Cœur d’Acier/Partie 3/Chapitre 02

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 457-468).


II

Le docteur Abel Lenoir.


C’était une chambre vaste et largement aérée. Deux grandes lampes placées sur la cheminée de manière à ne pas offenser la vue affaiblie du malade l’éclairaient. Le comte du Bréhut de Clare était couché dans un lit carré à colonnes qui tenait le centre d’un réduit trop grand pour porter le nom d’alcôve, et dont le sol, rehaussé d’une marche, était séparé de la chambre par une galerie à jour.

Auprès de lui et debout se tenait Mme la comtesse, en costume de ville, mais toute coiffée pour le bal et portant dans les belles masses de ses cheveux noirs des diamants montés sur vermillon, des rubis, du corail et des amarantes pour figurer la lave en fusion (vous savez qu’elle devait être en volcan). Son sourire affectueux et triste était parfaitement de circonstance, mais contrastait un peu avec sa bizarre coiffure.

Le docteur Abel Lenoir était assis comme nous l’avons dit, tenant d’une main le poignet du malade, de l’autre sa montre à secondes. Il avait peu changé pendant ces onze années. C’était bien toujours le même visage franc et grave. Seulement, quelques fils d’argent couraient parmi ses cheveux, et sous son paletot, qui n’avait point de décoration, on voyait à la boutonnière de sa redingote fermée la rosette de la Légion d’Honneur.

Ses yeux intelligents et clairs allaient plus souvent au front dévasté du malade qu’aux aiguilles de sa montre.

Le malade était demi-relevé sur son séant. Il avait la tête inclinée à droite et les yeux fermés.

— Je vous en prie, Chrétien, dit la comtesse, donnez-moi la permission d’envoyer chez tous nos amis, et que cette fête n’ait point lieu ce soir !

— La fièvre est forte, murmura le docteur.

Les lèvres du malade s’entr’ouvrirent.

— La permission ! répéta-t-il.

On n’aurait point su distinguer s’il y avait dans la répétition de ce mot l’effort d’un esprit affaibli qui cherche à comprendre, ou un reproche amer et douloureusement sarcastique.

Le docteur demanda :

— Sommes-nous au-dessus de l’orchestre ?

— Non, répondit Marguerite, l’orchestre sera très loin : au centre de l’hôtel.

— Dansera-t-on dans la chambre au-dessous ?

— Non, certes. On peut même la fermer.

Le docteur regardait toujours le malade dont les paupières ne se soulevaient point.

— Inutile, Madame, décida-t-il après réflexion. Cette fête ne peut empirer l’état de M. le comte, à moins…

Il s’arrêta.

— À moins, acheva-t-il, répondant au regard interrogateur de Marguerite, que cette fête ne le contrarie en quoi que ce soit.

Marguerite joignit ses belles mains.

— Seigneur Dieu ! murmura-t-elle, contrarier mon pauvre mari !

Le docteur s’inclina froidement. Le comte prononça avec fatigue :

— Non, non, cette fête ne me contrarie pas ; au contraire.

Il y avait de l’hésitation dans le regard du docteur.

— Madame, dit-il, ce qu’il faut pour écrire, je vous prie. Je vais formuler une ordonnance.

Le bureau du comte était à l’autre extrémité de la chambre. La comtesse fit signe au docteur de s’en approcher.

— Que pensez-vous ? demanda-t-elle à voix basse, pendant qu’elle ouvrait le tiroir où était le papier.

— Maladie du cœur, répondit le docteur Lenoir, état nerveux, spasmodique, grand abattement moral… qui doit avoir une cause, Madame.

Ses yeux, à leur tour, interrogeaient.

Le regard de Marguerite, ouvert et ingénu, n’exprimait qu’une chose : sa profonde douleur.

— Je ne lui sais point de peine, murmura-t-elle. J’ai beau chercher.

— Bien, Madame, l’interrompit le docteur. C’est, alors, qu’il n’en a pas.

Il s’assit devant le bureau.

— Docteur, poursuivit Marguerite timidement, nous sommes riches ; à celui qui sauverait mon pauvre mari je donnerais la moitié de ma fortune.

La plume du docteur Lenoir, qui déjà courait sur le papier, s’arrêta. Il releva la tête et Marguerite baissa les yeux devant son bon et sincère sourire.

— Madame, dit-il, ce serait accomplir un devoir… Mais, nous autres médecins, nous faisons de notre mieux, sans avoir besoin de pareilles récompenses.

— Est-il en grand danger ? balbutia Marguerite qui pleurait de vraies larmes.

— Oui, Madame.

— Se pourrait-il que, cette nuit même ?…

Mme la comtesse ne termina point sa phrase.

Le docteur se remit à écrire et répondit, ce faisant, d’un ton lent et froid :

— Non, Madame… à moins que…

C’était la seconde fois qu’il s’arrêtait sur ce mot.

Mais la première, il avait achevé sans qu’on l’interrogeât.

— À moins que ?… répéta Marguerite avec anxiété.

— Madame, dit le docteur, voici l’ordonnance. Qu’elle soit suivie de point en point. Je reviendrai demain à midi.

— Si tard ! s’écria la comtesse. La nuit entière sans vos conseils !

Puis, tout son visage brillant d’espoir :

— Mais, poursuivit-elle, vous ne voyez donc pas notre cher malade du même œil que vos confrères ?

— Si fait, Madame, prononça tout bas M. Lenoir : de deux choses l’une, ou ceci arrêtera le mal — il pointait l’ordonnance — ou les choses iront très vite, désormais. C’est pair ou non.

Un large soupir souleva le sein de la comtesse. Le docteur prit ses gants et son chapeau pour se retirer.

— Ne vous en allez pas encore, docteur, dit le comte d’une voix si faible qu’on avait peine à l’entendre.

Marguerite précéda le docteur, qui se rapprocha du lit aussitôt.

— Que voulez-vous, Chrétien ? demanda Marguerite.

— Je veux parler en particulier à M. Lenoir, répondit le comte.

Elle se pencha sur lui. Pendant qu’elle était ainsi, la lumière oblique des lampes caressait les belles lignes de son profil perdu. Le docteur la regardait et songeait.

Il n’entendit pas ce qu’elle murmura à l’oreille du malade ; mais celui-ci prononça distinctement :

— Je veux te voir avec ce costume. Je ne t’ai jamais tant aimée !

Vous eussiez dit que le docteur ne s’attendait pas à entendre ici des paroles d’amour. Son visage exprima une profonde surprise, où il y avait de la pitié.

Marguerite parla encore, puis le malade murmura :

— Ne crains rien de moi ; je mourrai comme j’ai vécu : ton esclave !…

— Et mon maître, à ce qu’il paraît ? fit la comtesse qui se releva en riant. Docteur, se reprit-elle, je lui proposais de passer la nuit près de lui. Il ne veut pas. Je vous laisse ensemble.

Elle envoya un baiser à son mari et ajouta en passant auprès de M. Lenoir :

— Sa tête, docteur, sa pauvre tête ! c’est la première fois que je lui vois le délire !

Ses beaux yeux étaient pleins de larmes : toujours de vraies larmes.

— Il m’a dit… poursuivit-elle d’une voix étouffée par les sanglots.

Mais elle n’acheva pas et serra fortement la main du médecin en balbutiant :

— Nous étions un ménage d’amour, Monsieur Lenoir, onze années de bonheur pour arriver à ce dénouement horrible… horrible ! Ce malheureux va mourir fou ; ne t’impatiente pas, bon ami, s’interrompit-elle. Je t’apporterai moi-même la potion. Ah ! Monsieur Lenoir, si vous pouviez lire dans mon cœur !

Sa main pressa encore une fois celle du docteur, et elle sortit.

Le comte attendit un instant, puis il ouvrit ses yeux agrandis et caves :

— Mettez-vous près de moi, docteur, je vous prie, dit-il. Tout près.

M. Lenoir prit son siège et le rapprocha. Le malade poursuivit, comme on songe tout haut :

— Elle va apporter la potion… elle-même !

— Elle l’a promis, répliqua le docteur.

— Elle-même ! répéta le malade qui regardait le vide fixement.

— Préféreriez-vous que la potion fût apportée par un autre ? demanda M. Lenoir.

Le malade ne répondit point.

— Il me semble, dit-il tout à coup, que si je revoyais le vieux pays, là-bas, autour du manoir… la grande cour mouillée où ma mère venait jeter le pain aux poules… l’avenue au bout de laquelle était la croix… les champs étroits et bordés de haies énormes qui font ressembler de loin toute la paroisse à une forêt, et qui vont, descendant la montée jusqu’aux prés noyés, le long de la rivière ; il me semble que je respirerais, que j’espérerais, que je vivrais !

— L’air natal produit cet effet, parfois, repartit le docteur. Quel est votre pays ?

— La Bretagne.

— Les Bretons aiment leur clocher…

— Moi, j’aime le souvenir de mon père et de ma mère, interrompit le comte avec force.

Il y eut un silence. Le malade reprit d’une voix plus faible :

— Et j’ai encore les deux vieilles sœurs, qui sont restées chez nous. Mon père était un gentilhomme, Monsieur Lenoir ; ma mère était une sainte. Moi, j’ai fait le mal, j’avais oublié tous ceux-là qui m’aimaient tant… Oui, oui, j’ai fait le mal !

Il referma les yeux.

Le bruit des derniers préparatifs de la fête montait, confus et sourd. On entendait parfois sortir de ces vagues bourdonnements un coup de marteau, la note d’un instrument qu’on accorde ou un soudain éclat de rire.

— Peut-on guérir un homme, demanda brusquement le comte, un homme bien malade… aussi malade que moi… et qui ne dit pas tout à son médecin ?

— Oui, répliqua M. Lenoir, quand le médecin devine les choses que le malade ne lui dit pas.

Un regard cauteleux glissa entre les paupières demi-closes de Chrétien Joulou.

— Est-ce que je suis poitrinaire ? interrogea-t-il encore.

— En aucune façon, Monsieur le comte. Vous avez une névrose affectant spécialement le péricarde et les bronches. Votre toux est purement spasmodique.

Le malade secoua la tête et murmura :

— Je ne comprends pas ces mots-là. Est-ce que vous avez deviné ce que je ne vous ai pas dit, vous, Monsieur Lenoir ?

— Assurément, repartit le docteur.

Joulou se leva sur son séant avec la vivacité d’un homme en santé et ouvrit ses yeux tout grands :

— Ah ! fit-il ; assurément ! Vous avez dit : Assurément !

Le docteur continua :

— Monsieur le comte, vous êtes empoisonné !

La face de Joulou devint livide, pendant qu’il balbutiait par deux fois :

— Qui vous a dit cela ? qui vous a dit cela ?

— Personne ne m’a dit cela, Monsieur le comte ; mais voilà vingt ans que j’étudie l’âme des hommes pour guérir leur corps.

— Si vous saviez comme je l’aime ! murmura Joulou qui se tordait les mains sous sa couverture.

— Je sais comme vous l’aimez, prononça lentement M. Lenoir.

Les yeux du malade exprimèrent un effroi soudain.

— Quoi qu’il arrive, ne l’accusez pas ! balbutia-t-il. J’ai fait mes devoirs de religion ; je suis réconcilié avec Dieu qui pardonne tout… tout ! Je veux bien mourir ! Je suis content de mourir, moi.

— Avez-vous autre chose à me dire ? demanda le docteur Lenoir.

— Je voudrais savoir avec quoi elle m’a empoisonné, gémit le malheureux en ramenant son drap sur son visage, baigné de sueur froide.

— Alors, aidez-moi, Monsieur le comte, nous allons chercher ensemble.

— Chercher ! répéta Joulou. Est-ce que la médecine ne reconnaît pas les traces ?

— Il n’y a pas de traces en vous.

— Elle a la beauté d’un ange, docteur ; elle a l’intelligence d’un démon. Elle aura inventé quelque nouveau poison…

— Peut-être, dit M. Lenoir qui avait aux lèvres ce bon sourire à l’aide duquel on calme les enfants.

Joulou s’étonna de ce sourire qui le frappait vivement et lui faisait du bien.

— Pensez-vous qu’elle ait des complices ? demanda le docteur.

— Non… pas pour cela.

— Et pour autre chose ?

Le docteur garda le silence.

— Jurez-moi que vous ne lui ferez point de mal ! intercéda Joulou d’un ton suppliant. L’idée qu’on pourrait toucher un cheveu de sa tête me torture !…

— Et cependant, prononça le docteur tout bas, l’idée de la tuer vous vient souvent.

— Oh ! souvent, souvent, s’écria le malade qui prit sa tête à deux mains. Elle a fait de moi une si misérable créature !

— Monsieur le comte, reprit Lenoir gravement, je suis un médecin. Tout ce qu’on me dit reste entre le malade et moi.

Le comte lui tendit sa main tremblante et froide.

— Pour vous empoisonner, continua le docteur, il a fallu mêler à vos mets ou à votre boisson une substance quelconque. Cela ne se peut faire sans certains gestes qui donnent des soupçons… Ces soupçons, vous les avez eus ?

— Oui… et ces gestes je les ai vus.

— En quelles circonstances ?

— Les soirs… quand nous prenions le thé avec… avec des gens qu’elle connaît, et moi aussi…

— Et moi aussi, peut-être, fit le docteur d’un accent étrange.

Joulou ne dit plus rien.

M. Lenoir souriait toujours.

— Et le breuvage vous semblait-il amer ? questionna-t-il encore.

— Je me disais, murmura Joulou : ce sont des idées folles… car il y a des moments où elle m’aime, elle aussi, avec passion, avec délire !

— Et pour vous dire ainsi : ce sont des idées folles, spécifia le docteur ; quelle saveur étrangère distinguiez-vous dans le breuvage ?

— Aucune.

Le docteur rapprocha son siège davantage.

— Monsieur le comte, reprit-il en baissant la voix, il y a bien longtemps que je vous connais, et bien longtemps que je connais votre femme.

Le regard de Joulou prit une expression de méfiance.

— N’ayez jamais frayeur de moi, continua le docteur. Je puis travailler pour réparer le mal que des gens mauvais ou égarés ont pu faire : jamais pour punir, ce n’est pas mon métier… Et ne vous étonnez pas trop, Monsieur le comte, il y a en ce monde mille routes qui se côtoient de très près sans jamais se croiser. Chaque homme ici-bas est entouré de témoins clairvoyants dont il ne soupçonne ni l’attention, ni la présence. Si on ne m’avait pas appelé, je ne serais pas venu, et pourtant je pesais d’un grand poids dans la destinée de cette maison. Il est heureux pour vous, Monsieur le comte, que vous soyez dans votre lit à l’heure où nous sommes… Je vous le répète : n’ayez point frayeur de moi, je ne vous veux pas de mal.

Non seulement Joulou, le pauvre malheureux, n’avait pas frayeur, mais il ne comprenait point. Ces paroles mystérieuses glissaient sur son intelligence engourdie.

Il tressaillit, quand le docteur ajouta tout-à-coup :

— Votre breuvage n’avait aucune saveur étrangère, parce qu’il n’y avait rien dans votre breuvage, et pourtant, sans moi, vous alliez mourir empoisonné.

Le malade dardait sur lui le regard de ses yeux fixes.

— Elle veut être duchesse de Clare, vous saviez cela, n’est-ce pas ? prononça M. Lenoir d’une voix basse et cependant pénétrante.

De grosses gouttes de sueur perlèrent aux tempes de Joulou.

— Il y a, poursuivit le docteur, un étrange mot qui reste obstinément dans votre mémoire. Je vous dis que certains sentiers se côtoient… se côtoient de bien près ! Une nuit que vous étiez ivre à l’hôtel Corneille, j’étais, moi, au chevet d’un pauvre jeune étudiant qui payait cher quelques pauvres fredaines, et je sortais de la chambre d’une malheureuse femme dont vous aviez poignardé le fils…

Joulou poussa un grand cri :

— Sur mon honneur et sur ma foi en Dieu ! lui dit le docteur Lenoir, qui se leva, vous n’avez rien à redouter de moi. Je suis ici pour vous rendre la santé, non point pour autre chose.

Mais la terreur restait peinte sur les traits décomposés de Joulou.

— Elle vous avait empoisonné déjà, Monsieur le comte, reprit Lenoir qui lui toucha le front de sa main droite étendue en le regardant fixement, — dès ce temps-là.

Le malade laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et l’aspect convulsif de son visage changea comme si un vague bien-être était entré en lui.

— Merci, murmura-t-il. Oh ! non ! vous ne me voulez point de mal !

— Du chevet de ce pauvre étudiant, poursuivit le docteur, j’entendis un mot, un mot bizarre qui me frappa. Vous disiez : Je suis le PREMIER MARI de Marguerite…

La poitrine de Joulou rendit un gémissement et le docteur acheva :

— Dans votre breuvage, Monsieur le comte, il n’y avait rien, sinon ce mot-là. Marguerite Sadoulas n’est pas une empoisonneuse vulgaire. Elle tue à l’aide d’une arme invisible, subtile, sûre, qui ne laisse point de traces. L’autopsie qui ouvre la poitrine d’un mort n’y saurait retrouver ni la pensée, ni la parole. Et cependant, avec la parole, avec la pensée, Monsieur le comte, l’homme le plus robuste peut être assassiné !

Joulou songeait, plus tranquille, mais morne et harassé de son travail mental.

— Vous l’avez appelée Marguerite Sadoulas, murmura-t-il.

— Ne vous ai-je pas dit, répliqua le docteur amèrement, que je connaissais dès longtemps votre femme ? Il vint à Paris, voilà de cela treize ans, un pauvre joyeux enfant qui était officier de marine. On le nommait Julien Lenoir…

— Julien ! fit Joulou en un spasme. Julien Lenoir ! c’était votre frère !

— Marguerite Sadoulas était bien belle alors, vous souvenez-vous ? continua le docteur. Il y eut un combat extravagant entre deux jeunes gens, braves jusqu’à la folie ; sur une table de café, où chacun d’eux avait juste la place qu’il fallait pour tuer ou pour mourir… Vous avez dit vrai, Monsieur le comte, Julien Lenoir était mon frère, et sa mort a été le grand deuil de ma vie.

— Savez-vous le nom de son adversaire ? murmura le malade d’une voix plaintive et brisée.

Le docteur se pencha sur lui et lui donna par deux fois l’accolade fraternelle en disant :

— Celui qui tomba au coin de la rue Campagne-Première et du boulevard Montparnasse, il y a onze ans, dans la nuit du mardi-gras au mercredi des Cendres, ne vous a-t-il pas déjà pardonné ?

— Oh ! fit Joulou défaillant, vous savez tout ! et Marguerite est perdue !

Il y eut une fierté sereine dans le regard de M. Lenoir, pendant qu’il répondait :

— Je vous l’ai dit déjà une fois : mon rôle n’est pas de punir. Si cette femme n’est pas en travers de mon chemin, quand il me faudra passer pour bien faire, qu’elle aille saine et sauve, et qu’elle ait le temps de se repentir !

— Elle se repentira ! s’écria Joulou. Elle se repent déjà ! nous avons causé… Si vous saviez quels trésors de tendresses il y a dans cette âme tourmentée, que l’enfer semble habiter à de certaines heures ! Pour la connaître, il faut avoir longtemps vécu près d’elle, et vous n’avez vu d’elle que les sanglants côtés de sa vie…

M. Lenoir dit froidement :

— Je vous vois sur ce lit, à trente-quatre ans, ressemblant à un vieillard qui meurt de son grand âge, vous, Joulou du Bréhut, le fils d’une race où l’on vit jusqu’à cent ans !

— Écoutez, fit le malade, qui joignit ses pauvres mains ; elle a été bonne pour moi, ces derniers jours… Demandez à la princesse d’Eppstein ! Je ne suis pas suspect envers celle-là qui m’a rendu ma conscience. Elle n’a jamais fait de mal, jamais, entendez-vous, à Nita de Clare. Savez-vous ce qu’elle a imaginé ? C’est un noble et beau dessein : unir les deux jeunes gens, Nita et ce Roland, qui a droit à toute la fortune. Elle me l’a dit…

— Et vous l’avez crue ! murmura le docteur qui songeait.

— Comment ne pas la croire ? s’écria naïvement Joulou. Elle se sent vaincue, elle a peur, elle veut acheter son pardon.

— Il n’est pas dans la nature de Marguerite Sadoulas de se croire jamais vaincue, pensa tout haut le docteur.

— Vous êtes son ennemi, Monsieur Lenoir, insista Joulou, et vous avez le droit de la juger sévèrement ; mais je vous jure qu’elle est bien changée !

— Tout à l’heure vous disiez, objecta le docteur, et votre voix avait un accent singulier : elle va apporter la potion, — elle-même.

— Oui, certes, mais ma tête est si faible ! Et vous-même aussi, n’avez-vous pas répondu à ces craintes puériles ? Je me croyais empoisonné. Je ne le suis pas !

— Vous l’êtes !

— Pas comme je l’entendais.

— Vous l’êtes ! répéta le docteur durement.

— Eh bien ! s’écria le malade, le rouge aux joues et l’œil brillant, je la défendrai, Monsieur Lenoir, je la défendrai, fût-ce contre vous ! Elle m’a rendu sa tendresse, elle m’a dit ses secrets, elle a confiance en moi…

— Depuis trois jours !

— Qu’importe le temps ?

— Le temps importe, Monsieur le comte, l’interrompit Lenoir en lui fermant la bouche d’un geste plein d’autorité. Le temps importe, et le mien ne m’appartient pas. Vous êtes empoisonné. J’ai vainement essayé d’adoucir l’amertume du contre-poison qu’il vous faut boire. Marguerite Sadoulas veut être duchesse de Clare ; elle le veut aujourd’hui plus qu’hier. Marguerite Sadoulas me demandait tout à l’heure si vous vivriez encore demain à midi. Elle est pressée. Et en quittant cette chambre, ceci est pour appuyer les preuves de confiance qu’elle a pu récemment vous prodiguer, elle avait une telle frayeur de ce que vous pourriez me dire qu’elle m’a glissé à l’oreille et comme on met un écriteau au-devant des rues défoncées : N’écoutez pas ce malheureux qui va mourir fou !…