on élevait au couvent. Elle vous épargnait les trois quarts des folies qu’on fait à cet âge. Comment êtes-vous devenu un homme triste, faible et vieux avant le temps ?

— Madame, demanda Léon, est-ce pour causer de moi que vous avez désiré un entretien ?

— De vous et d’autres, Monsieur de Malevoy, répliqua Marguerite, mais de vous surtout.

— Puis-je savoir quel intérêt ?… commença Léon qui avait aux lèvres un amer sourire.

Elle releva sur lui le regard velouté de ses grands yeux et l’interrompit, disant :

— Mon pauvre ami, j’ai pitié de vous.

Ne vous irritez pas, reprit-elle plus doucement, je n’ai point voulu vous offenser. Vous m’avez traitée en ennemie, c’est vrai, mais vous êtes trop vaincu pour que je vous garde de la rancune.

— Et vous êtes victorieuse, vous, n’est-ce pas, Madame ? murmura Léon, dont les lèvres devinrent pâles.

Marguerite sourit tristement.

— Vous ne savez rien, murmura-t-elle, vous ne vous doutez de rien. Il semble que vous ayez des yeux pour ne point voir, comme les condamnés du Psalmiste, et des oreilles pour ne pas entendre. J’ai pitié de vous, Monsieur de Malevoy, je le répète, non point encore tant pour votre malheur que pour votre profond aveuglement.

— Je ne vous comprends pas, Madame, dit le jeune notaire.

— Je vous crois. Est-il une seule chose que vous ayez comprise depuis des mois ? Depuis des années, de ce que vous cherchez, qu’avez-vous trouvé ? Dites !

— Un homme, à tout le moins, prononça Léon tout bas.

— En êtes-vous bien sûr ? fit-elle avec un dédain où se mêlait une sorte de reproche affectueux. Et depuis combien d’heures l’avez-vous trouvé ?…

Oui, s’interrompit-elle, celui-là, vous l’avez trouvé, c’est vrai, je vous l’accorde, ou plutôt on l’a trouvé pour vous. À quoi vous servira-t-il ? C’est un vaincu comme vous, et ce serait comme vous une victime, si, par un pacte monstrueux, il ne s’était lié avec ceux qui rôdent comme des loups autour de son héritage !

Les regards de Léon interrogèrent.

— Vous comprenez encore moins, poursuivit Marguerite. C’est, en effet, difficile à comprendre. Et pourtant votre propre conduite pourrait vous donner la clef de l’énigme. N’aviez-vous pas, vous aussi, fait un marché de dupe avec vos plus cruels persécuteurs ? N’étiez-vous pas, vous, Monsieur de Malevoy, homme public, chargé d’intérêts immenses, l’une des marionnettes dont M. Lecoq tenait les fils dans sa main ?

Les yeux de Léon cessèrent de regarder en face.

— Vous êtes honnête, pourtant, continua Marguerite. Je le crois, j’en suis sûre. Moi, mes souvenirs de jeunesse sont mes meilleurs souvenirs, et je vous juge tel que je vous ai connu dans cette petite chambre qui est au dernier étage de la maison où nous sommes : votre mansarde de quatrième clerc. Vous voyez que j’ai de la mémoire, Monsieur de Malevoy, et que je ne fuis pas les réminiscences. Je vous ai aimé, non pas d’amour peut-être, les bonnes filles telles que moi, telle que j’étais alors, sont des camarades plutôt que des amantes. Elles font leur temps d’école, quelques-unes d’entre elles, du moins, étudiant la vie comme vous étudiez, vous, le droit ou la médecine. Et, leur temps d’école fini, elles montent, au moins quelques-unes d’entre elles, et font ce grand pas qui franchit le seuil de l’existence sérieuse. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? voulez-vous me répondre ? Pourquoi ce qui laisse l’homme intact souillerait-il la femme ? Pourquoi, en sortant de ce banal purgatoire qui est là-bas autour du Luxembourg, auriez-vous seuls le droit d’expier par un labeur grand, utile ou glorieux, le rire paresseux de votre jeunesse ?

Elle parlait ainsi sans passion, et comme l’avocat convaincu d’une bonne cause plaiderait un procès gagné d’avance.

Léon se taisait, pensif.

Elle reprit avec ce beau sourire qui la faisait si grande dame :

— Cela vous importe peu, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas de mon avis parce que vous êtes homme et dévot aux dogmes que les hommes ont établis ; mais vous vous sentez menacé de trop près pour discuter ces points de morale spéculative. Moi, de mon côté, cela m’importe moins encore. J’ai brisé les barrières qu’on m’opposait, ou j’ai passé par dessus. Je ne me plains pas du sort qui est fait aux femmes. Quand les femmes le veulent, elles retournent l’argument et mettent le pied sur la tête de leurs maîtres. J’ai pris la liberté d’agir ainsi, Monsieur de Malevoy, et je m’en trouve bien. Ne vous impatientez pas, cependant, nous ne sommes pas si loin de la question que vous paraissez le croire. C’est en effet parce que j’ai marché droit et monté haut que je puis venir aujourd’hui chez vous et vous dire : ma volonté est de vous sauver.

— Me sauver ! répéta Léon mécaniquement.

— Vous êtes plus bas que je ne le pensais ! murmura Marguerite qui le couvrait d’un regard connaisseur. Nous aurons peut-être de la peine.

Comment dire ces choses ? La franchise a un parfum net, connu auquel la majorité des hommes ne se trompe point, qui saisit à la fois l’intelligence et le cœur. Ce qui se dégageait des paroles et de la personne de Marguerite ce n’était pas de la franchise, mais c’était plus que cela : c’était la persuasion, la confiance, l’évidence. Elle était comme la statue glacée de la Vérité. En ce moment, Léon sentait avec une incroyable violence, et comme on se courbe devant un axiome indiscutable, la supériorité de cette femme. Il croyait en elle à cause de cela. De loin, il s’était accoutumé à la craindre sans cesser de nourrir la pensée de la combattre ; de près, la pensée de combattre s’évanouissait en même temps que la frayeur. À quoi, cependant, croyait-il ? À sa bonté, à sa miséricorde, à un invraisemblable retour vers les faiblesses du passé ? Non ; à rien de tout cela. Elle avait dit : je veux vous sauver ; il croyait à ces mots purement et simplement, sans même faire un effort mental pour deviner l’arrière-pensée qui les avait dictés.

L’arrière-pensée était, pour lui, sous-entendue. Il l’acceptait sans la connaître et consentait d’avance à en profiter.

Si bas qu’il fût, pour employer les propres expressions de Marguerite, il était homme d’affaires, et se croyait certain de discerner le vrai du faux dans ce qui allait suivre.

Faut-il ajouter qu’il aimait mieux être sauvé par cette ennemie, à un prix usuraire, que d’acheter son salut en subissant la suprême angoisse de voir Nita unie à son rival ?

L’amour de Léon était ce qu’il a paru dans ces lignes, tenant peu de place au-dehors, mais emplissant tout son cœur. Jamais Léon ne parlait de son amour, et Rose était au monde sa seule confidente, une confidente qui l’avait deviné ; mais, depuis des années, sa vie entière avait été menée par cet amour taciturne, honteux de lui-même, conscient de sa propre folie : un de ces amours qui, lorsqu’ils n’élèvent pas un homme tout d’un coup jusqu’à l’audace héroïque, le diminuent, le minent et le tuent.

Marguerite reprit après un moment de silence :

— Si j’ai aimé quelqu’un d’amour, en ma vie, ce n’est pas vous, c’est l’autre ; ce beau, cet admirable jeune homme qui fut assassiné sous mes fenêtres. Je veux le sauver, lui aussi.

— Et c’est facile, murmura Léon, ce mariage avec la princesse d’Eppstein arrange toutes choses.

Les lèvres de la comtesse se relevèrent en un méprisant sourire.

— On a voulu vous donner un rôle là-dedans, n’est-ce pas ? interrogea-t-elle.

— Oui, répondit Léon.

— Et vous avez accepté ce rôle ?

— Presque.

Marguerite appuya ses deux coudes sur les bras du fauteuil et se pencha en avant :

— Savez-vous que votre sœur est bien belle ! dit-elle.

Léon rougit et baissa les yeux.

— Cela vous déplaît, reprit Marguerite, de m’entendre parler de votre sœur. Si c’était, cependant, pour faire d’elle une duchesse de Clare ?…

— N’espérez pas trop tôt, s’interrompit-elle, en voyant que Léon tressaillait. Elle est fière, audacieuse, intelligente… comme vous l’étiez autrefois, Léon de Malevoy. Mais il y a des obstacles. Et je puis vous donner seulement en tout ceci l’aide qui est compatible avec mes propres intérêts.

— Vous devez dire la vérité ! pensa tout haut Léon. Je vous crois à un point que je ne saurais exprimer !

— Parce que, répondit Marguerite d’un accent qui raillait froidement, sans avoir encore rien dit, j’ai remué en vous de vieux espoirs. Vous devinez qu’il va être question de la princesse Nita de Clare.

— C’est vrai, avoua Léon.

L’œil de Marguerite eut un éclair.

— La seule chose grande et fière, hardie et forte qu’il y ait eue en vous, prononça-t-elle en se redressant tout à coup, c’est cet amour. Cet amour me plaisait ; j’y reconnaissais mon Buridan fou, audacieux, généreux. Pourquoi l’avez-vous abandonné ?

— Parce que je n’espérais pas, répondit Léon à voix basse.

Et tandis qu’il disait cela, son cœur battait à briser sa poitrine.

— Pourquoi n’espériez-vous pas ?

— Parce que je suis un…

Il n’osa pas prononcer ce mot notaire qui, chose inconcevable, par cette puissance étrange de nos banales railleries, en arrive, dans certaines circonstances, à blesser la lèvre comme si c’était une obscénité !

— Notaire ! acheva bravement Marguerite.

Elle eut son rire argentin et charmant.

— C’est vrai, reprit-elle ; mieux vaudrait être un bandit. C’est moins mal porté.

Elle s’interrompit pour ajouter sérieusement :

— Je suis bien loin de blâmer votre sœur, Léon. À sa place, j’agirais peut-être comme elle. Mais, croyez-moi, pour se mêler en quoi que ce soit de cette terrible et ténébreuse affaire, engagée comme elle l’est, il faut plus que l’expérience et le courage relatifs d’une pensionnaire… Ce ne serait pas trop de moi !

Ceci fut prononcé avec emphase.

Puis elle se renversa sur le dossier de son fauteuil et murmura :

— N’avez-vous jamais soupçonné, vous, Léon de Malevoy, que la princesse Nita d’Eppstein pouvait vous aimer d’amour ?

Léon se trouva debout, comme si la main d’un géant l’eût arraché de son siège.

— Madame ! Madame ! balbutia-t-il. Oh ! Marguerite !… qu’avez-vous dit ?

— J’ai dit, répliqua la comtesse, ce que vous avez parfaitement entendu.

— Ne jouez pas avec cela ! s’écria Léon qui chancelait comme un homme ivre.

— Je ne joue pas et j’ajoute, acheva Marguerite paisiblement, que je ne vois aucune impossibilité quelconque à cette affaire.