Cœur d’Acier/Partie 3/Chapitre 01

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 445-456).


TROISIÈME PARTIE

L’HÔTEL DE CLARE

Séparateur

I

Avant la fête.


Pour l’intelligence des événements étranges et certes, inattendus qui vont clore cet épisode de l’histoire des Habits-Noirs, nous avons besoin de faire connaître au lecteur, avec certains détails qui pourront sembler minutieux, la topographie exacte de l’hôtel de Clare.

Cet édifice, déjà ancien et qu’on a affecté depuis, en lui faisant subir d’assez notables changements, à un service quasi-public, présentait alors à la rue de Grenelle-Saint-Germain l’arrière-façade de ses vastes communs, arrondis selon une courbe rentrée, au centre de laquelle était le monumental portail.

Au-delà de cette grande porte constamment fermée et où l’hospitalité n’avait d’autres symboles que deux bancs de pierre, abrités dans l’épaisseur du mur, il y avait une cour intérieure d’une étendue considérable, entourée de bâtiments de tous côtés et ressemblant assez bien aux patios des palais espagnols, d’autant que le centre en était marqué par une fontaine jaillissante.

À droite et à gauche, comme par-devant, c’étaient les constructions accessoires qui ne doivent manquer à aucune grande demeure. Au fond, le véritable hôtel se dressait, déployant sa façade seigneuriale, précédée par un perron carré et demi régnant de seize marches en marbre, alternativement rouge et noir.

L’hôtel avait été bâti par Rowland Fitz-Roy-Jersey, duc de Clare, compagnon et ministre de Jacques II, aux premières années de son exil. Par conséquent, il datait de la seconde moitié du règne de Louis XIV, mais l’auteur de la maison de Clare avait évidemment les yeux tournés vers le passé. Son œuvre mentait au style sévère du temps et remontait, par places, aux années fleuries qui nous laissèrent les charmants chefs-d’œuvre de la jeunesse de Louis XIII.

Vous eussiez dit une émigration du vieux Marais, en plein faubourg Saint-Germain, et que l’un des pavillons de la place Royale, agrandi, anobli surtout, avait quitté sa base trop plate pour monter ici sur un orgueilleux piédestal.

Nous ne parlerons que pour mémoire des splendeurs de l’hôtel, en ces temps écoulés où les ducs de Clare étaient classés à la tête des plus riches gentilshommes du monde.

Nous dirons seulement que, sous la Restauration, le feu duc Guillaume avait ébloui la cour et la ville par sa grande vie.

Sous le règne de Louis-Philippe, tout cela s’était éteint quelque peu. Le duc Guillaume, quoique rallié, ne pouvait être le complice actif de la comédie bourgeoise qui se jouait aux Tuileries. Il vivait relativement retiré, depuis la mort de sa femme et de sa fille aînée. Ses hivers se passaient à Rome.

L’arrivée des du Bréhut de Clare, chargés par décision judiciaire de la tutelle de la jeune princesse d’Eppstein, fut pour le palais de la rue de Grenelle une sorte de révolution de Juillet. Il tomba tout d’un coup comme avaient fait les Tuileries elles-mêmes, mais il déchut dans une mesure moindre, acquérant moins d’hôtes incommodes et gardant plus de nobles ralliés.

Les premiers, comme aux Tuileries encore, étaient des inconvénients nécessaires : ils résultaient de la conquête. Les seconds restaient attachés au souvenir du duc Guillaume et à la grande position de la princesse d’Eppstein. Nous devons dire que la conduite irréprochable et habile de la comtesse du Bréhut de Clare en avait augmenté le nombre. Mme la comtesse était une femme charmante, souverainement distinguée quand elle voulait, et adroite au possible. Je ne crois pas qu’elle eût des confidents. Ceux qui pensaient la connaître à fond disaient qu’elle était trop portée à oser l’impossible. Cela, jusqu’à présent, lui avait réussi, et il y a un axiome latin qui crie, dans toutes les bouches pédantes : « La fortune favorise les audacieux. »

Quand se donnent les grands galas de la finance, nous voyons souvent nos seigneurs les banquiers élargir tout à coup leurs charmantes demeures, les nuits de fêtes, et parquer la foule immense des amis de leur caisse dans de beaux petits jardins, couverts et planchéiés expressément à cette occasion. Quand même les de Clare auraient eu deux ou trois clientèles semblables, point n’eût été besoin de couvrir ni de parqueter tout ou en partie du jardin de leur hôtel. Les deux grands salons du rez-de-chaussée, la galerie et l’enfilade des chambres d’apparat eussent suffi amplement à contenir le tout Paris et demi qui s’invite aux processions de la finance, et la maison de Clare n’avait pas tant d’intimes que cela, malgré son 29 juillet.

Elle était sûre, quand elle voulait, d’avoir une très convenable cohue, mélangée dans la proportion que nous avons dite. Le faubourg Saint-Germain n’aurait point osé faire défaut, parce que la comtesse avait eu la science de se poser en femme politique, sans jamais dire un mot de cette chose qui, vulgairement, s’appelle aussi la « politique, » chose grave, utile et belle à la première page des journaux, mais qui prend de fatales odeurs en passant par les bouches profanes, comme ce blond tabac du Levant si suave, si parfumé que les lèvres de certains fumeurs, — Monsieur, je ne parle pas de vous, — renvoient en vapeur infectante.

Il y avait pour cette foule, étincelante de titres, d’ordres ou de simples noms, valant mieux que les titres, les vingt et une fenêtres des appartements « pour recevoir, » cinq à la galerie du milieu, trois à chacun des deux grands salons, trois à la bibliothèque, trois à la salle à manger, une à chacun des deux boudoirs, une encore à chacun des deux réduits, dits : « chambres du bout, » et qui venaient sur le jardin, en retour, d’où ils regardaient la verdure par cinq croisées : trois et deux, en équerre. L’une de ces chambres du bout était le billard, l’autre le fumoir.

Hélas oui ! le fumoir ! Rowland de Clare y avait mis dans le temps des Poussin, des Vouet et des Lesueur.

Au premier étage, ou plutôt à l’étage unique, car au-dessus il n’y avait que des chambres mansardées, on trouvait les appartements de famille : ce que les Anglais ne montrent jamais ; ont-ils tort ?

À droite était le logis de la comtesse, à gauche celui du comte, au milieu l’appartement vaste et très complet de la princesse d’Eppstein. Cet appartement n’avait généralement pour occupant que la bonne Favier, dame de compagnie, car la princesse Nita, qui n’était pas sans avoir ses caprices, demeurait ailleurs.

Elle demeurait dans le jardin, non pas tout au bout, car il était énorme, mesurant six arpents en plein cœur de Paris, ce qui est, comme argent, plus grand que mille hectares en Picardie, mais à cent pas environ du pignon latéral qui avait le billard à son rez-de-chaussée et la chambre à coucher de M. le comte au premier étage.

Cela se nommait le petit hôtel, et véritablement, c’était un adorable pavillon, où feu la duchesse de Clare faisait habituellement sa demeure. Par suite de la disposition naturelle du sol, le rez-de-chaussée de ce petit hôtel était exactement à la même hauteur que le premier étage de l’édifice principal, et une terrasse, longeant une petite rue, dont nous ne pourrions dire le nom sans trahir la position exacte de l’hôtel de Clare, mettait les appartements de M. le comte de plain-pied avec le pavillon de Nita.

Cette terrasse à laquelle, du jardin, on pouvait monter par une rampe en pente douce, supportait une magnifique allée de tilleuls, à quatre rangs. L’hiver, on installait, tout le long de cette allée, une toiture mobile, de telle façon que la princesse d’Eppstein pût vivre de la vie commune sans autre peine qu’une promenade de deux minutes, à couvert, et le passage au travers du logis de son tuteur.

Si Mme la comtesse eût habité l’aile droite, peut-être que Nita n’aurait point pris l’habitude de couper ainsi au plus court, mais elle était au mieux avec le comte qui lui témoignait une tendresse de père, et rarement les heures des repas sonnaient, sans qu’elle eût dépensé quelques minutes avec lui en passant.

Ce n’était pas pour se divertir. M. le comte du Bréhut n’était pas gai de nature et ne savait guère parler aux jeunes filles ; il y avait des jours même où son pauvre esprit chancelait visiblement, mais chacun ressent les sympathies qu’il inspire, surtout ceux qui sont seuls, ayant perdu leurs protecteurs naturels : Nita avait deviné que son tuteur l’aimait, quoique ce dernier eût été bien longtemps avant de le lui dire.

Et quoique Mme la comtesse, au contraire, eût déployé du premier coup certain étalage d’affection, Nita s’était mis en tête que Mme la comtesse ne l’aimait point.

Les choses ont sans doute marché depuis le temps des comédies, les choses ont marché à califourchon sur ce fantastique coursier dont tout le monde parle, les uns pour l’exalter triomphalement, les autres pour le maudire d’une voix cassée, les autres encore pour le nier en face, les yeux et les poings fermés. Je parle du progrès. Une tutelle n’est plus une tyrannie, de même que votre manteau ne vous est plus volé en plein midi sur le pont Neuf. Mais votre manteau vous est parfois volé ailleurs, et je ne sache pas que vous ayez cessé de craindre pour votre bourse. De temps en temps, les journaux qui prennent soin d’accommoder et d’épicer le crime pour la consommation quotidienne des amateurs, racontent encore d’assez jolies histoires de tutelles. On peut même dire que tout progrès accompli dans le bien, amenant nécessairement, dans le mal, un effort en sens contraire, nous sommes en droit d’espérer que les histoires de tutelles et autres, en perdant leur antique naïveté, deviendront de plus en plus jolies.

Jadis, un tuteur se faisait geôlier ; c’était reçu, les meilleurs auteurs se plaisent à le dire. Le reste allait de soi ; tout geôlier pouvant faire de son prisonnier à peu près ce qu’il veut, les tuteurs taillaient en plein drap et les pupilles avaient beau crier, on leur répondait : Allez le dire à Rome !

On vous les dépouillait, morbleu ! que c’était un plaisir ; elles maigrissaient, elles pâlissaient, elles pâtissaient. Ah ! les pauvres pupilles ! Et s’il y avait un sordide barbon aux environs, croyez qu’on le choisissait toujours pour être l’époux de l’infortunée demoiselle. Sans cela point de comédie.

Mais où donc ai-je lu une lugubre et incroyable aventure ? En vérité, je crois que c’était hier, ou avant-hier, ou la semaine passée, et j’avais lu déjà cette aventure vingt fois. Elle est toujours la même, éternelle, à ce qu’il paraît, comme la vieille intrigue de la comédie. Cette histoire glisse au travers du progrès comme l’épée meurtrière traverse une poitrine : elle le poignarde.

Vous la connaissez ; il n’est personne qui ne la connaisse. Elle est horrible, répugnante, lâche, barbare, hideuse, féroce, elle ferait peur à des sauvages ! Mme de Sévigné, la chère marquise aux épithètes, jetterait aux chiens sa langue si bien pendue avant d’avoir pu la flétrir assez énergiquement, cette histoire qui nous revient périodiquement, plusieurs fois chaque année, de l’étranger, de la province et aussi de Paris. De Paris, oui, le centre du progrès !

Ce n’est pas l’histoire Mortara, non, ni rien de semblable : l’histoire Mortara se passe en un pays ennemi du progrès ; ce n’est pas la légende des petits Chinois livrés aux pourceaux, ni le sanglant roman des juifs de Damas, fouillant des poitrines humaines : c’est ici, je vous le dis, et c’est aujourd’hui, à Paris, à Londres, partout. Avez-vous deviné ? c’est l’histoire, banale à force d’être répétée, de cette misérable petite créature, hâve, déchirée, meurtrie, qui a crié pendant des mois avant d’éveiller le voisinage et qu’on apporte enfin mourante au bureau de police. S’agit-il de tuteurs ? Non. C’est la mère, toujours la mère dans cette histoire épouvantable ! La mère, entendez-vous ? le bourreau, le tourmenteur, l’assassin patient et impitoyable ! Et parfois le père est avec la mère ! Ils se sont mis deux pour cette œuvre de cannibales. Ils avaient pris leur enfant « en grippe. » Voilà tout.

Que Dieu ait pitié de vous si vous n’avez pas remarqué comme moi la fréquence décourageante de cette ignominieuse histoire. Les journaux la reproduisent avec ces frémissements stéréotypés qui sont le charme des faits divers, mais elle revient, tenace, avec ses odieux détails de plaies, de famine et de liens qui laissent des meurtrissures ; tout au plus le progrès a-t-il changé les chaînes en cordes. Il pourrait mieux faire.

Et cependant, serait-il juste de peser notre époque si grande au poids de ce haïssable forfait ? Vous ne pouvez même pas supprimer l’appréciation terriblement historique : « IL Y A DES ENFANTS QUI SONT SI DÉSAGRÉABLES ! » Mais que prouve cela ? Je vais vous le dire.

Cela prouve qu’il faut être clément envers les siècles et ne point se vanter trop bruyamment de peur d’avoir soi-même le fouet aux siècles qui viendront, car rarement le présent renonce à l’innocent plaisir de fustiger le passé, son père…

Ici, à l’hôtel de Clare, vous aviez en vérité le spectacle d’une tutelle moderne et modèle. Tout se passait selon la double loi du Code Napoléon et des plus charmantes convenances. On vivait portes et fenêtres ouvertes au grand soleil. Nita de Clare était libre comme l’air. Nous aurons tout dit quand le lecteur saura qu’on ne lui avait jamais parlé mariage.

Si fait pourtant, une seule fois, et c’était le comte, dans le jardin désolé qui appartenait à l’atelier Cœur-d’Acier. Le comte avait souhaité ce jour-là que la princesse d’Eppstein pût trouver un homme jeune, fort, hardi, qui l’aimât.

Jusqu’à voir, ce désir ne semble pas bien coupable.

Quant à Mme la comtesse, elle ne souhaitait rien, sinon, disait-elle, accomplir loyalement son devoir. Il est vrai qu’elle laissait entendre que son devoir était difficile. Le faubourg Saint-Germain savait vaguement que cette grande fortune des de Clare pouvait à un moment donné être disputée et tout à coup s’évanouir.

Était-ce par les soins de Mme la comtesse que le faubourg Saint-Germain savait cela ?

Certes, en cas de trouble ou de bataille, Mme la comtesse était supérieurement placée pour défendre les droits de sa pupille. Et pour ce qui regardait son dévouement, nul n’avait prétexte à soulever l’ombre d’un doute.

On lui savait gré, même, dans une certaine mesure, de s’être entourée d’hommes d’affaires ; car ces figures un peu hétéroclites qu’on rencontrait chez elle ne pouvaient être que des hommes d’affaires. Quand les entreprises politiques sont défendues à un parti, éloigné du pouvoir, les luttes du travail privé lui restent. Sous le règne de Louis-Philippe, le faubourg Saint-Germain fut spéculateur. Et Dieu sait qu’il s’en souvient. Cela ne lui réussit pas.

Mme la comtesse, on vous l’a dit déjà, n’avait point de confidents. Elle tenait conseil avec elle-même et agissait de ses propres mains. Ses aides, quand elle en voulait user, étaient des hommes à la journée, des maçons de quelques heures qui taillaient la pierre ou maniaient la truelle, sans connaître le plan de l’édifice à bâtir.

Elle avait eu, dans sa vie, non pas un associé, mais un maître : M. Lecoq. Ce maître l’avait gênée. Il était mort.

Nous l’avons vue toute jeune et manquant de moyens pour agir. L’ambition la dévorait déjà ; elle avait déjà toute son audace.

Nous l’avons retrouvée puissante et grandie par un succès qui était l’œuvre de cette audace.

Sa force était là : dans l’audace froide, indomptable, aveugle peut-être.

Car il est bon parfois de ne pas voir l’obstacle, cela fait oser.

Les vieux marins de nos côtes ont coutume de dire que si l’on connaissait toutes les roches cachées à fleur d’eau, pas un navire n’oserait orienter sa voile. Ce n’est pas l’avis des savants ingénieurs qui dressent les cartes sous-marines ; mais les vieux matelots n’ont pas suivi les cours de l’École polytechnique. Et au fait, contre l’écueil connu, souvent on se brise.

Il y avait longtemps que Mme la comtesse conduisait sa barque au milieu des écueils.

Quoi qu’elle pût entreprendre sur cette mer, la belle, l’élégante, la noble pirate, on pouvait être sûr d’avance qu’elle ne suivrait point la route large et facile, tracée par l’hydrographie. Elle avait foi en son étoile qui jamais ne l’avait trahie ; elle avait foi surtout en sa force éprouvée que n’entravait aucun préjugé, que n’alourdissait aucun contrôle. N’est-ce pas là, en définitive, ce qui remporte les victoires impossibles ?

Nous entrons à l’hôtel de Clare dans la soirée du mardi 3 janvier 1843, à peu près à l’heure où les anciens clercs de l’étude Deban, le roi Comayrol en tête, quittaient le salon du bon Jaffret pour rentrer à leurs domiciles respectifs et y prendre leurs costumes de bal. Aucun d’eux n’était sans inquiétude, car aucun d’eux ne savait au juste ce que Marguerite allait exiger — et oser.

On achevait à l’hôtel de Clare les derniers préparatifs de la fête, qui promettait d’être splendide. Le perron, transformé en bosquet de plantes exotiques dont les hautes tiges laissaient pendre leurs fleurs parfumées, recevait son illumination, ainsi que les larges escaliers et le vestibule qui était un jardin des Tropiques.

Les salons, les galeries, tout l’espace enfin réservé au plaisir, allaient éclairant tour à tour leurs magnifiques décorations, sous la main d’un peuple d’ordonnateurs et de valets.

Tous ces gens avaient le cœur à la besogne, parce que c’était beau, hautement et réellement beau. On allait, on venait ; les officiers généraux de cette armée tâchaient de mettre de l’ordre dans ces suprêmes évolutions, où la horde des pourvoyeurs du buffet, les bataillons de Blanche et de Chevet amenaient une confusion momentanée.

Il y avait un mot qui courait dans cette cohue préliminaire. Au fond, la nouvelle annoncée était à peu près indifférente à tout ce monde, mais elle frappait tout ce monde par le contraste. Au milieu des fastueux préparatifs de la joie, on parlait d’un deuil, on disait : M. le comte est bien malade !

M. le comte du Bréhut de Clare, le maître de la maison !

M. le comte était bien malade !

Pas assez, pourtant, paraîtrait-il, pour obliger à contremander la fête au dernier moment.

Qu’avait-il, ce Monsieur le comte que personne ici ne connaissait bien, car il vivait solitaire, et l’on ne recevait d’ordres que de Mme la comtesse ? Un malaise qui durait depuis longtemps : on l’avait toujours vu passer blême et triste.

Il y a des gens qui savent tout. Les antichambres sont des salons surnuméraires, et les ouvriers du luxe, sans faire partie de l’antichambre, la côtoient. Ils ont un écho des mystères du monde.

Quel étrange Figaro on éditerait avec ces rédacteurs !

L’antichambre ne disait pas ce qu’avait M. le comte, mais elle parlait du vicomte Annibal et de jalousie. M. le comte aimait sa femme à la passion. Et quoiqu’elle eût fait sa première communion du temps de Louis XVIII, à leur estime chronologique, elle en valait encore bien la peine. Quelle femme pour porter la toilette !

L’antichambre parlait aussi de ces « hommes d’affaires » qui venaient prendre le thé deux fois par semaine. L’antichambre faisait la même remarque que nous. Les affaires réussissent rarement aux gentilshommes.

Elle parlait encore de certaines scènes, surprises par des trous de serrure. On avait entendu quelquefois M. le comte parler haut, et il avait alors une voix qui faisait peur. C’était un homme à casser les vitres ou les têtes, — mais pas souvent et pas longtemps.

Bref, il avait eu de la peine, M. le comte, et il était bien malade.

Voilà le vrai.

Et à cette heure où les préparatifs de la fête s’achevaient, il était là-haut dans sa chambre, au-dessus du billard métamorphosé en paradis. Il était dans son lit ; il suait la fièvre. Trois grands médecins étaient venus dans la journée, et ressortis avec des figures de circonstance. Il ne devait rien voir, le pauvre homme, des féeriques splendeurs de cette nuit.

Le médecin ordinaire, le docteur Samuel, avait fait aussi sa visite, mais celui-là ne comptait point. Je ne sais ce qui inspire la confiance ; le docteur Samuel n’inspirait pas la confiance. L’antichambre, malade, n’aurait point voulu se laisser soigner par le docteur Samuel.

Enfin, un dernier médecin, un nouveau, avait passé, pour la première fois, la veille au soir, le seuil de l’hôtel de Clare ; quel que soit l’élément mystérieux qui dégage la confiance, celui-là le possédait au degré suprême. Rien n’est beau, je le déclare, comme la gloire d’un médecin. Il semblerait que ces nobles renommées, assises à la fois sur tous les degrés de l’échelle sociale, ne puissent exister sans la bienfaisance et le dévouement. Il y en eut comme cela, il y en a encore. Leur nom est parmi le peuple illustre comme dans le pauvre peuple. Hélas ! quel puissant niveau que l’agonie ! La famille d’un prince expirant s’agenouille, quand ce prince est aimé, devant la science secourable, comme l’indigente couvée foisonnant autour du lit mortuaire de l’humble travailleur. La différence n’est que dans l’énergie des espérances ou des regrets, et qui oserait sonder ces secrets, mesurer cette différence ?

Le docteur Abel Lenoir était de ces privilégiés, bienfaiteurs des grands et des petits, partageant les heures de sa journée trop courte entre les palais et les masures, en passant par cette galerie de misère où il était dieu : l’hôpital. Sa réputation européenne n’avait point cette tache que les yeux jaloux découvrent dans le disque même du soleil. Avec son immense talent et sa clientèle immense, il restait riche des six mille francs de rentes que lui avait laissés son père.

Nous l’avons vu, dès les premières lignes de ce récit, au chevet de la malade indigente qui était la veuve du duc de Clare.

Nous le connaissons, et si notre histoire, en son chemin, ne l’a plus rencontré jamais, c’est qu’il marchait rarement dans nos sentiers de plaisirs ou d’affaires.

Nous le retrouvons ici parce qu’un homme était couché sur son lit de souffrance.

Ouvriers et domestiques disaient justement au rez-de-chaussée de l’hôtel :

— Si celui-là ne sauve pas M. le comte, c’est qu’il n’y a plus rien à faire !

Le docteur Abel Lenoir était en effet assis auprès de Chrétien Joulou du Bréhut et lui tâtait le pouls, les yeux fixés sur sa montre à secondes.