Cœur en détresse/4

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Victor-Havard (p. 71-133).

IV

Germaine venait d’entrer. Elle avait couru dans le foin déjà haut, dont elle apportait la bonne fragrance. Elle avait gardé de sa promenade comme une fraîcheur neuve qui lui seyait à merveille ; et elle se hâtait, les pommettes colorées, un peu décoiffée, la bouche entrouverte illuminée par des dents riantes, toute fringante et rougissante de voir que des yeux la scrutaient.

Il déplut à Jacques qu’elle eût les cheveux un peu épars sur le cou.

Gervel, lui, souriait avec bonté. Il était resté quelque chose du prêtre en lui. Il lui semblait aussi qu’il était un peu Christ à sa façon et que ce sourire était plein de pardon pour Marie-Madeleine. L’ex-précepteur ne pouvait, du reste, se défendre d’une naturelle sympathie pour cet être tout d’impulsion, vif et mobile, facile aux joies imprévues, aux mélancolies subites, qui, dans ce vieux château, apportait soudain tant de mouvement avec tant de variété et de caprices…

— Qu’il fait chaud ! J’ai tant couru que j’en suis étourdie, dit-elle.

— À la poursuite d’un papillon, je gage ! fit Jacques.

Mais il ne s’intéressait guère à l’aventure. Les lèvres de Germaine, à présent, l’occupaient, seules. Il voulait en voir le mouvement. Son attention restait blottie aux commissures, ou s’attachait à la couleur de cette bouche faite pour les baisers.

Jamais la jeune femme n’avait été aussi bavarde : un afflux de paroles vaines, mais joyeuses, sautillantes, dont elle-même se grisait.

Le comte dont la pensée, par je ne sais quelle association d’idées, s’était reportée aux sottes vexations dont il souffrait secrètement, songea qu’il n’aurait, peut-être, pas dû ramener la petite Mirvel dans ce castel austère, dans ce hameau stupide.

L’aimait-il donc ? Ou n’était-ce qu’un caprice de sa réflexion ballottée sur le remous des sensations ?

Il lui sembla que la présence de cette femme fluait en lui, qu’une immense tendresse lui envahissait le cœur. Le désir naissant en sa chair engendrait des rêves d’intense volupté, où se donnaient carrière toutes les fureurs de la sensualité. La passion l’enveloppait.

Gervel venait de se retirer. Il avait vu l’œil allumé du comte :

— Plus tard ! songea-t-il. Après les amours, l’Amour, peut-être, quand il sera redevenu un homme libre… Après les prodigalités de la chair, celles du cœur… Mais le cœur, lui, est inépuisable…

— Germaine, disait l’amant, il fait clair à souhait aujourd’hui. Veux-tu que nous allions aux lucarnes de la grande tour, voir le panorama dont, hier, parlait Gervel ?

Elle lui sauta au cou.

— Combien de marches à gravir ? dit-elle.

— Seulement cent soixante.

— D’une traite ! fit-elle, et elle s’élança.

— Je t’attendrai en haut, cria-t-elle encore.

Il essaya de la rattraper ; mais il manquait de souffle. Il se dit qu’il lui laisserait la joie d’une victoire facile. Il l’entendit bondir dans le vieil escalier poudreux.

Il la rejoignit devant une porte close, qui donnait sur une plate-forme, une porte qui semblait celle d’une prison souterraine. Il la vit haletante, et lui-même dans le silence entendit le battement de ses artères. Il la baisa sous l’oreille dans le cou, qu’il sentit moite de sueur, et il s’affola. Je ne sais quelle atmosphère magnétique les enveloppait.

Il y avait là sur l’étroit palier un amas de vieilles tentures, mise-bas des salons du château, du temps des réceptions seigneuriales. Ils s’y laissèrent choir.

— Sommes-nous fous ! nous voilà tout en eau, dit-il.

— Comme tu dis cela d’un ton lugubre ! répondit-elle.

Il voulut l’attirer tout près de lui.

— Non, dit-elle, j’étouffe.

Il pensa à regarder le paysage. Il vit que le ciel commençait à moutonner.

… Lorsqu’ils redescendirent, de gros nuages montaient, voilant le soleil couchant, et un vent frais soufflait, précurseur de l’orage. Et, comme, la voyant soudain, un peu tremblante et pâle, relever le col plat, garni de dentelles, de son corsage de satin bleu clair, il lui demandait, gouailleur :

— C’est donc le torticolis, que tu redoutes ?

— Oui, répondit-elle, pensive ; que j’ai donc froid, mon Dieu !

Il lui proposa une marche accélérée dans le parc, pour se réchauffer. Ils allèrent, durant dix minutes, nerveusement sous le ciel menaçant : des souffles erraient ; d’éblouissants éclairs fulguraient.

— Rentrons, il n’est que temps ! dit-il.

Ils rebroussèrent chemin. Mais la pluie creva, subite, avec un fracas énorme ; ce fut un déluge. Ils s’élancèrent éperdûment vers le château. Quand ils y parvinrent, en un clin d’œil, ils étaient déjà ruisselants, comme au sortir d’un bain.

Le soir, en des vêtements secs, sous les feux du grand lustre, dans l’antique salle à manger, elle frissonna encore, et une épouvante sourde la poignait autour du cœur.

Et le lendemain encore, elle frissonna à plusieurs reprises.

… Vers la fin de cette nuit-là, Germaine s’éveilla, comme on s’éveille au sortir d’un pénible cauchemar. Une sueur d’angoisse lui perlait au front et comme une anxiété terrible pesait sur elle. Elle eut la sensation qu’un étau lui serrait les côtes et les meurtrissait.

La veilleuse crépitait pour mourir. La jeune femme eut peur. Elle enfouit sa tête dans la tiédeur des draps, et les liens invisibles qui l’enchaînaient au sommeil, se renouèrent momentanément.

Quand le grand jour lui fit rouvrir les yeux, la fièvre la brûlait, l’étau pressait plus fort, la dyspnée l’étreignait. Son épouvante se fit aigüe et se traduisit, tandis qu’elle se mettait sur son séant comme pour échapper à l’oppression, en une plainte sifflante qui fit accourir le comte près d’elle.

Jacques ne douta pas que ce ne fût une grave maladie qui se déclarait : une fluxion de poitrine ou une pleurésie.

Le médecin aussitôt avait été mandé. Mais apparemment, il n’arriverait à Mavesée que vers midi. L’impatience de l’amant s’accroissait d’instant en instant.

Le mal, du reste, semblait empirer. C’était maintenant un halètement spasmodique qui soulevait la poitrine de la malade, et déjà une toux râpeuse et aigre lui raclait douloureusement les bronches.

— Nous avons été bien imprudents, l’autre soir, soupira-t-elle, en levant ses pauvres yeux vitreux vers le jeune homme atterré.

Il secoua la tête, la gorge pleine de sanglots. Il était désemparé. La souffrance objective ne lui faisait plus horreur, et devant celle de sa maîtresse il ne restait pas indifférent. Il la maudissait, sans y compatir, parce qu’elle venait à l’encontre de ses désirs.

Durant dix jours l’état de Germaine fut alarmant. La toux la terrassait et déterminait chez elle l’alternance d’une horripilation nerveuse avec un immense abattement.

Jacques se consumait d’inquiétude ; il subissait l’angoisse de l’inconnu. Le vague des réponses des médecins le rendait fou. Qu’avait-elle au juste ? Il s’accablait de reproches. Il avait l’âme brouillée de ses pensées.

Tout cela aussi lui enfiévrait le sang ; il en vint à un état de souffrance nerveuse insupportable. Un jour, en passant devant une glace, il se vit affreusement pâle, les yeux meurtris, la figure toute crispée de lamentable impuissance et de cruelle attente…

Ce furent des jours longs et mornes…

Gervel se dépensa sans compter, auprès de son ancien élève. Et jamais son dévouement et le réconfort de sa présence et de ses paroles ne furent aussi précieux au comte, ni aussi ressentis.

Colas et Maïanne secoués du fond de leur quiétude, avaient, dès le début de ce désarroi, perdu la tramontane. Ils allaient presque grotesques en leur trouble par les grandes salles du château, pauvres ardélions que suppléaient dans leur coutumière besogne deux fortes campagnardes, embauchées par Gervel, et une nonne infirmière, qui ne quittait pas Germaine.

Celle-ci avait bientôt été maîtrisée par le mal ; elle avait dû s’abandonner, vaincue. Elle avait senti dans sa chair les griffes de la souffrance ; elle s’y était comme résignée.

Mais, lentement, au sortir des accès de fièvre, une idée s’était embusquée au fond de sa conscience, puis insensiblement cette idée s’était précisée davantage ; et, toujours abominable, hallucinante, elle se dressait, matin et soir ou plutôt à chaque heure, comme un monstre dans les ténèbres : l’idée de l’horreur physique possible.

La mort où l’on repose, qu’importe ? Mais la laideur des convalescences ou, peut-être, des jours futurs indéfiniment ! Mais la flétrissure du teint, le ternissement des prunelles, l’écœurement de la bouche pâlie, des os qui saillissent, des veines bleuâtres qui marquent la peau livide, enfin la ruine de la beauté, oh ! n’est-ce pas la vraie mort, cela ? N’est-ce pas la mort, non celle qui frappe, subite comme la foudre, mais celle qui vous guette, qui dure, qui désagrège lentement, qui fait assister l’âme à la décadence du corps ?…

Elle songeait que, laide, il ne l’aimerait plus. Oh ! cette pensée que ses baisers se détourneraient de sa triste guenille, qu’elle partirait seule, qu’elle retournerait vers cette existence minable dont elle s’était rachetée à force d’idéal ! Elle y retournerait, sans beauté à présent, brisée par sa destinée, sans espoir. Après l’échappée de ciel dont la lumière avait, au sortir des limbes douloureuses, un instant inondé son âme, ce serait désormais l’enfer horrible !…

Souvent Germaine étendait hors du lit sa main émaciée et tremblante, vers un miroir, pour voir ! Et cela la réconfortait un peu de constater que l’image réelle était moins lamentable que celle évoquée par l’obsédante pensée dont en elle s’enfonçaient les tenailles vives. Elle en était arrivée à s’attarder dans une contemplation morbide de son corps, à y suivre obstinément la marche de son affaiblissement.

— Pourquoi regardes-tu mes yeux ? disait-elle, à peine convalescente, à Jacques.

— Tu sais pourquoi ! répondait-il. C’est parce qu’ils sont beaux, petite folle !

— Beaux ?… Encore maintenant ?… Je suis très pâle, sans doute ?…

Il faisait signe que non. Mais elle croyait voir sur son visage qu’il la trouvait changée…

— Te souviens-tu, murmura-t-elle une autre fois, en lui mettant les bras autour du cou, te souviens-tu de ce soir, le premier, où tu m’enlevas presque ? Pourquoi tes yeux m’ont-ils brûlée, alors ? Et pourquoi donc la pauvre courtisane rêveuse t’a-t-elle plu ?… Je me rappelle que tes paroles, timides et douces, entrèrent en moi comme une musique, inouïe, mais que je comprenais. Ah ! tu ne pensais guère, alors, qu’un jour, tu serais ici, à mon chevet, assistant tristement à l’étiolement de ma vie…

Il lui ferma la bouche d’un baiser.

— Ah ! s’exclama-t-elle avec joie, tu es bon ! Mes pauvres lèvres décolorées ne te répugnent pas encore…

— M’aimerais-tu toujours, même si j’étais moins belle ? continua-t-elle en fermant les yeux, comme si elle avait peur de lire dans les siens à lui.

— Oui, oui ; mais, à présent, tais-toi, petite curieuse, et repose-toi.

— Tantôt. Dis-moi si j’ai tort. Je m’imagine soudain que je serais un peu plus à toi qu’auparavant… si je me guérissais… parce que ce serait une pauvre Germaine faible et laide, qui posséderait ton amour…

La hideuse obsession de la possible flétrissure physique lui laissait alors du répit. Elle retrouvait pour quelques heures le doux et bon sommeil, et ses songes n’étaient point violés par la cruelle hantise.

Le comte gardait la même attitude d’homme ébranlé et prostré d’angoisse plus que de douleur. Il regrettait le dégât apporté par la maladie à la beauté de Germaine, comme il eût gémi sur la dégradation subie par quelque statue précieuse ou quelque toile de valeur : apitoiement d’esthète, avant tout. Mais parfois, à présent, un peu d’amertume lui montait au cœur, mettant de courts sanglots en sa gorge, comme si d’autres fibres maintenant vibraient, nouvellement sensibilisées pour, enfin, un peu de compassion.

… Cependant la nature et la médecine eurent raison du mal. La jeune femme, petit à petit, se sentit survivre. En elle fluait comme un sang nouveau, comme une montée tardive de sève.

Mais elle fut lente à se remettre complètement. L’air, les premières fois qu’elle sortit, la grisait comme un vin fort.

Le comte avait fait suspendre un hamac entre deux tilleuls majestueux, en un rond-point ombreux et solitaire. Elle y venait, chaque jour, à l’heure de midi ; elle s’y endormait dans une atmosphère tiède, presque méridionale, tandis qu’ardait au ciel le torride soleil d’août.

Insensiblement aussi, quand les suffocations que sa faiblesse rendait encore fréquentes, ne l’incommodaient pas trop, elle se remettait à marcher pendant quelques minutes, et ce lui était une joie enfantine et rare de cueillir en passant, de sa main amaigrie, une rose qu’elle effeuillait ensuite le long du chemin. Elle avait un corsage blanc et une ombrelle blanche aussi, et sa pauvre figure en paraissait plus pâle encore Ses yeux semblaient agrandis, et sa bouche avait une expression presque sensuelle qui tranchait sur le reste du visage, comme idéalisé d’émaciation.

Des journées passèrent, pendant lesquelles Germaine doucement reprit des forces. En voyant le luxe et les raffinements dont on entourait son faible corps, elle pensa souvent avec pitié aux affres des malades pauvres.

Jacques, aux heures qu’il lui tenait compagnie, lui baisait parfois le front ou aussi, quand un peu d’émotion les rosait, cherchait furtivement ses lèvres. Mais elle surprenait souvent ses yeux dont le regard s’attardait aux persistantes maigreurs de son cou et palpait, pour ainsi dire, les pauvres doigts menus de ses mains si blanches et si fondues, comme s’il eût compté les stries bleuâtres qu’y mettaient les veines à fleur de peau.

Il semblait maussade et mélancolique. Il lui parlait sérieusement, gravement, de choses vagues et profondes : des prolongements, eût-on dit, des entretiens qu’il avait de plus en plus fréquemment avec Gervel.

En plusieurs occasions, la jeune femme eut la torturante impression qu’un grand détachement d’elle venait à son amant. Chez elle, au contraire, la volupté se réveillait à mesure que refleurissait sa jeunesse. Mais Jacques, au lieu d’y correspondre, y opposait des raisons maladroites.

— Oh ! la folle, la folle !… répétait-il ; ainsi faible, presque souffrante encore…

L’ennui leur venait lentement.

Une fois, comme Germaine, encore faible, était seule, assise près du ruisseau sur son fauteuil d’osiers tressés, elle eut besoin d’une aide pour un léger office. Elle appela une jeune fille qui passait, simple ouvrière, de celles à qui était dévolu l’entretien du parc.

La convalescente eut une joie enfantine à parler, durant quelques instants, avec la rougissante villageoise. Ce furent d’innombrables questions se suivant, souvent sans attendre les réponses qui étaient un peu gauches et hésitantes ; et pendant ce temps, Germaine se sentit vivre.

Dans la suite, elle s’accoutuma à mander chaque jour cette amie nouvelle. Annette Bage (ainsi s’appelait la fillette) lui rendit, sans tarder, une égale affection ; et voilà comment il advint qu’un soir, Jacques céda, non sans manifester d’étonnement, et en haussant les épaules comme devant un caprice de malade, aux instances de sa maîtresse qui lui demandait d’attacher Annette à son service.

Annette courait ses dix-sept ans. De taille encore médiocre, blonde et rose, elle avait des prunelles bleues où luisait le regard mélancolique de Mignon. Mais ses yeux clignaient parfois de joie ou de convoitise inémoussée ; et c’était alors, malgré les rugosités de ses mains, malgré son corsage douteux, en dépit des traînardises de sa voix, presque de la beauté dans la figure, un peu plébéienne, de la pauvre journalière.

Pourquoi le comte éprouva-t-il aussitôt que cette fillette étrange attirait son attention, à lui, l’esthète intransigeant ?…

Des jours s’écoulèrent encore…

Les amants avaient connu l’heure du renouveau d’amour. De longues et victorieuses pâmoisons, jusqu’à l’extirpation du désir, jusqu’à l’ignoble calme après les moëlles vidées.

Ils se retrouvèrent inquiets et ravalés par cette inutile possession, qui les laissait presque las et sans idéal. Ils allaient, les yeux un peu gonflés des violentes voluptés, et l’amertume de leur satiété l’un de l’autre coulait goutte à goutte en leur cœur.

Ils se buttaient à d’imaginaires griefs et proféraient parfois des plaintes puériles, se reprochant de n’être plus aussi passionnément défaillants, qu’aux jours d’antan. C’était l’effroi irraisonné, mais inéluctable, d’une existence trop réduite aux mêmes sensations, l’obsession rapetissante des habitudes qui s’accentuent…

Quand septembre roux revint accrocher aux collines ses lueurs de sang et d’or, Jacques s’absenta de Mavesée durant des journées entières. Car il avait accepté plusieurs invitations à des traques organisées par les châtelains voisins. Et la saine fatigue de la chasse lui était un précieux dérivatif à ses pensées.

D’ailleurs ce sauvage sentait, à présent, le besoin de société ; et les plantureux dîners qui suivent les battues et qu’autrefois il proclamait horriblement laids, aujourd’hui le retenaient, avaient pour lui une indéfinissable attirance.

Il apprit surtout le chemin des Cresnées, dont la châtelaine, dès le premier jour, lui avait comme englué l’âme, avec ce regard involontairement voluptueux qui trouble tous les hommes et allume soudain leurs désirs.

C’était une beauté mûre : elle avait doublé le cap de la trentaine. Blonde, un peu épaisse ; poitrine dardante et hanches saillantes ; mais une vivacité juvénile ; et, lorsque ses lèvres s’ouvraient au sourire, des dents blanches d’une pureté extraordinaire l’illuminaient.

Cette bouche avait aussitôt affolé le comte.

Elle en avait affolé bien d’autres, à commencer par Anatole de Louxhay, le mari, honnête hobereau, fruste et insignifiant, en qui battait un cœur âpre de pacant et qu’absorbaient uniquement des soucis de seigneur terrien.

Mais de tous, Madame de Louxhay s’était fatiguée, parce qu’elle était de celles dont l’âme sans cesse est poussée, par de secrètes fatalités, vers de nouveaux phares toujours menteurs…

Avec cette femme, Jacques de Vesoule connut la laideur de l’adultère rural, les régulières vautrées de luxure, sans affection par suite de la seule implication des sens, sans plaisir à cause de la platitude de ce libertinage, sans le mystère même qui l’eût auréolé de quelque poésie — mais avec l’opprobre de perdurer sous l’aile béatement protectrice de l’époux, triste Dandin, seul à n’être point averti, et sous l’ironie des sourires méchamment satisfaits du monde.

C’était une vie haletante de perpétuel leurre et d’inquiétudes. Leurs âmes étaient l’une pour l’autre dévêtues d’illusion. Et Jacques avait, en outre, à pâtir des jalousies de Madame de Louxhay à l’égard de la femme qu’elle savait habiter au château de Mavesée…

… Il y avait, aux Rixhes, le long de la route que le jeune homme suivait chaque jour, une villa dont le toit rouge piquait la verdure d’un fourré d’arbres parmi lesquels se dissimulait le reste du bâtiment. Blanc pavillon, endormi en un jardinet fleuri, qui éclatait de lumière sur un fond s’assombrissant de généreuses frondaisons, en été, ou sur la grisaille du bosquet dénudé, l’hiver.

Souvent dans la brume des crépuscules, tandis que le comte retournait, mélancolique, des Cresnées, ou bien y allait, les tempes battantes, ses regards avaient suivi la fumée bleue dont le silencieux chalet s’empanachait, ou avaient essayé de se glisser, furtifs, entre les interstices des branches comme vers du mystère soupçonné.

Et pourtant il savait que deux cœurs simples battaient là, rythmant les phases d’une existence sans complexité, comme sans nuls dessous cachés ou dissimulés.

En effet, Pierre Barty, le propriétaire, était un colonel retraité, revenu, après une absence d’un demi-siècle, au hameau natal, jouir d’un repos bien mérité. C’était lui qui avait fait restaurer la maison un peu délabrée. Sa fille, Suzanne, s’était chargée de la parer intérieurement et d’y mettre toute l’élégance possible ; sa présence seule y apportait la grâce.

Suzanne était l’unique enfant du colonel. Elle n’avait guère connu sa mère, morte jeune. À vingt-cinq ans, elle était dans tout l’épanouissement d’une beauté très fine et très pure, pareille à un printemps plein de sève et riche de roses.

Et tous deux, le père et la fille, vivaient là, heureux : lui, attentif, après la règle si longtemps subie, à la joie de paisibles loisirs et d’une liberté enfin reconquise ; elle, apportant, près de ce renouveau de vie qu’éprouvait le vieux soldat, sa jeune bonté, sa gaîté discrète et presque grave, et le parfum de son âme chaste et belle comme une douce matinée de mai. Nul amour encore n’avait descellé son cœur, autre que celui qu’elle ressentait pour son père ; et son affection filiale la tenait soumise à l’égal d’un culte.

Une après-midi, Jacques fut surpris, en allant à pied aux Cresnées, par une ondée violente qui soudain irrompit d’un ciel sans menaces. Il allait juste dépasser la villa des Rixhes, quand il s’aperçut que la petite porte du jardin baillait, rien qu’à peine du reste, dans l’épaisse charmille au milieu de laquelle d’habitude elle se dessinait en grisaille, strictement close. Il la poussa et se jeta au plus vite sous un grand noyer déjà à moitié découronné de feuilles. Le nuage, là-haut, se convulsait, l’averse s’abattait, tumultueuse. Il considérait ses vêtements s’imbibant…

Tout-à-coup, pour la première fois depuis qu’il s’était réfugié, il tourna les yeux vers la maison, comme si quelque spectacle le sollicitait par suggestion ; et l’étonnement le gagna. Sur le perron, le colonel s’évertuait en gestes d’appels et, sans doute, en cris que le bruit de la « drache » étouffait ; puis là, à quelques pas accourait Suzanne infiniment ravissante, mouillant ses pieds de fée, portant deux parapluies, dont l’un abritait son admirable chevelure d’or, et dont l’autre se tendait, secourable, vers l’ondoyé, un peu confus, que cette apparition décontenançait.

— Prenez, Monsieur, et faites-nous l’honneur de venir vous sécher à la maison… Mon père vous appelait, mais vous n’entendiez pas !…

Elle souriait. Il se reconquit vite. Il parla comme un homme du monde, remerciant, et s’excusant en même temps de s’être introduit sans autorisation dans le jardin, d’avoir provoqué ce soin charmant dont il était l’objet. Il réitéra ses paroles polies devant le colonel, près duquel ils étaient arrivés.

On fit connaissance ; car, jusqu’à ce jour, on s’était borné à se saluer, quand on se rencontrait.

Jacques s’attarda. Il semblait intéresser le vieux soldat, volontiers causeur. Il eut, pour Suzanne, des mots aimables et très fins, comme il savait en trouver.

Il était tard, presque soir, quand il quitta. Il n’alla pas aux Cresnées, cette fois-là.

Le lendemain, il s’arrêta de nouveau devant l’étroit « postis » de la villa des Rixhes, qui était verrouillé ce coup-ci ; il tira la patte de lièvre d’une sonnette fort primitive et fut bientôt introduit par une rougeaude domestique.

Il fut reçu presque familièrement, sur le perron (la température était douce excellemment). Le matin, il avait envoyé du gibier au colonel, avec des fleurs pour Suzanne, en guise de remercîment. L’entretien fut cordial. Il pensa que la gaîté de la jeune fille était candide et bonne à voir.

Mais tandis qu’elle riait, il lui découvrit des dents merveilleuses. Il se plut alors à analyser en détail sa beauté ; et un peu de désir impur se glissa lentement dans son admiration pour elle.

Les jours qui suivirent, le comte de Vesoule repensa souvent à Suzanne, et son esprit s’attardait sciemment à évoquer, avec insistance, la grâce suave, et pourtant un peu sensuelle, de la jeune fille.

La hantise peu à peu se fit plus pressante et plus précise. Il se sentit l’envie de longs entretiens qu’il aurait avec elle, de solitaires promenades dans les bois, de longs baisers presque chastes près de ses lèvres… Mais ses sens s’excitaient à ces rêveries, et bientôt l’image exerçait sur lui une séduction toute physique, et il allait, dans ses élans passionnés, jusqu’à sentir la tiédeur pure de son corps virginal.

Il souhaita de revoir Mademoiselle Barty. Il inventa des prétextes et en trouva. La même amabilité, naturelle et cordiale, l’accueillit.

Mais il éprouvait comme de la honte de parler d’amour à la jeune fille, parce que les paroles qu’il avait dites aux autres, il lui répugnait de les répéter à celle-ci que nimbait la grâce, nouvelle pour lui, de la pureté, et parce qu’il ressentait le malaise de mal faire à ainsi tromper, ne fût-ce qu’en désir, la confiance de Germaine, la crédulité de Madame de Louxhay et la franchise ingénue et bienveillante de Mademoiselle Barty.

Il se détachait de plus en plus de la Mirvel ; et ses rendez-vous avec Madame de Louxhay étaient désormais sans plaisir. L’habitude seule les ramenait l’un près de l’autre pour quelques palpitations trop attendues et pour cette tristesse physique pleine de saveur qui suit la tension des nerfs, après le spasme.

Jacques essaya pourtant, cela est indéniable, de détourner sa pensée de la femme, vers laquelle il était — il le sentait — attiré désespérément. Il avait l’impression que l’élan seul de ses sens vers elle la souillait. Aimait-il, du reste, Mademoiselle Barty ? Ne la désirait-il pas seulement ? Il s’étonnait d’avoir des scrupules à présent, lui qui croyait avoir tué en son âme tout préjugé de pudeur ou de morale…

Un jour, il parvint à faire remettre à Suzanne, en mains propres, par l’intermédiaire d’un mendiant, une lettre folle, dans laquelle il lui criait brutalement son amour.

Il fit une visite, à quelques jours de là, aux Rixhes. Suzanne rougit imperceptiblement en le voyant. Ils restèrent seuls, un instant, tandis que le colonel allait prendre, dans sa bibliothèque, un livre rare dont on parlait d’aventure.

Elle tendit nerveusement un pli à Jacques.

— C’est votre lettre, dit-elle. J’étais fort embarrassée de vous la renvoyer. Votre visite arrive à souhait…

Et, comme machinalement sa main, à lui, avait repris l’écrit, et que son regard interrogeait, en quête d’une autre parole, qui tomberait encore de ces lèvres roses sur lesquelles il se reposait :

— Je ne vous en veux pas, ajouta-t-elle. Mais ne recommencez plus, n’est-ce pas !…

Ses prunelles brunes, pailletées d’orange, avaient une expression à la fois bienveillante et ironique, qui fascina le jeune homme. Il eut la sensation qu’on l’entraînait irrésistiblement sur une pente vertigineuse, vers un insondable abîme. Il perdit la tête. Il se rua vers la bouche, encore entrouverte pour le sourire, de Suzanne.

À peine l’effleura-t-il. Mademoiselle Barty repoussa vivement le contact, dégagea son poignet de l’étreinte qui le tenait.

— Vous auriez pu, dit-elle fièrement, être mon ami ou mon fiancé ; vous ne pouvez plus être dorénavant qu’un étranger pour nous, puisque vous n’avez point su me respecter…

Il eut peine à se ressaisir devant le père qui rentrait.

Mais il ne remit plus, pour lors, les pieds à la villa des Rixhes. Il tâcha de tuer en lui le souvenir de l’affront essuyé et la douleur de son rêve déçu. Il fut, du reste, momentanément repris par les orgies de son adultère et se trouva dans différentes occasions de luxure que les circonstances lui fournirent, en ce temps-là. Il cherchait l’étourdissement, sans discernement et sans goût. Mais il n’eut pas de retour passionnel vers Germaine.

À quelque temps de là, il rencontra, tandis qu’il passait à cheval, Monsieur et Mademoiselle Barty. Il salua respectueusement, sans s’arrêter.

Il sentit comme un pardon, qui descendait sur lui. Car le regard de Suzanne l’avait frôlé, plein de douceur.

Mais il eut, en ce moment aussi, l’intelligence calme, lucide, de la distance qui la séparait d’elle. Elle méritait mieux, en effet, que ce qu’il lui avait offert. Il l’avait convoitée comme on convoite une fille. Elle était faite pour l’adoration sentimentale.

Il songea qu’il eût pu la conquérir lentement, qu’il eût pu revivre et aimer enfin par elle. Connaître l’amour, l’amour des cœurs et des âmes, l’amour dégagé des basses instinctivités, l’amour sans lassitude toujours nouveau, idéalisant la vie et y mettant du bonheur, ne fût-ce qu’en illusions !…

Il eut une brève tristesse d’avoir laissé passer, sans tâcher de les prendre, des trésors incomparables qu’il aurait pu atteindre, peut-être…

Il sentit qu’il ne connaîtrait pas la joie d’aimer chastement…

Cependant Germaine souffrait de l’abandon où elle se sentait reléguée. Mais elle eût fini par se résigner, sans doute, si le soupçon, bientôt, et la certitude, ensuite, de la trahison du comte ne fussent venus la révolter et la faire se redresser sous le coup terrible, qui faillit la ployer pour toujours.

Gervel, seul, qui était devenu son confident, sut l’horrible douleur que la jeune femme, un instant, ressentit, et l’abominable crise de jalousie qu’elle eut. Et, tout d’abord, il craignit même que la haine qu’il voyait passer dans les regards de cette délaissée et qui bouillonnait dans son cœur ulcéré, n’armât sa main contre les complices.

Mais chez Germaine la fierté domina ce premier débordement, et sa pensée calmée lui fit voir la vanité d’une vengeance prompte. Elle eut peur de ce drame passionnel, dans lequel elle avait failli jouer le premier rôle. Elle avait eu aussi cette vision hypothétique d’elle-même, pauvre fille, avec la tare de son passé, livrée sans pitié à la curiosité des badauds de cour d’assises et à toutes les cruautés des bas reportages…

Elle renfonça en elle-même sa souffrance, ne proférant nulle plainte ; et elle songea à reprendre, peut-être, un jour, son Jacques, qu’elle aimait maintenant, à le reprendre tout…

Ainsi l’amante n’abdiquait point tout espoir.

Cette crise l’avait comme terrassée ; elle en sortit avec la volonté bien ancrée en son cœur et infiniment douloureuse, d’immoler son amour-propre et d’endurer ce martyre de chaque heure, de voir sa propre chair dédaignée.

Elle connut, en compensation, les joies de l’amitié sincère et solide, les bonnes et réconfortantes paroles de Gervel, qui exerçait sur cette âme endolorie son apostolat de charité, et les soins affectueux d’Annette, qui était devenue pour elle comme une sœur tendre et empressée.

Jacques n’était pas heureux il souffrait de la double nécessité de mentir que créaient pour lui son adultère et sa trahison. Il connaissait aussi l’angoisse d’être infidèle ; et en outre, depuis qu’étaient passés les premiers enivrements, il ressentit une invincible détresse, qui lui venait de l’insuffisance esthétique de la maîtresse dont il ne suivait plus les lois que par habitude.

La tristesse étreignit son âme ; et, un soir, pour la première fois, dans son cerveau se précisa la vanité d’une vie toute sensuelle…

Il revenait des Cresnées, suivant la route qui déploie son ruban poudreux dans la vallée de la Burdinnale avec, à gauche, le ruisseau follet qui murmure dans les prés, et, à droite, le haut talus de schiste plaqué de mousses et de fougères, puis le bois qui s’échevèle au flanc du coteau et semble dévaler vers le fond de la combe herbeuse.

Sous le vent un peu fort, précurseur de la pluie, la danse des feuilles que novembre détache et fait tourbillonner en lugubres envolées, enveloppait le triste amant ; et sous ses pas s’étalaient de frissantes jonchées. Au-dessus de sa tête, passaient regagnant leur gîte, des légions de corneilles et de corbeaux, frondaisons noires du ciel qui s’emplissait d’ombres. Son âme communiait de ce site et de cette soirée automnale, où les esprits rôdeurs, le long des chemins de Wallonie, semaient les ancestrales mélancolies.

Sentant intensément la souffrance de vivre, le comte de Vesoule pensa à la Mort reposante, et une grande amertume lui emplit le cœur à l’idée de n’avoir pas trouvé le bonheur…

Il croisa, entre Bagnoule et Mavesée, un groupe de travailleurs qui s’en allaient peiner, la nuit durant, dans quelque sucrerie de betteraves : manouvriers cheminant, presque gaîment avec de gros rires qui sonnaient haut dans la brume, vers de durs labeurs pourtant.

Jacques se dit que ceux-là avaient la résignation précieuse des hommes simples, et il maudit la complexité de sa propre pensée…

Puis il longea les bâtiments d’une « cense » et vit, grande ouverte, l’écurie spacieuse où les chevaux, déjà rentrés des champs, paressaient près de leurs auges vidées.

Il souhaita d’avoir la quiétude des bêtes…

La nuit, il eut des rêves moroses ; des cauchemars érotiques l’obsédaient.

Le lendemain, il ne quitta pas le château, et se montra presque empressé vis-à-vis de Germaine. Elle crut à un retour, et le cœur de la pauvre délaissée fut inondé de joie…

Mais, durant la quinzaine suivante, il pécha souvent. Ce fut la femme du notaire d’Herville, la fermière du Beau-Cortil et l’hôtesse du Sou-Perdu de Bagnoule…

C’était, à présent, la recherche de l’assouvissement tel quel, la rage spleenétique des voluptés quelconques.

… Il eût roulé jusqu’à la pire abjection, si la crise monstrueuse de son désir ne se fût terminée dans une fatigue utile…

Ce fut la prostration de ses sens ; mais son cerveau s’illumina, et il eut la notion très nette, cette fois-ci, de l’impuissance des voluptés dans la course au bonheur.

Dans la chambre où, entre les chenets, la flambée, plus ardente au crépuscule, épandait un ineffable apaisement, des verbes furent alors proférés, des verbes extrêmement suggestifs d’un état psychique qui allait se dévoiler.

— Or, ne vous en prenez qu’à vous-même, mon cher comte, disait Gervel. Si la vie jusqu’ici a été pour vous décevante, peut-être l’ordonnâtes-vous mal ? L’amour qu’aujourd’hui vous maudissez, ne vous a-t-il pas fourni d’abondantes et merveilleuses jouissances ?

— Oui, répondit Jacques, j’ai cru connaître, à certaines heures, des paradis splendides et incomparables. J’ai élevé dans mon cœur un temple à la Volupté et entraîné mes sens à l’accomplissement des rites préliminaires aux extases. Hélas ! mon cœur est jonché de ruines, et les ivresses brisantes m’ont fait las et malade, à l’heure à peine sonnée du midi de ma vie.

— Mais n’avez-vous pas, du moins, à quelque instant, trouvé et possédé la Beauté que vous cherchiez ?

— Jamais, bien que j’aie cru en ressentir parfois l’éblouissement. Ce n’était qu’une étincelle passagère dont la lumière me leurrait. Le Beau est l’infini ; c’est l’absolu et il est éternellement la vie. Les voluptés nous laissent toujours pleins d’aspirations inassouvies, se réduisent à quelques gesticulations, à quelques spasmes ; et elles contiennent des germes de la Mort.

— Oui, certes ; mais ce n’est point là tout l’Amour. Après la fusion des chairs, il y a la fusion des âmes. Celles-ci s’enlacent, elles aussi, s’accouplent, se possèdent, ont leurs caresses nonpareilles. Et l’acte d’aimer n’est pas complet s’il n’est fait d’intellectualité autant que de sensualité.

— Vanité aussi, mon cher Gervel, cette volupté des « esprits amants », et source intarissable de tourments, plus grands que ceux que nous ressentons dans nos nerfs, nos muscles et nos moëlles, après les suprêmes palpitations ! Illusoire possession, celle tentée entre deux entités psychiques qui jamais ne décèlent leur mystère complètement, qui toujours doivent échapper l’une à l’autre, parce qu’incessamment elles se transforment, parce qu’impunément elles s’arment l’une vis-à-vis de l’autre, dans l’incurable incertitude qui les point, de la dissimulation et du mensonge. Oh ! l’horrible angoisse de n’être jamais sûr d’un cœur, d’une pensée ! Oh ! le cancéreux souci, rongeant sans pitié notre bonheur, de douter de tout regard, de toute parole, de toute caresse, de redouter le passé, l’avenir, le présent même ! Toutes les méfiances et toutes les ruses des amoureux, tous les parjures et toutes les feintes, tous les soupçons et toutes les hypocrisies, tout le cortège des misères morales, plus terribles que les dégoûts charnels et que la dépression honteuse qu’amène la bestiale satiété !…

Jacques s’échauffait à ainsi blasphémer l’Amour, avec le désespoir d’un croyant qui sent vaciller sa foi. Gervel se plut à serrer davantage l’écrou qui meurtrissait la pensée du comte.

— Ainsi, dit-il, vous êtes persuadé que l’harmonie passionnelle, aussi parfaite qu’il soit possible de la réaliser (car le complet échange est selon vous chimérique) contient en elle-même les ferments de sa propre dissolution ? Ainsi, derrière les intimités éphémères, derrière les illusoires harmonies auxquelles croient les âmes amoureuses, l’aboutissement fatal est un lamentable isolement ?…

— Oui ! Et voilà pourquoi je roule comme un pauvre navire désemparé. La tempête des voluptés a brisé le gouvernail de mon énergie. J’ai tout essayé pour atteindre le Bonheur. Je n’ai jamais pu me créer que de bonnes fortunes, rares et fugitives. Ceux-là seuls, parmi les amants, furent sages, qui voulurent mourir enlacés, dans la beauté encore intacte et inaltérée de leur crise passionnelle ! Ceux-là triomphèrent à la fois de l’Amour et de la Mort et entrevirent l’Absolu !…

— L’Absolu dans l’anéantissement, hélas !… Mais pourquoi vouloir arriver jusqu’à l’intangible ? L’humanité sera toujours impuissante à construire les tours vertigineuses qui hantent ses rêves. Elle doit se contenter d’en élever de plus modestes, aux proportions moins orgueilleuses ; et, renonçant à affirmer pompeusement une force que dément sa manifeste débilité, elle ne doit édifier que des tours d’abri, de défense, de secours : refuges précieux, forts imprenables, ou fanaux déversant des trésors de lumière !…

— Mais, Gervel, c’est abjurer votre foi en l’Idéal, cela. Vous prêchez la résignation humble et mélancolique. La vie ainsi rapetissée ne vaut plus qu’on la vive !…

— Erreur, mon cher comte, votre rêve d’amour absolu ou plutôt de bonheur absolu en l’amour matériel, outre qu’il est chimérique et douloureux à poursuivre, est d’un parfait égoïsme. Mon rêve, à moi, est tout aussi irréalisable en sa totalité du moins ; mais une félicité suffisante résulte de sa poursuite même, et, sans que son orgueil en souffre, il comporte, dans la mesure des humaines énergies, de partielles et continuelles matérialisations, qui sont autant de victoires dont s’exalte notre esprit, dont se réjouit notre cœur. Adorable caprice du Destin qui donne sur terre le bonheur à ceux qui y cherchent à diminuer la tristesse d’autrui !…

— Heureux ceux que réjouit l’apostolat que vous avez choisi, Gervel ; et puisse votre pouvoir consolateur, s’il n’est vain, s’exercer sur moi-même !

Soudain brilla l’œil du vieillard. Celui-ci pensa que son âme s’était fait entendre un peu de l’âme du comte, et qu’une très faible, mais très certaine harmonie était née de cette inattendue communion. Et, tandis que l’émotion faisait un peu trembler sa voix :

— Jacques, dit-il (qu’il me soit permis d’ainsi vous interpeler familièrement !) le désarroi de votre vie morale cessera quand vous aurez ressaisi le but véritable de l’existence. En attendant, résignez-vous et expectez en silence le temps de votre rénovation. Oui, c’est seulement dans le recueillement que nos âmes trouvent un inviolable refuge, que notre esprit se possède librement. Le manteau de la méditation, dont nous nous vêtons contre les douleurs, cache d’innombrables trésors…

Ce jour-là, le comte de Vesoule, comme il était resté seul avec le souvenir de cette grave causerie, regarda pour la première fois, bien en face, l’intégral égoïsme qu’il avait professé. Il songea qu’il était monstrueux et avait dû révolter d’indignation le Destin lui-même, ce dieu contre lequel il avait le plus lutté, et qui, il le sentait bien, aurait le dernier mot.

… Germaine s’était retirée tôt, dans son boudoir, ce soir d’hiver. Très apâlie maintenant, et toussoteuse depuis les froids, elle brodait, triste, près de la haute lampe au pied de cuivre tourné, dont la lumière se tamisant à travers le grand abat-jour vert d’eau n’éclaire que le métier, tandis que les ombres s’amassent en les coins et que voltigent les silences berceurs.

Jacques alla rejoindre cette abandonnée. Il avait réfléchi qu’il avait tant à se faire pardonner d’elle aussi !

Quand ils se furent dit ces choses un peu inconsistantes, ces futiles propos qu’échangent les lèvres au début des entretiens, tant que ne s’est pas graduellement dissipée cette indicible impression de froideur qui glace les âmes, devant une présence sentie mais non encore pleinement sympathique, ils tournèrent ensemble comme d’un accord commun et tacite, les pages premières et toutes parfumées du roman de leur amour déjà mourant.

Puis ils s’abîmèrent dans la contemplation du paysage désolé de leur âme.

— Ce fut une radieuse folie, fit-elle avec résignation ; sans doute les cendres de ce feu de paille sont déjà froides en votre cœur ?…

Comme toutes les femmes elle avait eu cette foi robuste et belle que l’amour est éternel, et elle souffrait avant tout d’une déception.

— Je ne vous en veux plus, continua-t-elle ; vous n’avez cessé d’être bon pour moi. Et pourtant, à présent, ne vous suis-je pas comme une étrangère ?…

Jacques fut effrayé de voir le pauvre visage de Germaine, qui s’était, depuis des mois, lentement décoloré comme leur amour. Il vit ses grands yeux tout cernés disant la douleur des étapes traversées et la dépression physique concomitante.

— Pourquoi t’ai-je trompée ? dit-il, la gorge serrée. Moi-même je ne le sais. Hélas ! peut-être aurais-je trouvé en toi ce que je n’ai pu atteindre dans toutes celles qu’effleuraient mes caresses.

— Vous avez douté de moi, répondit-elle. Moi, je croyais en vous et je vous aimais tout simplement, parce que je vous sentais bon pour moi.

— Oui, c’est là tout le mal, reprit-il vivement. Au lieu de chercher uniquement la joie des baisers, je fus sans cesse préoccupé d’absorber, non seulement tout ton être, mais toute la femme en toi. Je n’ai pas su être simple…

Il songeait, à présent, comme dans un éclair de sa raison qu’elle seule avait su ce qu’est « aimer » ; et il comprenait que l’amour pour durer veut des cœurs sans inquiétude et sans complication, des cœurs d’enfants… ou des cœurs de femmes.

Mais il sentit aussi que la petite âme mélodieuse de Germaine jamais plus ne vibrerait au contact de la sienne ; car il crut reconnaître qu’elle s’était brisée et que le son en était comme éteint.

Dans la chambre, la nuit égrenait son chapelet de longs et pénibles silences : il eut l’impression qu’une plainte de mort le frôlait obstinément…

… Le printemps qui suivit fut l’époque des ridicules amours du comte et d’Annette, et aussi de la mort lente de Germaine.

Les sens de Jacques furent seuls requis en cette grossière et odieuse paysannerie passionnelle, ultime crise de la chair, à laquelle son âme ne consentit que par passivité ; car elle se repérait, et cherchait à se voir dans la nuit qui l’entourait…

Germaine, elle, dépérit, telle une fleur qui se fût étiolée, oubliée en quelque triste coupe sur une console : lys exsangue, rose livide, que le soleil nouveau désagrégeait.

Elle mourut, un matin triomphant, la frêle malade depuis longtemps déjà déprise de la vie et enveloppée dans son rêve intact d’idéal amour…

Des hommes vinrent, vêtus de noir, et de leurs mains de travailleurs, dont se devinaient les callosités sous la filoselle malpropre des gants, enlevèrent gauchement la légère dépouille, plante grêle fauchée avant l’été…

Jacques de Vesoule ressentit la dernière angoisse d’aimer : il fut jaloux de la Mort qui avait baisé Germaine au front ; il envia la Terre qui désormais serait seule à posséder le corps de l’adorée.

Il fut triste lamentablement.

Tristesse sans larmes, toute en brisements de cœur, en tortures de la pensée corrodant les méninges ; nostalgie de l’amante, qui s’auréolait à présent dans les lointains de l’au-delà ; vertige des affolants désirs irréalisables ; enfer des furies cérébrales de volupté remplaçant les sensuels assouvissements…

Mais, d’autre part, il semblait que la petite âme inoffensive et belle de Germaine, en s’envolant, avait purifié et racheté celle de Jacques. Car en celle-ci des germes de bonté possible déjà se décelaient. Ce fut vers cette époque qu’il écrivit à son cousin Xavier de Pitez, une lettre dans laquelle il exhalait sa plainte, et dans laquelle retentissait le cri de son cœur blessé, tel qu’un cri de bête mourante au fond d’un bois.

« Je suis — y trouvait-on — semblable à ceux qu’un vent tempétueux, parfois, enveloppe et fustige brutalement, au pied de quelque séculaire clocher leur pusillanimité, un instant, est émue de cette violence soudaine et passagère ; puis un trouble perdure en leur âme et le sang leur bout plus fort aux tempes ; mais ils ont perçu, comme en un songe, le vol silencieux de la Piété descendant du haut des tours grises…

« Moi, le cyclone du malheur m’a tordu comme un frêle roseau et dans l’air je crois encore entendre le bruit des ailes de la Mort ; mais, quand en ma gorge des sanglots se pressent, voilà que sur mes lèvres naissent des formules inappelées de prières, qui les refoulent.

« Ah ! si je pouvais pleurer ! Mais ma douleur est de celles qui ne se soulagent pas en larmes bienfaisantes ; et mon térébrant chagrin s’userait bien mieux en des cris de colère qu’en les suppliantes jaculations que ma bouche machinalement profère vers je ne sais quelle cruelle Divinité.

« Oh ! la torture de tendre sans cesse vers un intangible repos, de n’étreindre jamais que le vide, de voir l’affligeante discordance d’un ciel serein, quand on porte en son cœur la mort scellée, comme en un sépulcre !…

« Parfois, je maudis ma lâcheté qui regrette ; et quand tout agonise en moi, je songe à reprendre la lutte contre le malheur. Mais en vain, un instant, je me suis cru fort ; bientôt j’ai l’impression que mon âme s’épuise d’énergie. Hélas ! nulle illusion nouvelle n’illuminera plus la nuit sombre de ma vie… »

Et il contait tout au long, le détail très romanesque de sa peine d’amant, que la mort a frustré d’une compagne adorée.

Ce fut un temps de crise que Jacques traversa alors : crise de morne désespérance.

Cependant son mal subit peu à peu une évolution, et après les affres sans larmes des premiers jours, il connut les pleurs qui dégonflent la poitrine oppressée et passa même par une hyperesthésie lacrymale, qui menaça de s’éterniser…

La vie à Mavesée se modifia insensiblement. La Mort y revint bientôt, un soir orageux de juillet, pour en emporter la vieille âme, simple et humble, de Maïanne, la servante octogénaire qui avait vu trois générations des de Vesoule. Colas, inconsolable Philémon, réfugia son pauvre corps caduque à la ville proche, en l’hospice qu’avait fondé un des ancêtres de Jacques, le premier maître qu’il avait servi.

Il arriva aussi qu’Annette Bage découvrit en elle-même la promesse et le signe d’une future maternité, dont elle dut reporter la cause aux œuvres du comte.

Ces événements trouvèrent le châtelain de Mavesée dans un état étrange de faiblesse cérébrale. Il poussa bien des soupirs veules, mais il semblait incapable d’un effort quelconque.

Gervel, seul, paraissait à cette époque-là l’attirer, comme si sa présence constante et presque toujours silencieuse pourtant, était apaisante, comme si elle avait le pouvoir de magnétiser l’incoercible douleur qui l’enserrait.