Édition de 1914
Préface par Henry Maubel[modifier]
Voici un roman pensif, une méditation romanesque où la psychologie continuellement se détend dans la spéculation philosophique.
On dit que les Wallons inclinent à se détacher de la réalité pour s’amuser de ses reflets. Le jeu, si la conscience s’en mêle, peut devenir tragique. C’est ce que montre l’histoire imaginée et composée par M. DAXHELET sur un fond de sensations, d’idées et de souvenirs. Cette histoire, il la localise et quelques mots suffisent à en préciser le décor. Elle se passe « sur un plateau dominant le val joyeux de la Burdinnale ». La Burdinnale coule en Hesbaye.
« Le toit du castel en ardoises d’un bleu noir d’hirondelle, éclate au soleil de midi à travers un massif de peupliers et de hêtres. De trois côtés les fondements trempent dans une pièce d’eau dormante, envahie par les joncs et plaquée de nénuphars jaunes ».
Je connais ce domaine. Le seigneur dilettante qui l’habite se nomme Jacques de Vesoule. Au cours d’un entretien avec Gervel, son ancien précepteur devenu son secrétaire et, mieux, son confident, il prononce cette phrase qui prend, chez lui, l’accent de la plus amère ironie : « Il paraît que les formes de l’âme ont aussi leur volupté. Mon cousin Pirmez le prétendait ; mais c’était un rêveur. »
Qu’est-il d’autre qu’un rêveur, ce maniaque de la beauté parfaite, qui supprimerait autour de lui, s’il le pouvait, la mobilité, la passion, les lignes frissonnantes afin de soumettre la vie à l’idéal parnassien qui le glace ? Son intelligence méditative, sa culture, son goût de l’analyse, autant de fleurs desséchées faute de sève et d’eau fraîche ; poussière entre les pages des antiques traités auxquels Jacques de Vesoule demande des secrets pour embellir son visage. Cet intellectuel étrange, il y a vingt ans, on l’eût qualifié de décadent.
Pourquoi n’écrit-il pas, lui aussi, comme son cousin, l’auteur de Rémo, le roman ou le drame des antinomies de la pensée et de l’action ? Parce que, littéralement, il ne le peut pas. Jacques est un rêveur stérile. À force de se vouloir insensible, il a tari en lui la source de l’énergie spirituelle. C’est son malheur. Est-ce sa faute ?
Il y a, dans ce livre, une autre figure sur qui l’attention du lecteur constamment s’arrête ; un autre personnage dont il semble que le rôle soit de lier, d’un geste égal et doux, les épisodes du récit. Je l’ai nommé tout à l’heure, c’est Gervel, le confident, le témoin et, en réalité, le maître auprès du disciple. S’il avait plu à M. DAXHELET d’interroger ce philosophe charitable, de sonder sa conscience, nous aurions là, en même temps que le roman d’un « Cœur en Détresse », un second roman, moins passionnant peut-être, mais attachant par sa complexité : celui de la responsabilité morale.
Gervel sait quel poison contenaient ses théories de jadis. Ce qui le ramène, après bien des années, au château de Mavesée, c’est le désir et l’espoir d’effacer le mal qu’il a fait. Lui-même en a souffert. Il apporte le remède qui l’a guéri. Il pense que c’est très simple et que ce remède guérira aussi tous les autres. Ce personnage, l’auteur l’a voulu naïf comme un idéaliste, comme un artiste de la pensée. Heureux d’avoir enfin trouvé sa manière et son style, il va par le monde, disant : « Nous avons mal dessiné notre vie ». Et, prenant l’éponge, il efface le mauvais dessin pour en faire un autre.
Les mea culpa, les repentirs, les remords sont troublants. Gervel ne souhaite plus que l’humble sagesse et la bonne action. L’ancien mage a reçu la révélation de l’amour selon l’Évangile. Il est devenu l’apôtre, le médecin des âmes. Un médecin ne gémit pas avec ses malades. Il les soigne.
Au point de vue littéraire, aussi bien qu’au point de vue moral, l’attitude de Gervel est la plus efficace. Au lieu d’un contre-sujet psychologique qui eût embarrassé l’action, elle met le long des chapitres de belles et calmes pensées par quoi nous prenons conscience du sens profond de l’œuvre. Elle est la raison du développement pathétique et de la déchirante aventure où Jacques de Vesoule fait effort pour revivre.
Des femmes passent. La candeur de Jacques devant la réalité qu’elles symbolisent, semble promettre une rédemption. Raconter le dénoûment me tente. Je m’en garderai bien. Je sais trop combien la curiosité contribue au plaisir qu’on prend à lire un roman, même si ce roman est l’œuvre d’un poète, d’un penseur, d’un prosateur grave et délicat comme M. DAXHELET.
MAUBEL.
Chapitre I. Un Maître[modifier]
Quand Jacques de Vesoule, vêtu avec une extrême recherche, parut sur le seuil du petit salon où l’attendait Léonard Gervel, son ancien précepteur, celui-ci ne put se défendre de songer à certains types d’élégance, tels qu’en décrivent les psychologues du roman mondain.
Il ne découvrit pourtant guère de beauté physique dans la personne du comte, estimant que celui-ci était trop mince bien qu’il fût musclé et grand, et remarquant que sa moustache duveteuse était chétive au prix du casque irréprochablement lissé de cheveux très noirs, que le jeune homme portait longs « à l’artiste ». Gervel était encore choqué par la rigidité du nez, qui donnait à toute la figure une expression presque dure, en dépit de la douceur et de l’indécision de ses grands yeux bleu-clair de fleur de lin, qu’on eût pris pour ceux d’une femme, saphirs germains dans un teint mat de gallo-romain.
Et, comme, alors, Gervel revit dans sa mémoire, durant une seconde seulement, la tête bouclée du petit Jacques, à qui – peu s’en fallait qu’un quart de siècle ne se fût écoulé depuis lors – il avait enseigné les éléments de ce qui constitue l’habituelle culture, il éprouva un peu de désenchantement. Car, depuis trois semaines qu’il avait décidé de tenter la démarche dont, juste à l’heure où nous sommes, il n’avait encore accompli que les préliminaires, il s’était plu à faire, dans son esprit, s’éclore en une figure d’homme, le minois de bambin dont il avait gardé l’image vivante en son souvenir, à la faire soudain s’épanouir dans son ensemble, sans se soucier du travail lent de la nature, qui ovalise ou arrondit le faciès, accentue ou amenuise les traits et rend plus ou moins nets les méplats d’un visage.
— Gervel !
— Jacques !… Monsieur de Vesoule !…
Cela n’avait duré que le temps d’un geste qu’on réprime aussitôt. Aussi bien, n’était-ce que l’effet d’une effusion momentanée, ce croisement de salutations où se heurtaient, chez l’un, la surprise et comme un reste mal dissimulé d’antérieure cordialité, et, chez l’autre, la réminiscence subite d’une appellation jadis coutumière, avec, aussitôt, l’intelligence d’une maladresse commise.
Et, tandis que le vieillard balbutiait je ne sais quelle formule polie pour excuser son intrusion dans le château de Mavesée, il sentit toute la distance à laquelle on entendait le maintenir, quand ces mots tombèrent un à un, cérémonieux et se faisant visiblement froids, de la bouche de son interlocuteur :
— Que désirez-vous, Monsieur Gervel ?…
Ce qui amenait l’homme ainsi interpellé, c’était une chose extraordinaire.
Il y avait vingt-cinq ans, Léonard Gervel était venu pour la première fois au château de Mavesée.
Cette demeure seigneuriale qui avait, de temps immémoriaux, appartenu à l’ancienne famille, aujourd’hui complètement disparue, des comtes de Vesoule, est située en terre wallonne sur un plateau dominant le val joyeux de la Burdinnale, un ruisselet limpide de Hesbaye. Le toit du castel, en ardoises d’un bleu noir d’hirondelle, éclate au soleil de midi à travers un massif de peupliers et de hêtres. De trois côtés les fondements trempent dans une pièce d’eau dormante, envahie par les joncs et plaquée de nénuphars jaunes. C’est un beau et commode manoir, un peu vétuste et patiné par les hivers.
À peine, à l’époque où il y survint, Gervel avait-il atteint la trentaine, et Jacques, dont il devait être le précepteur, courait son dixième printemps.
L’homme et l’enfant s’étaient bientôt pris l’un pour l’autre d’une vive affection. Or, ce lien qu’une efflorescence inexpliquée de mutuelle sympathie établissait entre eux, ne fut pas un mince adjuvant pour hâter le développement de l’intelligence de l’élève et pour faire plus rapide son acheminement vers la possession d’une instruction solide et variée.
Du reste, les méthodes du professeur ne procédaient point des dissolvantes pédagogies qu’on a érigées en systèmes ; et nul programme asservissant ne limitait maladroitement le champ ouvert et libre de son enseignement.
Le cerveau juvénile de son disciple, Gervel le pétrissait à sa guise, étant seul à en aiguiser l’activité. Seul aussi il éveillait la sensibilité de l’enfant. Pendant un lustre, Jacques grandit, échappant à l’école, trop souvent pitoyable « étuvée d’âmes » dans laquelle se diluent tristement les caractères.
Et déjà le jeune de Vesoule sentait bouillonner son adolescence. Elle bruissait dans ses artères, au milieu de ce parc silencieux, dans ce fier château, entre sa mère, veuve inconsolable, d’esprit faible et veule, et Gervel, pour lui véritablement le Maître.
Ah ! celui-là avait su le conquérir.
Un être étrange, cet homme, concernant le passé duquel on ne savait rien de certain. On avait bien, un jour, « discrètement » fait savoir à la noble châtelaine que le précepteur par elle pris à gages avait été autrefois dans les ordres, qu’il avait dû s’en retirer ayant perdu la foi, ayant même été accusé, ajoutait-on, de magie ou de satanisme, on ne savait quoi au juste. Mais dans tout cela, rien de probant ; des calomnies intéressées, pensa la comtesse, et dont il ne fallait faire nul cas. Car Gervel assistait régulièrement, les dimanches, aux offices célébrés dans la chapelle de Mavesée !
Et pourtant cela était vrai, en partie du moins. Oui, le professeur de Jacques était mage à sa façon.
Il avait passé ses premières années dans le port tranquille et sûr des âmes, bercé, nourri, élevé même aux honneurs dans l’Église.
Mais, un jour, il avait voulu comprendre. Car, jusqu’alors, il n’avait fait qu’écouter le verbe sans en avoir nulle intelligence. Il s’était enfin heurté au mystère ; il avait senti sa croyance chanceler.
Puis, juste en ce temps-là, pour la première fois, il avait remarqué tous les compromis que tolérait la foi tiède, accommodante, si mondaine et si flottante, de la plupart des âmes pieuses au milieu desquelles il vivait ; et il avait trouvé fade cette religion facile, dont l’atmosphère tempérée suffit, sans doute aux foules, mais qui le laissait, lui, plein de désirs inassouvis.
Pris entre le doute tenaillant et les attirances de la mystique, il s’était débattu longtemps. La souffrance que son âme endurait, l’avait découragé et fatigué jusqu’au dégoût.
Il n’avait pu surtout se résigner à éteindre son imagination, à anéantir ses facultés, et, dans ce désarroi de tout son être, il s’était enfui, se dépouillant de ses insignes sacerdotaux, espérant échapper à lui-même, recommencer une existence morale…
Or, il s’était mépris sur la psychologie de sa propre douleur. Ce n’était point le servage de croire au surnaturel qui le poignait au cœur et l’angoissait ; car son âme, malgré ses révoltes, avait au fond d’elle-même d’impétueuses aspirations vers « la nuit obscure », qui est, à ce qu’on dit, « l’état mystique préparatoire à la lumière absolue de Dieu ».
En réalité, dans l’apeurement de la crise traversée, il avait détesté surtout ce que sa religion avait, dans ses formes ordinaires et vulgaires, de mesquin, de banalement « bourgeois », enfin de laid. Il avait détesté le laid !
Il n’avait pas compris l’élévation du dogme, n’avait point senti le sublime de la loi de charité et de la loi de renoncement, et n’avait pas été ému par la grandeur troublante et par l’imposant attrait du mystère.
Car son cerveau était un prisme étrange à travers lequel la beauté décomposée n’apparaissait que dans ses éléments plastiques, et dans lequel s’éteignait tout ce qui n’était ni forme, ni couleur.
Lorsqu’il s’était ainsi repris à une religion, dont l’esthétique est presque exclusivement d’ordre spirituel et moral, Gervel – mû, sans qu’il s’en rendît compte, par une soif immodérée de choses depuis longtemps souhaitées et possibles enfin – s’était mis à s’instaurer pour lui-même un culte païen et despotique, du beau selon son âme, du beau formel et marmoréen.
Au cours de voyages entrepris, ses yeux et son esprit s’étaient saturés de la contemplation des sculptures et des architectures antiques, des immenses richesses picturales amassées par les siècles. Tous ses sens s’étaient laissé bercer à des sons et à des rythmes, aux harmonies tout externes, en musique et en littérature, où il ne s’arrêtait à rien au-delà. Il avait adoré la ligne, vénéré le relief, dressé en son cœur des autels à des ciels de Vernet et à d’irradiantes carnations de Rubens, communié, enfin, de sculpturales polyphonies et de mélodieux poèmes.
Mais il n’avait senti rien de la vie des œuvres, ne la soupçonnant même pas, cette vie, ne cherchant que la froide jouissance de la plasticité des choses.
Ainsi il s’était impassibilisé de plus en plus, au point de mépriser toute poésie pénétrante, profonde et toute pensée émue, de ne voir plus dans les hommes et les êtres en général, que des formes toujours, réalisant partiellement et inégalement son étroit concept de la beauté.
Il s’était aussi fait une philosophie et une morale adéquates à l’inouïe et exclusive latrie qu’il avait instituée en l’honneur de toute forme.
Il aimait ses semblables en raison directe de leur puissance respective à pourvoir à ses joies égoïstes d’esthète. Il trouvait toute douleur choquante et toute misère laide, sans y compatir, comme si son cœur s’était figé en sa poitrine. Il estimait que le travail était chose presque toujours disgracieuse ; et les sueurs du prolétaire l’écœuraient, sans qu’à son dégoût se mêlât la moindre pitié.
Les plus nobles actions le laissaient indifférent, à moins que ceux qui en étaient les héros ne l’intéressassent par leurs performances ou que leurs gestes ne fussent beaux.
Car le beau – et quel beau ! – voilà désormais l’unique recherche de son intelligence ; c’était pour lui le motif et l’excuse de tout, et dans son cerveau, il n’y avait, semblait-il, plus de place pour les notions du bien et du vrai, ou, plutôt, ces deux-ci s’y étaient confondues avec celle-là et avaient été absorbées par elle.
Tel avait été Gervel : un intellectuel, mais un intellectuel anormal, chez qui la minime émotivité native s’était comme atrophiée, et qui avait érigé en système quasi-religieux sa monstrueuse insensibilité.
Tel était l’homme qui, cinq ans durant, avait éduqué par sa parole et sa continuelle influence préceptorale, l’héritier des seigneurs de Mavesée.
Jacques de Vesoule avait correspondu à souhait à son enseignement ; la personnalité du professeur et son caractère avaient déteint rapidement sur le jeune homme, à la faveur de l’accord d’âmes qui s’était vite révélé entre le disciple et son maître. Rien, du reste, que la pesée fatale d’un état mental, adulte et dans lequel la volonté entrait pour une grande part, sur la cire molle d’un cerveau d’enfant inemployé encore.
Ainsi s’était façonné ce nouveau « moi », copie étonnante de celui dont il procédait, mais dans lequel s’accentuaient, par un effet coutumier de l’imitation spontanée et libre, tous les traits qui particularisaient celui-là.
Quand Gervel était parti – congédié de manière un peu brusque, coïncidemment avec la survenue au château d’un oncle, soucieux fort tardivement de ses devoirs de tutelle vis-à-vis de Jacques – l’élève avait eu le temps de subir une suffisante et indélébile initiation. Son âme était un jardin où allait lever et fleurir la plante morbide de la forme déifiée, de la vie étroitement esthétisée jusqu’à la cruauté, l’égoïsme et la manie.
Le jeune de Vesoule avait à peine souffert de la mort de sa mère bientôt après survenue. Cette pauvre et faible femme n’avait jamais tenu beaucoup de place dans les affections de l’élève de Gervel.
Jacques vécut désormais presque solitaire en son manoir, avec deux bonnes gens qui l’avaient vu naître et pour lesquels il paraissait avoir des égards particuliers ; mais peut-être ceux-ci n’étaient-ils faits que d’accoutumances.
Colas et Maïanne avaient, du reste, pour le « jeune comte », comme ils l’appelaient, d’attentives prévenances, presque désintéressées : leurs gages dérisoires n’avaient pas été augmentés depuis trente ans qu’ils « servaient » au château.
Gervel, après son départ de Mavesée, n’avait guère connu de jours heureux, perpétuellement étreint entre l’âpre difficulté de vivre et les inquiétudes de sa pensée inapaisée, de son âme que sa foi en la beauté formelle ne remplissait plus tout entière. Bientôt, en effet l’oratoire qu’en son cœur il avait érigé à l’intellectualité pure et froide s’était effondré après qu’il avait voulu tirer de ses dogmes les dernières conséquences et qu’il avait tenté de les réaliser. Il n’avait pu opérer la conciliation entre elles et la morale humanitaire. Il s’était senti hors la loi ; et comme il avait persisté quelque temps dans sa poursuite d’une égoïste félicité, la société lui avait bien fait voir qu’elle le tenait pour un insurgé et l’avait traité comme tel.
Pour la seconde fois, le doute s’était rendu maître de son esprit et l’avait délivré de sa religion. Son néo-paganisme lui était apparu alors d’une grande vanité, d’une grande injustice. Des années transitoires s’étaient écoulées, des années de scepticisme et de regret, durant lesquelles il avait vu avec effroi le passé.
Ce qui le frappait surtout, c’était d’avoir pu souscrire à un aussi noir égoïsme et de n’avoir pas compris qu’il y a une splendeur immatérielle, mais sensible pourtant, jaillissant des bonnes actions et auréolant ceux qui les commettent.
Tout doucement, il s’était acheminé vers une foi nouvelle, celle dans le bien qui est en même temps le beau par excellence, et dans le vrai, dont le beau n’est que l’éclat. Il s’était instauré un culte d’amour, d’amour large, embrassant tous les hommes, mais dressant des autels aux héros, à ceux qui pratiquent la vertu sublime, à savoir la charité.
Mais il ne pouvait s’en tenir là. Excessif toujours et ne faisant rien qu’avec enthousiasme, il avait voulu être le missionnaire de l’évangile nouveau d’amour et il avait porté par tous chemins la bonne parole.
Or, il s’était ressouvenu de Jacques, qu’il avait aimé, et à qui il avait enseigné l’hérésie ; et il avait senti soudain peser sur lui une lourde et inéluctable responsabilité. Il avait triomphé autrefois, lorsqu’il façonnait l’âme du jeune comte. La voulant impassible, il l’avait faite dure, et sans doute ignorait-elle encore la vraie lumière que, lui, il avait enfin aperçue.
Gervel avait senti qu’il n’aurait pas de repos avant d’avoir ramené à lui l’homme qu’il avait perverti, et s’il ne lui avait prêché le nouveau Testament de la solidarité compatissante et de la bonté efficace. Il avait compris d’autre part que cette tentative nécessiterait de longs efforts et qu’il fallait investir l’âme sur laquelle il convoitait un nouvel empire. Enfin, il était sans ressources, son apostolat l’ayant induit à partager avec des frères nécessiteux ce que chaque jour lui apportait. Il tâcherait donc d’émouvoir son ancien disciple et de rentrer, en qualité d’intendant, fût-ce de serviteur, à Mavesée, dont celui-là était à présent seul propriétaire.
Et voilà ce qui amenait Gervel chez Jacques de Vesoule, en cette après-midi de novembre où des troupes affamées de corneilles criaient la mort près des tourelles du manoir et des grands arbres, déjà dénudés, du parc.
Chapitre II. Vers le Beau[modifier]
Huit jours plus tard. Dans la grande salle à manger aux somptueux lambris, où dans des cadres de chêne regardent les aïeux, Jacques de Vesoule et Gervel s’entretiennent.
La démarche du vieux maître et son dénûment n’ont guère touché le seigneur de Mavesée. Mais il a été repris par cet homme, comme hypnotisé à nouveau ; et son égoïsme trouve satisfaction dans ce retour, au moment où il rêve de s’assurer les services d’un secrétaire compétent.
Et Gervel s’est installé. Il passe de longues heures dans l’immense rotonde où s’entasse la très riche bibliothèque du château. Il est là en pays de connaissance, tel qu’un vieil ami revenu après un long et lointain voyage. Souvent le comte l’y rejoint ; et, alors, comme aussi aux heures des repas qu’ils prennent ensemble, ils conversent et se plaisent à faire se heurter leurs idées : leurs cerveaux sont dignes l’un de l’autre, richement meublés et rompus tous deux, à tous les labeurs de la pensée.
Ce soir, la causerie se prolongeait. Ne perdant pas de vue sa mission, celui qui était venu pour apporter la croyance nouvelle, avait parlé des héros qui meurent pour la vérité, pour la justice et pour la gloire, et de ceux qui, plus modestes, s’abîment sans bruit, dans leur amour de l’humanité.
Jacques, lui, trouvait que tout martyre est hideux parce qu’il implique la mort, et que presque tous les gestes de ceux que les artistes divinisent, sont violents et ils offensent l’absolue norme, qu’enfin, on ne peut être beau soi-même qu’à condition de mépriser tous ceux qui sont laids et de n’avoir avec eux aucun contact.
— Quant à la Gloire, ajoutait-il, c’est de toutes les amantes la moins désirable, la plus fallacieuse. Les hommes, du reste, depuis les anciens Grecs de Pindare en ont perdu le sens exact. Peut-elle exister, en effet, séparée de la belle robustesse, de l’irréprochable plasticité ?…
… Positivement, Jacques souffrait à la vue de toute déplaisance de formes ou de couleurs ; il se sentait insulté par l’aspect de certaines physionomies. Certains corps et certains gestes mettaient en lui des colères qu’il avait à peine à dissimuler et dont ses nerfs restaient longtemps crispés.
Sa propre face ne le satisfaisait point. Vainement, en s’inspirant des découvertes de la cosmétique contemporaine et en ressuscitant des procédés antiques de maquillage, par lui découverts en des in-folio poudreux de sa riche collection, il avait tenté de suppléer à la nature. En vain, il avait voulu, en appelant à son secours l’art des phialiges et des stimmiges, se faire une figure selon son idéal. Il avait pourtant compulsé Apollonius et Hippocrate, recueilli les recettes d’Aspasie éparses dans Aetius, étudié les Secreta mulierum d’Albertus Magnus, sans compter le traité, très complet, du docteur Constant James. Il n’était parvenu qu’à réaliser un masque, jamais le même, fragile et dégoûtant, donnant l’illusion d’autres traits, sans embellir les siens propres.
Aussi était-ce une perpétuelle souffrance qu’il éprouvait à la pensée de cette irréparable disgrâce dont il se croyait affligé, et qu’il ne parvenait qu’à atténuer à peine, sans la supprimer.
De colère il lui arriva de briser en mille morceaux des miroirs et des glaces impitoyables réflecteurs de ses traits, comme pour se soustraire à la hantise de son ingrate image. Mais il fut honteux de ces révoltes inutiles et se sentit vaincu d’avoir multiplié sottement les témoins abhorrés et de voir en chaque débris se reproduire à l’infini les lignes inélégantes, les méplats trop durs.
Il songea à un subterfuge qui tromperait, indirectement du moins, les rétines et la catoptrique tout entière. Un sculpteur fut choisi qui modela en cire et exécuta en marbre son buste : œuvre admirable en laquelle ses traits s’idéalisaient – la ressemblance étant à peine sauvegardée – en un ensemble harmonieux de formes, de lumières et d’ombres.
Ce n’était point assez. La peinture ensuite créa un prestigieux portrait du comte, un portrait dans lequel sa tête apparaissait telle que la représentait le merveilleux carrare, et son corps se dessinait plein de belle prestance. Et dans la somptueuse salle du château où fut placé le chef-d’œuvre, les grandes glaces docilement, désormais, répétèrent la beauté du maître de céans.
Des photographes, enfin, vinrent, qui tirèrent à plusieurs douzaines d’exemplaires, avec d’innombrables retouches et un souci inouï de perfection, la reproduction du buste et du portrait ; et ces effigies, fines comme des estampes, furent envoyées à profusion et s’étalèrent partout, triomphantes…
Il remporta d’autres victoires, au moins partielles ou momentanées, sur le laid, sur celui, tout externe, qui autour de lui le froissait.
À l’époque de la fenaison et à celle, plus tardive, où tombent châtaignes et faînes, et où déjà survient la danse jaune et rouge des feuilles mortes, le grand parc de Mavesée se peuplait de troupes bruyantes de villageoises, jeunes et vieilles, tournant l’herbe séchée aux capiteuses fragrances, maniant les fauchets et les balais de genêt et de bouleau : groupes, hâlés et sales, de pauvres ménagères âpres à la glane et de jeunes coureuses d’éteules, débraillées et gouailleuses.
Jacques songea à organiser en beauté un spectacle, dont l’ordonnance lâchée et naturellement asymétrique le choquait. Douze filles furent choisies, les mieux faites, qui moyennant salaire, vinrent, chaque jour, de mai à novembre, à l’heure du déjeûner et à celle du dîner, ratisser, arroser, tourner le foin, balayer les frondaisons desséchées. Et c’était pour lui délice incomparable et sans cesse nouveau, quand évoluaient ces douze jeunesses robustes aux opulentes poitrines bien prises en leurs corsages identiques de forme et de couleur, aux mollets solides, bien arrondis, saillant sous le jupon court rayé de rouge. Car il avait voulu qu’elles composassent harmonieusement leur vêtement et leurs mouvements, ayant concerté et dirigé patiemment leur marche de front, à la file, en bataillon triangulaire ou carré, et étant arrivé à obtenir la presque continuelle eurythmie de leurs gestes…
Mais pour avoir ainsi embelli le décor autour de lui, il n’avait pas été béni des habitants du hameau, qui se trouvèrent dès lors dépossédés du privilège ancien et précieux de faire du fourrage et du bois dans les domaines du seigneur.
Des plaintes étaient venues jusqu’à ses oreilles, des gémissements s’étaient fait entendre, des murmures s’étaient élevés sur son passage ; et le vieux curé s’était présenté, tout frémissant et tout tremblant, pour demander qu’une décision si désastreuse pour ses ouailles fût rapportée. Jacques avait remis quelques centaines de francs pour ceux qui se prétendaient lésés, au prêtre, le congédiant et lui faisant comprendre qu’il était inutile d’insister.
Ainsi, en toute circonstance, il mettait le souci esthétique avant tout autre, ayant banni de son cœur comme jusqu’à la possibilité d’un retour à quelque sentimentalité, attaché sans cesse à réaliser cet idéal monstrueux : créer pour soi seul la beauté irréprochable, en jouir le plus complètement tout en étant le moins ému…
L’apostolat de Gervel restait vain…
Entre ces deux énergies cérébrales divergentes, il ne pouvait y avoir que des heurts. Pour qu’une idée cède devant une autre, ou pour que celle-ci et celle-là se résolvent en une seule, il faut que deux sentiments d’abord entre eux communient. Et Jacques avait baîllonné son cœur, était arrivé graduellement à pratiquer la plus froide indifférence, à garder la plus étonnante froideur.
Sa puissante intellectualité avait prévalu chez lui sur la sensibilité, et dans une possession toute platonique du beau, toute l’ardeur de sa jeunesse avait dérivé.
Cependant cet amour de la structure de l’expression, à mesure qu’il se séparait plus de la pensée unique et exclusive, se transformait en une sorte de sensualité. N’était-ce déjà même une passion dont il ressentait les transports, à certaines heures ? Et bientôt n’allait-elle pas devenir amère et torturante ? Il exécrerait alors l’objet qui l’aurait provoquée, ou, du moins, peu à peu, le délaisserait pour d’autres, qu’il croirait, moins décevants, comme si toute chose n’était décevante !…
C’est ainsi qu’il voulut trouver des formes impeccables qu’il extrairait lui-même, des formes qui seraient belles absolument. Il sentit bien dans son intelligence un tumulte de toutes celles jadis contemplées ; mais il chercha vainement à éprouver en son âme les tressaillements de la force créatrice, dont parle Goëthe, et dont il eût désiré être rempli.
Il resta également impuissant à réaliser, quels que fussent ses efforts et sa constance, toutes ses visions idéales. Essayait-il des arts graphiques, il trouvait son dessin âpre, sa facture lâche, ses effets de lumière faux. Dans ses écrits il aimait des curiosités, des techniques savantes, l’expression plus que la pensée. Mais, jetant loin de lui sa plume, il se disait souvent que Taine a raison, qu’il est plus difficile de composer six beaux vers que de gagner une bataille rangée.
Lorsque le comte de Vesoule avait eu achevé de s’organiser un perpétuel spectacle de beauté, il s’était ennuyé.
Lorsqu’il voulut satisfaire ses aspirations vers le beau, qu’il posséderait seul, il n’atteignit qu’un profond découragement.
Gervel de tout cela conçut l’espoir d’une rédemption morale possible pour son maître.
Un soir de mars, à la veillée – une bise noire sévissait dehors, dernier souffle mauvais de l’hiver au déclin – ils s’étaient tous deux rapprochés de la flamme réconfortante d’une brassée de sarments qui flambaient entre deux rondins ; et, comme chaque jour ils étaient accoutumés de le faire, ils devisaient, accoudés dans leurs fauteuils de cuir aux clous dorés.
Jacques se lamentait sur son impuissance au bonheur, à la joie.
— La joie ! disait Gervel, mais qu’est-ce que la joie, sinon une plus grande intensité de vie et une harmonie plus complète perçue entre nous et ce qui n’est pas nous ? Elle est dans l’émotion esthétique, certes, si nous parvenons à élargir suffisamment celle-ci, si nous parvenons à vibrer sympathiquement et solidairement pour produire « la conscience générale ». Or, la sensation s’est chez vous trop strictement intellectualisée dans l’espoir égoïste d’une plus grande et plus sûre jouissance. L’art pour l’art, la forme pour la forme – souci de la pure intelligence, dépouillée et nue – furent dans vos préoccupations avant ce beau passionné et passionnant qui entraîne avec lui un éveil du désir et de toutes les forces de l’être, avant ce beau qui est réellement animé et humain en un mot.
— Peut-être, dit le jeune homme, après une pause. Ainsi vous croyez que le beau n’existe que dans ce qui est la vie ou dans ce que nous dotons d’une vie illusoire, surtout dans ce que, plus ou moins, nous « anthropomorphisons », passez-moi ce mot prétentieux et inélégant…
— Vous l’avez dit ; toute chose, pour devenir belle, a besoin de paraître à notre imagination vivre, s’animer, revêtir le type humain ; c’est à cette condition qu’existera cette harmonie dont tantôt je parlais ; c’est de là que naîtra cette sympathie qui précède le plaisir de l’esthète, qui en est comme le principe !
— Oui, j’entends ; et vous conclurez fort subtilement que rien n’est beau comme l’humanité, que nul plaisir n’est plus durable ni plus grand que celui d’aimer les hommes. Vous insinuerez que je suis un affreux égoïste… Vous avez tort, Gervel. Je n’ai nul amour pour moi-même, et si je ne chéris pas encore le genre humain, du moins il me semble que les glaces de mon cœur commencent à fondre, et voilà que s’ébranle le roc tenace de mon insensibilité…
Il souligna ces derniers mots d’un rire un peu nerveux, souhaita la bonne nuit à l’ancien précepteur et disparut presque brusquement derrière la portière en grosse draperie, du côté de ses appartements.
Chapitre III. À la Découverte de la Vie[modifier]
Quand Jacques se leva, le lendemain matin, il avait pris une résolution, imprévue pour lui comme pour les autres.
Décidément, avait-il pensé en s’endormant, je suis un personnage morose. Le spleen de plus en plus m’envahit. Comment en secouer les ombres, ici, où si lentement s’envolent les heures, sans nulle distraction mondaine ?… Si j’allais à Paris !…
Paris ! Ces deux syllabes qu’à lui-même il se prononçait, firent à l’instant même passer dans son esprit un nom, qu’il dit tout bas : Xavier ! C’était le nom d’un sien cousin, qu’il avait connu, assez peu, du reste, à l’époque de son enfance et au commencement de son adolescence, qui, depuis longtemps déjà, s’était fixé dans la grande capitale où il vivait parmi la jeunesse dorée, avec le faste que permettent cent bons mille livres de rente.
— À Paris ! pourquoi pas ?…
Et voilà que pour le châtelain de Mavesée, se leva le magique rideau du rêve sur un décor prestigieux et sur une scène inaccoutumée ; et il vit soudain en pensée la grande vie mondaine, à peine aperçue en de rares et courts séjours qu’il avait faits dans la moderne Babylone.
Il avait aussi souvenance de quelques folies amoureuses – presque les seules auxquelles il eût jamais goûté – qu’il avait commises à Paris. Or, depuis tout un temps, ce froid esthète, presque chaste jusque-là, était tourmenté de la curiosité de connaître enfin la femme.
Il partit donc pour Paris, hâtivement, dès le surlendemain, au grand émoi de Colas et de Maïanne que bousculait dans leurs habitudes de lenteur le soin de faire dare dare les malles de leur maître, laissant aussi Gervel perplexe et rêveur à la réminiscence de ces paroles de Jacques : « Il me semble que les glaces de mon cœur commencent à fondre… »
Leur étonnement ne fit que croître quand ils virent le landau armorié du château emporter vers la gare du chemin de fer Jacques de Vesoule, sans que celui-ci eût donné le moindre détail sur la nature ni la durée probable de son voyage, sans qu’il eût manifesté le désir de se voir envoyer de Mavesée le maigre courrier quotidien. Tandis qu’ils restaient presque abasourdis sur le perron, à peine leur avait-il crié un banal « au revoir ».
Durant les jours qui suivirent, le battement de la vie, déjà si calme et si languissant d’ordinaire à Mavesée, se fit plus lent et plus rare encore, ne se réveillant momentanément qu’à l’heure où le facteur rural, matin et soir, apporte la très simple correspondance : quelques lettres, quelques journaux.
Une fois pourtant, une dépêche arriva à l’adresse de Colas, une dépêche laconique : « Faites aménager l’appartement dans la tour carrée. – Jacques de Vesoule ».
Cette fois-là, à l’heure du couvre-feu, Colas dut couper court au bavardage assourdissant de sa moitié que la tiédeur des draps n’endormait pas, ce soir, son pauvre esprit se torturant à découvrir les événements probables, à inventer mille déductions, à échafauder mille hypothèses.
Gervel aussi eut une insomnie, et il ne savait s’il devait se réjouir ou s’attrister.
Quand le comte de Vesoule mit le pied sur le quai de la gare du Nord, à Paris, il fut étonné de n’éprouver rien de l’émotion qu’il avait eu coutume de ressentir autrefois, au moment d’entrer dans la merveilleuse cité – celle qui lui avait jadis donné d’incomparables jouissances d’esthète. Le Paris fêteur, seul, l’attirait présentement.
Il se fit conduire Chaussée d’Antin, où Xavier de Pitez avait son logis de garçon, un de ces appartements si commodément installés avec deux escaliers et une sortie particulière sur quelque petite rue adjacente.
L’entrevue des deux jeunes hommes fut pleine de cordialité. Xavier, un peu blasé sur les amours, passait une partie de ses nuits dans les salles de baccarat : le jeu n’est-il pas la passion des âmes lasses ? Il comprit bientôt les tardives aspirations qui avaient poussé Jacques vers la grande ville pourvoyeuse de courtisanes expertes.
Il mit à la disposition de son hôte une partie de son appartement. Ils ne se lièrent de compagnie que pour quelques heures par jour, depuis celle du dîner partagé dans l’un des restaurants à la mode du boulevard, jusqu’à minuit. Chacun employait selon son désir le reste du temps.
Jacques renouvela pour son compte les expériences de Thomas Graindorge. Il fréquenta des salons aristocratiques en de vieux hôtels tranquilles, où les hommes et les femmes semblent être au sommet de la civilisation et du monde, par leur mise et leur goût, par leur rang ou leur culture : il les trouva ennuyeux dans leur uniformité.
Il assista à des bals bourgeois, dans les halls plaqués d’or, enluminés de peintures, historiés de statues, tels qu’on en voit chez les millionnaires d’hier : il fut dégoûté des gestes vulgaires et du manque de grâce de ces gens qui, courant après la beauté, n’atteignent que l’éblouissement.
Plus gaies lui apparurent les salles publiques de danse et les théâtres populaires, où s’agite le demi-monde. Au moins son sens esthétique était là brutalement heurté, et il éprouvait je ne sais quelle volupté vertigineuse à subir ce contact outrageant, à se plonger dans toute cette laideur, qui s’étend depuis l’horrible mobilier de velours usé et la misère des attifements, jusqu’aux figures de femmes salies par le fard.
Il finissait par s’intéresser à de pauvres filles qu’il rencontrait au Casino ou à Mabille, ouvrières affichant des atours douteux, avec des disparates et de l’exagération.
Il souffrait moins de ce spectacle que de celui du monde oisif des hommes élégants et des femmes pimpantes. Il les jugeait monstrueuses, ces jeunes filles qu’on voit au bois, au bal, au théâtre, faire la roue devant les hommes et rire languissamment à des plaisanteries louches ; il abhorrait les demi-vierges à l’âme déflorée. Blasées déjà sur les choses de l’amour, frôleuses trop expertes, il pensait qu’elles seraient incapables de jamais se donner sans réserve. Combien il leur préférait les filles, franchement ribaudes et canailles, dansant dans les guinguettes par besoin d’excitation, usant de l’amour comme elles boivent le petit vin bleu, pour trouver l’ivresse, le tressaillement intense de la jouissance ! Des types caractéristiques et sans mélanges, au moins, ceux-là, et combien variés ! pensait-il.
Je crois aussi qu’il devait priser leur peu de complication morale et que sa nouveauté de fêtard s’accommodait mieux de la fréquentation facile des professionnelles, que de l’abord qu’il faut calculer, toujours lent et incertain, de leurs sœurs mondaines.
Enfin, il subissait l’attrait morbide, comme irrésistible pour certains intellectuels, de la courtisane, l’attrait qui la fait aimer, aux heures de mélancolie, comme une victime, comme une résignée.
… Un soir, il emmena, presque fougueusement, de Mabille, une jolie brune, autour de laquelle un grand cercle mouvant de jeunes hommes allumés ne cessait d’ondoyer : c’était une belle fille, presque fraîche encore, bien mise, charmante dans sa robe de coupe irréprochable, et qui avait l’allure d’une dame du monde.
… Les huit jours que Jacques de Vesoule passa encore à Paris, il les employa à hâter des emplettes, et à préparer, en même temps que son propre départ, celui de la femme avec laquelle nous l’avons vu quitter, l’autre soir, le pauvre bal lamentable.
Ils s’installèrent par un clair midi de mai, dans un wagon de première classe ; et le train bientôt les emporta vers la Belgique.
Longtemps un silence plana entre eux deux, un silence comme fait d’étonnement de part et d’autre.
Elle était élégante en une robe de drap loutre, la taille serrée dans une jaquette garnie de brandebourgs, un chapeau large ombrageant sa figure aux traits délicats. Fréquemment elle levait vers Jacques deux yeux d’un violet opaque, velouté, deux yeux qui semblaient exprimer à la fois l’inquiétude et la joie.
N’avait-elle pas vécu dans un songe depuis quelques jours ? Quelle vie décevante que la sienne depuis qu’avaient sonné ses seize ans ! Enfance sans douceur, sans caresses ; séduction brutale ; liaisons éphémères et odieuses ; puis la vie d’enfer de celles qui trafiquent d’elles-mêmes. Mais jamais ce n’était sans un peu de honte, aux heures des sinistres accordailles, et sans conserver, malgré tout, l’espoir d’un amour dont elle rêvait, vierge encore en son cœur…
Et voilà que quelqu’un était venu avec des façons parfaites, lui avait parlé sans morgue, avec presque de la timidité, et en bons termes lui avait demandé du bonheur. Elle lui fut reconnaissante de cette attitude, elle qui était accoutumée aux insolences ; et il lui sut gré de la sympathie qu’il lut dans ses yeux. Leurs nostalgies d’idéal communièrent à la faveur de la confiance qui était née entre eux.
Leur entrevue s’acheva, cette fois, en confidences lentes, un peu douloureuses : lui, gagné de plus en plus ; elle s’étant ressaisie, après l’avoir véritablement touché au cœur, s’étant faite astucieuse et câline pour assurer sa victoire.
Ils ne se quittèrent plus guère, dès lors.
Leur libre union avait été ainsi conclue. Germaine Mirvel,pas un instant, n’avait eu la pensée de demander si cette chose nouvelle durerait ou si ce ne serait qu’une réalisation passagère de son rêve : elle allait, confiante, vers l’aube d’amour qui se levait…
Jacques savourait une joie de vivre jusqu’alors inconnue, s’appliquant à refouler les inquiétudes qui parfois sourdaient au fond de son cœur. Il s’exhortait à oser braver cette horrible collectivité qu’on appelle le monde, dont l’indiscrète malignité ne manquerait pas de le condamner, pour s’être insurgé imprudemment contre ce qu’on nomme les convenances et la décence.
— L’humanité a perdu la justesse du sens esthétique, pensait-il. L’amour n’est beau que s’il reste libre. Les gestes des époux ont toute l’aisance monotone des choses habituelles, toute la banale assurance des choses profondes ; mais ceux des amants sont seuls imprévus et forts et, seuls, ils trahissent le frisson de jeunesse et de vie, dans ceux qui les font…
Il se plaisait alors à ces ratiocinations, plaignant ceux qui cherchent l’amour dans le mariage, ne sachant pas que celui-ci, en somme, peut être le plus favorable intermédiaire entre les amants, la retraite, calme et douce, abritant leur perpétuel renouveau et leurs caresses toujours inassouvies.
Il aurait voulu jeter l’ancre de sa raison sur ces idées, se sentant en veine de philosophie et y trouvant de l’apaisement. Mais ses yeux détournèrent son attention ; il fut repris par sa manie d’analyser la plasticité des choses ambiantes ; et il souffrit aussitôt que Germaine ne fût pas la perfection de toutes formes.
Puis le silence où elle avait cru devoir le laisser, le poignait depuis un instant. Il lui dit une de ces mille choses que se disent les amoureux, et elle répondit avec empressement, semblant, elle aussi, heureuse de parler.
La voix de Germaine lui parut d’abord venir de loin, puis se rapprocher toujours, et l’onde un peu confuse de ses paroles lui fit l’effet d’un très lent et très doux attouchement.
Ils murmuraient des propos d’amour, des propos qui sont usés mais qui enivrent toujours, comme des vins capiteux, ceux qui les tiennent, quand ils sont échangés par deux êtres encore sans accoutumance l’un de l’autre, en des causeries lentes. Ils proféraient des mots relatifs à d’enfantins projets : lui, imaginant de futurs bonheurs qui le ravissaient ; elle, étonnée d’avoir des attendrissements presque ingénus, s’observant pourtant dans la crainte de locutions un peu canailles qui tentaient de revenir parfois, furtivement, sur ses lèvres.
Jacques décrivait le parc de Mavesée, la pièce d’eau, la barquette amarrée sous les grands saules. Déjà, l’esquif les recevait tous deux, les berçait longtemps sur les eaux, mettant en fuite les peureuses sarcelles… Puis c’était le bois qui les appelait, le bois au tapis fleuri d’anémones et de campanules, aux lits de mousse, sous des dômes ombreux.
Il s’était grisé lui-même ; il aspirait, les narines dilatées, s’étant rapproché d’elle, le subtil parfum qu’exhalaient ses vêtements. Tout-à-coup il lui saisit la main et y colla d’inquiets baisers tout chargés de désirs.
Elle lui trouva, à cet instant, l’air grotesque avec ses yeux comme injectés, sa figure congestionnée, ses gestes violents et maladroits : elle eut un éclat de rire qu’elle ne réprima pas, un rire claironnant de fille qui s’ébaudit de l’inexpérience d’un adolescent.
Ce fut alors qu’il souffrit, pour la seconde fois, par elle.
Il la sentit si peu sienne, si distante, si étrangère !
— Pourquoi ris-tu ? dit-il par contenance.
— Parce que c’est drôle.
— Quoi… drôle ?
— Ce que tu dis… ce que tu fais… que sais-je ? Je pense que l’amour est toujours comique…
Mais elle sentit qu’elle avait attristé Jacques. Elle le voyait dans la pénombre où il s’était rencogné. Au Passage, la clarté d’une gare le lui fit voir tout blanc, souriant amèrement. Elle lui offrit ses lèvres, sans parler ; il y but avec délice longtemps.
— Moi, je pense que l’amour enivre ! dit-il tout vibrant, les yeux encore noyés.
Ils n’échangèrent plus que des remarques insignifiantes, suivant l’éclosion fortuite des impressions de chaque moment ; mais tous deux, ils écoutaient leur âme.
Et leur âme, à tous deux, était en suspens. C’était dans celle de Jacques une angoisse confuse de se retrouver toujours impassible et solitaire, de ne pas percevoir clairement encore ni la beauté désirée, ni la joie cherchée. Et Germaine, dont les aspirations idéales avaient durant son existence antérieure fait l’auréole et la force, se demandait, maintenant que son rêve se réalisait, si elle n’aboutissait pas à quelque froid abîme, si toute espérance d’aimer n’était point morte. Des images d’hommes qu’elle avait connus au hasard des galantes rencontres, lui repassaient dans la mémoire, se superposaient, se confondaient, et, en se dissipant, toutes semblaient emporter avec elles quelque chose de son être. Elle ressentit une indicible douleur, ayant l’impression que son cœur était incapable de se relever…
Ils descendirent du train – ils étaient à destination – pour lestement se blottir, un peu frileux, dans le landau qui les attendait. Les chevaux prirent l’amble, après qu’on eut hissé les bagages sur l’impériale, brûlèrent rapidement l’étape entre les deux rangées de peupliers de la grande route, et bientôt franchirent la grille du parc.
Les étoiles s’allumaient une à une, dans la nuit obscure.
Maïanne tendait une lanterne au-dessus de la rampe du perron.
Le lendemain, lorsqu’ils s’éveillèrent, le soleil filtrant à travers les rideaux dessinait une fine dentelle d’or sur le parquet. Se soulevant sur leur séant, ils regardèrent gaîment le clair matin qui illuminait la cour seigneuriale. Une splendeur infinie s’épandait…
Mais leur gaîté s’envola tôt, devant leur pensée.
En s’habillant, Jacques songea qu’il ne trouverait, peut-être, jamais l’aboutissement de ses désirs. Car cette femme en son intime négligé, telle qu’elle venait de sortir du lit tiède, lui était un spectacle presque désagréable. Il crut pressentir que des temps viendraient où il souffrirait.
Pour Germaine, ses yeux pleins de sommeil encore, ses yeux habitués aux feux nocturnes des girandoles et des lustres, souffraient de cette lumière laiteuse et nacrée, coulant du ciel avec la rosée ; et dans la grande chambre encore close, elle croyait ouïr, telle une musique lointaine, la complexe chanson de Paris. Une mélancolie lui étreignait le cœur : elle entrevit des jours longs, monotones, alternant avec des nuits de silence et de peur, dans ce manoir sépulcral.
Ils passèrent les premières semaines de leur séjour à Mavesée à visiter leur demeure, qui leur parut froide, presque lugubre, et le grand parc, où le printemps, à chaque pas, faisait éclore sous ses caresses les innombrables joyaux de la parure de l’été qui venait. Ils eurent de bonnes heures, durant lesquelles ils crurent s’aimer et être heureux.
Jacques conduisait Germaine en des sentiers joyeux qu’il se figurait parfois découvrir, tant le souvenir de les avoir jamais vus semblait remonter loin. Il fallait qu’il lui nommât chaque fleur dont, coquette, elle parait ses cheveux et son corsage, chaque oiseau qui voletait ou chantait tout près d’eux, chaque insecte qui bruissait. Il riait de ses ignorances, de ses naïvetés.
Alors, parfois, elle lui parut plus belle. Car toutes les choses, en ces instants, réfléchissaient la beauté de la nature qu’il lui semblait n’avoir jamais vue ; et, lui-même, se penchant sur le miroir des ruisseaux se plaisait à contempler sa propre image.
Ils se remplissaient, tous deux, l’âme et le corps de l’air neuf des bois, de tous les parfums des prés ; ils buvaient le soleil comme de grandes fleurs. Ils connurent d’ailleurs, durant ces jours, l’ivresse, presque pleine, des plaisirs amoureux, et ce furent des jours d’apaisement.
C’est alors que Germaine Mirvel écrivit à une amie, pauvre courtisane, du reste, mais cœur bon et honnête, une lettre dont voici deux passages saillants, pleins d’ingénuité :
….. « Le parc est infiniment joli. Tu sais si j’aime le bois et la campagne ! C’est bon de voir toujours du vert, et de courir et de ramer ! Car j’ai une barquette, une jolie petite nacelle, peinte en bleu et blanc… Je crois que Jacques, mon petit comte, entends-tu, m’aime vraiment. Moi, je ne sais… C’est égal, je tâcherais de l’emmener à Paris pour l’hiver. »
….. « J’ai bien peur de le regretter, mon vieux Paris ! Et puis c’est bête de vouloir un grand amour : c’est parfois monotone ! Il aurait, peut-être, mieux valu de le rêver toujours… Mais suis-je sotte de t’écrire cela ? Je te jure que j’aime mon Jacques… »
Or, tandis que se trahissait ainsi l’état d’âme de la jeune femme, celui de Jacques se décelait, non moins clairement, dans la conversation qu’il avait, vers le même temps, avec Gervel.
— Oui, disait le comte, je sens, à certaines heures, je ne sais quel déconfort qui m’accable, comme une inexprimable nostalgie vers une vie entrevue en mes rêves et où je n’atteins pas. Je n’ai point trouvé l’œuvre d’art irréprochable, et je ne parviens pas à aimer, ni surtout à jouir pleinement de l’amour. J’essaye les jeux de volupté ; mais je suis inexpert et manque d’entrain ! Le gazouillement de Germaine passe sur mon âme, comme une musique très légère dont à peine quelque ritournelle reste dans ma mémoire en s’y imprécisant. Où trouverai-je la femme qui comble mes désirs, mon idéal enfin ?…
— Ah ! votre Idéal, puissiez-vous le connaître ! interrompait l’ancien précepteur. Il vous leurre par diverses figures. Mais, sa face véritable, vous ne l’avez point discernée encore à la cime de vos pensées toujours trop confuses. Il vous faudrait d’abord réformer le critère même de vos jugements. Car vous avez conçu une beauté qui est incapable de conquérir votre cœur et de devenir votre but, une beauté froide et vide qui vous laisse sans volonté, parce qu’elle est sans moralité.
— Et voilà le refrain de la ballade ! Vous prêchez, mon cher Gervel, pour votre chapelle ! Déjà j’ai entendu s’amener votre grand mot de moralité, et derrière ce mot s’embusque, je le sais, votre théorie de la bonté efficace et désintéressée. Croyez-vous donc que la vraie souffrance humaine ne soit pas celle de l’esprit ? Et que peut, pour me guérir de mon inassouvissement, de mes inclinations contradictoires, que peut, dis-je, votre religion, votre humanitarisme ?…
— Tout… en vous fournissant, enfin, un but suffisant.
— Mais qui donc peut discerner la suffisance ou l’insuffisance, en cette matière ? N’est-ce point chose fatalement relative aux aspirations de chacun ? Le beau réel et plastique m’attire ; je veux le créer ou, du moins, l’atteindre hors de moi. Vous, c’est celui de l’âme qui vous tente. Soit ! Il paraît que les formes de l’âme ont aussi leur volupté. Mon cousin Octave Pirmez, du moins, le prétendait : mais c’était un rêveur ! Croyez-vous, Gervel, que votre façon à vous de pratiquer le beau ou plutôt le bien, comme disent les philosophes, soit plus morale que ma religion d’esthète, et honorez-vous plus que moi cela seul qui importe au bonheur de l’humanité : la justice ?
— Que j’aime cette question ! Oui, certes c’est la justice qu’il faut souhaiter et que nous honorons, non celle, vaine et altière, qui a ses autels au pays d’Utopie, mais pas celle, efficace et ardente, qui n’a rien d’artistique et qui s’étend à ceux dont les traits parfois grimacent ! Je sais ce que disait Flaubert : « L’esthétique n’est-ce point une justice supérieure ! » Cela est un beau mot de tête, mais ce n’est pas une parole de cœur…
Jacques n’écoutait déjà plus. Ses doigts fiévreux tournaient les feuillets d’un album à fermoir d’argent : des souvenirs des musées d’Italie, reproductions de têtes giottesques, de figures vénitiennes, de fresques de Luini ou du Primatice. Mais il ne voyait pas, à cet instant, ce qu’il semblait contempler ; un pli contractait son front, d’habitude calme et sans rides.
— N’est-ce pas Gervel, dit-il tout-à-coup, lançant ses paroles à coupetées comme s’il avait hâte d’éclairer sa pensée inquiète, n’est-ce pas que Boerne décidément avait tort de définir le public une collection d’individus où chacun peut être une mazette, mais dont l’ensemble est raisonnable ? Raisonnable !… Ah ! non… Qu’importe, en effet, ma façon de vivre aux gens de ce canton ? Est-il rien de moins sensé que leur maligne curiosité, que cet empressement grossier qu’ils mettent à m’épier, à me poursuivre jusqu’ici même de leur stupide charivari !…
Le comte de Vesoule faisait allusion à tout ce qu’il avait remarqué et entendu, depuis plusieurs jours déjà, à ce dont il tremblait de voir Germaine avertie, de peur de je ne sais quel ridicule. Il avait déjà entretenu Gervel de l’attitude hostile des gens du val de Burdinnale. C’étaient des sourires narquois de la part des gars et de la jeunesse en général ; mais c’étaient de la colère indignée et des renfrognements de visages de la part des honnêtes ménagères et des placides rustres. Il paraît, du reste, que le desservant de Mavesée avait, au prône, fait trembler ses ouailles à l’audition d’un virulent sermon, dans lequel il stigmatisait – on savait pourquoi – les désordres de beaucoup de riches mécréants. Enfin, au crépuscule, un cortège grotesque avait rôdé, la veille même, sous les murs extérieurs du parc, pour d’ironiques sérénades au « faux ménage » du château, comme on disait dans la paroisse.
Gervel se contenta de hausser les épaules et de soupirer. Il trouvait les Maveséens absurdes ; mais il gémissait sur l’erreur en laquelle s’obstinait son disciple, et regrettait qu’il se fût acoquiné vulgairement et sans le profit d’une plus grande tranquillité d’âme.
Chapitre IV. Crise passionnelle[modifier]
Germaine venait d’entrer. Elle avait couru dans le foin déjà haut, dont elle apportait la bonne fragrance. Elle avait gardé de sa promenade comme une fraîcheur neuve qui lui seyait à merveille ; et elle se hâtait, les pommettes colorées, un peu décoiffée, la bouche entrouverte qu’illuminaient des dents riantes, toute fringante et rougissante de voir que des yeux la scrutaient.
Il déplut à Jacques qu’elle eût les cheveux un peu épars sur le cou.
Gervel, lui, souriait avec bonté. Il était resté quelque chose du prêtre en lui. Il lui semblait aussi qu’il était un peu Christ à sa façon et que ce sourire était plein de pardon pour Marie-Madeleine. Gervel ne pouvait, du reste, se défendre d’une sympathie naturelle pour cet être tout d’impulsion, vif et mobile, facile aux joies imprévues, aux mélancolies subites, qui, dans ce vieux château, apportait soudain tant de mouvement avec tant de variété et de caprice…
— Qu’il fait chaud ! J’ai tant couru que j’en suis étourdie, dit-elle.
— À la poursuite d’un papillon, je gage ! fit Jacques.
Mais il ne s’intéressait guère à l’aventure. Les lèvres de Germaine, à présent, l’occupaient, seules. Il voulait en voir le mouvement. Son attention restait blottie aux commissures, ou s’attachait à la couleur de cette bouche faite pour les baisers.
Jamais la jeune femme n’avait été aussi bavarde : un afflux de paroles vaines, mais joyeuses, sautillantes, dont elle-même se grisait.
Le comte dont la pensée, par je ne sais quelle association d’idées, s’était reportée aux sottes vexations dont il souffrait secrètement, songea qu’il n’aurait, peut-être, pas dû ramener la petite Mirvel dans ce castel austère, dans ce hameau stupide.
L’aimait-il donc ? Ou n’était-ce qu’un caprice de sa réflexion ballottée sur le remous des sensations ?
Il lui sembla qu’une immense tendresse lui envahissait le cœur. Le désir naissant en lui engendrait des rêves où se donnaient carrière toutes les ardeurs de sa sensualité.
Gervel venait de se retirer. Il avait vu l’œil allumé du comte :
— Plus tard ! songea-t-il. Après les amours, l’Amour, peut-être, quand il sera redevenu un homme libre… Après les prodigalités de la chair, celles du cœur… Mais le cœur, lui, est inépuisable…
— Germaine, disait l’amant, il fait clair à souhait aujourd’hui. Veux-tu que nous allions aux lucarnes de la grande tour, voir le panorama dont, hier, Gervel disait la beauté ?
Elle lui sauta au cou.
— Combien de marches à gravir ? dit-elle.
— Seulement cent soixante.
— D’une traite ! fit-elle, et elle s’élança.
— Je t’attendrai en haut, cria-t-elle encore.
Il essaya de la rattraper ; mais il manquait de souffle. Il se dit qu’il lui laisserait la joie d’une victoire facile. Il l’entendit bondir dans le vieil escalier poudreux.
Il la rejoignit devant une porte close, qui donnait sur une plate-forme, une porte qui semblait celle d’une prison souterraine. Il la vit haletante, et lui-même dans le silence entendit le battement de ses artères. Je ne sais quelle atmosphère magnétique les enveloppait.
Il y avait là sur l’étroit palier un amas de vieilles tentures, mise-bas des salons du château, du temps des réceptions seigneuriales. Ils s’y laissèrent choir.
— Sommes-nous fous ! nous voilà tout en eau, dit-il.
— Comme tu dis cela d’un ton lugubre ! répondit-elle.
Il voulut l’attirer tout près de lui.
— Non, dit-elle, j’étouffe.
Il pensa à regarder le paysage. Il vit que le ciel commençait à moutonner.
… Lorsqu’ils redescendirent, de gros nuages montaient, voilant le soleil couchant, et un vent frais soufflait, précurseur de l’orage. Soudain, un peu tremblante et pâle, elle releva le col plat, garni de dentelles, de son corsage de satin bleu clair.
— J’ai froid, fit-elle.
Il lui proposa une marche accélérée dans le parc, pour se réchauffer. Ils allèrent, durant dix minutes, nerveusement sous le ciel menaçant : des souffles erraient ; d’éblouissants éclairs fulguraient.
— Rentrons, il n’est que temps ! dit-il.
Ils rebroussèrent chemin. Mais la pluie creva, subite, avec un fracas énorme ; ce fut un déluge. Ils s’élancèrent éperdûment vers le château. Quand ils y parvinrent, en un clin d’œil, ils étaient déjà ruisselants, comme au sortir d’un bain.
Le soir, en des vêtements secs, sous les feux du grand lustre, dans l’antique salle à manger, elle frissonna encore, et une épouvante sourde la remplissait.
Et le lendemain encore, elle frissonna à plusieurs reprises.
….. Vers la fin de cette nuit-là, Germaine s’éveilla, comme on s’éveille au sortir d’un pénible cauchemar. Une sueur d’angoisse lui perlait au front ; une anxiété terrible pesait sur elle. Elle eut la sensation qu’un étau lui serrait les côtes et les meurtrissait.
La veilleuse crépitait pour mourir. La jeune femme eut peur. Elle enfouit sa tête dans la tiédeur des draps, et les liens invisibles qui l’enchaînaient au sommeil, se renouèrent momentanément.
Quand le grand jour lui fit rouvrir les yeux, la fièvre la brûlait, l’étau pressait plus fort, la dyspnée l’étreignait. Son épouvante se fit aigüe et se traduisit, tandis qu’elle se mettait sur son séant comme pour échapper à l’oppression, en une plainte sifflante qui fit accourir Jacques près d’elle.
Jacques ne douta pas que ce fût une grave maladie qui se déclarait : une fluxion de poitrine ou une pleurésie.
Le médecin aussitôt avait été mandé. Mais apparemment il n’arriverait que vers midi. L’impatience de l’amant s’accroissait d’instant en instant.
Le mal, du reste, semblait empirer. C’était maintenant un halètement spasmodique qui soulevait la poitrine de la malade, et déjà une toux râpeuse et aigre lui râclait douloureusement les bronches.
— Nous avons été bien imprudents, l’autre soir, soupira-t-elle, en levant ses pauvres yeux vitreux vers le jeune homme atterré.
Il secoua la tête, la gorge pleine de sanglots. Il était désemparé. La souffrance objective ne lui faisait plus horreur, et devant celle de sa maîtresse il ne restait pas indifférent. Il la maudissait, sans y compatir, parce qu’elle venait à l’encontre de ses désirs.
Durant dix jours l’état de Germaine fut alarmant. La toux la terrassait et déterminait chez elle l’alternance d’une surexcitation nerveuse avec un immense abattement.
Jacques se consumait d’inquiétude. Le vague des réponses que lui faisaient les médecins le rendait fou. Qu’avait-elle au juste ? Il s’accablait de reproches.
Il en vint à un état de souffrance nerveuse insupportable. Un jour, en passant devant une glace, il se vit affreusement pâle, les yeux meurtris, la figure toute crispée telle qu’une lamentable impuissance et de cruelle attente la lui faisaient.
Des jours longs et mornes passèrent.
Gervel se dépensa sans compter, auprès de son ancien élève. Et jamais son dévouement et le réconfort qu’apportaient sa présence et de ses paroles, ne furent aussi précieux au comte, ni aussi ressentis.
Colas et Maïanne secoués du fond de leur quiétude, avaient, dès le début de ce désarroi, perdu la tramontane. Ils allaient, presque grotesques en leur trouble, par les grandes salles du château, pauvres ardélions que suppléaient dans leur coutumière besogne deux fortes campagnardes, embauchées par Gervel, et une nonne infirmière, qui ne quittait pas Germaine.
Celle-ci avait bientôt été maîtrisée par le mal ; elle avait dû s’abandonner, vaincue, résignée.
Mais, lentement, au sortir des accès de fièvre, une idée s’était embusquée au fond de sa conscience, puis insensiblement cette idée s’était précisée davantage ; et, toujours abominable, hallucinante, elle se dressait, matin et soir ou plutôt à chaque heure, comme un monstre dans les ténèbres : l’idée de l’horreur physique possible.
La mort où l’on repose, qu’importe ? Mais la laideur des convalescences ou, peut-être, des jours futurs indéfiniment ! Mais la flétrissure du teint, le ternissement des prunelles, l’écœurement de la bouche pâlie, des os qui saillent, des veines bleuâtres marquant la peau livide, enfin la ruine de la beauté, oh ! n’est-ce pas la vraie mort, cela ? N’est-ce pas la mort, non celle qui frappe, subite comme la foudre, mais celle qui vous guette, qui dure, qui désagrège lentement, qui fait assister l’âme à la décadence du corps ?…
Laide, il ne l’aimerait plus, songeait-elle. Oh ! cette pensée que ses baisers se détourneraient d’elle, qu’elle partirait seule, qu’elle retournerait vers cette existence minable dont elle s’était rachetée à force d’idéal ! Elle y retournerait, sans beauté à présent, brisée par sa destinée, sans espoir. Après l’échappée de ciel dont, un instant, la lumière avait, au sortir des limbes douloureuses, inondé son âme, ce serait désormais l’enfer horrible !…
Souvent Germaine étendait hors du lit sa main émaciée et tremblante, vers un miroir, pour voir ! Et cela la réconfortait un peu de voir l’image réelle moins lamentable que celle évoquée dans son obsédante pensée nuit et jour. Elle en était arrivée à s’attarder dans une contemplation morbide de son corps, à y suivre obstinément la marche de son affaiblissement.
— Pourquoi regardes-tu mes yeux ? disait-elle, à peine convalescente, à Jacques.
— Tu sais pourquoi ! répondait-il. C’est parce qu’ils sont beaux, petite folle !
— Beaux ?… Encore maintenant ?… Je suis très pâle, sans doute ?…
Il faisait signe que non. Mais elle croyait voir sur son visage qu’il la trouvait changée…
— Te souviens-tu, murmura-t-elle une autre fois, en lui mettant les bras autour du cou, te souviens-tu de ce soir, le premier, où tu m’enlevas presque ? Pourquoi tes yeux m’ont-ils brûlée, alors ? Et pourquoi donc la pauvre courtisane rêveuse t’a-t-elle plu ?… Je me rappelle que tes paroles, timides et douces, entrèrent en moi comme une musique, inouïe, mais que je comprenais. Ah ! tu ne pensais guère, alors, qu’un jour, tu serais ici, à mon chevet, assistant tristement à l’étiolement de ma vie…
Il lui ferma la bouche d’un baiser.
— Eh ! s’exclama-t-elle avec joie, tu es bon ! Mes pauvres lèvres décolorées ne te répugnent pas encore…
— M’aimerais-tu toujours, même si j’étais moins belle ? continua-t-elle en fermant les yeux, comme si elle avait peur de lire dans les siens à lui.
— Oui, oui ; mais, à présent, tais-toi, petite curieuse, et repose-toi.
— Tantôt. Dis-moi si j’ai tort. Je m’imagine soudain que tu serais un peu plus à moi qu’auparavant… si je me guérissais… parce que ce serait une pauvre Germaine faible et laide, qui posséderait ton amour…
La hideuse obsession de la possible flétrissure physique lui laissait alors du répit. Elle retrouvait pour quelques heures le doux et bon sommeil, et les songes n’étaient point violés par la cruelle hantise.
Jacques gardait la même attitude d’homme ébranlé et prostré d’angoisse plus que de douleur. Il regrettait le dégât apporté par la maladie à la beauté de Germaine, comme il eût gémi sur la dégradation subie par quelque statue précieuse ou quelque toile de valeur ; apitoiement d’esthète, avant tout. Mais parfois, à présent, un peu d’amertume lui montait au cœur, mettant de courts sanglots en sa gorge, comme si d’autres fibres maintenant vibraient en son être, nouvellement sensibilisées pour y éveiller enfin un peu de compassion.
… Cependant la nature et la médecine eurent raison du mal. La jeune femme, petit à petit, se sentit survivre. En elle fluait comme un sang nouveau, comme une montée tardive de sève.
Mais elle fut lente à se remettre complètement. Les premières fois qu’elle sortit, l’air la grisait comme un vin fort.
Le comte avait fait suspendre un hamac entre deux tilleuls majestueux, en un rond-point ombreux et solitaire. Elle y venait, chaque jour, à l’heure de midi ; elle s’y endormait dans l’atmosphère chaude qui rayonnait du soleil d’août, haut dans le ciel.
Insensiblement aussi, quand les suffocations que sa faiblesse rendait encore fréquentes, ne l’incommodaient pas trop, elle se remettait à marcher pendant quelques minutes, et ce lui était une joie enfantine et rare de cueillir en passant, de sa main amaigrie, une rose qu’elle effeuillait ensuite le long du chemin. Elle avait un corsage blanc et une ombrelle blanche aussi, et sa pauvre figure en paraissait plus pâle encore. Ses yeux semblaient agrandis, et sa bouche avait une expression presque sensuelle, qui tranchait sur le reste du visage émacié.
Des journées passèrent, pendant lesquelles Germaine doucement reprit des forces. En voyant le luxe et les raffinements dont on entourait son faible corps, elle pensa souvent avec pitié aux affres des malades pauvres.
Jacques, aux heures qu’il lui tenait compagnie, lui baisait parfois le front ou aussi, quand un peu d’émotion les rosait, cherchait furtivement ses lèvres. Mais elle surprenait souvent son regard qui s’attardait aux persistantes maigreurs de son cou et palpait, pour ainsi dire, les pauvres doigts menus de ses mains si blanches et si fondues, comme s’il eût compté les stries bleuâtres qu’y mettaient les veines à fleur de peau.
Il lui parlait sérieusement, gravement, de choses vagues et profondes : des prolongements, eût-on dit, des entretiens qu’il avait de plus en plus fréquemment avec Gervel.
En plusieurs occasions, la jeune femme eut la torturante impression qu’il se détachait d’elle chaque jour davantage. Chez elle, au contraire, le goût d’aimer se réveillait à mesure que refleurissait sa jeunesse. Mais Jacques, au lieu d’y correspondre, y opposait des raisons maladroites.
— Oh ! la folle, la folle !… répétait-il ; ainsi faible, presque souffrante encore…
L’ennui leur venait lentement.
Une fois, comme Germaine, encore faible, était seule, assise près du ruisseau sur son fauteuil d’osiers, elle eut besoin d’une aide pour un léger office. Elle appela une jeune fille qui passait, simple ouvrière, de celle à qui était dévolu l’entretien du parc.
La convalescente eut une joie enfantine à parler, durant quelques instants, avec la villageoise rougissante. Ce furent d’innombrables questions qui se pressaient, souvent sans attendre les réponses un peu gauches et hésitantes ; et pendant ce temps, Germaine se sentait vivre.
Dans la suite, elle s’accoutuma à mander chaque joue cette amie nouvelle. Annette Bage (ainsi s’appelait la fillette) lui rendit, sans tarder, une égale affection ; et voilà comment il advint qu’un soir, Jacques céda, non sans manifester d’étonnement, et en haussant les épaules comme devant un caprice de malade, aux instances de sa maîtresse qui lui demandait d’attacher Annette à son service.
Annette courait ses dix-sept ans. De taille encore médiocre, blonde et rose, elle avait des prunelles bleues où luisait le regard mélancolique de Mignon. Mais ses yeux clignaient parfois de joie ou de convoitise ; et c’était alors, malgré les rugosités de ses mains, malgré son corsage douteux, en dépit des traînardises de sa voix, presque de la beauté dans la figure, un peu plébéienne, de la pauvre journalière.
Le comte se demandait parfois, pourquoi cette fillette étrange attirait son attention, à lui, l’esthète intransigeant ?…
Cependant les amants avaient connu un renouveau d’amour.
Ils s’étaient retrouvés inquiets et ravalés par cette inutile possession qui les laissait presque las et sans idéal. L’amertume de la satiété que chacun ressentait à l’égard de l’autre, coulait goutte à goutte en leur cœur.
Ils se buttaient à des griefs imaginaires et proféraient parfois des plaintes puériles, se reprochant de n’être plus aussi passionnés qu’aux jours d’antan. Ils éprouvaient l’effroi irraisonné, mais inéluctable, d’une existence trop réduite aux mêmes sensations, l’obsession rapetissante des habitudes qui s’accentuent…
Chapitre V. Les vaines Voluptés[modifier]
… Quand septembre roux revint accrocher aux collines ses lueurs de sang et d’or, Jacques s’absenta de Mavesée durant des journées entières. Car il avait accepté plusieurs invitations à des parties de traque organisées par les châtelains voisins. Et la saine fatigue de la chasse lui était un précieux dérivatif à ses pensées.
D’ailleurs ce sauvage sentait, à présent, un besoin de société. Les plantureux dîners qui suivent les battues et qu’autrefois il proclamait horriblement laids, aujourd’hui le retenaient, avaient pour lui une indéfinissable attirance.
Il apprit surtout le chemin des Cresnées, dont la châtelaine, dès le premier jour, lui avait comme englué l’âme, avec ce regard involontairement voluptueux qu’ont certaines femmes et qui trouble tous les hommes.
C’était une beauté mûre : elle était bien près de doubler le cap de la trentaine. Blonde, un peu épaisse, elle avait gardé une vivacité toute juvénile ; et, lorsque ses lèvres s’ouvraient au sourire, des dents blanches d’une pureté extraordinaire l’illuminaient.
Cette bouche avait aussitôt tenté le comte.
Elle en avait séduit bien d’autres, à commencer par Anatole de Louxhay, le mari, honnête hobereau, fruste et insignifiant, qu’absorbaient uniquement des soucis de seigneur terrien.
Mais de tous, Madame de Louxhay s’était fatiguée, parce qu’elle était de celle dont l’âme sans cesse est poussée, par de secrètes fatalités, vers de nouveaux phares toujours menteurs…
Avec cette femme, Jacques de Vesoule connut la laideur de l’adultère rural, le commerce régulier de luxure, sans amour, sans plaisir, sans le mystère même qui l’eût auréolé de quelque poésie.
Il subit quelque temps cette vie haletante de perpétuel leurre et d’inquiétudes. Les âmes des amants étaient l’une pour l’autre dévêtues d’illusion. Et Jacques avait, en outre, à pâtir des jalousies de Madame de Louxhay à l’égard de la femme qu’elle savait habiter au château de Mavesée…
… Il y avait, aux Rixhes, le long de la route que le jeune homme suivait chaque jour, une villa dont le toit rouge piquait la verdure d’un fourré d’arbres parmi lesquels se dissimulait le reste du bâtiment. Blanc pavillon, endormi en un jardinet fleuri, qui éclatait de lumière sur le vert sombre du feuillage, en été, ou sur la grisaille du bosquet dénudé, l’hiver.
Souvent dans la brume des crépuscules, tandis que le comte retournait, mélancoliquement, des Cresnées, ses regards avaient suivi la fumée bleue dont le silencieux chalet s’empanachait, ou avaient essayé de se glisser, furtifs, entre les interstices des branches comme vers du mystère soupçonné.
Et pourtant il savait que deux cœurs simples habitaient là, rythmant les phases d’une existence sans complexité, comme sans nuls dessous cachés ou dissimulés.
En effet, Pierre Barty, le propriétaire, était un colonel retraité, revenu au hameau natal après une absence d’un demi-siècle pour y jouir d’un repos bien mérité. C’était lui qui avait fait restaurer la maison un peu délabrée. Sa fille, Suzanne, s’était chargée de la parer intérieurement et d’y mettre toute l’élégance possible ; sa présence seule y apportait la grâce.
Suzanne était l’unique enfant du colonel. Elle n’avait guère connu sa mère, morte jeune. À vingt-cinq ans, elle était dans tout l’épanouissement d’une beauté très fine et très pure, pareille à un printemps plein de sève et riche de roses.
Et tous deux, le père et la fille, vivaient là, heureux : lui, de jouir, après la règle si longtemps subie, des loisirs d’une liberté enfin reconquise ; elle, d’apporter, près de ce renouveau de vie qu’éprouvait le vieux soldat, sa jeune bonté, sa gaîté discrète et presque grave, et le parfum de son âme chaste et belle comme une douce matinée de mai. Nul amour autre que celui qu’elle ressentait pour son père n’avait descellé son cœur ; et son affection filiale la tenait soumise à l’égal d’un culte.
Une après-midi, Jacques fut surpris, en allant à pied aux Cresnées, par une ondée violente qui soudain s’abattit d’un ciel sans menaces. Il allait juste dépasser la ville des Rixhes, quand il s’aperçut que la petite porte du jardin baîllait, rien qu’à peine du reste, dans l’épaisse charmille au milieu de laquelle d’habitude elle se dessinait en grisaille, strictement close. Il la poussa et se jeta au plus vite sous un grand noyer déjà à moitié découronné de feuilles. Le nuage, là-haut, se convulsait, l’averse faisait rage. Il considérait ses vêtements déjà trempés…
Tout-à-coup pour la première fois depuis qu’il s’était réfugié là, il tourna les yeux vers la maison, comme si quelque spectacle le sollicitait par suggestion ; il fut bien étonné. Sur le perron, le colonel s’évertuait en gestes d’appel et, sans doute, en cris que le bruit de la pluie torrentielle étouffait ; puis là, à quelques pas à peine de lui accourait Suzanne infiniment ravissante, mouillant ses pieds de fée, portant deux parapluies, dont l’un abritait son admirable chevelure d’or, et dont l’autre se tendait, secourable, vers lui, soudain un peu confus à cette apparition.
— Prenez, Monsieur, et faites-nous l’honneur de venir vous sécher à la maison… Mon père vous appelait, mais vous n’entendiez pas !…
Elle souriait. Il se reconquit vite. Il parla comme un homme du monde, remerciant, et s’excusant en même temps de s’être introduit dans le jardin, d’avoir provoqué ce soin charmant dont il était l’objet. Il réitéra ses paroles polies devant le colonel, près duquel ils étaient arrivés.
On fit connaissance ; car, jusqu’à ce jour, on s’était borné à se saluer, quand on se rencontrait.
Jacques s’attarda. Il semblait intéresser le vieux soldat, volontiers causeur. Il eut pour Suzanne des paroles aimables et très fines, comme il savait en trouver.
Il était tard, presque le soir, quand il se retira. Il n’alla pas aux Cresnées, cette fois-là.
Le lendemain, il s’arrêta de nouveau à la villa des Rixhes. Il tira la patte de lièvre d’une sonnette fort primitive et fut bientôt introduit par une domestique rougeaude.
Il fut reçu presque familièrement, sur le perron (la température était douce excellemment). Le matin, il avait envoyé, en guise de remerciement, du gibier au colonel et des fleurs pour Suzanne. L’entretien fut cordial. La gaîté de la jeune fille, son air candide lui plurent d’abord.
Mais, tandis qu’elle riait, il lui découvrit des dents merveilleuses. Il se mit alors à analyser en détail sa beauté ; et déjà le désir commença à se glisser lentement dans son admiration pour elle.
Les jours qui suivirent, le comte de Vesoule pensa souvent à Suzanne, et son esprit s’attardait sciemment à évoquer, avec insistance, la grâce suave, et pourtant un peu excitante, de la jeune fille.
La hantise peu à peu se fit plus pressante et plus précise. Il se sentit l’envie de longs entretiens qu’il aurait avec elle, de solitaires promenades dans les bois.
Il souhaita de revoir Mademoiselle Barty. Il inventa des prétextes. La même amabilité, naturelle et cordiale, l’accueillit.
Mais il éprouvait comme de la honte de parler d’amour à la jeune fille, parce que les paroles qu’il avait dites aux autres, il lui répugnait de les répéter à celle-ci que nimbait la grâce, nouvelle pour lui, de la pureté, et parce qu’il sentait combien c’était mal d’ainsi tromper, ne fût-ce qu’en désir, la confiance de Germaine, la crédulité de Madame de Louxhay et la franchise ingénue et bienveillante de Mademoiselle Barty.
Cependant, il se détachait de plus en plus de la Mirvel ; et ses rendez-vous avec Madame de Louxhay étaient désormais sans plaisir. L’habitude seule les ramenait l’un près de l’autre pour quelques sensations trop attendues.
Jacques essaya bien de détourner sa pensée de la femme, vers laquelle il était – il le sentait – attiré désespérément. Il avait l’impression que l’élan seul qui l’entraînait vers elle, la souillait. Aimait-il, du reste, Mademoiselle Barty ? Ne la désirait-il pas seulement ? Il s’étonnait d’avoir des scrupules à présent, lui qui croyait avoir tué en son âme tout préjugé de pudeur ou de morale…
Un jour, il parvint à faire remettre à Suzanne, en mains propres, par l’intermédiaire d’un mendiant, une lettre folle, dans laquelle il lui criait brutalement son amour.
Il fit une visite, à quelques jours de là, aux Rixhes. Suzanne rougit en le voyant. Ils restèrent seuls, un instant, tandis que le colonel allait prendre, dans sa bibliothèque, un livre rare dont on parlait d’aventure.
Elle tendit nerveusement un pli à Jacques.
— C’est votre lettre, dit-elle. J’étais fort embarrassée de vous la renvoyer. Votre visite arrive à souhait…
Et, comme machinalement sa main, à lui, avait repris l’écrit, et que son regard interrogeait, en quête d’une autre parole, qui tomberait encore de ces lèvres roses sur lesquelles il se reposait :
— Je ne vous en veux pas, ajouta-t-elle. Mais ne recommencez plus, n’est-ce pas !…
Ses prunelles brunes, pailletées d’orange, avaient une expression à la fois bienveillante et ironique, qui fascina le jeune homme. Il eut la sensation qu’on l’entraînait irrésistiblement sur une pente vertigineuse, vers un insondable abîme. Il perdit la tête. Il voulut baiser la bouche encore entrouverte pour le sourire, où s’attachait tout à coup son désir.
À peine l’effleura-t-il. Mademoiselle Barty repoussa vivement le contact, dégagea son poignet de l’étreinte qui le tenait.
— Vous auriez pu, dit-elle fièrement, être mon ami ou mon fiancé ; vous ne pouvez plus être dorénavant qu’un étranger pour nous, puisque vous n’avez point su me respecter…
Il eut peine à se ressaisir devant le père qui rentrait…
Jacques tâcha de tuer en lui le souvenir de l’affront essuyé et la douleur de son rêve déçu. Il fut, du reste, momentanément repris par la force de ses habitudes et se trouva dans différentes occasions de luxure que les circonstances lui fournirent, en ce temps-là. Il cherchait à s’étourdir, sans discernement et sans goût. Mais il n’eut pas de retour passionnel vers Germaine.
À quelque temps de là, il rencontra, tandis qu’il passait à cheval, Monsieur et Mademoiselle Barty. Il salua respectueusement, sans s’arrêter.
Il sentit comme un pardon, qui descendait sur lui. Car le regard de Suzanne l’avait frôlé, plein de douceur.
Mais il eut, en ce moment aussi, l’intelligence calme, lucide, de la distance qui la séparait d’elle. Elle méritait mieux, en effet, que ce qu’il lui avait offert. Il l’avait convoitée comme on convoite une fille. Elle était faite pour l’adoration sentimentale.
Il songea qu’il eût pu la conquérir lentement, qu’il eût pu revivre et aimer enfin par elle. Connaître l’amour, l’amour des cœurs et des âmes, l’amour dégagé des basses instinctivités, l’amour sans lassitude, toujours nouveau, idéalisant la vie et y mettant du bonheur, ne fût-ce qu’en illusions !…
Il eut une brève tristesse d’avoir laissé se perdre pour lui des trésors incomparables qu’il aurait pu atteindre, peut-être…
Il sentit qu’il ne connaîtrait pas la joie d’aimer véritablement.
Cependant Germaine souffrait de l’abandon où elle se sentait reléguée. Mais elle eût fini par se résigner, sans doute, si le soupçon et bientôt la certitude de la trahison du comte ne fussent venus la révolter et puis l’accabler sous le coup terrible qui faillit la ployer pour toujours.
Gervel, seul, qui était devenu son confident, sut l’horrible douleur que la jeune femme, un instant, ressentit, et l’abominable crise de jalousie qu’elle eut. Et, tout d’abord, il craignit même que la haine qu’il voyait passer dans les regards de cette délaissée et qui bouillonnait dans son cœur ulcéré, n’armât sa main contre les complices.
Mais chez Germaine la fierté domina ce premier débordement, et sa pensée calmée lui fit voir la vanité d’une vengeance prompte. Elle eut peur de ce drame passionnel, dans lequel elle avait failli jouer le premier rôle. Elle avait eu aussi cette vision hypothétique d’elle-même, pauvre fille, avec la tare de son passé, livrée sans pitié à la curiosité des badauds de cour d’assises et à toutes les cruautés des bas reportages…
Elle renfonça en elle-même sa souffrance ; et elle songea à reprendre, peut-être, un jour, son Jacques, qu’elle aimait maintenant, à le reprendre tout…
Ainsi l’amante n’abdiquait point tout espoir.
Cette crise l’avait comme terrassée ; elle en sortit avec la volonté bien ancrée en elle et infiniment douloureuse, d’immoler son amour-propre et d’endurer ce martyre de chaque heure, celui de se voir dédaignée.
Elle connut, en compensation, les joies de l’amitié sincère et solide, les bonnes et réconfortantes paroles de Gervel, qui exerçait sur cette âme endolorie son apostolat de charité, et les soins affectueux d’Annette, qui était devenue pour elle comme une sœur tendre et empressée.
Jacques n’était pas heureux : il souffrait de la double nécessité de mentir que créaient pour lui son adultère et sa trahison. Il connaissait aussi l’angoisse d’être infidèle ; et en outre, depuis qu’étaient passés les premiers enivrements, il ressentit une invincible tristesse, qui lui venait de l’insuffisance esthétique de la maîtresse dont il ne suivait plus les lois que par habitude.
Un soir, pour la première fois, dans son cerveau se précisa la vanité d’une vie toute réduite à la sensualité.
Il revenait des Cresnées, suivant la route qui déploie son ruban poudreux dans la vallée de la Burdinnale – avec, à gauche, le ruisseau follet qui murmure dans les prés, et, à droite, le haut talus de schiste plaqué de mousse et de fougères, puis le bois qui s’échevèle au flanc du coteau et semble dévaler vers le fond de la combe herbeuse.
Sous le vent un peu fort, précurseur de la pluie, la danse des feuilles que novembre détache et fait tourbillonner en lugubres envolées, enveloppait le triste amant ; et sous ses pas s’étalaient de frissantes jonchées. Au-dessus de sa tête, passaient regagnant leur gîte, des légions de corneilles et de corbeaux, frondaisons noires du ciel qui s’emplissait d’ombres. Son âme communiait dans la beauté grave de ce site et de cette soirée automnale, où les esprits rôdeurs, les longs des chemins, invitaient à la mélancolie.
Sentant intensément la souffrance de vivre, le comte de Vesoule pensa à la Mort reposante, et une grande amertume lui emplit le cœur à l’idée de n’avoir pas trouvé le bonheur…
Il croisa, entre Bagnoule et Mavesée, un groupe de travailleurs qui s’en allaient peiner, la nuit durant, dans quelque sucrerie de betteraves : manouvriers cheminant, presque gaîment avec de gros rires qui sonnaient haut dans la brume, vers de durs labeurs pourtant.
Jacques se dit que ceux-là avaient la résignation précieuse des hommes simples, et il maudit la complexité de sa propre pensée…
Puis il longea les bâtiments d’une « cense » et vit, grande ouverte, l’écurie spacieuse où les chevaux, déjà rentrés des champs, se reposaient près de leurs auges vidées.
Il souhaita d’avoir la quiétude des bêtes…
… Dans la chambre où, entre les chenets, la flambée, plus ardente au crépuscule, épandait un ineffable apaisement, des paroles, cette fois-là, furent proférées, des paroles extrêmement suggestives d’un état psychique qui se dévoilait.
— Or, ne vous en prenez qu’à vous-même, disait Gervel. Si la vie jusqu’ici a été pour vous décevante, peut-être l’avez-vous mal ordonnée ? L’amour qu’aujourd’hui vous maudissez, ne vous a-t-il pas fourni d’abondantes et merveilleuses jouissances ?
— Oui, répondit Jacques, j’ai cru connaître, à certaines heures, des paradis splendides et incomparables. J’ai élevé dans mon cœur un temple à la Volupté et entraîné mes sens à l’accomplissement de ses rites. Hélas ! les ivresses brisantes m’ont fait las et malade, à l’heure à peine sonnée de l’âge mûr.
— Mais n’avez-vous pas, du moins, ne fût-ce qu’un instant, trouvé et possédé la beauté que vous cherchiez ?
— Jamais, bien que j’aie cru en ressentir parfois l’éblouissement. Ce n’était qu’une étincelle passagère dont la lumière me leurrait. Le beau est l’infini ; c’est l’absolu et il est éternellement la vie. Les voluptés nous laissent toujours pleins d’aspirations inassouvies, se réduisent à quelques gesticulations, à quelques spasmes ; et elles contiennent des germes de mort.
— Oui, certes ; mais ce n’est point là tout l’amour. Il réclame la fusion des âmes. Celles-ci s’enlacent, elles aussi se possèdent, ont leurs caresses non pareilles. Et l’acte d’aimer n’est pas complet s’il n’est fait d’intellectualité autant que de sensualité.
— Vanité aussi, mon cher Gervel, cette volupté des « esprits amants », et source intarissable de tourments, plus grands que ceux que nous ressentons dans nos nerfs, nos muscles et nos moëlles, après les suprêmes palpitations ! Illusoire possession, celle à laquelle s’essaient deux entités psychiques qui jamais ne décèlent leur mystère complètement, qui toujours doivent échapper l’une à l’autre, perce qu’incessamment elles se transforment, parce qu’impunément elles s’arment l’une vis-à-vis de l’autre de la dissimulation et du mensonge. Oh ! l’horrible angoisse de n’être jamais sûr d’un cœur, d’une pensée, de douter de tout regard, de toute parole, de toute caresse, de redouter le passé, l’avenir, le présent même ! Toutes les méfiances et toutes les ruses des amoureux, tous les parjures et toutes les feintes, tous les soupçons et toutes les hypocrisies, tout le cortège des misères morales !…
Jacques s’échauffait à ainsi blasphémer l’Amour, avec le désespoir d’un croyant qui sent vaciller sa foi. Gervel se plut à serrer davantage l’écrou qui meurtrissait la pensée du comte.
— Ainsi, dit-il, vous êtes persuadé que l’harmonie passionnelle, aussi parfaite qu’il soit possible de la réaliser (car le complet échange est selon vous chimérique) contient en elle-même les ferments de sa propre dissolution ? Ainsi, derrière les intimités éphémères, derrière les illusoires harmonies auxquelles croient les âmes amoureuses, l’aboutissement fatal est un lamentable isolement ?…
— Oui ! Et voilà pourquoi je roule comme un pauvre navire désemparé. La tempête des voluptés a brisé le gouvernail de mon énergie. J’ai tout essayé pour atteindre le bonheur. Je n’ai jamais pu me créer que de bonnes fortunes, rares et fugitives. Ceux-là seuls, parmi les amants, furent sages, qui voulurent mourir enlacés, dans la beauté encore intacte et inaltérée de leur crise passionnelle ! Ceux-là triomphèrent à la fois de l’amour et de la mort et entrevirent l’absolu !…
— L’absolu dans l’anéantissement, hélas !… Mais pourquoi vouloir arriver jusqu’à l’intangible ? L’humanité sera toujours impuissante à construire les tours vertigineuses qui hantent ses rêves. Elle doit se contenter d’en élever de plus modestes, aux proportions moins orgueilleuses ; et, renonçant à affirmer pompeusement une force que dément sa manifeste débilité, elle ne doit édifier que des tours d’abri, de défense, de secours : refuges précieux, forts imprenables, ou fanaux déversant des trésors de lumière !…
— Mais, Gervel, c’est abjurer votre foi en l’idéal, cela. Vous prêchez la résignation humble et mélancolique. La vie ainsi rapetissée ne vaut plus qu’on la vive !…
— Quelle erreur ! Votre rêve d’amour absolu ou plutôt de bonheur absolu en l’amour matériel, outre qu’il est chimérique et douloureux à poursuivre, est d’un parfait égoïsme. Mon rêve, à moi, est tout aussi irréalisable en sa totalité du moins ; mais une félicité suffisante résulte de sa poursuite même, et, sans que son orgueil en souffre, il comporte, dans la mesure des humaines énergies, de partielles et continuelles matérialisations, qui sont autant de victoires dont s’exalte notre esprit, dont se réjouit notre cœur. Adorable caprice du Destin qui donne sur terre le bonheur à ceux qui y cherchent à diminuer la tristesse d’autrui !…
— Heureusement ceux que réjouit l’apostolat que vous avez choisi, Gervel ; et puisse votre pouvoir consolateur, s’il n’est vain, s’exercer sur moi-même !
Soudain brilla l’œil du vieillard, Celui-ci pensa que son âme s’était fait entendre un peu de l’âme du comte, et qu’une très faible, mais très certaine harmonie était née de cette inattendue communion. Et, tandis que l’émotion faisait un peu trembler sa voix :
— Jacques, dit-il (qu’il me soit permis d’ainsi vous interpeller familièrement !) le désarroi de votre vie morale cessera quand vous aurez ressaisi le but véritable de l’existence. En attendant, résignez-vous et attendez en silence le temps de votre rénovation. Oui, c’est seulement dans le recueillement que nos âmes trouvent un inviolable refuge, que notre esprit se possède librement. Le manteau de la méditation, dont nous nous enveloppons contre les douleurs, recouvre d’innombrables trésors…
Ce jour-là, le comte de Vesoule, resté seul avec le souvenir de cette grave causerie, regarda pour la première fois, bien en face, l’intégral égoïsme qu’il avait professé. Il songea qu’il avait dû révolter d’indignation le Destin lui-même. Et il se mit à craindre que celui-ci, contre lequel il avait tant lutté, n’eût le dernier mot.
Chapitre VI. Veillée d’Amour défunt[modifier]
… Germaine s’était retirée tôt, dans son boudoir, ce soir d’hiver. Très pâlie maintenant, et toussant depuis les froids, elle brodait, triste, près de la haute lampe au pied de cuivre tourné, dont la lumière se tamisant à travers le grand abat-jour vert d’eau n’éclaire que le métier, tandis que les ombres s’amassent en les coins et que voltigent les silences berceurs.
Jacques alla rejoindre cette abandonnée. Il avait réfléchi qu’il avait tant à se faire pardonner d’elle aussi !
Quand ils se dirent ces choses un peu inconsistantes, ces futiles propos qu’échangent les lèvres au début des entretiens, tant que ne s’est pas graduellement dissipée cette indicible impression de froideur qui glace les âmes, devant une présence sentie mais non encore pleinement sympathique. Puis bientôt ils tournèrent ensemble comme d’un accord commun et tacite, les premières pages toutes parfumées de leur roman : celui de leur amour déjà mourant.
Puis ils s’abîmèrent dans la contemplation du paysage désolé de leur âme.
— Ce fut une radieuse folie, fit-elle avec résignation ; sans doute les cendres de ce feu de paille sont déjà froides en votre cœur ?…
Comme toutes les femmes elle avait eu cette foi robuste et belle que l’amour est éternel, et elle souffrait avant tout d’une déception.
— Je ne vous en veux plus, continua-t-elle ; vous n’avez cessé d’être bon pour moi. Et pourtant, à présent, ne vous suis-je pas comme une étrangère ?…
Jacques fut effrayé de voir le pauvre visage de Germaine, qui, depuis des mois, s’était lentement décoloré comme leur amour. Il vit ses grands yeux tout cernés disant la douleur des étapes traversées et la dépression physique concomitante.
— Pourquoi t’ai-je trompée ? dit-il, la gorge serrée. Moi-même je ne le sais. Hélas ! peut-être aurais-je trouvé en toi ce que je n’ai pu atteindre dans toutes celles qu’effleuraient mes caresses.
— Vous avez douté de moi, répondit-elle. Moi, je croyais en vous et je vous aimais tout simplement, parce que je vous sentais bon pour moi…
— Oui, c’est là tout le mal, reprit-il vivement. Au lieu de chercher uniquement la joie des baisers, je fus sans cesse préoccupé d’absorber, non seulement tout ton être, mais toute la femme en toi. Je n’ai pas su être simple…
Il songeait, à présent, comme dans un éclair de sa raison qu’elle seule avait su ce qu’est « aimer » ; et il comprenait que l’amour pour durer veut des cœurs sans inquiétude et sans complication, des cœurs d’enfants… ou des cœurs de femmes.
Mais il sentit aussi que la petite âme mélodieuse de Germaine jamais plus ne vibrerait au contact de la sienne ; car il crut reconnaître qu’elle s’était brisée et que le son en était comme éteint.
Dans la chambre, la nuit égrenait son chapelet de longs et pénibles silences : il eut l’impression qu’une plainte de mort le frôlait obstinément…
… Le printemps qui suivit fut l’époque des ridicules amours du comte et d’Annette, et aussi de la mort lente de Germaine.
Les sens de Jacques furent seuls requis en cette grossière et odieuse paysannerie passionnelle, ultime crise de son tempérament à laquelle son âme ne consentit que par passivité ; car elle se repérait, et cherchait à se voir dans la nuit qui l’entourait…
Germaine, elle, dépérit, telle une fleur qui se fût étiolée, oubliée en une quelque triste coupe sur une console : lys exsangue, rose livide, que le soleil nouveau désagrégeait.
Elle mourut, un matin triomphant de juin, la frêle malade depuis longtemps déjà déprise de la vie et enveloppée dans son rêve intact d’idéal amour…
Des hommes vinrent vêtus de noir, et de leurs mains de travailleurs, dont se devinaient les callosités sous la filoselle des gants, enlevèrent gauchement la légère dépouille, plante grêle fauchée avant l’été…
Jacques de Vesoule ressentit la dernière angoisse d’aimer : il fut jaloux de la Mort qui avait baisé Germaine au front ; il envia la Terre qui désormais serait seule à posséder le corps de l’adorée.
Il fut triste lamentablement.
Tristesse sans larmes, toute en brisements de cœur, en tortures de la pensée corrodant les méninges ; nostalgie de l’amante, qui s’auréolait à présent dans les lointains de l’au-delà…
Mais, d’autre part, il semblait que la petite âme inoffensive et belle de Germaine, en s’envolant, avait purifié et racheté celle de Jacques. Car en celle-ci des germes de bonté possible déjà se décelaient. Ce fut vers cette époque qu’il écrivit à son cousin Xavier de Pitez, une lettre dans laquelle il exhalait sa plainte, et dans laquelle retentissait le cri de son cœur blessé, tel qu’un cri de bête mourante au fond d’un bois.
« Je suis – y trouvait-on – semblable à ceux qu’un vent tempétueux, parfois, enveloppe et fustige brutalement, au pied de quelque séculaire clocher : un instant, ils tremblent de cette violence soudaine et passagère ; puis un trouble perdure en leur âme tandis que le sang leur bout plus fort aux tempes ; ils ont perçu, comme en un songe, le souffle divin descendant du haut des tours grises…
Moi, le cyclone du malheur m’a tordu comme un frêle roseau, et, dans l’air je crois encore entendre le bruit des ailes de la Mort ; mais, quand en ma gorge des sanglots se pressent, voilà que, pour les refouler, sur mes lèvres naissent des formules inappelées de prières.
Ah ! si je pouvais pleurer ! Mais ma douleur est de celles qui ne se soulagent pas en larmes bienfaisantes ; et mon chagrin s’userait bien mieux en des cris de colère qu’en oraisons suppliantes.
Oh ! la torture de tendre sans cesse vers un intangible repos, de n’étreindre jamais que le vide, de voir l’affligeante discordance d’un ciel serein, quand on porte en son cœur la mort scellée, comme en un sépulcre !…
Parfois, je maudis ma lâcheté qui me fait me consumer ; et quand tout agonise en moi, je songe à reprendre la lutte contre le malheur. Mais c’est en vain qu’un instant, je me suis cru fort ; bientôt j’ai l’impression que mon âme s’épuise d’énergie. Hélas ! nulle illusion nouvelle n’illuminera plus la nuit sombre de ma vie… »
Et il contait tout au long, avec des détails très romanesques sa peine d’amant, que la mort a frustré d’une compagne adorée.
Ce fut un temps de crise que Jacques traversa alors : crise de morne désespérance.
Cependant son mal subit peu à peu une évolution, et après les affres sans larmes des premiers jours, il connut les pleurs qui dégonflent la poitrine oppressée.
La vie à Mavesée se modifia insensiblement. La Mort y revint bientôt, un soir orageux de juillet, pour en emporter la vieille âme, simple et humble, de Maïanne, la servante octogénaire, qui avait vu trois générations des de Vesoule. Colas, inconsolable Philémon, réfugia son pauvre corps caduque à la ville proche, en l’hospice qu’avait fondé un des ancêtres de Jacques, le premier maître qu’il avait servi.
Il arriva aussi qu’Annette Bage découvrit en elle-même le signe d’une future maternité, dont elle dut reporter la cause aux œuvres du comte.
Ces événements trouvèrent le châtelain de Mavesée dans un état étrange de faiblesse cérébrale. Il semblait incapable d’un effort quelconque.
Gervel, seul, paraissait à cette époque-là l’attirer, comme si sa présence constante et presque toujours silencieuse pourtant, était apaisante.
Chapitre VII. Le Sens de la Bonté[modifier]
Jacques de Vesoule avait rêvé la paix harmonieuse consistant dans la quiétude d’un esprit qui ne refléterait plus que les beautés de la vie.
Puis, il avait voulu le grand épanouissement de l’amour, l’expansion exaltée de son être dans toutes les voluptés.
Il n’avait jamais réalisé que de la souffrance.
Qui donc lui montrerait le chemin du bonheur ?
— Demande-le à ton âme, lui avait dit Gervel.
Il se confina dans la solitude de Mavesée, rompant toutes relations. Mais il fut effrayé d’être face à face avec sa pensée si profondément troublée.
Et, de se contempler elle-même, sans trouver de contre-poids dans autrui, sa mortelle inquiétude redoubla. Car dans l’isolement la douleur se nourrit elle-même et s’intensifie au-delà de toute mesure. Le complet silence n’est reposant que pour les esprits pondérés, en lesquels existent des ferments de tranquillité.
Mais la sollicitude intelligente de Gervel avait prévu la crise par laquelle, un instant, allait passer celui qui, enfin, voulait se connaître. Et sa présence, non imposée, mais qu’habillement il savait faire désirer, neutralisa, partiellement du moins, l’action démoralisatrice d’un esseulement dangereux, afin que le fruit du recueillement ne fût pas perdu tout entier pour le comte.
Septembre revint ; ses journées douces et son soleil pâli, mettant au ciel des tons d’ambre, apportèrent leur baume pour remédier au mal dont Jacques était rongé.
Ils erraient à l’aventure, Gervel et lui, dans les allées, où le feuillage déjà se polychromait et où déjà bruissaient, la soirée venue, des souffles annonciateurs de l’automne.
Des heures durant, ils se taisaient, leur imagination se plaisant à écouter les voix innombrables du silence et peuplant le site d’une multitude d’esprits, prolongements infinis de leur âme qui s’extériorisait.
Nulle aventure ne marqua ce temps, qui embrassa toute la fin de cette année et le commencement de celle qui suivit.
Mais Jacques nota, dans un journal, les phases de sa convalescence morale. Nulle part, sinon en ces pages d’intime analyse, ne se décèle l’histoire exclusivement psychique, du comte de Vesoule, pendant ces mois d’été, d’arrière-saison et d’hiver.
Des passages sont décisifs pour préciser les progrès du relèvement qui allait lentement se faire dans l’esprit du châtelain de Mavesée. Car sa sensibilité, qu’il avait jadis tenté de tuer en lui-même, commençait à refleurir et, plein d’abandon et de simplicité, il s’en revenait vers la nature et l’apaisement dont elle est la source.
Fragments du journal de Jacques de Vesoule
13 août.
Journée brûlante, comme les dernières passées. Atmosphère de feu. Une oppression pèse sur la terre.
Sous les tilleuls, non loin de l’étang, il faisait presque respirable. Je n’ai pas quitté cette retraite ombreuse.
J’apercevais ce vieux castel, où je suis resté seul parmi les images de mes ancêtres. Le soleil mettait sur la mateur désolée des vitres, l’or fulgurant de ses glaives. Il me semblait que cet éclat insolent qui allumait toute cette vétusté, était risible et triste, comme l’amour dont parfois refleurit le cœur des vieillards.
Puis les verrières s’étreignirent, une à une ; les tourelles s’auréolèrent faiblement ; puis encore, les pointes seules restèrent un peu vivantes d’une lueur vacillante ; et c’étaient comme des cierges pauvreteux veillant un mort.
Quand l’homme se penche sur sa douleur, c’est comme s’il veillait, lui aussi, un mort : son cœur tout meurtri, son âme sans énergie.
Hélas ! mon âme… Elle recèle tant de rêves déçus, tant d’espoirs trompés, tant d’efforts perdus : reliques appendues en ses mystérieux recoins, redisant ses précédents avatars, tels des portraits de famille perpétuant dans le manoir la présence des aïeux…
18 août.
Toujours la canicule torride… Ce rond-point près de l’étang est décidément l’endroit où l’on échappe le plus sûrement aux morsures du soleil.
Une fraîcheur montait des roseaux au milieu desquels l’eau doucement vient mourir. Le petit lac paisible où les nuées céruléennes s’étaient comme délayées, dormait comme pâmé, sous les chauds baisers de flamme de Midi vainqueur…
Les arbres du bord se reflétaient en prolongements dans son miroir, avec leurs teintes pâlies s’indécisant : et c’étaient, au fond, sous l’argenture atténuée que mettait le soleil, comme une floraison de vagues actinies. Des ajoncs aussi et des fleurettes simples, avec des gestes jolis, s’y miraient à l’envi, tandis que des calices blancs de nénuphars béaient à la lumière, effeuillement, semblait-il, de la couronne d’une Ophélie…
Deux cygnes, lentement, sur la plaine d’azur et d’or évoluaient : friselis d’hermine, dont à peine était muée la tranquillité en laquelle l’eau se figeait ; lueur lunaire apaisante, tamisée à travers l’éclat d’un brasier…
Or (est-ce mirage ou songe simplement ?) voilà que, soudain, sur la moire à peine ridée, se profila une jeune femme vêtue de noir, qui ne me parut pas inconnue, bien que je n’eusse pu la nommer. Ses grands yeux verts se voilaient de larmes qui lentement tombaient. Elle glissait silencieusement au ras de l’eau ; et j’eus l’impression qu’elle me faisait signe et me saluait familièrement…
Mais bientôt comme sous l’impulsion de je ne sais quelle cause minime, mon esprit s’était ressaisi, je constatai que ma pensée s’était, dans le nonchaloir de la contemplation, attardée aux tristes souvenirs qui me hantent, aux douloureux soucis qui m’obsèdent. Et c’était mon âme, cette jeune femme drapée comme une élégie ; c’était mon âme extériorisée en cet instant et devenue perceptible, mon âme personnalisée dans le paysage.
23 août.
Gervel affirme qu’il est heureux…
Voilà que son corps est vieux déjà ; mais son cœur est encore plein d’une ardeur juvénile et dispense d’inépuisables tendresses à l’amante qu’il s’est choisie.
Maîtresse sans volupté, la sienne, et par qui moururent tous ceux qui s’éprirent d’elle ! Car c’est à l’Humanité que vont les adorations de Gervel.
Mais ceux qu’elle attira ne jouirent jamais qu’en le don sans retour d’eux-mêmes…
C’est, peut-être, là le seul grand amour, ainsi fait d’abnégation et de renoncement…
31 août.
Mon âme me semble moins isolée que jadis, depuis qu’est mort en moi l’orgueil stérile, qui m’empêchait de communier avec la vie. Il me semble qu’à présent, je sens palpiter la nature autour de moi et que je perçois les battements du cœur de l’humanité.
Ces deux impressions qui me furent toujours inconnues jusqu’ici, m’ont sauvé de la détresse de moi-même.
Mon refuge à moi vaut bien celui que prône Méphistophélès, quand il recommande « pour échapper à ce qui est, de se lancer dans les vagues régions des images et de se réjouir au spectacle du monde qui n’est plus ».
C’est là une parole d’indifférence – d’une ironie bien infernale, du reste ! – et un conseil d’égoïsme. Il n’est de plus inutile solitude que celle qui se complaît dans les nécropoles, fussent-elles belles par-dessus tout… Comment pareille retraite ferait-elle naître des idées généreuses ?…
Mais si la nature possède une souveraine beauté, que l’humanité, hélas ! est pitoyable !…
7 septembre
J’ai dû peiner Gervel tantôt. Des plaies anciennes, que recouvrait comme un baume d’apaisement, s’étaient, je ne sais comment, soudain rouvertes en moi. Mon imagination avait revécu des heures à jamais abolies, et réveillé des désirs que je croyais morts. Hélas ! si vulnérable encore, mon faible cœur ! Toujours si désarmée, ma pauvre âme !
Mon compagnon exaltait en paroles vibrantes la grandeur du vrai amour, qui n’est ni dans le sortilège des passions brûlantes, ni dans les enthousiasmes de l’amitié fervente unissant les adolescents, mais dans une infinie fraternité élective, à l’humanité tout entière.
— La belle folie ! m’écriais-je. Que pouvez-vous, philosophes impuissants, pour la multitude de vos semblables ? La leurrer éternellement par de fallacieuses promesses, hypnotiser par des discours ses souffrances ? Qui peut se vanter de faire le bonheur seulement d’une créature ? De quelles ailes, ô incorrigible rêveur, couvrirez-vous l’universalité de vos frères ? Nous sommes, hélas ! incurablement débiles. Ceux-là seuls ont compris le sens rationnel de la vie, qui se sont enfermés dans un strict égoïsme, au lieu de follement poursuivre un altruisme chimérique…
J’ai vu s’assombrir le regard de Gervel – Gervel est un peu le médecin de mon âme – je sens maintenant combien cet instant de vivacité fut regrettable, et combien fausses sont les théories que je formulais ainsi.
Quelles que soient les bornes que la destinée met à notre possibilité d’action bienfaisante, quelque étroit que soit le cercle dans lequel elle nous enferme, quelque insatiable, enfin, que soit notre désir d’amour salutaire, nous n’en devons pas moins tendre à réaliser du bonheur auprès de quelques hommes.
Qu’importe le nombre de ceux qu’atteindront les effets de notre sympathie active ? Le mobile seul qui la guide fait sa valeur.
16 septembre.
Je suis resté seul au château, ce soir. N’y suis-je pas toujours, comme si j’y étais seul ? Il est vrai que Gervel m’y frôle souvent de sa présence presque toujours silencieuse, presque trop discrète… Mais lui aussi, tantôt, s’en est allé dans la même direction que mes serviteurs, dont la bande joyeuse courait vers la kermesse.
Là-bas, au village, elle chante et grince et rit, la kermesse, dans un essaimement désordonné de violentes et plates réjouissances…
Sans doute, il va, apôtre ardent, pour semer en toute cette orgie des paroles de paix, et pour – oh ! le héros – préserver de la fraîcheur dangereuse de la nuit quelque ivrogne chu au bord du chemin…
Il est conséquent à ses principes : l’intention seule de l’Amour en fait la valeur, dit-il.
Oui, mais la foi dans son intention suffit-elle à créer le bonheur ? Hélas ! que de doutes encore et que d’hésitations ! Et comme mon âme a peur d’être bonne !…
17 septembre.
J’ai plaisanté mon vieil ami, sur sa sortie tardive d’hier. Cela lui a fourni l’occasion de développer son thème favori ; et de son cœur fervent ont jailli les paroles accoutumées, exaltant l’universelle bonté.
— Combien d’hommes peuvent réaliser la bonté entière ? lui ai-je dit ; Le dévouement qui se fait serviteur ou proviseur ou infirmier, l’abandon de soi-même jusqu’à l’humiliation acceptée, l’abnégation jusqu’au sacrifice, est-ce assez, si l’âme néanmoins n’est pas exempte de mépris, de rancune, de misère ou de petitesse ?
— Ceux qui pleurent et qui gémissent, m’a-t-il répondu, ne scrutent pas les sentiments auxquels obéit la main qui les secourt. D’ailleurs il dépend de nous que nous soyons purs de haine, même au fond de nos âmes, si nous avons soin de n’arrêter nos regards que sur ce qu’il y a de beau dans l’homme, si nous ne regardons jamais que de profil ceux qui sont borgnes…
24 septembre.
Il a plu la journée durant. Une pluie lourde, énervante. Des heures, je suis resté le front collé aux vitres ; et les souvenirs se sont abattus sur moi, déchirants, obsesseurs…
J’ai revu la pauvre Germaine, l’amoureuse au cœur simple que méconnut mon désir inquiet. Son ombre m’a paru douce et apaisante.
J’ai revu, grimaçantes, toutes celles par qui me fut enseignée la vanité des voluptés…
L’horreur a rempli mes sens à leur aspect fantomatique…
Puis une image a traversé mon songe, inattendue et solennelle : celle de ma pieuse mère, dont la mort à peine m’a ému jadis, comme sa vie à peine m’avait intéressé.
Pourquoi cette récurrence d’un sentiment que j’avais à peine éprouvé jadis ? Car j’ai senti que mon cœur, un instant, s’échauffait comme d’une ardente affection ; et une mélancolie m’en est restée, presque bonne, étrangement calmante…
28 septembre.
Nous avons, Gervel et moi, détaché la barquette qui, depuis des mois, dormait amarrée au bord de l’étang. Quelques coups de rames nous ont menés près du médiocre jet d’eau dont se fleurissent, au milieu du plissé liquide, des roseaux métalliques.
Au fond de la nacelle, j’ai retrouvé un petit mouchoir oublié par elle, par Germaine. Oui, elle aimait le bercement de cette onde paisible. Annette tenait les avirons. Elles étaient belles toutes deux : l’une, pâle anémone que déjà décolorait l’automne ; l’autre, rose éclatante de pleine terre, qu’éclairait le printemps. Germaine a déjà abordé au havre d’éternel repos. Annette, sans doute, pleure…
Mon compagnon a lu ma pensée dans mes yeux.
— Ne ferez-vous rien pour soulager les alarmes d’Annette ? m’a-t-il dit.
— Que puis-je pour elle ? ai-je répondu fort troublé.
— Être bon, prononça-t-il, être bon, réparer…
Nous nous sommes tus, alors.
Ah ! ce calme de l’eau ! Ah ! ce calme… un peu de ce calme pour mon âme angoissée !…
29 septembre, matin.
La nuit, un horrible cauchemar m’a assailli et m’a tenu longtemps le cœur serré comme dans un étau. Annette était morte, morte de désespoir et de misère, tombée devant la grille du parc. Une foule de femmes étaient là. Et toutes comme des furies tendaient vers moi leurs mains menaçantes. Vainement je me débattais pour leur échapper. Déjà leurs gestes frôlaient ma figure crispée d’effroi…
Combien de temps dura cette torture ? Je ne sais ; l’insomnie, qui la suivit, me mit en face de mes pensées.
Être bon, a dit Gervel ; être juste, plutôt ! Car j’ai follement contracté une dette, lourde mais sacrée, une dette de protection et d’affection…
29 septembre, soir.
J’ai retrouvé un peu de calme. Gervel est allé au village porter, de ma part, chez les Bage, avec un secours pécuniaire, l’assurance que des dispositions seront prises en faveur de l’enfant qui naîtra.
Je me sens le cœur plus léger, comme d’un pardon obtenu. Gervel est mon bon génie…
4 octobre.
Je pensais tantôt à ceci : les zélateurs de la charité chrétienne, les rêveurs de réformes sociales, les sacerdotes d’un altruisme plus ou moins large, tous ont singulièrement rapetissé le véritable concept de la Bonté.
Ils ont souvent restreint celle-ci aux œuvres de miséricorde, n’apercevant qu’une des faces d’un sentiment dont le domaine est infini.
Or, qui ne l’élabore pour sa part, ce sentiment ? Une part minime, peut-être ; mais qui ne l’élabore ?
Je ne sais si quelqu’un est sans bonté tout-à-fait ? Il y a tant d’actes qui seraient héroïques, s’ils n’étaient instinctifs ou inconscients !
Mais être bon intégralement et l’être jusqu’au fond de son esprit et de son cœur, au point d’en ressentir du bonheur : qui le sera ?
Heureux les instinctifs, qui, sans préméditation et sans choix, s’abandonnent aux courants de la vie, ne connaissant aucune entrave, obéissant à la nature, accomplissant la tâche que celle-ci leur a dévolue, en réalisant leur propre sensibilité, leurs désirs, leur volonté, leur égoïsme en un mot !…
Ah ! toutes les tortures de la pensée !…
9 octobre.
J’ai revu, encore une fois, en songe, cette nuit, la bonne figure un peu triste de ma mère. Il me semble qu’elle me manque maintenant, ma mère, que j’ai si peu aimée, que j’ai si mal connue…
Pourquoi cette douce image s’évoque-t-elle, à présent, si souvent pour moi ? Est-ce parce que je me sens entouré de vide, depuis que ma réflexion s’est appesantie sur moi-même ?
Aimer ! soupirai-je. Ai-je jamais su aimer, moi ?
Je me disais tantôt que les sources des sentiments tendres avaient dû être longtemps comme desséchées, comme taries en moi. Je n’étais qu’un esthète au cœur froid !
Je n’ai su ce que sont ni l’amour, ni l’amitié. Ma passion pour Germaine fut cérébrale et sensuelle, mais n’impliqua aucune tendresse. Gervel, lui, satisfit surtout le besoin d’assistance qui est naturellement en moi ; et sa présence me donna je ne sais quelle impression de quiétude, dont le charme difficile à définir, est cependant profond.
Étais-je égoïste !…
J’ai senti que son souvenir vaguait encore parmi les pensées qui m’assaillent comme d’obsédantes émanations du passé.
Je l’ai revue en sa beauté que l’éloignement idéalise pour la joie de mon évocation. Elle m’apparaît, un peu nimbée de sévérité, telle qu’elle le jour où, si douce, elle m’éloignait d’elle pour toujours. Pour toujours !… Hélas ! elle était bonne et délicate. Elle aurait, peut-être, consenti à mettre sa main dans la mienne, et ses doigts de fée m’auraient, peut-être, conduit hors de ma vie dévoyée, vers un peu de lumière, vers un peu de bonheur…
Mes basses instinctivités seules se sont trahies à ses yeux. Si elle avait pu croire que son amour eût pu m’arracher à moi-même, qui sait ? Mais elle n’a rien connu, que mon désir brutal…
15 octobre.
Je me demande parfois, à voir le cortège d’inquiétudes cruelles qui accompagne toute tentative de réaliser du bien, si je ne m’attache pas à résoudre un problème insoluble.
N’est-ce pas un désir ambitieux, celui auquel ma vie présente a consenti ? Ne passé-je point à côté d’un peu de repos que me donnerait une existence simple, sans souci de fraternité humaine ?
Chaque jour, ma sensibilité s’accroît ; mais, hélas ! c’est pour que je souffre davantage des affreuses meurtrissures, dont ma jeunesse a laissé les empreintes en moi…
16 octobre.
« Votre impatience sert mal vos desseins – m’a dit Gervel – et vous n’appelez pas assez souvent, à côté de la pitié, qui commence de fleurir en vous, la raison, qui, seule, vivifiera vos bonnes intentions.
Il y a deux choses importantes que vous oubliez, à savoir qu’on ne refait pas facilement son âme, et que rien n’est plus décevant que le spectacle de l’humanité.
On croit l’avoir modelée, son âme, à l’image de celle qu’on rêve d’avoir ; on l’a trouvée malléable, et l’on croit pouvoir déjà s’enorgueillir ; mais à peine la pression a-t-elle cessé que des déformations déjà se manifestent ; les empreintes qu’on se figurait définitives s’effacent, et bien des fois il faudra recommencer le lent pétrissage…
Une grande douleur de l’homme généreux qui poursuit un rêve humanitaire, c’est d’apercevoir l’envers de la société si différente, malgré une prétentieuse civilisation, de celle qu’il avait imaginée. Oh ! le perpétuel blasphème de la justice !
Mais une angoisse plus grande encore saisit celui qui, nourrissant des sentiments de miséricorde pour tant de souffrances imméritées, n’est point compris des êtres auxquels il se dévoue. La foule, dans les bourgades de la Judée, jetait des pierres aux disciples de Jésus-Christ. L’humanité est une maîtresse terrible, qui bafoua toujours ses amants, avant de les crucifier ou de les brûler. Il faut la chérir pour ses caprices mêmes et ses imperfections, et ne chercher le bonheur que dans l’étanchement illusoire d’une perpétuelle soif de vérité et de bonté. »
30 octobre.
Nous sommes allés, une fois encore, au bois, où les rameaux, épuisés de sève, lentement agonisent.
Le vent découronne les arbres de leurs dernières feuilles, frileuses attardées qui s’en vont rejoindre leurs sœurs sur la mousse roussie.
Le ruisseau court, plus furtif, sur les jaunes et rouges jonchées.
Les chênes et les hêtres dépouillés, en leur raideur grise, gesticulent comme pour signifier de vagues adieux, et leur nudité crée d’inusitées perspectives sur le ciel bas, ouaté de brumes.
La nature semble prête déjà pour la mort hivernale.
Nous sommes rentrés tôt. Le brouillard froid, qui d’abord planait au-dessus de la forêt, s’est abattu tout-à-coup avec une incroyable rapidité jusque sur nos membres, au point que nous avions l’air de nous mouvoir au fond de l’onde.
Pourtant toute cette tristesse des choses m’attire singulièrement. Longtemps je suis resté à la fenêtre, le regard perdu. À travers les vitres pleurantes, le parc aussi avait un aspect sous-marin.
Et, dans ce décor, mon rêve mettait des ombres.
Alors pour mon imagination se précisèrent des monstres qui n’étaient que les désirs insensés dont fut empoissonnée ma vie passée. Puis je vis clairement un fantôme qui s’avançait lentement. Je le reconnus aussitôt : c’était la jeune femme, qui, naguère, glissait au ras de l’eau. Mais, cette fois, elle était tout de gris habillée, et, bien que ses yeux fussent encore un peu fatigués des récentes larmes, ils étaient déjà séchés ; et leur regard, bien qu’il fût toujours chargé de mélancolie, semblait dire l’espoir…
Oui, mon âme s’élance, à présent, vers des horizons nouveaux. Elle vibre à l’unisson avec celle de l’humanité ; elle sent le tressaillement qui naît de la palpitation de la vie dans toutes les choses…
1er novembre.
La mort purifie ceux près de qui elle passe. N’ai-je pas, depuis le départ de Germaine, appris à vivre intérieurement, à vivre dans une gravité coutumière où mon âme s’est ressaisie ?
N’ai-je pas entrevu la seule beauté qui ne soit point stérile ? Il a fallu cette secousse pour me la faire voir.
Que j’étais loin de la sagesse !…
5 novembre.
Oui, mes sens semblent être calmés. Mais, à tort j’ai cru les désirs d’amour morts en moi : ils n’étaient qu’endormis, et déjà ils recommencent de bruire autour de mon recueillement.
Des désirs d’amour, dis-je ; oui, mais ici mon intelligence et mon cœur, seuls, ont encore une activité ; et mes visions revêtent une beauté supérieure et infinie…
J’ai eu l’impression que jamais je ne la gravirais entièrement, que nul homme ne pourrait la gravir.
J’ai vu des milliers de mortels qui s’ensanglantaient les mains à vouloir l’escalader : ils n’étaient encore qu’à quelques mètres du sol ! Pauvres fous ! pensais-je.
Soudain, j’ai aperçu, à une hauteur médiocre, une plate-forme où s’agitaient avec des gestes de joie, de nombreux voyageurs. Ils avaient planté une tente de repos ; des feux s’allumaient, et l’on entendait l’hosanna qui sortait de leurs poitrines.
Parmi ceux-là, j’ai reconnu Gervel. Il paraissait radieux, et je n’ai pu m’empêcher de répéter la parole de Faust : « Celui-ci de sa main avide creuse la terre pour chercher des trésors ; mais qu’il trouve un vermisseau, et le voilà content ! »
Qu’importe qu’il ne réalise que des bagatelles, si son cœur aspire à toute la bonté et la conçoit ? Ne sommes-nous point égaux, en grandeur ou en beauté, aux fantômes que crée notre esprit ?…
28 novembre.
….. Ah ! nous sommes bien impuissants ! Et comme il est commode à Gervel et aux autres de traiter de chimère tout ce que nous ne pouvons atteindre !…
Agir ?… N’est-ce pas vivre moins intensément ? Car notre imagination nous avait transportés dans l’infini de l’espace et du temps et nous avait fait voir la clarté du ciel. Mais nos membres ne se meuvent qu’en une étroite carrière, tout près de la terre…
Et pourtant l’homme qui garde pour lui, au fond de son cœur, le fruit de ses méditations, n’a rien fait pour ses frères. Il faut se lancer dans l’action. Mais comme voilà toute la hauteur de nos désirs réduite à peu de chose !…
29 novembre.
L’action ! La bonté active ! Comment, comment ? Comment aimer efficacement l’humanité, si on ne l’a jamais regardée qu’avec dégoût, avant de se concentrer en soi-même ?
— Laissez-vous guider par votre cœur, m’a dit Gervel. Une seule chose importe : aimer ! Si vous aimez, l’inspiration se pressera hors de votre âme, et vos actes, comme des rayons bienfaisants de lumière et de chaleur, feront germer du bonheur autour de vous.
9 décembre.
C’est un paysage d’hiver qui m’apparaît à travers les vitres, transparentes maintenant sous l’haleine de l’âtre allumé, mais où, la nuit, s’inscrivent de mystérieuses végétations de glace : frondaison duveteuse de givre et floraison polaire de fin cristal…
On dirait que la mort s’est appesantie sur le parc.
Les arbres ne sont plus que des spectres dont les carcasses grincent sinistrement. Ils s’érigent de leur hauteur éplorée sur le gazon noirci.
Autour du château, des vents ameutés, des vents qui bleuissent et gercent les épidermes, se lamentent aux jointures des châssis, se ruent aux croisées…
Tantôt, tous les nécessiteux de Mavesée sont venus dans le parc ; et sous mes fenêtres, je les ai vus, hâves et gênés – quelques-uns rougissants – s’approcher de Gervel qui présidait à une distribution de charbon et de grossières couvertures de laine. Car j’ai voulu que nul foyer ne restât sans feu, qu’aucun lit ne manquât de la douceur des chauds tissus.
Ils sont partis, rassurés, heureux. Les regards qui se levaient sur moi, étaient des regards de paix : ceux des mères pleins de gratitude ; et ceux des hommes semblant presque fraternels.
J’ai senti la joie de bien faire…
15 décembre.
Moi aussi, un instant, je me suis contenté d’un vermisseau. Illusion momentanée, qui n’a fait qu’exaspérer mes rêves orgueilleux de bonté.
Être tout à tous : l’admirable formule ! Mais hélas ! qui nous dira les vrais besoins et tous les besoins du genre humain et comment par l’harmonie de notre faible unité personnelle avec le tout social, nos efforts de charité pourraient se muer en un peu de bonheur créé ?…
— Comment transformer notre impuissance en force agissante ? s’est récrié Gervel. Notre vie sera toujours féconde en gestes inutiles et en mélancoliques lassitudes…
26 décembre.
Comme les hommes n’ont pas su trouver de beaux gestes d’amour ! Comme la vie sociale implique peu de beauté !…
Presque toutes nos paroles charitables sonnent la banalité ou le conventionnel ; et nos bonnes actions sont presque toujours sans élégance ou même grimaçantes.
Il ne faudrait les vivre que dans les livres, à travers les si jolies précautions de langage des poètes…
1er janvier.
Encore une année chue dans le gouffre du Temps ! Parmi les événements qui la marquèrent, combien déjà se sont voilés d’imprécision et disparaîtront bientôt sous les hautes herbes de l’oubli !
Quelques-uns cependant émergent dans la nécropole de nos souvenirs, comme de riantes stèles enguirlandées ou de petites croix funéraires. Mais tout cela se silhouette confusément dans le lointain sans qu’aucune lueur y mette un peu de netteté, comme en un paysage crépusculaire.
Que d’efforts morts, la plupart sans avoir porté de fruits ! que d’illusions perdues ! Nous avons fait quelques pas dans le chemin de nos rêves ; et aussitôt la fatigue a envahi nos âmes…
Mais voilà qu’une autre année a commencé de s’écouler régulièrement, placidement, de l’éternelle clepsydre. Le calendrier neuf érige devant nous le mystère de ses douze petites colonnes énigmatiques. Cette banale notation de la presque invariable marche des mois, des jours, quel champ impénétrable d’inconnu elle recouvre ! Trompeuse monotonie, que l’inattendue destinée de demain saura corriger.
Que m’apportera-t-il, cet indevinable demain ? Que sais-je ? Comment pronostiquer ? À peine si l’on peut prévoir la succession des saisons : la tiédeur de mai et les frimas de décembre. Mais les orages du cœur, l’hiver de nos âmes et les jours de sérénité ou de tempête pour nos esprits, qui pourrait les prédire ?
Oh ! le poids de ces trois cent soixante-cinq jours, comme il apparaît lourd à porter à mon indigence morale !…
10 janvier.
C’est bientôt, m’a dit Gervel, que sera cette réalité, grave infiniment, que je serai… père. Pourquoi ai-je, depuis longtemps, voulu taire ce secret à la feuille blanche, qui, chaque soir, reçoit mes confidences ? Souvent, bien souvent, je pense à cette très prochaine conjoncture.
Je songe parfois que j’aurai à élever l’enfant auquel, comme c’est justice, je donnerai mon nom. Que je l’élèverai, oui ; car dans mon rêve, c’est un fils… dont je voudrais faire un homme. Faire un homme libre et bon : le beau motif d’activité, pour le reste de ma vie !…
18 janvier.
Il me semble que je sens une paix plus grande, depuis que je me suis ainsi en quelque sorte confessé à moi-même. Ne suis-je pas plus digne de la vie, depuis qu’à celle-ci j’ai assigné un but déterminé et louable ?…
27 janvier.
Je suis jeune encore ! Je m’imaginais naguère que je ressemble un peu à un arbre tordu par l’ouragan. Sa beauté est perdue ; et nul espoir qu’il puisse revivre, sinon tronqué et difforme. Mais voilà un tuteur parfait, si on le sacrifie à cet usage, pour ce jeune et vigoureux chêne, que les souffles printaniers font frémir dans le vallon !
Ainsi moi, devant l’irréparable de mon existence, pourquoi rêverais-je une chimérique résurrection ? Un être nouveau va sur terre tenter l’œuvre de la vie : qu’il s’appuye sur les débris de celle que je n’ai pu édifier solidement ; qu’il s’instruise de mes malheurs et se garde de mes errements !
Telle est la loi de l’humaine félicité : le sacrifice des uns est le garant de la sécurité des autres…
…………………………………
Chapitre VIII. Rêve de Bonheur[modifier]
L’hiver s’attardait, cette année-là, avec des bourrasques de neige sèche, que le vent soulevait hors des fonds ravinés, suspendant aux arbres, des girandoles de cristal que le soleil de midi fondait et que la bise de quatre heures regelait.
Le paysage s’attristait d’infinie blancheur…
Mais le dix-sept février, le froid cessa brusquement ; une bruine peu à peu se mit à tourbillonner, comme une fumée grise, et s’éternisa, la journée durant. Le flanc sombre des coteaux reparaissant piqua de larges taches noires l’uniformité déjà souillée du glacial linceul qui allait lentement s’effilant. Les eaux ruisselèrent dans les vallons, s’enflèrent en éphémères torrents, et partout les pierres et les murs suintèrent.
Or, cette fois-là, au bout de la ruelle du Wérixhet, dans la pauvre maison seulette au toit de chaume, s’imprécisait dans la brume, Annette Bage se tordait dans d’inexprimables souffrances. Pendant de longues heures, ses cris ébranlèrent le vieux logis chancelant ; et tous les efforts tentés par les commères voisines, unis à l’intervention d’un médecin tardivement requis, ne purent aboutir à une heureuse délivrance.
L’ombre du soir en descendant sur Mavesée, jeta un voile sur l’horreur de ce spectacle : deux cadavres encore convulsés dans la rigidité de la mort ; deux vieillards brisés par l’âge et les durs labeurs, agenouillés près de ces dépouilles douloureuses…
La nouvelle de cet événement se répandit dans Mavesée avec la coutumière rapidité que mettent les moindres bruits à être colportés dans un village. Là, en effet, les curiosités s’alimentent par nécessité, des plus minimes accidents dont est rompue la monotonie des jours. Le paysan est fort sensible au tragique des situations et surtout des trépas. Aussi, par un brusque revirement de l’opinion naguère pleine de mépris pour la pauvre fille abusée, voilà que tout Mavesée estima infiniment touchante et romanesque la mort de la jolie Annette, et toute naturelle sa passagère liaison avec le comte.
Le surlendemain, dans l’humble cimetière schisteux, où le fossoyeur piétine d’antiques ossements, on porta l’amie de Germaine et l’enfant de Jacques de Vesoule.
La mort auréole ses élus, et les êtres les moins notables acquièrent quelque beauté dès qu’elle nimbe leurs images en notre souvenir. Et puis, ne se transfigurent-ils pas, les en-allés, de ce que notre mysticisme, inavoué peut-être, nous les montre s’élevant et planant au-dessus de notre triste existence ?
La douleur de Jacques, devant l’écroulement de son récent rêve de paternité et devant la catastrophe, dont la pitoyable horreur rejaillissait sur lui, fut sérieuse et sincère, mais sans violence, sans le navrement qu’il avait connu en perdant Germaine. Et, cette fois, sa pensée, loin de sombrer sous le poids du découragement, dans les ténèbres d’une partielle inconscience, s’éclaira de lueurs jusqu’alors inaperçues, tandis qu’elle s’arrêtait à vouloir pénétrer le mystère de ces mots terribles : vie et mort. Car il songea avec résignation (on eût dit que toute révolte s’était éteinte en lui) qu’à côté de ces secrets de la beauté et de l’amour, dont l’énigme si longtemps l’avait obsédé, d’autres encore planaient sur la multitude des humains et celui tout particulièrement de notre apparition et de notre évanouissement fatal. Et il eut, à certains instants, alors, l’impression que Dieu était nécessaire…
Il trouva singulièrement reposant d’admettre Dieu comme cause première de tout ce qui existe et de regarder, à la lumière de ce principe fondamental, le bien et le mal, la beauté et la laideur. Il finit par se complaire à cette métaphysique transcendante, et comprenait à quel sentiment avait obéit Marc-Aurèle, qui remerciait les divinités de l’avoir laissé indifférent à la vaine science de l’origine des choses.
Il avait jadis voulu prendre dans ses bras la froide statue de la beauté ; de rares étreintes glacées, seules, lui avaient été accordées. Il avait voulu posséder tout l’amour dans son cœur et dans ses sens ; et la vanité triste des amours l’avait dégoûté. Il avait poursuivi la vérité ; celle qu’il avait connue, lui avait paru sans force, fuyante et comme morte.
Il lui semblait maintenant qu’il avait fait comme ceux qui vont au loin chercher des spectacles qu’ils rencontreraient dans leur voisinage, et qu’en des voies détournées il s’était égaré.
Et il conclut que les choses, les sciences comme les formes, ne sont que des symboles, et qu’une lumière intérieure doit rendre ceux-ci transparents et les animer.
Il eut, à cette époque, avec son secrétaire, des discussions dans lesquelles les anciennes aspirations mystiques de Gervel refleurissaient au contact du théisme naissant du comte. Mais l’apôtre de l’efficace charité eût voulu tirer de ce nouvel idéalisme une utilité sociale se traduisant en actes secourables pour les masses ; et la philosophie purement spéculative de Jacques ne le satisfaisait guère.
Le printemps revint accrocher les sourires du soleil aux tourelles du vieux château et mettre la joie des fleurs aux arbres et dans l’herbe des pelouses. Les oiseaux chantèrent dans les fourrés.
Depuis longtemps, Jacques de Vesoule ne s’était senti aussi libéré de soucis et de peines. Il éprouvait je ne sais quel apaisement inconnu lorsqu’éclata l’hymne à la beauté qui montait de la nature entière. Puis ce lui fut bientôt comme une volupté insoupçonnée qui le berça, une volupté inconsciente et allègre, pareille au renouveau plein de sève et de tendresses…
Le comte positivement se découvrit, à cette époque, comme une aptitude toute neuve d’aimer, mais d’aimer comme il ne l’avait point fait encore, à la fois sensuellement et délicatement.
Oh ! aimer encore, aimer purement !… Vivre, oui, revivre, voguant dans le sillage d’une tendresse de femme, dans la douceur reposante d’une présence qui jamais ne lasse, dans le charme incomparable d’une longue intimité toute d’élégance, toute de beauté…
Mais il se reprochait d’oser caresser un tel rêve.
Et le rêve s’attardait autour de lui, pendant les heures de contemplation, et le désir qui l’accompagnait, était infiniment doux.
Les premiers jours, Elle restait la fiancée, irréelle et fantomatique, l’amante lointaine et inaccessible. Puis à force de hanter son esprit, l’image se précisa. Il crut la reconnaître avec la flamme de ses yeux bruns et le halo d’or de ses cheveux blonds. Il prononçait même un nom, tout bas, comme pour que son oreille ne l’entendît pas, comme si son cœur eût voulu dérober son secret à sa pensée.
Mais celle-ci était déjà impliquée dans le mystère. Du reste, la femme qu’ainsi, un moment, il aima, restait idéale, spirituelle. C’était Suzanne Barty, mais nimbée d’immarcessible candeur.
… Vers le fin de ce mois d’avril, Xavier de Pitez revint au pays pour terminer certaines affaires urgentes qui réclamaient sa présence : achats d’enclaves d’où dépendait la plus value de certains domaines, maints échanges ou maintes ventes.
N’ayant pas gardé de pied-à-terre en ses propriétés, il descendit à Mavesée.
Jacques fut ravi du regain de vie, que son cousin apporta au château.
Gervel, de son côté, fut pour le baron de Pitez, un guide utile à travers champs et un sage conseiller en affaires. Il ne négligea pas du reste, sa marotte, et Xavier eut à subir la longueur incommensurable de ses homélies. Car le brave homme qu’était Gervel avait à présent, des débordements sans fin de paroles, par réaction, peut-être, contre l’abstinence coutumière qu’il pratiquait forcément. Ses idées, à mesure qu’il s’y entêtait davantage, ne s’étaient point illuminées ; au contraire. Son système n’était plus qu’un fouillis inextricable dans lequel traînaient pêle-mêle toutes les défroques des théories socialistes et altruistes, avec des déchets de préceptes évangéliques ; et les applications qu’il en rêvait étaient d’ordinaire fort irréalisables.
Xavier de Pitez menait lestement à leur fin ses affaires avec les notaires et les terriens des environs.
Les années avaient passé depuis que, ses parents morts, le jeune seigneur était parti pour Paris. Il s’acheminait, à l’heure qu’il était, vers la quarantaine.
Après bien des frivolités, bien des amours mondaines, un peu désabusé, sceptique et las, il goûtait en dilettante les plaisirs de la grande vie parisienne : suffisamment boulevardier, clubman élégant et choyé, causeur documenté de beaucoup de menus faits qui défrayent les habituelles conversations, de ceux que les hommes se chuchotent à l’oreille avec de significatifs sourires, ou de ceux que les femmes écoutent en s’éventant dans l’alanguissement des five o’clock. Mais sous ce vernis, l’homme restait tel que l’avaient fait une mère qui avait été profondément romanesque, et les années de son adolescence, passées dans un des sites les plus rêveurs ; et sous cette apparente froideur, voulue et correcte, sommeillait un sentimentalisme obstiné.
D’ailleurs son âme ardente se trahissait dans le regard de ses yeux noirs d’une douceur enveloppante, qu’il tenait de la feue baronne de Pitez et qui s’allumaient dans une face restée fraîche malgré les fils argentés déjà mêlés à sa brune toison. Toute sa personne avait un air de robustesse, de confiance, de sérénité.
Avec son cousin, Jacques de Vesoule se reprit à sortir de sa retraite, pour arpenter les campagnes et les bois, et pour faire visite aux châtelains voisins, ou aux fermiers.
C’est ainsi que le comte fut amené, une après-midi, à sonner à la petite porte de l’enclos des Rixhes, Xavier ayant à traiter quelque menue affaire avec le colonel Barty, et ayant entraîné Jacques à l’accompagner dans sa démarche. Celui-ci n’avait ni consenti, ni refusé ; il avait acquiescé machinalement, désirant et redoutant à la fois de se retrouver en présence de Suzanne.
Il lui parut que le père Barty était fort changé ; une récente attaque de goutte le clouait sur son siège. La jeune fille reçut et reconduisit les visiteurs, faisant les honneurs du chalet en maîtresse de maison accomplie. Elle était, ce jour-là, dans toute la plénitude de sa beauté, et sa grâce était incomparable. Elle avait salué Jacques presque amicalement, tandis que son père exprimait, au comte, de courtois reproches au sujet du long temps qu’il l’avait laissé sans visite, sans nouvelles même.
… Lorsqu’ils quittèrent les Rixhes, chacun d’eux resta d’abord impliqué dans ses pensées.
Or, leurs pensées, à tous les deux, étaient convergentes.
Naturellement, ils parlèrent, pour commencer et comme de commun accord, de choses indifférentes. Mais bientôt, à un de ces détours brusques de la conversation, où les préoccupations se trahissent et où se montrent réellement les âmes que la banalité de nos devis si souvent dérobe aux investigations d’autrui, le nom des Barty fut prononcé, et, soudain, dans leur regard à tous deux une expression de curiosité passa.
— Connais-tu beaucoup les Barty ? demanda le baron.
— Je les connais bien, fit Jacques, et les estime infiniment.
Il raconta les circonstances de son entrée en relations avec les hôtes du chalet : l’après-midi d’orage, l’averse diluvienne, l’aimable invitation. Il garda le silence au sujet de sa folle tentative galante à l’égard de la jeune fille.
— Tu vois, termina-t-il, il s’agit d’une rencontre accidentelle, et, sans cette occasion…
— Écoute, interrompit de Pitez, je vais te faire une question qui, sans doute, te paraîtra saugrenue : que penses-tu de celui qui épousera cette ravissante jeune fille, cet idéal fait chair…
— Suzanne ?
— J’ignorais qu’ainsi on la nommât…
— Ma foi ! je m’imagine qu’un homme pourrait être heureux par elle. Mais je ne l’ai vue que trois ou quatre fois en tout ; et, à moins d’une perspicacité…
— C’est juste ; je comprends ta circonspection… Elle est extraordinairement belle, n’est-ce pas ?
— C’est une délicieuse créature !
….. Leurs yeux, à tous les deux, braséaient dans la pénombre du crépuscule. Xavier l’avait aperçue tant de fois dans son imagination, cette femme dans laquelle il voyait reproduite, enfin réalisée, l’idéale silhouette, qui avait passé dans ses rêves depuis les premiers bruissements de son adolescence. Il lui semblait que soudain, il venait de la rencontrer, que c’est elle qu’il aimerait, elle en qui se fixerait pour jamais son désir inquiet.
Jacques de Vesoule, lui, voulait affecter la plus parfaite indifférence ; mais il ressentait déjà au cœur, comme d’instinct, une jalousie aussi profonde qu’inavouable, en pensant que son cousin pourrait devenir amoureux de Suzanne.
— À propos, insinua-t-il comme pour faire dévier l’entretien, t’ai-je dit, mon cher Xavier, comment les gens de Mavesée expliquent ton séjour ici ? Naturellement, ils te marient…
— Et la future baronne de Pitez, c’est…
— Mademoiselle Julie de Ronesche…
— Ah ! fi ! cette dévote, qui a depuis longtemps coiffé Sainte Catherine, dont la vie se partage entre des jeûnes ascétiques et d’incoercibles migraines…
— Alors, tes visites, depuis huit jours…
— D’affaires, uniquement. Une pareille union, voilà qui me défriserait singulièrement. As-tu pu, un instant supposer ?…
— Moi, non !
— La femme que j’épouserais, vois-tu, Jacques, ne pourrait être que la femme que j’aimerais : oui, je voudrais l’aimer ; je la voudrais belle, radieuse et souveraine en sa beauté…
Il faillit ajouter : Je la veux telle qu’est Suzanne. Mais il esquiva la confidence par une formule banale :
— Qui sait ? Peut-être, un jour…
Gervel les rejoignit, juste à ce moment.
Chapitre IX. Sacrifice inutile[modifier]
Xavier retourna plusieurs fois aux Rixhes, durant la quinzaine qu’il passa encore en Belgique. Il revit Mademoiselle Barty, et la présence de celle-ci opérait comme un charme sur lui. L’esprit de Suzanne, d’ailleurs, apparaissait bientôt souple et distingué autant que sa personne physique ; il s’affirmait droit, largement ouvert et agréablement orné.
Le baron de Pitez s’aperçut que sa pensée était constamment prise par cette femme exquise, qui lui parlait simplement, amicalement, sans nulle feinte. Et pourtant cette obsession n’avait rien de tragique ou de romanesque : ni une exaltation, ni un tourment ; une douceur uniquement, une douceur jusqu’alors inéprouvée.
Lorsqu’il repartit pour Paris, qu’il devait bientôt de nouveau quitter pour quelque plage mondaine (juin déjà allait darder ses traits de feu), rien ne s’était précisé entre eux deux, sinon l’impression d’une mutuelle sympathie. Mais chez Xavier, ce sentiment déjà se compliquait d’un commencement de passion.
Jacques, lui aussi, était retourné aux Rixhes. Il trouva même tant de prétextes pour s’y rendre, et le colonel qui détestait la solitude morose à laquelle le condamnait sa goutte, accueillit et encouragea si bien ses visites que, plusieurs fois par semaine, le comte passait une grande partie de ses après-dîners à la petite villa blanche.
Le jeune homme dissimulait trop mal son adoration inquiète de Suzanne pour que celle-ci ignorât encore son amour, et ne redoutât pas un peu une démarche qu’elle s’imaginait prochaine.
Étrange aventure ! Elle sentait, sans le savoir, qu’elle avait charmé Xavier et affolé Jacques ; et sa candeur s’apeurait un peu de sa perspicacité. Mais le piquant de cette situation ne lui déplaisait pas en ce qu’il donnait satisfaction à ce rien d’inévitable coquetterie qu’il y a, même dans l’âme la plus ingénue de femme.
Elle aimait la belle robustesse de Xavier, sa tenue et ses manières distinguées, et elle avait su discerner en lui une aptitude à aimer simplement et profondément. Mais elle avait un faible involontaire pour la langueur et la mélancolie éparses dans toute la personne de Jacques ; et l’âme tourmentée qu’elle lui soupçonnait, attirait sa curiosité par son mystère. Il lui semblait qu’elle serait capable de l’apaiser, cette âme, de la fixer à jamais dans une retraite de paix et d’amour. Il y avait en elle comme un vieux fonds de chevalerie qui lui mettait en tête des rêves d’héroïsme et d’abnégation.
Des jours se passèrent, Jacques, en dehors des heures qui s’écoulaient aux Rixhes, comme en une oasis de répit, était sombre, taciturne, et Gervel même, qui rôdait autour de lui, ne parvenait point à desceller son mutisme.
Le comte se sentait je ne sais quelle impuissance à sortir du désarroi moral auquel avaient abouti les efforts malheureux de sa rédemption, et ne croyait plus en lui-même. Il n’avait jamais cru en lui, ni en rien ! Et, quand il se reportait par la pensée au temps déjà parcouru, il voyait toujours le même vide, béant comme un abîme, en son cœur que nulle foi n’avait illuminé.
Il n’avait pas atteint à la beauté : scepticisme !
L’amour l’avait déçu : scepticisme !
La bonté ?… Il s’efforçait d’y croire ; mais comme sa foi était faible encore, et combien inefficace elle avait été jusqu’alors !
Un matin, il reçut une lettre de Xavier, qui allait le tirer de sa désespérance stérile et déterminer chez lui un essai d’action, fût-il éphémère ou tragique.
Dans cette missive, de Pitez confessait que son inclination marquée pour Suzanne Barty s’était, dans la séparation, muée en un amour sérieux et tenace. Il contait comment d’une correspondance échangée entre lui et le colonel au sujet d’un mariage éventuel, il résultait que la jeune fille, tout en se déclarant flattée des hommages amoureux du baron, déclinait l’honneur de l’union qui lui était proposée, sous le prétexte de la grande disproportion de leurs états de fortune respectifs. Scrupule louable et d’une rare délicatesse ! Mais le jeune homme en était navré. Il annonçait sa prochaine arrivée à Mavesée, et formulait l’espoir qu’il parviendrait à décider la conclusion d’une alliance qui lui tenait si fortement au cœur…
Jacques relut jusqu’à trois fois cette lettre. Il n’en croyait pas ses yeux ; la nouvelle qu’elle contenait, le flagellait comme un vent violent. Il s’efforça pourtant d’être stoïque ; mais son cœur déborda d’amertume. Des sanglots lui montèrent à la gorge et, pendant plusieurs heures, il fut secoué par les heurts de sa pensée déchaînée.
L’épouvantable jalousie enfonça d’abord ses griffes dans son cœur, à l’idée que Suzanne serait à un autre que lui : jalousie démente et odieuse, prétentieuse et despotique ; sotte jalousie du mâle ! De quel droit l’eût-il réclamée ? Ou par quel monstrueux égoïsme l’aurait-il condamnée à rester vieille fille pour l’amour de lui ?…
Mais peu à peu les choses se précisèrent à ses yeux. Une grande mélancolie s’empara de lui. Il songea qu’il n’avait d’autre parti à prendre que celui du renoncement. Il sentait qu’il demeurerait, malgré tout, presque obligé vis-à-vis de celle dont la beauté et la candeur avaient été comme un baume pour lui, de celle qui lui avait donné cet orgueil suprême, immensément consolant, de croire qu’il pouvait aimer encore, de celle, enfin, pour qui, seule, son cœur avait battu sincèrement d’un sentiment généreux et pur…
Pourtant, la jeune fille n’avait-elle pas dit son dernier mot ? Jacques la savait fière, et, sans doute, ne fût-ce qu’un moment, il eut presque une joie furtive à la pensée qu’elle s’obstinerait, peut-être, à refuser le titre et le rang de baronne…
Sotte et minime satisfaction, dut-il aussitôt se dire, qui procéderait de la souffrance de Xavier et d’une humiliation, consentie mais avouée et réelle, de Suzanne !…
Il en arriva à être douloureusement ému de la perplexité de cette situation, en entrevoyant l’énigmatique avenir de deux êtres qui lui étaient chers, et entre lesquels le caprice de la fortune dressait un obstacle d’une nature spéciale, un obstacle qui semblait ne devoir jamais disparaître, à moins d’un événement extraordinaire et imprévu…
Ah ! suppléer à l’intervention du hasard ! Vaincre le sort ! Mais comment ? Comment ?…
Ne serait-ce pas là, pourtant, un noble exploit de bonté ?…
En feuilletant son Journal, il s’arrêta à ces lignes qui s’harmonisaient bien avec sa pensée : « Quelles que soient les bornes que la destinée met à notre possibilité d’action bienfaisante, quelque étroit que soit le cercle dans lequel elle nous enferme, quelque insatiable, enfin, que soit notre désir d’amour salutaire, nous n’en devons pas moins tendre à réaliser du bonheur auprès de quelques hommes »…
Il envisagea diverses façons de mettre en pratique ce précepte. Aucune ne le satisfit complètement. Il fallait que Suzanne fût riche, qu’elle fût même en possession d’une fortune considérable.
Celle des comtes de Vesoule n’avait pas d’égale dans la région…
Il se représenta sa morne existence, l’aboutissement récent, si pitoyable, de ses derniers rêves, le vide de la vie, qui semblait manquer sous ses pieds…
Il tourna encore quelques pages du livre de ses confidences à lui-même, et ces mots dansèrent étrangement devant ses yeux : « Ah ! ce calme de l’eau ! Ah ! ce calme… un peu de calme pour mon âme angoissée. »…
Dormir ! murmura-t-il, dormir toujours !…
Il regarda par la fenêtre, puis il ouvrit un battant, pour respirer mieux. Un malaise flottait dans l’atmosphère lourde, orageuse.
Il considéra longtemps les nénuphars jaunes, qui béaient, accablés et tristes, à fleur du lac silencieux.
Tout à coup, il alla, nerveux, vers son appartement et, plusieurs heures, il y resta enfermé.
… Gervel le trouva, le soir, exultant d’une joie fiévreuse, qui l’étonna.
Comme ils se quittaient, Jacques pria son vieux maître de venir le prendre de bon matin, le lendemain, pour une promenade à travers champs, disait-il.
— C’est convenu, fit Gervel.
Ils se serrèrent la main.
— Bonne nuit, dit le comte.
— Ah ! mon cher ami ! s’exclama-t-il encore.
Il s’enfuit.
Le vieillard longtemps fut sans dormir. Il pressentait que des choses graves allaient se passer.
… Quand l’aube reparut, Gervel courut à la croisée, avide des brises suaves qui erraient dans le matin joyeux, et dont sa poitrine se délecterait après l’horrible nuit hantée de cauchemars.
Son regard s’attardant sur l’eau, il remarqua que la barquette flottait à la dérive ; et il fut surpris qu’elle lui apparût toute jonchée de nénuphars, comme en un rêve. Puis, comme il la considérait longuement, il crut voir se dessiner, au fond sur les fleurs, une forme humaine, inerte…
Il eut peur.
Il se crut le jouet de quelque hallucination. Mais bientôt, il revit plus clairement la nacelle, avec sa parure verte et jaune, et le mystérieux nocher, dormant…
Soudain, il étouffa un cri dans sa gorge haletante. – Ses yeux, maintenant que plus de choses pour lui se précisaient, ses yeux apercevaient pendante du bord de l’esquif, une main fine, au petit doigt de laquelle brillait un lourd anneau enchâssé d’un diamant noir, comme si c’eût été la main de Jacques, abandonnée dans le sommeil… ou figée dans la mort.
Il s’en fut, épouvanté à la chambre de Jacques. Le lit n’était pas défait. Il se jeta dans le petit salon voisin, et sur la table ronde du milieu, des plis cachetés sollicitèrent son attention.
Sur l’enveloppe de l’un d’eux, il lut son nom : pour Gervel. Une sueur froide lui perlait aux tempes. L’écrit n’était que de quelques lignes :
« Fidèle ami, je meurs ! C’est l’unique moyen pour moi d’être bon ! Je vais me reposer…
Tu sauras mon secret : Il faut que Suzanne Barty soit riche et qu’elle épouse mon cousin de Pitez, qui l’aime. Moi aussi, je l’aimais… et j’ai des millions… Je me supprime… et je la dote…
Il paraît que le laudanum donne un sommeil si doux… et si long !… Je vais essayer… S’endormir, bercé sur l’eau par la brise, avec des fleurs pour se couvrir, au clair de lune.
Tu m’enseveliras, Gervel, et tu feras tenir mon testament à celui qui représente la loi et mes volontés dernières à ceux qu’elles concernent. Je te confie ces pages suprêmes. Tu les trouveras avec celle-ci. Adieu ! »
Un tremblement convulsif agitait les membres du vieillard. Il considéra deux grandes enveloppes portant comme mentions, la première : Mon testament pour Monsieur le Juge de Paix ; la seconde : pour Monsieur Xavier de Pitez.
Mais il se ressaisit, enfin. Ce sommeil !… Peut-être, n’était-il pas trop tard ?… Il se précipita. Il irrompit près de la pièce d’eau.
La nacelle s’était embarrassée dans les roseaux, non loin de l’un des débarcadères moussus et branlants, qui dataient bien d’un siècle. Le vieillard s’y coucha à plat ventre, et parvint à saisir une rame qui traînait. Il tira à lui fortement et amarra la légère embarcation.
Il eut un navrement immense, en sentant que la main de Jacques était déjà de glace. Mais la mort avait embelli sa victime et lui avait mis aux lèvres un sourire de paix…
Gervel pleura des larmes sincères et affectueuses. Il lui sembla qu’il venait de perdre un fils…
Quand, le lendemain, Xavier de Pitez entra, sur la pointe des pieds, dans le grand salon où le lit mortuaire s’étendait, couvert de fleurs au parfum lourd, déjà amer, il vit sous le drap blanc une forme qui gisait. Il souleva le voile et regarda la figure du défunt, reposée, mais terrifiante d’immobilité.
On respirait mal ; il sortit avec Gervel. il pleurait, lui aussi.
Mais ce furent des sanglots qui secouèrent sa poitrine, quelques heures plus tard, quand il eut pris connaissance de la lettre de Jacques, et qu’il comprit son sacrifice.
Le testament fut ouvert devant les autorités compétentes et Xavier, qui était le seul parent du défunt.
Il était bref, ce testament, instituant le colonel Barty légataire universel, à charge d’assurer maints legs de peu d’importance, qu’il stipulait.
… Or, ce jour-là fut marqué par une singulière complication d’événements.
Le père de Suzanne mourut presque subitement, étouffé par la goutte qui lui était remontée au cœur.
… La jeune fille refusa l’héritage ; et les instances du baron de Pitez n’aboutirent pas au mariage qu’il croyait désormais assuré.
Car Suzanne, au fond de son cœur, avait aimé Jacques de Vesoule !… Veuve, avant d’avoir été épouse, elle a quitté les Rixhes, et elle cache son désenchantement dans le silence, mystique et un peu parfumé, d’un couvent de Rédemptoristines.
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Le château de Mavesée appartient à Xavier de Pitez.
Mais celui-ci, à qui est restée une incurable mélancolie, habite Paris, et Gervel devenu régisseur général des propriétés du baron, occupe seul, avec deux serviteurs, l’antique demeure des de Vesoule.
Il est fort vieux, à présent, le bon Gervel, et il pleure toujours son Jacques. Il se désole, en pensant à la mort inutilement et sottement tragique du comte.
Cet acte suprême de bonté – pense-t-il – fut théâtral et inefficace, et manqua totalement de simplicité. Mais il manqua surtout de foi. L’esprit, chez son héros, l’emportait sur le cœur. Ce fut une prouesse de raison.
Or, dans la poursuite du bien, c’est la naïveté qui importe ; elle seule accomplit des œuvres. Il est profond, ce mot : « Cet homme fera quelque chose ; il croit à ce qu’il dit. »
Jacques, hélas ! fut toujours un sceptique ; il n’eut jamais la foi qui seule fait accomplir des prodiges.
Il était frappé de la splendeur des buts successifs vers lesquels il s’essorait ; car son intelligence était éclairée. Mais il douta toujours de lui et fut sans force dans l’action…
Il aperçut plusieurs d’entre les oasis, vers lesquels tendent les âmes. Il fallait, pour y parvenir, gravir une montagne, ou traverser un torrent, ou accomplir quelque effort courageux et confiant ; il était alors vaincu par son inertie ; et, sans jamais atteindre l’objet de ses aspirations, s’attardant à l’entour, cœur en détresse, il gémissait d’impuissance…
F I N