Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 18

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 409-420).


XVIII

L’intérieur du bon Jaffret.


C’était ce fameux mardi, 3 janvier, jour de bal masqué à l’hôtel de Clare. Le carnaval commençait à Paris et promettait d’atteindre à des gaîtés folles. Ce fut l’année des légumes animés qu’on vient de reprendre à la Porte-Saint-Martin, tout comme la Tour de Nesle, et avec le même succès : Joyeuse année ! joyeuse poésie ! Et que d’esprit a ce peuple ! Les melons surtout et les betteraves ! Vîtes-vous jamais rien de plus désopilant ? On ne rencontrait plus de Buridans par les rues. Ah ! non, certes ; le moyen-âge était déjà mort, laissant derrière lui cette grande silhouette double et carrée : les tours de Notre-Dame, seul reste de tant d’ogives !

Elle fut bâtie deux fois, cette cathédrale, avec des matériaux immortels : du granit pour l’architecte, pour le poète du bronze.

De telle sorte qu’elle apparaît à ceux de ce siècle, basilique et poème, comme le fier memento des passions de l’art, un instant soulevées et puis mortes.

Pour mon compte, je préfère Buridan aux asperges ; mais Dieu ! qu’elles sont drôles, ces demoiselles, menées par leurs galants salsifis ! et les choux-fleurs, et les artichauts, et les navets ! Puissance divine ! se peut-il qu’une nation ait, à elle seule, tout le comique de l’univers ! quels succès ont toujours les haricots verts ! et ceux de Soissons ! et les pommes de terre, intéressantes malades ! et les fèves et les oignons ! Tous, tous ! Louons la Providence qui nous fit naître dans ce foyer d’inépuisable intelligence !

Car l’année prochaine ce sera autre chose, et l’année prochaine autre chose encore. Et toujours poli, toujours délicat, toujours digne de Paris, « cœur et cerveau du monde. » Pour l’esprit, nous sommes des abîmes.

Donc, le 3 janvier 1843, il était cinq heures du soir et le jour tombait. Cette vieille petite rue de Sorbonne montait, solitaire et triste, entre la maison neuve du bon Jaffret et l’antique masure où florissait l’atelier Cœur-d’Acier.

La maison du bon Jaffret était exceptionnellement éclairée. On eût dit que les oiseaux, chassés de leur salon ordinaire, avaient été relégués dans la chambre du bout pour quelque circonstance solennelle. Le bon Jaffret n’était certes pas un homme de dépense, mais il offrait de temps en temps à ses amis et associés de petits dîners fins dont on parlait avec éloge.

De l’autre côté de la rue, au contraire la maison Cœur-d’Acier était noire comme de l’encre. Il n’y avait pas une lueur aux fenêtres de l’atelier.

Deux chiffonniers se rencontrèrent devant la porte même de l’atelier, sous un réverbère qu’on venait d’allumer : deux chiffonniers classiques, vêtus de loques informes, porteurs du vaste panier d’osier, du crochet et de la lanterne. Leurs costumes, qui se ressemblaient, dans leur irrémédiable ruine, provenaient cependant d’origines opposées. L’un avait une vieille veste d’ouvrier ; l’autre était vêtu d’une guenille sans nom, qui avait été un élégant paletot de drap noir.

L’homme à la veste montait la rue en chantonnant un couplet philosophique, l’homme au paletot de drap noir sortait de la maison de Jaffret en grommelant des plaintes et la tête basse.

Ils se saluèrent, ma foi, courtoisement, et l’homme en noir ayant regardé son collègue, dit :

— Tiens ! voilà un camarade que je ne connais pas. Bonjour, mon frère.

— Bonjour, bonjour, répondit l’homme à la veste, comment avez-vous nom, l’ancien ?

— Pas si ancien que vous, dites donc ! riposta le paletot noir en rejetant sa taille déjetée.

— C’est pourtant vrai, mon frère, vous êtes abîmé, mais pas vieux. Moi, j’ai nom Tourot : celui qui était dans les temps avec Mme Théodore.

— Moi, je m’appelle Deban, et j’ai roulé carrosse.

— Ça se voit, répondit Tourot, du premier coup !

— N’est-ce pas, frère ? Parce que j’ai encore un air, et que je parle mon français comme un Monsieur ?

— Pas pour ça, répliqua Tourot froidement.

— Pourquoi donc ?

— Parce que, déclara Tourot, vous n’êtes pas si propre que les gens qu’est né dans la partie.

Le paletot noir se mit à rire au lieu de se fâcher.

— Donnez-vous une pipe de tabac ? demanda-t-il.

— Toujours, répondit Tourot noblement, y en a qui n’aiment pas ceux qu’ont été marquis, notaires ou autres, moi, ça m’est inférieur. Mme Théodore avait été également concierge. On en voit beaucoup qui viennent avec nous pour des malheurs.

Il tendit sa vessie à tabac, qui était couleur de crasse. Maître Deban, prédécesseur de Léon de Malevoy, y plongea avidement ses doigts et bourra une pipe avec sensualité.

— Vous avez touché juste, mon frère, dit-il, j’ai eu des malheurs. Et il faut que le monde soit sans entrailles ! Je viens de demander dix sous à un clampin qui a été mon troisième clerc. Il m’a mis à la porte !

— Ça s’est vu, fit observer Tourot. Mme Théodore ne demandait jamais rien à ses anciens locataires. Faut pas s’adresser aux personnes qu’on a eu de l’autorité dessus.

Il s’appuya contre une des bornes qui défendaient la porte cochère de l’atelier ; Deban s’assit sur l’autre. Tourot battit le briquet et reprit :

— Je n’aime pas allumer aux lanternes, qui sentent l’huile. Vous aviez donc trois clercs, dans votre bon temps ?

— Huit ! et qui sont tous calés maintenant, faut voir ! Êtes-vous honnête homme, vous ?

Ceci fut dit d’un ton goguenard.

Tourot, qui avait allumé, tourna vers lui sa candide figure.

— Prenez du feu, et vite, mon frère, dit-il, je suis pressé. Les notaires, ça fournit beaucoup dans l’état… mais méfiance !

Et dès que l’amadou fut sur la pipe du paletot noir, Tourot quitta sa borne, leva son débris de chapeau poliment et dit :

— À vous revoir, l’homme. Oui, je suis honnête.

Deban haussa les épaules.

Tourot montait vers la Sorbonne en grommelant :

Mme Théodore le disait bien : c’est ça qui perd la société : les anciens marquis, les anciens notaires, les anciens farauds, quoi ! Tous malpropres ! Et ficelles !

Deban, lui, se disait :

— Si j’avais la petite pièce blanche, j’irais à la drogue, chez Marmelat, rue de l’Homme-Armé, et je ferais sauter la Banque… Si je faisais sauter la Banque, chez Marmelat, j’achèterais une défroque au Temple et je garderais six francs pour aller chez Mme Cocarde, à la montagne Sainte-Geneviève où je ferais ressauter la Banque ! Alors je m’habillerais en grand, avec chemise et bottes, et je garderais cinquante francs pour aller au no 7, rue Dauphine. J’aurais mille francs. J’irais à Hombourg. Ils diraient tous : Voilà Deban, le fils de l’Authentique ! Bonjour, Deban ! Comment va, Deban ? Pas mal, et vous ? Cent francs sur la rouge. Gagné ! Double ! Gagné ! Il a toujours eu de la chance, ce Deban. Double ! Gagné encore ! Payes-tu à déjeuner, Deban ? Double ! Gagné ! Voilà quatre fois qu’elle passe, la rouge ; change de côté, Deban ! Non, c’est une veine ! Double ! Gagné ! Change donc, étourneau ! Double ! Ah ! mais, c’est mon idée. Gagné ! Il a de la corde de pendu ! Double ! double ! gagné, gagné ! La rouge passe, passe, passe ! J’aime la rouge, moi, quoi ! C’est mon idée ! Mon tas grossit, dites donc ? Voilà le banquier qui le caresse avec son râteau. Combien à la masse, Monsieur Deban ? Savez-vous l’arithmétique, Monsieur Totivain ? Cent francs de mise, dix passes à la rouge, comptez : cinquante et un mille quatre cents francs ! Ils se consultent ; moi, je suis calme ; le jeu est fait. Allez. Rouge passe ! c’est cent deux mille huit cents francs à la masse. Votre serviteur ! Je fais charlemagne ! la banque renifle. Comme vous voudrez ! Qui est-ce qui me vend une escarcelle ? Je la paye dix louis si elle vaut dix francs. Au plaisir de vous revoir ; on recommencera demain !

Il ôta un vieux gibus qu’il avait pour étancher avec sa manche la sueur de son front ravagé.

— Ça irait tout seul, mais c’est la petite pièce blanche qui manque, prononça-t-il avec découragement.

— Eh ! là-bas ! s’interrompit-il en voyant un monsieur très proprement couvert qui soulevait le marteau de la maison Jaffret. Moynier, mon expéditionnaire, prêtez-moi dix sous, je vous rendrai mille francs.

Moynier poussa la porte et se sauva comme s’il eût vu le diable.

Deux autres personnes montaient la rue.

— Eh ! là-bas ! mes petits clercs ! Rebeuf et Nivert ! cinq sous chacun pour faire la pièce blanche !

— Passez votre chemin, l’ami, on ne vous connaît pas.

Une voiture tournait l’angle de la rue des Mathurins. Quand elle passa, l’ancien notaire reconnut à la portière le visage fleuri du roi Comayrol.

— Ils viennent donc tous, ce soir ! grommela-t-il. C’est qu’il y a quelque chose !

Et il s’en allait, de guerre lasse, découragé, quand une pièce de cent sous roula sur le pavé.

— Vayadioux ! dit Comayrol, va boire à notre santé ; vieil idiot ! Nous allons gagner trois millions, ce soir, avec ce que tu as laissé là-bas au fond de ton verre !

Peut-être que le malheureux homme entendit. En tout cas il se mit à genoux dans la boue pour ramasser l’écu de cent sous ; après quoi il courut, non pas boire : l’autre vice est bien autrement pressant ; il courut chez Marmelat, rue de l’Homme-Armé, où l’on jouait la drogue-chiffonnière avec de féroces entêtements. N’ayant pas fait sauter la banque, il ne put aller chez la veuve Cocarde qui tenait la roulette des pauvres, rue de la Montagne et chez qui déjà il n’était pas permis de ponter moins de dix centimes.

Il avait perdu ses cinq francs jusqu’au dernier sou. Il passa la nuit à faire sauter successivement les diverses banques de l’Allemagne, en rêve, sur un tas de pavés.

Cependant, M. Moynier, l’expéditionnaire, MM. Rebeuf et Nivert, petits clercs, et le roi Comayrol, tous anciens employés de l’étude Deban et membres actuels du « conseil de surveillance, » étaient réunis autour d’une table très délicatement servie chez le bon Jaffret, leur collègue. Cela rappelait un peu le festin du mardi-gras à la Tour-de-Nesle ; pourtant, il manquait bon nombre de convives, et des plus importants : M. Beaufils, d’abord, qui avait parlé là-bas avec tant d’onction de la maison Lecoq et Cie, Urbain-Auguste Letanneur, Joulou, dit la Brute, et Marguerite de Bourgogne. En revanche, il y avait un membre nouveau : ce dévoué docteur-médecin, M. Samuel, que nous vîmes chez la pauvre Thérèse, à la première page de cette histoire, et qui emporta les deux pièces de quarante francs laissées par son confrère, le docteur Abel Lenoir.

On mangeait très bien chez Jaffret, on buvait sec et on causait raison. C’était une maison sérieuse où il n’y avait jamais de dames, à moins que Mme la comtesse ne daignât honorer ces réunions de son auguste présence. Tout était ici calme et paisible, les domestiques parlaient bas et marchaient doucement, en hommes gagés sous condition de ne point effaroucher les oiseaux. Après le repas, les convives devaient se séparer et prendre leurs costumes pour se rendre au bal de l’hôtel de Clare.

Ils faisaient partie de cet élément hétérogène qui déparait les salons de Mme la comtesse, ou plutôt ils étaient cet élément lui-même.

— Messieurs et chers collègues, dit Comayrol au dessert et quand on eut mis les domestiques à la porte, Jaffret et moi avons jugé opportun de vous réunir avant le bal de l’hôtel de Clare, où Mme la comtesse interrogera peut-être séparément chacun de nous. C’est une personne capable. Nous sommes, à cet égard, tous du même avis.

— Très capable ! appuya le docteur Samuel qui avait toujours son apparence de pauvre hère, sous ses habits cossus. Je ne suis pas content de la santé de M. le comte, pas content du tout. Il baisse.

Il y eut un sourire autour de la table, et Rebeuf, usant du droit qu’ont les gamins de Paris d’être légers et gouailleurs jusqu’à leur soixante-dixième année, murmura :

— Pauvre Brute ! Il aura été dix ans premier mari !

Jaffret réclama le silence d’un geste doux et grave.

— Nous ne sommes pas ici pour faire des mots, déclara-t-il. La situation se tend, et il y a des nuages à l’horizon.

L’ancien expéditionnaire Moynier lança une boulette de pain à Jaffret. Il aimait ce style imagé. Comayrol reprit, heureux de prononcer un discours :

— Trop capable, Messieurs et chers collègues ! Je parle de Mme la comtesse. Elle tend à prendre parmi nous une position qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la dictature. Loin de moi la pensée de faire entendre qu’elle ne nous est pas utile. Elle a réalisé le rêve de cet homme éminent qui a laissé parmi nous d’ineffaçables souvenirs, M. Lecoq…

— A-t-il eu une bête de fin, ce Lecoq ! l’interrompit Nivert, qui avait pris trop d’embonpoint. Dites-nous la chose en deux mots, Comayrol, et laissons là les morts !

— Vayadioux ! s’écria l’ancien maître clerc, penses-tu que je parle seulement pour toi, mon bon ? Il y a ici des gens de goût qui aiment à m’entendre. Voilà le vrai : Nous avons mené à bonne issue une jolie affaire ; on peut dire que les trois millions sont dans notre main. Et avec ce qui se passe, voyez-vous, chacun de nous a le même désir : partager et travailler à son à part. Ces grandes associations ne valent rien : il y a toujours là dedans des gaillards qui dirigent leur promenade du côté de la préfecture. Je n’accuse personne, bien entendu, mais je voudrais bien être hors de tout ceci avec un joli petit patrimoine.

— Honnêtement gagné ! ajouta Jaffret. J’ose dire que notre ami et collègue Comayrol a exprimé l’opinion générale.

— Eh bien ! poursuivit ce dernier, en fourrant sa main droite sous le revers de son frac, comme on a coutume de représenter les orateurs à la tribune parlementaire, Marguerite Sadoulas veut évidemment mettre des bâtons dans nos roues. J’en ai des preuves nombreuses, parmi lesquelles je choisirai trois faits : 1o elle entretient des relations avec Léon Malevoy ; 2o elle a envoyé son Annibal chez M. Cœur ; 3o elle a ordonné au docteur Samuel, ici présent, de ne pas reconnaître ledit M. Cœur pour le fils de Mme Thérèse, au cas où il y aurait confrontation judiciaire.

— Je puis affirmer seulement l’authenticité de ce dernier fait, dit le docteur.

— C’est le principal ! s’écria Comayrol. En effet, Messieurs et chers collègues, si nous traitons avec ce M. Cœur (dont j’aurai à vous parler bientôt, car il a mis un terme à ses hésitations et doit se décider ce soir même), si, dis-je, nous traitons avec ce jeune homme, il faut qu’il soit bel et bien duc de Clare ; sans cela, comment solderait-il nos trente traites de cent mille francs ?

— C’est juste, cela, fit-on de toutes parts.

— L’honnêteté dans les marchés, poursuivit Comayrol, je ne connais que cela. Nous vendons une position, livrons la position. Je vous demande pourquoi Marguerite ne veut pas que ce jeune homme soit reconnu. Ne sortirons-nous jamais de ces cachotteries, de ces ambages ? resterons-nous éternellement pris dans cette toile d’araignée ?

— Jusqu’à quand, enfin, Catilina ?… murmura Rebeuf, qui avait été jusqu’en troisième au collège Rollin.

— Ne rions pas, vayadioux ! Cette femme creuse des trous, et nous finirons par y tomber tête première. Je propose de déclarer que l’association est en danger.

— Aux voix ! soutint le bon Jaffret.

Le scrutin eut lieu ; La Fontaine a chanté avant nous l’audace des souris, en l’absence du chat. À l’unanimité, l’importante motion de Comayrol fut acceptée.

— Messieurs et chers collègues, dit l’ancien premier clerc, après le vote, voilà un grand pas de fait. Maintenant, allons au fond des choses. Marguerite a du talent, personne ne nie cela. J’ai même idée que Toulonnais-l’Amitié lui a légué quelques-uns de ses trucs, si vous voulez bien me passer cette locution vulgaire. Mais ce n’est pas une raison pour nous laisser mettre le pied sur la tête. Si elle nous tient par les oreilles, nous la tenons par le cou. Lecoq lui-même nous le dit, il y a dix ans, quand nous jetions le manche après la cognée : une réunion de bons garçons qui ont rencontré un crime sur leur chemin, et qui ne sont ni sourds, ni muets, ni aveugles, n’est jamais à dédaigner. L’homme qui doit endosser le meurtre de la rue Campagne-Première n’est pas encore en prison. La prescription a un bon bout de chemin à faire avant d’atteindre son terme, et la justice est toujours créancière… Comprenez-vous cela ?

On ne riait plus autour de la table ; le bon Jaffret jetait de tous côtés ses regards inquiets, et Comayrol lui-même baissait la voix comme malgré lui.

— J’ai peut-être été un peu loin, mes bijoux, reprit-il en forme d’apologie, et chacun sait bien qu’au fond, je me ferais hacher en petits morceaux pour notre chère comtesse, mais enfin, quand on est attaqué et qu’on a des armes, il faut au moins faire mine de s’en servir. Marguerite veut tout prendre, c’est moi qui vous le dis, et nous laisser au fond de la nasse, par-dessus le marché : je connais son caractère. Ma seconde motion est celle-ci : je propose que l’étude Deban ne se laisse pas marcher dessus comme une poule mouillée. Vayadioux, dites donc ! on peut allier la fermeté à la prudence et montrer un peu les dents cette nuit !

— Les montrer beaucoup ! s’écria Moynier. Ce n’est qu’une femme !

— Trente-deux dents, l’étude Deban ! appuya Rebeuf, et des bonnes !

— En faisant jouer avec adresse la combinaison du « premier mari… » insinua le bon Jaffret.

— Le docteur Samuel doit savoir des choses sur la maladie de Joulou… commença Nivert.

— Stop ! ordonna Comayrol. La Brute ne nous intéresse pas. C’est un ménage, ne mettons pas le doigt entre l’arbre et l’écorce. Tout au plus pourrai-je permettre une allusion délicate, parce que Joulou vit encore et qu’on ne peut tenir une gaillarde comme Marguerite par un péché mignon qui n’est pas bel et bien commis… Jaffret, mon bon, aie l’honneur de nous faire passer au salon ; nous allons poursuivre la délibération en prenant le café.

Ils se levèrent et se groupèrent avant de franchir le seuil ; une mâle résolution était sur tous les visages. Oh ! certes, en ce moment, l’étude Deban n’avait pas peur !

Cependant, le roi Comayrol qui franchit le premier le seuil du salon fit un saut de côté comme s’il eût vu le diable. Le bon Jaffret qui venait ensuite, poussa un petit cri. Les autres, le docteur Samuel, Moynier, Rebeuf et Nivert, témoignèrent à leur façon une surprise qui allait jusqu’au malaise.

Cette Marguerite était une maîtresse femme !

Chacun prit un air obséquieux et souriant.

Pourtant, ce n’était pas même Marguerite : ce n’était que le valet de Marguerite.

Dans les familles trop nombreuses où l’on se serre pour avoir de la place, il arrive fréquemment que certains meubles soient bizarrement logés. Ainsi chacun a-t-il pu voir un lit dans un salon ou une table de travail dans une salle à manger. Ces signes ne déplaisent point, ils inspirent au contraire un certain intérêt, parce qu’ils parlent de la fécondité dans le mariage, qui est presque toujours un signe de modeste bonheur.

Le bon Jaffret n’était point marié mais il avait, néanmoins, une nombreuse famille : ses oiseaux, qui le forçaient à se serrer.

Le principal meuble du salon de ce bon Jaffret était un coffre-fort.

Un immense coffre-fort de la maison Berthier et Cie, tout en fer, et qui semblait bien surpris de se trouver au milieu de ce demi-luxe étroit, propret, à la mode exacte de l’année, car il sortait tout battant neuf d’une boutique de la rue de Cléry, et bourgeois comme on n’est pas bourgeois.

Le dieu acajou va perdant les derniers rayons de son auréole plaquée. On fait du palissandre à très bon marché. Ce sont de prétentieuses laideurs que le petit Paris adore frénétiquement. Le salon de Jaffret était en bois de rose, hélas ! oui, et pas cher. Boule, en le contemplant, serait mort de chagrin.

Le bois de rose ! cette fleur du luxe charmant ! On fait du bois de rose au rabais, et c’est positivement hideux.

Mais souffrez que nous parlions un peu de cette caisse de fer qui valait trois ou quatre fois, elle toute seule, le bois de rose, ornant et meublant le salon supérieurement rangé du bon Jaffret.

Ceux de nos lecteurs qui ont lu le premier épisode des Habits Noirs l’auraient reconnue d’un seul coup d’œil. C’était un coffre-fort illustre, c’était une relique. Elle avait contenu des sommes folles.

Elle avait vu le feu des cours d’assises ; elle avait eu sa biographie dans les journaux, elle avait tué un homme en lui coupant le cou aussi net que le triangle d’une guillotine.

Ce n’était pas la première venue parmi les caisses. Elle avait été liée, par je ne sais quelle chaîne féerique, à la destinée de ce Lecoq qui avait dépensé à mal faire plus d’intelligence et plus de volonté qu’il n’en eût fallu pour produire une grande gloire honnête.

Chose étrange, celle-là ! et commune pourtant ! Ils ne veulent pas comprendre que le mal est cent fois plus difficile à faire que le bien, et que tout effort dirigé vers le mal rapporte cent fois moins qu’un effort identique dirigé vers le bien.

C’était la caisse Bancelle et la caisse Schwartz, la fameuse caisse à défense et à secret, où Toulonnais-l’Amitié avait enfermé ses cinq millions de faux billets de banque, et qui, des arêtes tranchantes de son massif battant, avait décapité Toulonnais-l’Amitié.

Le bon Jaffret était un amateur, quand il pouvait avoir les choses à bon compte : à la vente du baron Schwartz il s’était fait adjuger la caisse du célèbre banquier pour une bagatelle.

Et elle contenait encore des millions ou du moins des titres représentant des millions, car on y avait mis ces trois pièces que Thérèse avait voulu acheter jadis au prix de vingt mille francs, et qui manquaient dans les cartons de maître Malevoy : l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès de Raymond, duc de Clare, plus l’acte de naissance de Roland et l’acte de décès de Thérèse.

C’était auprès de cette caisse que se tenait debout, courbé en deux pour examiner de très près la serrure, l’homme qui avait changé tout à coup, et par son seul aspect, en poltronnerie les audaces de l’étude Deban.

M. le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante, que vous avons nommé, peut-être un peu énergiquement, le valet de Marguerite Sadoulas.

Il ne se dérangea pas, lorsque l’étude Deban entra au salon.

Mais au premier mot de Comayrol qui balbutiait une question, doublée d’excuses, il redressa l’élégance un peu féminine de sa taille et rejeta en arrière le jais liquide et soyeux de sa chevelure.

— Je regardais cela, dit-il, c’est un solide morceau. Bonjour, chers. Je n’ai pas voulu attrister votre dessert, mais je ne pouvais pas non plus rester dans la rue. Nous autres Napolitains, nous craignons le froid. Alors, j’ai dit le mot et l’on m’a fait entrer. Comment vous va ?

— Vous apportez un message de Mme la comtesse ? balbutia le roi Comayrol, plus déconcerté qu’un écolier pris en faute.

— Oui, très cher, répondit le vicomte Annibal en accentuant désormais chacun de ses mots. Je viens vous dire qu’il faut vous tenir prêt à tous événements. IL FERA JOUR CETTE NUIT À L’HÔTEL DE CLARE.