Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 19

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 421-432).


XIX

Le bon Jaffret s’endort.


Comayrol essaya de sourire, mais il était très pâle ; le bon Jaffret tremblait tout franchement, les autres supportaient à l’avenant ce coup, qui était fait pour troubler la digestion la plus heureuse.

Figurez-vous un conscrit qu’on aurait laissé six ans et onze mois dans ses foyers et qui se verrait tout à coup appelé, en vue d’une bataille, au trois cent cinquantième jour de la septième année !

En vérité, toutes ces choses étaient oubliées et mortes. L’étude Deban, sorte de loge particulière, au milieu de cette romanesque confrérie des Habits-Noirs qu’elle connaissait mal, et à laquelle elle avait été reliée seulement par son chef, M. Lecoq, n’avait pas encore vu le feu. Elle avait été instituée, cette loge, dans un but spécial et pour une affaire déterminée qui consistait à détourner au profit du même M. Lecoq l’héritage de Clare. M. Lecoq était mort. Les Habits-Noirs étaient dispersés, — et voilà que je ne sais quelle trompette de l’autre monde sonnait…

L’étude Deban n’était pas brave. Peut-être l’excusera-t-on pour cette faiblesse qui était son moindre défaut. Elle savait, l’étude Deban, que l’ancienne Marguerite de Bourgogne avait gardé, sous son titre de comtesse, toutes ses terribles témérités d’autrefois. Et bien que la mort de M. Lecoq laissât libre, en apparence, les membres de l’association, chacun ici se sentait plus ou moins dans la main de la comtesse du Bréhut de Clare.

— Est-ce au sujet de l’affaire du jeune duc ? demanda Comayrol au vicomte Annibal qui avait pris un siège.

— Quel jeune duc ? fit le Napolitain ; M. Cœur ? un rapin sans talent qui doit être né sous un chou ! Je crois que Mme la comtesse désire faire quelque petite chose pour lui. Asseyez-vous donc, très chers, et prenez votre café tranquillement. J’en accepterai une tasse avec plaisir.

Comayrol et ses amis se regardèrent.

— Vayadioux ! grommela l’ex-premier clerc. Va-t-on nous arracher le pain de la bouche ? C’était une affaire faite ! Nous y avons travaillé onze ans !

Le vicomte Annibal tendit sa tasse.

— Le docteur Samuel, dit-il en adressant à ce dernier un de ses sourires blancs, auxquels le plus subtil physionomiste n’aurait pu appliquer une signification quelconque, le docteur Samuel a dû vous apprendre les dernières nouvelles du jour. Cet excellent M. le comte est bien malade.

Il sucra son café, entouré qu’il était d’un silence inquiet.

— Bien malade, reprit-il. Je viens d’Italie, très chers, et il y a toujours eu une certaine obscurité autour de ma naissance… Savez-vous que ces de Clare avaient un goût particulier pour l’Italie ? Mon âge est bien à peu près celui qui convient… avec un ensemble d’actes et de témoignages, je pourrais tout aussi bien hériter que le premier venu.

Personne ne souffla mot, mais toutes les figures se rembrunirent.

Le vicomte Annibal but d’un trait la moitié de sa tasse de café.

— Est-ce qu’il serait question ?… demanda Comayrol atterré.

— Vaguement, l’interrompit le vicomte Annibal, Marguerite est une femme de génie. Cette nuit va voir des choses très surprenantes. Moi, je ne sais rien, si ce n’est qu’il faut un duc, puisque Marguerite a la fantaisie d’être duchesse.

Ayant lampé le reste de sa tasse, il répéta :

— Moi, je ne sais rien, je suis comme vous tous, très chers, une marionnette qui lève la main ou le pied, selon la ficelle tirée.

— Monsieur le vicomte, dit Jaffret avec dignité, je ne suis pas un polichinelle !

— Ouvrez la caisse, très cher, fit Annibal, qui se leva.

Et comme Jaffret, stupéfait, consultait ses collègues du regard, le bel Italien passa ses mains d’albâtre dans sa chevelure plus noire que du cirage et poursuivit :

— Inspection d’ordre ! je suis chargé de voir si les titres sont encore là.

— Ah çà ! s’interrompit-il, entre marionnettes, on se doit aide et protection. Je ne parle pas pour ce bon M. Jaffret qui n’est pas un polichinelle. Avez-vous une idée quelconque, vous, très chers, de ce qui va se passer cette nuit à l’hôtel de Clare ? Voici la position du problème : Marguerite veut que les titres soient dans votre caisse, à l’heure qu’il est. Et d’un !

— Ils y sont, dit Jaffret.

— Très bien ! la comtesse a besoin qu’à un moment donné, cette nuit, les titres soient entre les mains de ce jeune étourneau, M. Cœur… et de deux !

— Il les aura pour trois millions de signatures, glissa Comayrol.

— Parfait… à moins qu’il ne les ait autrement. La comtesse veut rendre ces titres à maître Léon Malevoy… et de trois !

Il y eut un murmure courroucé parmi les convives.

— Bon ! fit encore Annibal. Il paraît que vous n’aviez pas la moindre idée de tout cela. Elle travaille sans confident ni collaborateurs, je m’en doutais. Mais, vous savez, nous autres Napolitains, on ne nous empoisonne pas. Si j’étais le second mari, je vous préviens que je durerais très longtemps. Ouvrez la caisse.

Le bon Jaffret, les clefs à la main, s’approcha du respectable meuble.

Comayrol profita du moment pour dire tout bas à Annibal :

— Vous avez été chez M. Cœur de la part de la comtesse ?

— C’est de l’histoire ancienne, cela, très cher, répliqua l’Italien en haussant les épaules. Il y eut depuis lors une demi-douzaine de combinaisons… Mais laissez-moi voir un peu cette mécanique ; on dit que c’est très curieux !

Jaffret avait désarmé le ressort de défense ; il ouvrit la caisse comme on ouvre toutes les caisses à secret. Rien d’extraordinaire ne se produisit. Il montra les titres qui étaient intacts.

— Voyons la main de fer, maintenant, dit le vicomte.

Jaffret referma le massif battant, remit les ressorts en place et, laissant la clef dans la serrure, il prit les pincettes du foyer. À l’aide des pincettes, et non sans quelque peine, il fit tourner la clef. Au moment où la serrure jouait, une paire de griffes sortit du battant et saisit les pincettes si fortement que le vicomte Annibal eut besoin de faire un effort pour les dégager.

— C’est joli, dit-il, très joli. Mais quand Marguerite tient les gens, elle serre encore plus fort que cela… Très chers, veillez bien sur votre trésor ; j’ai idée qu’on vous escamotera les titres une fois ou l’autre… Dites-moi, ceci est pour ma propre édification : les trente lettres de change que va nous souscrire le peintre d’en face, M. Cœur, seront d’excellents coupons pour avoir accès au banc des accusés de la cour d’assises. Je n’aimerais pas ces valeurs-là, moi, très chers.

— Ils sont à l’ordre de la Brute, répondit Comayrol avec une fierté modeste. C’est moi qui ai arrangé tout cela avec Jaffret.

— Qui n’est pas un polichinelle ! Dernière réflexion : Ce pauvre comte n’aura pas longtemps bon dos… Docteur, combien lui donnez-vous de semaines à vivre ?… Il est amoureux comme un fou, vous savez : tantôt il veut tuer Marguerite, tantôt il se roule à ses pieds… J’ai été voir Van-Amburgh, le dompteur de bêtes féroces. Quand Marguerite joue avec sa Brute, elle ressemble à Van-Amburgh… Est-ce qu’on n’a pas dit, ces temps-ci, que ses bêtes l’avaient mangé ?

— Mes pauvres oiseaux sont reconnaissants, au moins ! soupira Jaffret, heureux d’avoir si bien placé son affection.

— Les lions de Van-Amburgh n’auraient pas mangé Marguerite, dit tout bas Comayrol, c’est le diable. J’ai vu le temps où la Brute valait un lion, mais elle l’a maté ! Il mourra à genoux, cet innocent-là !

— Savoir ! fit le vicomte Annibal. Que je vous conte une histoire. La semaine dernière, la Brute a fait une tournée de santé chez une demi-douzaine des meilleurs médecins… après vous, docteur. Il les a priés tout de go de lui dire s’il était empoisonné, et avec quoi. Ils l’ont tâté, palpé, flairé, goûté ; les plus francs lui ont avoué que, pour répondre à cette question indiscrète, ils auraient besoin de faire préalablement son autopsie ; d’autres lui ont demandé vous savez bien quoi. Il n’a pas permis l’autopsie, mais il a fourni le reste aux hommes de l’art. Ceux-ci se sont livrés à de superbes analyses. Devinez ce qu’on a trouvé ?

Tous les regards étaient curieux, et le cercle se resserra autour du vicomte Annibal.

— Vayadioux ! gronda Comayrol ; je ne sais pas à quelle pharmacie elle se fournit, mais on a dû trouver quelque chose !

— Néant ! prononça le vicomte avec emphase. Pas un scrupule de quoi que ce soit ! pas un atome ! rien ! rien ! rien de rien !

— Il n’y a pas besoin de poison pour empoisonner, dit le docteur entre ses dents… Outre que vos grands faiseurs d’embarras de la Faculté sont tous des ânes de licou !

— Amen ! ponctua le vicomte Annibal, qui peignait la soie de ses moustaches devant une glace. Vous devez avoir raison, très cher, car les princes de la science lui ont tous dit, en prenant chacun ses vingt-cinq louis, que, s’il n’arrachait pas cette idée de poison de sa grosse tête obtuse, il mourrait comme un chien qui a avalé une boulette. Quel charmant démon que cette Marguerite ! Elle vous a des façons de sucrer le thé de son premier mari qui font frémir. Elle n’y met que du sucre, à ce qu’il paraît, mais le pauvre comte, après avoir bu, a des coliques d’arsenic. Ce que c’est que l’idée… Quelqu’un de vous, Messieurs, veut-il bien me donner l’adresse de deux vénérables citoyens nommés Cocotte et Pique-Puce, escrocs de profession ?

— Ils n’ont pas d’adresse, que je sache, répondit Comayrol ; mais, à l’heure qu’il est, vous les trouverez très certainement au tripot de Mme Cocarde, à la montagne Sainte-Geneviève.

Le vicomte Annibal inscrivit ce renseignement sur son carnet.

Les convives du bon Jaffret étaient soucieux à l’unanimité.

— D’ici, reprit Annibal, il n’y a qu’un pas. J’y vais. Ah ! très chers, avec la confiance d’une femme comme Marguerite, on n’est pas un garçon de loisir ! J’ai du travail par-dessus les yeux, cette nuit, sans parler de mes devoirs de cavalier servant, car il faut que je sois à mon poste, en grand costume, dès l’ouverture du bal. On ne peut pas se passer de moi, vous savez ?… À vous revoir ; ne venez pas trop tard, croyez-moi, ce sera curieux. Je ne sais pas tout : On ne sait jamais tout avec notre gracieuse souveraine, mais je puis vous promettre qu’avant le soleil de demain, l’hôtel de Clare aura vu peut-être, à l’insu de tous ceux qui vont encombrer ses salons, quelque diabolique aventure.

Il se coiffa. La soie de son chapeau était moins brillante que ses cheveux. Son sourire étincelant et froid illumina un instant le cadre de la porte, puis il disparut.

L’ancienne étude Deban resta un instant immobile et muette.

— Quand donc, murmura Jaffret avec abattement, quand donc me sera-t-il permis de goûter les charmes d’une aisance tranquille !

— Il y a deux voies ouvertes, Messieurs, opina Comayrol : la résistance et la soumission. Voulez-vous que nous discutions brièvement ces deux alternatives ?

Avant que personne pût lui répondre, un domestique entra, portant une lettre. La lettre était pour Comayrol, qui dit en voyant l’écriture de la suscription :

— Encore !

C’étaient de ces caractères larges, lourds, informes, dont l’aspect seul irrite et indigne les gens que leur notoriété expose à recevoir souvent la lâche visite des lettres anonymes.

Ce n’était pas, cependant, tout à fait une lettre anonyme, car elle était signée Hubert Soyer, et chacun savait ici que Marguerite prenait ce nom pour correspondre avec ses fidèles.

La lettre était courte ; elle disait :

« N’écoutez pas trop l’Italien. Il est dépassé et joue de son reste.

» On n’espère pas conserver longtemps le premier mari.

» Cette nuit, on vous désignera l’homme que vous devrez reconnaître, savoir : l’étude pour la victime de l’assassinat de la rue Campagne, le docteur pour le fils de la veuve. La Davot et la concierge du no 10 sont à nous.

» Soyez tous là, et prêts à tout. Il fera jour à onze heures.

 » Hubert Soyer. »

Après avoir lu cette lettre à haute voix, Comayrol la froissa et la jeta au feu.

— Il y a des écrits qu’il faut garder, car ce sont des armes, murmura-t-il, mais il y a des armes qui brûlent les mains !

Chacun autour de lui gardait le silence.

— Pour le coup, dit Jaffret, dont les dents claquèrent, la mèche est allumée.

— Et ne rien savoir ! gronda Comayrol. Où est la mine !

Le docteur Samuel murmura :

— C’est la crise ! Tenons-nous bien !

Et il songea à la diligence de Calais qui partait le soir, menant à Londres en trente heures.

Il n’y avait pas un seul des assistants qui n’eût quelque pensée analogue.

Mais perdre en une minute le travail de dix ans ! Et une part de ce splendide gâteau : l’héritage de Clare !

Comayrol dit le premier :

— Moi, Messieurs, j’irai, coûte que coûte !

Les autres répétèrent tour à tour :

— J’irai !

Tous, jusqu’au bon Jaffret qui soupirait gros pourtant à l’idée que ses oiseaux pourraient rester orphelins.

Les convives se séparèrent tristement, se donnant rendez-vous à l’hôtel de Clare, à onze heures.

Le bon Jaffret resta seul.

Certes, il n’était pas fait, celui-là, pour les luttes violentes. Il aimait la nature telle qu’on la peut admirer dans les bosquets du Jardin des Plantes, autour de l’enclos où grouillent les canards ; il aimait le petit vin blanc, consommé avec modération, en mangeant des marrons rôtis ; il aimait les lithographies coloriées, représentant les quatre parties du monde, sous la forme de quatre jeunes personnes bien coiffées et ornées d’attributs symboliques ; il aimait les tendres vaudevilles où Bouffé pleurait, les romances du père Panseron, les pralines et l’anisette.

Douce âme, cœur sensible à l’endroit de tous les oiseaux, quels qu’ils fussent, et ne donnant jamais rien aux pauvres, de peur d’encourager la paresse, il eût bien voulu gagner beaucoup d’argent honnêtement et sans courir aucun risque. Ce n’est pas lui qui cherchait les aventures !

Il remit une bûche au feu, et s’assit au coin de sa cheminée.

Il étendit ses jambes sur le tapis et se mit à tourner ses pouces.

— Après un dîner copieux, se dit-il, on peut être indisposé. Si j’étais indisposé, je ne pourrais pas aller au bal de Mme la comtesse. Est-ce vrai, cela ?

Cette réflexion le porta à cesser de tourner ses pouces pour se frotter les mains tout doucement.

Il resta un gros quart-d’heure à méditer, puis il dit encore :

— Une excuse ? J’en ai une ! une superbe ! Cet Italien, blanc et noir comme une pie, M. le vicomte Annibal Gioja ne nous a-t-il pas menacés indirectement d’un vol ? Il a dit devant tous les autres : veillez bien sur les titres ! Quoi donc ! C’est le bien commun ! Je m’arme jusqu’aux dents et je fais sentinelle autour de la caisse ! Il me semble que c’est du dévouement, dites donc !

Pour la seconde fois, il se frotta les mains avec un sincère plaisir.

La pendule en doré mat, dont le sujet était une jeune bergère très grasse, regardant deux colombes qui se becquetaient pour le bon motif, marquait dix heures et demie.

Le valet de Jaffret vint demander s’il pouvait se coucher.

— Oui, Pierre, répondit le doux homme. Fermez bien les portes. Je vous souhaite un sommeil tranquille, mon ami.

Pierre s’en alla.

Quand onze heures sonnèrent, Jaffret prit sa lampe et pénétra dans le réduit où il avait parqué pour aujourd’hui ses oiseaux. Il avait besoin de voir quelqu’un. La solitude lui pesait.

Il y avait là une nombreuse et très intéressante collection de volatiles grands et petits, tous plus ou moins privés et qui étaient stylés à venir lui manger dans la bouche. Ils dormaient en ce moment sur leurs perchoirs. Aucun d’eux ne semblait avoir de mauvais rêves. Jaffret les regarda longtemps d’un œil attendri ; il fit le tour de la chambre volière, souriant à ce repos que ne connaît plus le remords. Il sourit à ses serins droits et hauts sur jambes, à ses chardonnerets, à ses rossignols, — car il avait des rossignols qu’il appelait Philomèles, ayant du goût pour les études classiques, — à ses sansonnets, à ses bouvreuils, à ses rouge-gorges, à ses bengalis, à ses cardinaux, à ses perruches, à ses aras, à ses merles, à ses fauvettes, à ses pintades, à ses faisans.

D’une voix douceâtre et fausse que la Providence lui avait départie, il fredonna :

Dormez donc mes chères amours,
Pour vous je veillerai toujours…

— Toujours ! s’interrompit-il pourtant avec un sourire amer. C’est bête que l’homme bienfaisant soit mortel comme tout le monde. Petits êtres intéressants !… vous pleurerez votre protecteur quand il ne sera plus.

Cette pensée mélancolique amena une larme dans ses yeux. Il l’essuya.

Puis, ayant quitté ses oiseaux chéris avec une parole polie, il alla ouvrir son secrétaire, où il prit une paire de ces affreux pistolets dits : coups de poing qui manquent leur homme à bout portant.

— Quand ils viendront demain, il faut qu’ils me trouvent armé, fit-il en examinant l’amorce de ses pistolets. C’est dans le rôle du factionnaire.

Il était onze heures et demie quand il revint à sa bergère avec une robe de chambre sur le dos et un bonnet de coton sur la tête.

Ce déshabillé de nuit va généralement bien aux âmes sensibles.

— C’est l’instant où ils arrivent là-bas, pensa-t-il. Grand bien leur fasse ! Si la mine éclate rue de Grenelle, j’aime à croire que la secousse ne se fera pas sentir jusqu’ici.

Pour la troisième fois, il se frotta les mains, après quoi il posa ses pantoufles sur les chenets et se souhaita à lui-même la bonne nuit.

Le sommeil parut venir d’abord, et le nez busqué du bon Jaffret ébaucha même la première note de la chanson des ronfleurs, mais il s’éveilla en un tressaillement, parce que son pied droit, perdant l’appui du chenet glissant, venait de heurter les carreaux du foyer.

— Tout de même, fit le brave homme, si les voleurs venaient !

Il devint plus pâle que le tricot de son bonnet. Remarquez ceci : chaque fois qu’un brusque accident vous réveille à l’improviste, vous avez vaguement peur, peur de n’importe quoi.

Le bon Jaffret avait peur volontiers et souvent : il participait à la nature un peu timide de ses fils adoptifs, les petits oiseaux.

— J’aurais dû garder Pierre, pensa-t-il. J’ai eu tort de l’envoyer se coucher. Mais maintenant il faudrait monter au cinquième. Je ferai établir une sonnette. Je suis étonné de n’avoir pas songé à cela. Mon architecte est un sot… Cet Annibal a dit cela d’une certaine façon : Veillez bien sur nos titres. Il a été plus loin… Il a dit : « J’ai idée qu’on vous escamotera les titres une fois ou l’autre… » Et il a demandé l’adresse de Pique-Puce et de Cocotte : deux désespérés coquins !… Marguerite serait bien capable…

Il n’acheva pas, mais il frissonna de la tête aux pieds.

— C’est bête ! balbutia-t-il, les lambris craquent. Ces entrepreneurs vous mettent du bois vert… Est-ce qu’on ne parle point tout bas dans la rue sous la fenêtre ?

Il fit un mouvement pour se lever, mais il n’osa pas.

— Des rues pareilles, poursuivit-il, c’est sûr à peu près comme la forêt de Bondy ! Heureusement qu’il y a l’atelier Cœur-d’Acier… des gaillards solides… mais je n’ai pas vu de lumière à leur croisée, ce soir…

Il sauta dans son fauteuil, parce que la porte battait un coup sec.

— Comme tout cela ferme mal ! prononça-t-il plaintivement. Si j’étais Grand-Turc de France, tous ces architectes seraient brûlés vifs, à petit feu !

La pendule sonna minuit. Un silence absolu régnait au dehors. Le bon Jaffret ramena le collet de sa robe de chambre sur ses oreilles et se mit à compter jusqu’à mille pour s’endormir. Vers sept cent cinquante, il perdit connaissance, rêvant que ses oiseaux ouvraient la porte de leur appartement et qu’ils venaient danser autour de lui ce fameux ballet des volatiles qui, monté d’abord au Cirque-National, continuait son succès dans les petits théâtres et jusques en foire.

Cela l’amusait. Il était seulement contrarié par la familiarité du dindon qui lui caressait le nez avec l’appendice rouge et charnu de sa gorge. Il n’y a pas de plaisir pur en cette vallée de larmes.

Si seulement le bon Jaffret eût compté cent de plus, il aurait entendu dans la rue des bruits bien susceptibles de motiver ses terreurs : on allait, on venait, on parlait tout bas.

Je ne sais quelle ombre bizarre parut tout à coup à la hauteur du premier étage, du côté de l’atelier de Cœur-d’Acier. Le réverbère fila le long de sa corde graisseuse. Aussitôt qu’il se fut rapproché du pavé, une autre ombre traversa la chaussée et ouvrit la lanterne qui subitement s’éteignit. La rue resta plongée dans une obscurité profonde.

En même temps, la porte cochère de la maison Cœur-d’Acier s’ouvrit sans bruit, comme sans bruit s’était accompli le destin du réverbère. On put entendre sous la voûte humide un murmure confus comme si beaucoup de gens joyeux, mais ayant intérêt à étouffer les éclats de leur gaieté, étaient rassemblés là-dedans. Le regard était à peu près impuissant à percer ici les ténèbres ; cependant, le regard devinait confusément des choses étranges et burlesques.

La réalisation du rêve de ce bon Jaffret.

Des oiseaux, une cohue d’oiseaux de taille surnaturelle qui foisonnait et qui jouait dans cette nuit épaisse, sans faire entendre aucun ramage.

Les deux hommes qui avaient collaboré pour éteindre le réverbère, celui du premier étage et celui de la rue se rejoignirent sur le pavé. Ils fouillèrent dans leurs poches qui rendirent un bruit de ferraille et attaquèrent incontinent la serrure de la maison Jaffret.

C’étaient des enchanteurs. Leurs mains étaient fées. Au bout d’une minute la porte céda.

Ils entrèrent tous deux. Leurs pas muets ne sonnèrent point sur les dalles, tandis qu’il passaient devant la loge du concierge. Ils étaient chaussés tous deux de lisière, quoiqu’ils fussent, du reste, bien couverts, et parussent appartenir, à la classe des « Messieurs ».

Ils montèrent l’escalier du premier étage, restèrent une minute juste à la porte du carré de Jaffret, et redescendirent, laissant la porte ouverte.

Arrivés en bas, ils traversèrent la rue de nouveau et passèrent le seuil de Cœur-d’Acier. Là, dans l’ombre, on entendit compter quelque argent, puis une voix mâle qui pouvait appartenir à M. Baruque, dit :

— En vous remerciant Monsieur Cocotte et Monsieur Pique-Puce.

Une autre voix ajouta :

— Le reste nous regarde. En avant, marche ! Le temps fuit ; car il a des ailes !

M. Cocotte et M. Piquepuce remontèrent bras dessus bras dessous la rue de la Sorbonne.

Par la porte de l’atelier Cœur-d’Acier, la foule des gigantesques oiseaux, — le rêve de cet infortuné Jaffret — fit irruption sur le pavé. La chaussée fut traversée avec des sauts prodigieux, des bonds invraisemblables, des battements d’ailes qui ne se peuvent peindre, — et le rêve s’engouffra dans l’allée proprette de la maison neuve.

L’horloge de Sorbonne sonnait une heure après minuit.