Cœur magnanime/Cœur Magnanime

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Cœur magnanime[s.n.] (p. 6-108).

Cœur magnanime

I


Dans une des jolies résidences de la Grande Allée, quartier « select » de Québec, il régnait ce jour-là une véritable animation ; on attendait les maîtres du logis, absents du pays depuis de longs mois. Des questions d’intérêts les avaient appelés en France et retenus au-delà de leur désir. Partis aux premières semaines de l’hiver, deux saisons s’étaient presque écoulées depuis leur départ. On touchait au terme de l’été : aussi leur retour était-il accueilli avec enthousiasme par leurs parents et nombreux amis.

La plus impatiente était encore Marie-Anne, une délicieuse fillette de cinq ans, blonde comme l’épi mûri, avec des grands yeux couleur de bleuets. Au moment où s’ouvre notre récit, nous la trouvons assise auprès de « Mademoiselle », une jeune bretonne, amenée de France l’année précédente, en qualité d’institutrice, par une famille américaine de Boston, amie de celle qui nous occupe aujourd’hui, et à laquelle ses maîtres l’avaient cédée sans trop de résistance. Comme ils étaient protestants et la jeune fille catholique, ils avaient compris qu’il serait plus avantageux à cette dernière, à cause de sa religion, de vivre auprès de leurs amis qui partageaient les mêmes croyances.

Cette jeune fille, sevrée de bonne heure des pures affections du foyer, seule en ce monde, concentrait toutes les délicates tendresses de son cœur aimant sur ses nouveaux maîtres, davantage encore sur la mignonne petite créature dont on lui confiait l’éducation. Anne-Marie, admirablement douée, lui rendait la tâche facile, ce qui ne l’empêchait point d’y apporter une scrupuleuse application.

La fillette, d’ordinaire si attentive et si docile, ne prêtait, ce matin-là, qu’une oreille des plus distraites aux explications de Mademoiselle.

— « Voyons, Anne-Marie, plus qu’un petit effort ; nous touchons au terme de notre leçon ; redites après moi : « il y a deux sortes de genres : le masculin et le féminin. »

La petite fille répéta la phrase, intercalée de nombreux soupirs. Enfin Mademoiselle, qui au fond brûlait de la même impatience que son élève, abrégea la leçon. Joyeuse, Anne-Marie sauta au cou de « Grande-Amie », comme elle se plaisait à la nommer en dehors des heures d’étude ; le titre était bien approprié, car alors, changeant de rôle, la jeune institutrice s’associait aux jeux de l’enfant. Ses gais vingt ans s’y prêtaient volontiers : la jeunesse et l’enfance s’harmonisent si bien ; n’est-ce pas toujours le même printemps !

— « Si nous partions, Grande Amie ? »

— « Mais, ma chère petite, nous serons trop à l’avance, il est à peine neuf heures et vos bons parents n’arrivent que par l’express de onze heures ; cependant pour vous contenter nous allons sortir, en attendant l’arrivée du train nous nous promènerons sur la terrasse, le temps vous paraîtra moins long ; allez vous faire habiller, mignonne. »

Anne-Marie ne se le fit pas dire deux fois ; en quelques minutes la toilette fut achevée : du moment qu’il s’agissait de satisfaire l’enfant la bonne Antoinette, sa femme de chambre, y apportait toute la diligence possible. Tous les gens de service rivalisaient d’attachement pour cette douce petite fille qui savait si bien les payer de retour ; parmi ceux-ci Léocadie, la vieille cuisinière de la maison, les surpassait encore en tendresse ; elle était au service de la famille depuis deux générations, et malgré son âge, assez vénérable, elle ne désespérait pas de s’utiliser au profit d’une troisième. Elle aussi était ravie du retour de ses maîtres, seulement sa joie se manifestait d’une singulière façon : elle promenait, avec un certain emportement, et pour la dixième fois, son balai de crin sur les prélarts indemnes de poussière, de sa cuisine : avec la même brusquerie elle soulevait les couvercles des récipients qui encombraient le poêle et d’où se dégageait une appétissante odeur qui révélait son génie culinaire.

Léocadie bougonnait, mais là très sérieusement. Ce n’était, guère de circonstance ; il est vrai que c’était passé chez elle à l’état d’habitude, aussi son entourage ne s’en offusquait nullement et le lui pardonnait volontiers, car pour ses compagnons de service sa complaisance ne se lassait jamais.

Cette matinée-là, Léocadie grondait et raisonnait ainsi :

« J’cré qu’il chavire not maître… c’est-y du bon sens, j’vous demande un peu, de s’embarrasser de ce p’tit gas ?… À présent si m’sieur s’met à ramasser les quêteux abandonnés, ça va d’venir un asile icite… quéque ça peut ben être c’t’enfant-là ? paraît qui vient des vieux pays, qu’a dit mamzelle… hum ! quéque mauvaise graine pour le sur… certain q’ça va faire entrer le malheur cheu nous.. »

L’apparition soudaine d’Anne-Marie interrompit l’étrange monologue de la vieille fille.

« Léocadie, nous partons — dit l’enfant — prépare une grosse tartine de confitures pour le « petit frère », tu sais de celles qui sont si bonnes et que tu ne gardes que pour moi. » Et sans attendre de réponse elle ajouta :

— « Tu l’aimeras bien, n’est-ce pas ?

Léocadie ne s’attendait pas à cette question bien opposée aux idées qui s’agitaient dans sa tête l’instant d’auparavant ; répondre selon sa pensée c’eut été peiner Anne-Marie. Cela elle ne le voulait pas ; mais comme elle n’était jamais à court de diplomatie elle trouva aisément une réponse d’accord avec sa naturelle franchise et son désir de satisfaire son « idole ».

— « Je l’aimerai autant que j’en serai capable, mon ange. » Et en aparté elle ajouta : — « Mon Dieu, on s’attache ben quéque fois aux animaux qu’ont pas d’raison on peut tout d’même ben aimer le monde, lui qu’en a. »

La réflexion n’était pas tout à fait dépourvue de logique. Anne-Marie en fut satisfaite, et, selon son procédé, pour témoigner son contentement, elle embrassa la vieille femme. Celle-ci se trouva largement récompensée de l’effort ; car elle eut donné, sans hésiter peut-être, sa part de Paradis pour sentir sur sa joue hâlée le doux contact des lèvres roses de l’enfant.

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II


Qui ne se souvient encore dans notre bonne vieille cité de l’excellent Docteur Solier, sa mémoire est impérissable. Il fut la sommité de son temps. Sa charité était à l’unisson de sa science qu’il mettait dans une égale mesure au service des riches et des pauvres. Ces derniers ne craignaient pas d’y recourir ; ils étaient si paternellement reçus ! quelques-uns en abusaient même ; mais nul ne parvenait à épuiser l’inlassable bonté de l’éminent praticien : les déshérités de la vie avaient d’ailleurs ses prédilections…

Sa douce compagne était digne de lui ; elle aussi connaissait la demeure de l’indigent, dont elle se constituait l’infatigable protectrice, elle était aimée et vénérée à l’égal de son mari.

Cet heureux couple, qui méritait à tant de titres d’être béni de Dieu, subissait depuis de longues années une bien douloureuse épreuve : il n’avait pas d’enfant ! Pour un foyer canadien il ne pouvait exister d’affliction plus grande ! On sait qu’au Canada les familles nombreuses sont la généralité ; chez ce peuple de foi, où l’esprit familial a de si profondes racines, l’enfant, dernier venu est toujours salué avec cette même joie qui accueillit un jour, à l’aurore du foyer, l’enfant premier-né.

Les pieux époux, afin de fléchir le ciel, avaient multiplié leurs largesses et, selon la touchante coutume du pays, ils avaient accompli à pied, en véritables pèlerins des temps antiques, le traditionnel pèlerinage à la « bonne Sainte-Anne ». Cette foi si confiante et si généreuse devait avoir sa récompense… Un an plus tard, à pareille date, une ravissante petite créature venait égayer et combler les vœux de ce foyer chrétien. L’enfant bénie avait été nommée Anne-Marie…

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Monsieur Solier descendait d’une noble famille de la Vendée. Son aïeul était né à la Rochelle, il y avait vécu jusqu’à la fin de la tourmente révolutionnaire. Son sincère attachement à la famille royale et son intransigeance l’ayant désigné à la haine des Jacobins, il avait été emprisonné ; mais la veille du jour où il devait gravir les degrés du sinistre échafaud, un de ses fidèles serviteurs, rempli d’une audace héroïque, pénétrait dans la prison et en faisait évader son maître, au risque de sa propre vie. Il le garda caché dans sa propre demeure durant toute la période du danger. Au changement de régime, le vieux chouan abandonnant sa patrie était venu, avec les siens, s’établir au Canada. Son petit-fils, le docteur Solier, entretenait des relations qui le rattachaient au pays de ses ancêtres, il y comptait encore quelques parents éloignés ; c’est à la suite de la mort de l’un d’eux, lequel venait de lui léguer un assez important héritage, que Monsieur et Madame Solier avaient entrepris leur long voyage. Des circonstances imprévues les ayant contraints de prolonger leur séjour en France, ils se faisaient doublement fête de revenir au cher pays et surtout de revoir l’enfant aimée qu’ils y avaient laissée.

Ils s’étaient embarqués au Havre, à bord du transatlantique la « France ». Le navire contenait dans ses flancs d’acier un peu plus de quinze cents passagers ; toutes les classes de la société se trouvaient réunies dans cet espace restreint : c’était un monde en petit, avec cette différence cependant qu’une simple cloison séparait l’opulence de la misère…

Parmi les immigrants, qui composaient, comme toujours, la majeure partie des passagers, on remarquait un tout jeune couple dont les manières distinguées contrastaient étrangement avec les dehors plutôt vulgaires de leurs compagnons de classe. La femme, admirablement belle, mais extrêmement délicate, portait en elle une autre vie… Sa position, au milieu des épreuves du dépaysement, provoquait une émotion générale : tous la regardaient avec une sympathique compassion. Le mari semblait ployer sous l’écrasant fardeau d’un récent chagrin, son visage grave et élégamment beau reflétait une souffrance intime. À quelques pas, jouant avec les autres enfants de son âge, un gracieux bambin de quatre ans, quittait de temps en temps ses petits camarades de jeux et s’approchait d’eux ; il était la seule joie de leur existence, si tôt marquée de l’empreinte du malheur. L’enfant passait alors câlinement ses petits bras autour du cou de sa mère, lui murmurait quelques mots et la couvrait de baisers ; puis il renouvelait le même innocent manège à l’égard de son père, avec un peu plus de réserve cependant ; car l’air absorbé de celui-ci le gênait un peu dans ses enfantines effusions. Les caresses du cher petit ramenaient, pour un instant, le sourire sur les lèvres de ses infortunés parents : c’était une rapide éclaircie de bonheur, vite ils retombaient dans leurs sombres préoccupations.

On était entré dans une période de beau temps, tout faisait présager une traversée heureuse ; nul ne prévoyait le triste drame qui allait bientôt se dérouler à bord…

Le quatrième jour on apprit qu’il y avait une naissance aux « troisièmes ». Cet événement n’est point une rareté. Les pauvres gens qui s’expatrient, pour chercher ailleurs un sol moins ingrat que le leur, ont tant hâte de jouir enfin du bien être rêvé ; les perspectives, que l’on fait miroiter à leurs yeux dans les brochures de propagande, sont si séduisantes que rien ne les arrête, ils partent en dépit de tous les obstacles. Qui sait ? un retard pourrait détruire les chances de succès : ils veulent tant réussir qu’ils bravent les fatigues et les plus insurmontables difficultés.

Selon l’usage on fit une collecte en faveur du nouveau-né, les immigrants eux-mêmes joignirent leur humble obole : c’était la pauvreté soulageant l’infortune ! Un prêtre américain de passage à bord baptisa le petit être. Celui-ci n’attendait sans doute que l’eau régénératrice pour quitter ce monde, où il ne faisait qu’apparaître, car, quelques instants après la petite âme reprenait son essor vers les cieux.

Le surlendemain, aux premières teintes roses de l’aube, les rares passagers qui, à cette heure matinale, se trouvaient sur le pont, contemplèrent un triste et impressionnant spectacle : on procédait à l’immersion d’un cadavre ! Le même prêtre qui la veille avait ouvert le ciel au nouveau-né, récitait les dernières prières sur le corps de la jeune mère. Debout, la tête découverte, le capitaine et quelques officiers du bord assistaient émus à la lugubre cérémonie. Auprès d’eux, hagard, les yeux secs, se tenait l’infortuné dont l’impitoyable mort venait d’arracher si brusquement à sa tendresse la compagne adorée, l’ange et le meilleur appui moral de sa triste vie.

Lorsque les flots se refermèrent sur la chère dépouille, engloutissant sa dernière consolation ici-bas, l’homme n’eut pas un cri, pas une plainte pour traduire son extrême douleur ; mais, titubant, il regagna l’entrepont et s’affaissa sur un amas de cordages. Il demeura là, les coudes appuyés sur ses genoux, la tête cachée dans ses mains, refusant toute consolation.

Ce farouche désespoir inquiéta le capitaine, il s’approcha du malheureux, tenta de lui parler ; ce fut en vain. Le pauvre découragé ne leva pas même la tête et s’obstina dans son mutisme : le choc douloureux avait ébranlé, dans un même degré, le cerveau et le cœur de l’infortuné… Alors le chef du bord recommanda à l’équipage de ne le point perdre de vue. — « Je redoute un second malheur — dit-il — veillez sur lui. »

Ses pressentiments devaient se réaliser…

Le cri : un homme à la mer ! retentit bientôt d’un bout à l’autre du navire. Malgré l’étroite surveillance dont il était l’objet, profitant d’un court instant d’inattention, le malheureux, toujours poursuivi par l’obsédante pensée de rejoindre sa bien-aimée, enjamba soudain l’étroit rebord qui le séparait de l’abîme… On stoppa immédiatement, en hâte on commença l’opération du sauvetage ; mais, cette fois encore, en dépit de tous les efforts, les flots gardèrent leur proie volontaire. Après de longues et vaines tentatives pour sauver le désespéré, le bateau dût reprendre sa marche…

Une émotion intense s’empara de ceux qui furent les témoins impuissants de ce sombre drame et se communiqua à tous les passagers. L’unanime compassion se reporta tout entière sur le pauvre orphelin. L’enfant, sans se douter du malheur qui le frappait, dormait encore dans sa petite couchette d’entrepont du paisible et doux sommeil de l’innocence.

Les plus émus étaient Monsieur et Madame Solier. Les deux époux échangèrent un long et significatif regard ; puis on vit disparaître le brave docteur, qui reparut presque aussitôt portant dans ses bras le pauvret toujours endormi.

— « Tiens, le voici ! dit-il à sa compatissante compagne — il nous manquait un fils, peut-être qu’aujourd’hui la Providence nous le donne dans cet enfant devenu si subitement orphelin ; gardons-le, si nul ne le réclame, il sera le frère de notre petite Anne-Marie. »

Le capitaine fournit quelques renseignements, les seuls qu’il savait, sur les parents du petit. Le père, âgé de vingt-neuf ans, était né en France, à Sanary, dans le département du Var, et s’appelait Albert Delanglade. Sa mère était native d’Alméria (Espagne) et se nommait Carmencita Gonzalès, elle venait d’entrer dans sa vingt-cinquième année. L’enfant avait quatre ans à peine et répondait au nom de Rodrigue.

On apprit encore d’un passager des « troisièmes », avec lequel l’intéressant couple avait quelquefois causé au début du voyage, qu’ils étaient sans parents, habitaient récemment Paris, et qu’ils se rendaient au caprice du hasard dans la Colombie espagnole pour tenter de refaire une partie de leur fortune, qu’ils avaient totalement perdue, et en très peu de temps, dans des spéculations malheureuses, où des gens sans conscience les avaient engagés afin de les exploiter à leur profit.

D’après ces dernières informations le Docteur Solier conclut aisément que l’enfant se trouvait complètement sans appui, et que de ce fait il ne serait pas réclamé ; cependant, pour plus de sécurité, en raison de l’avenir, il se promit d’écrire, aussitôt débarqué, aux pays d’origine du père et de la mère.

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Quand le petit Rodrigue ouvrit les yeux il fut tout étonné de se trouver sur les genoux d’une étrangère, laquelle le caressait avec une grande douceur. Gentiment il s’apprêtait à lui sourire, mais s’apercevant que parmi les personnes faisant cercle autour de lui sa « petite mère » n’était point, il se montra effarouché ; ses lèvres commencèrent à trembler, des larmes gonflèrent ses grands beaux yeux et tendant ses petits bras du côté de l’entrepont il dit en jetant un suppliant regard vers celle qui le serrait contre elle avec une tendre pitié. — « Maman, je veux maman. »

Madame Solier essayait d’apaiser cette précoce désolation, elle couvrait de baisers le visage en larmes de l’enfant qui répétait sans cesse, à travers ses sanglots, son douloureux et vain appel. Elle lui murmurait, en le berçant doucement, de douces paroles empreintes de cette suave tendresse et de ce charme sans nom dont seules les femmes, plus encore les mères, sont capables et qui triomphent toujours des plus profondes tristesses. Celle de l’orphelin allait bientôt céder à l’angélique bonté de sa mère adoptive.

On lui disait que, s’il était bien sage, il irait rejoindre un jour « petit père » et « petite mère » auprès du bon Jésus, où ils étaient allés tous deux pour préparer une place à leur cher petit Rodrigue.

L’enfant écouta avec une sérieuse attention ce naïf langage, si bien à la portée de sa petite logique ; et comme, selon lui, être bien sage consistait surtout à ne pas pleurer, de cet instant il ne pleura plus…




III


Les minutieuses recherches que Monsieur Solier fit faire en Europe au sujet des parents de l’enfant, qu’il avait recueilli à bord de la « France », confirmèrent ce que lui avait dit naguère le passager d’entrepont : le petit était bien seul au monde, il pouvait donc le garder sans craindre que plus tard on le lui reprit.

Les gâteries du bon Docteur, la maternelle affection de Madame Solier, mais surtout les fraternelles gentillesses d’Anne-Marie, accoutumèrent bien vite l’orphelin à sa nouvelle famille qu’il se prit à aimer avec tout son bon petit cœur.

Anne-Marie et Rodrigue s’entendirent à merveille ; dès les premières heures de leur rencontre, avec cette simplicité naturelle à l’enfance, ils se tutoyèrent comme s’ils avaient toujours vécu côte à côte ; réciproquement, et d’eux-mêmes, ils s’appelaient « petit frère », « petite sœur ». La fillette de quelques mois plus âgée que le petit garçon prenait au sérieux son rôle d’aînée et se montrait attentionnée envers Rodrigue comme une petite maman ; lui l’imitait en tout et la suivait comme son ombre.

Monsieur et Madame Solier furent ravis de cette si bonne entente, ils confondirent dans leur tendresse l’enfant de leur chaste amour et celui de leur charité. Rodrigue, sans hésitation, donna à ses parents d’adoption les doux noms de « papa » et « maman ». N’était-ce pas ainsi que « petite sœur » les nommait : il devait donc dire comme elle. Peut-être aurait-il fini par se convaincre qu’il n’en avait jamais eu d’autres, si ses parents adoptifs ne lui eussent parlé de temps en temps, afin qu’il en conservât le pieux souvenir, de ceux qui les premiers l’avaient aimé et auxquels, après Dieu, il devait la vie.

Tous les amis et serviteurs de la maison enveloppèrent dans la même affection la petite fille qu’ils avaient vu naître et l’enfant recueilli. La bonne Léocadie, selon la recommandation d’Anne-Marie, se mit à aimer tout de bon l’orphelin, elle fut tout étonnée de constater combien « ça allait tout seul », et, lorsqu’elle serrait dans ses vieux bras les deux ravissants babys, elle sentait que dans sa tendre effusion son bon cœur se donnait également à chacun sans effort.

Rodrigue, lui aussi, fut confié pour son éducation première aux soins de « Mademoiselle ». Celle-ci partagea désormais son dévouaient et sa tendre affection entre les deux enfants. Elle aimait Rodrigue autant que sa chère petite élève. Elle trouvait entre elle et lui tant de similitudes ! n’étaient-ils pas de la même patrie et orphelins tous deux ?

Rodrigue possédait une vive intelligence, il connaissait déjà ses lettres et en peu de temps son petit savoir fut à l’unisson de celui d’Anne-Marie. Il savait ses prières, qu’il récitait dans le gracieux idiome de sa pauvre mère. Nul doute qu’il les avait apprises sur ses genoux. En fervente chrétienne la jeune Andalouse avait dû guetter les premiers bégaiements de son fils pour lui apprendre à prononcer le nom de ce Jésus qui, durant sa vie terrestre, avait eu une prédilection si grande pour ces chers petits êtres, tout de faiblesse et d’innocence, qu’il se plaisait à attirer à Lui et à bénir en caressant leurs têtes blondes.

Lorsque le petit garçon eut atteint sa douzième année, Monsieur Solier le plaça au collège Sainte-Marie de Montréal, où il avait un frère professeur. La séparation fut bien pénible pour les deux enfants. Constamment ensemble dans leurs études, leurs jeux et leurs promenades ils étaient unis l’un à l’autre comme le lierre et l’ormeau. Pour se consoler et attendre en patience le temps des vacances on se promit de s’écrire fréquemment de bonnes petites lettres qui abrégeraient un peu la longueur de l’absence.

Rodrigue s’appliqua sérieusement à l’étude et devint un des meilleurs élèves du collège. Comme il avait à un degré profond le sentiment de la reconnaissance, il comprenait qu’il ne pouvait mieux la prouver à l’égard de ses parents adoptifs qu’en étant avant tout studieux et docile. Qu’il était heureux lorsqu’à la fin de chaque année scolaire il pouvait leur offrir les nombreux gages de sa bonne conduite et de ses succès. Les Solier se félicitaient chaque jour davantage d’avoir recueilli cet enfant d’élite qui savait si bien répondre à leurs bienfaits.

Sa plus grande joie, après celle de satisfaire ses bons parents, était de revoir sa chère petite sœur ; elle, alors, retrouvait sa joyeuse expansion que l’absence de Rodrigue modérait un peu : elle l’aimait tant ce petit frère ! Leur fraternelle affection ne connaissait point de halte ni de froideurs, elle allait toujours en grandissant ; et le moment n’était pas loin, où à leur insu elle devait se transformer en un sentiment plus intime et plus fort : l’amour !

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IV


Ils avaient vingt ans. Anne-Marie était devenue une grande et svelte jeune fille. Elle avait toujours ses mêmes beaux cheveux d’or, qu’à présent elle portait relevés en une torsade mousseuse au-dessus de sa tête ; son même teint de lis que la plus légère émotion colorait soudain ; mais dans ses larges prunelles d’azur se reflétait, en plus de l’exquise candeur de l’enfance, une profonde gravité. La virilité et la douceur s’harmonisaient et se fondaient en cette grande âme et esquissaient déjà en elle le type achevé, si rare en notre ère de mollesse, de la femme forte des âges d’autrefois. Cette ravissante créature, toute pleine de vaillance et débordante de tendresse, sévère pour elle-même, inlassablement indulgente et bonne pour les autres, attirait et captivait dès la première rencontre. Rodrigue formait auprès d’elle un saisissant contraste. Il était grand et élancé, lui aussi : c’était là leur seul point de ressemblance. Les traits du jeune homme reproduisaient l’image de sa pauvre mère, d’elle il avait hérité cette idéale beauté propre aux enfants de la fière et brûlante Andalousie ; c’était les mêmes cheveux d’ébène, légèrement bouclés, les mêmes grands yeux noirs, pleins d’ombre et de caresses ; la même bouche, petite et rouge comme la fleur du grenadier et dont une fine moustache brune estompait la lèvre supérieure.

Son port, un peu hautain, dénotait une origine aristocratique ; en effet dans les renseignements recueillis jadis par Monsieur Solier au sujet des parents de Rodrigue, on avait appris que son père, orphelin de bonne heure, avait été élevé par une tante, sœur de sa mère : Mademoiselle de Martinenq, laquelle appartenait à la vieille noblesse de Provence. De plus Rodrigue portait à son cou, retenu par une chaîne d’or, un riche médaillon, cerclé de fines perles, et au centre duquel se détachait une fine miniature de la Madone del Pilar ; au revers était gravé un blason : il était certain que ce précieux bijou, que la jeune espagnole avait elle-même suspendu au cou de son fils, et que celui-ci n’avait jamais quitté, était un souvenir de famille…

Malgré sa fierté native le jeune homme s’attirait la sympathie de tous à cause de sa joyeuse et cordiale amabilité qui perçait bien vite l’enveloppe altière. Au moral il tenait de son père ce tempérament un peu à part, tout d’exubérance, de mouvement et de vie, mais où le cœur domine toujours et qui caractérise le français du midi.

Malgré cette dissemblance et peut-être à cause d’elle, les deux jeunes gens étaient profondément épris l’un de l’autre. Cet amour s’était soudain révélé au retour d’une longue absence d’Anne-Marie.

Madame Solier avait une sœur, beaucoup plus jeune qu’elle, et à qui elle avait servi de mère. Celle-ci était mariée et habitait de l’autre côté de la frontière. La mort, venait de lui ravir, presque subitement, dans tout l’éclat de son jeune printemps, une fille qu’elle adorait. La pauvre mère était inconsolable ! Madame Solier l’appela auprès d’elle ; mais vint le temps pour la femme désolée de retourner en son foyer : la tendresse de son mari et ses devoirs de maîtresse de maison réclamaient sa présence.

La rentrée dans cette demeure, où désormais l’enfant chérie ne ferait plus entendre son pas léger et son rire joyeux, allait raviver la cruelle douleur. Pour en atténuer l’acuité, Madame Solier n’hésita pas à se séparer de sa chère petite Anne-Marie, qu’elle confia à sa jeune sœur avec la promesse qu’elle la lui ramènerait à la saison suivante. Sa tante ne se résigna à la rendre qu’après deux longues années, alors qu’une autre petite fille était venue combler le douloureux vide.

Lorsque Rodrigue et Anne-Marie se revirent, ils furent surpris de la transformation qui s’était opérée en eux. Un sentiment étrange, inconnu jusque-là, s’insinua peu à peu dans leur cœur… Rodrigue se montrait plus empressé, plus affectueux qu’avant ; il ne se trouvait heureux qu’auprès de sa sœur adoptive. Celle-ci, au contraire, semblait le fuir… L’un et l’autre ne tardèrent pas à comprendre que la fraternelle amitié d’autrefois avait cédé à une tendresse plus ardente ; seulement chacun était convaincu que son amour n’était point partagé : de là cette application continuelle à le dissimuler à tous et plus encore à qui en était l’objet. La nature passionnée de Rodrigue le trahissait bien quelquefois, et une jeune fille moins naïve et plus coquette qu’Anne-Marie aurait vite deviné à quel titre elle vivait dans la pensée et le cœur du jeune homme… Il eut été plus difficile de pénétrer dans ce sanctuaire intime où la jeune fille recélait son amour ; par un sentiment de fierté pudique elle l’enveloppait d’une sorte d’indifférence qui contrastait avec l’expansive amitié de naguère et qui déconcertait Rodrigue Il conçut un soupçon : peut-être qu’elle en aimait un autre ?

S’il avait pu voir l’ombre douloureuse qui traversait le regard d’Anne-Marie, lorsqu’il lui paraissait plus attentionné envers quelque jeune fille, il n’aurait plus douté que ce même amour, qu’il n’osait avouer et qui lui causait un continuel tourment, ulcérait sans cesse le cœur de celle qu’il aimait en secret.

Un jour que la jeune fille lui parut plus aimable que de coutume auprès d’un de ses amis, il n’y tint plus…

— C’est lui qu’elle aime — pensa-t-il ? et le soir feignant un ton un peu badin, il dit à sa sœur adoptive :

— « Je crois que mon ami Girard a le don de te plaire ? »

Anne-Marie, ignorant quel motif portait Rodrigue à la questionner ainsi, répondit simplement :

— « En effet, Michel Girard me plaît beaucoup, il est si bon et si sérieux ».

Le jeune homme blêmit, la jalousie le mordit au cœur ; faisant un effort pour se ressaisir, il reprit sur le même ton :

« Alors tu l’aimes ? »

— J’ai une sincère amitié pour lui, mais c’est tout. »

Elle fut surprise de l’éclair joyeux qui illumina soudain le visage de son frère, longtemps elle en demeura pensive, néanmoins elle persista dans sa prudente réserve envers lui.

Un événement allait bientôt dévoiler à tous deux leur mutuel amour…

Monsieur Solier avait résolu d’envoyer Rodrigue à Paris, l’espace de quelques années, pour lui permettre de se perfectionner dans l’art médical : le jeune homme avait choisi la noble carrière de son père adoptif.

On venait d’entrer dans la semaine fixée pour le départ. Ce soir-là, Monsieur et Madame Solier étaient absents de leur demeure, retenus, chacun de leur côté, auprès d’un malade et au chevet d’un mourant, tellement la vie de ces deux époux exemplaires aurait pu se résumer en ces deux mots : devoir, charité…

Anne-Marie, se trouvant seule, s’était mise au piano et de sa voix harmonieuse elle chantait un fragment des « Noces de Jeannette, » elle avait choisi — à dessein, sans doute — la gracieuse et touchante romance dans laquelle « Jeannette » exhale ses plaintes à propos de son amour déçu.

Rodrigue qu’elle croyait hors de la maison, était entré sans bruit et l’écoutait ému, il fut surpris de l’inflexion douloureuse avec laquelle elle modula le plaintif refrain :

 
« Ma pauvre âme est pleine
D’un mortel souci
C’était bien la peine
De l’aimer ainsi. »

Comme elle s’apprêtait à quitter le piano, il s’approcha d’elle : elle sursauta de surprise, elle se doutait si peu de sa présence.

— « Chante encore, petite sœur, lui dit-il, j’aime tant entendre ta jolie voix. »

— « Pas aujourd’hui, répondit-elle, car je suis un peu lasse. »

— « Qu’as-tu ? »

— « Rien. »

Il n’insista pas, mais, à ses paupières gonflées, il reconnut qu’elle avait pleuré. Elle alla se placer près de la fenêtre et prit sa broderie. Rodrigue debout, adossé à la cheminée, les bras croisés sur sa poitrine, la regardait. Tous deux demeurèrent longtemps sans échanger une parole. La jeune fille tenait les yeux obstinément fixés sur son ouvrage afin de cacher à son frère les traces de ses larmes.

C’était une splendide soirée de juin, l’atmosphère était tout imprégnée de cette tiède douceur si propice aux rêveries et aux abandons du cœur… À travers la fenêtre grande ouverte une brise légère leur apportait les suaves senteurs des roses et des volubilis, qui grimpaient en gracieuses guirlandes le long des colonnettes du balcon.

Rodrigue le premier rompit le silence.

« Dans huit jours à pareille heure, soupira-t-il, je serai loin déjà.

— C’est vrai — dit Anne-Marie — comme le temps fuit ! »

Il vint s’asseoir auprès d’elle, d’un geste affectueux il lui ôta des mains son ouvrage et les gardant dans les siennes :

« Tu ne m’oublieras pas, chère petite sœur ?

— Oh ! non ; mais pourquoi — ajouta-t-elle — me demandes-tu cela ?

— C’est que je sens qu’un autre bientôt t’accaparera tout entière, alors…

— Je ne me marierai jamais. »

Le ton avec lequel la jeune fille prononça ces mots était si ferme que son frère adoptif en fut surpris.

« Tu es bien jeune pour prendre une telle décision, quelle raison t’y engage ? »

Elle se tut, et comme il insistait :

— « Si tu voulais — lui dit-elle suppliante — nous abandonnerions ce sujet ; il me fait trop de mal. »

— Anne-Marie — reprit Rodrigue, tenant toujours emprisonnées dans les siennes les petites mains blanches et fines qu’il sentait trembler. — Anne-Marie, je vais partir, peut-être que nous ne nous reverrons plus…. Qui sait ? je puis mourir !… La mort n’attend pas toujours le déclin de la vie pour nous ravir à ceux qui nous aiment et que nous aimons… Avant de nous quitter je voudrais pouvoir emporter la douce certitude que tu as encore pour moi cette fraternelle affection que tu me témoignais naguère, et que cette froideur, que je constate en toi et qui me torture, n’est qu’une douloureuse tromperie de ma tendresse jalouse. Regarde-moi, ma chère petite sœurette, pour que je lise encore dans tes grands yeux un reste de cette confiante amitié, qui faisait jadis mon plus grand bonheur. »

Comme elle les gardait toujours baissés, sentant monter les larmes, il reprit, avec un accent de tristesse.

« Anne-Marie, si tu m’aimes encore un peu, regarde-moi. »

Elle leva alors sur lui son beau et limpide regard, des pleurs emplirent soudain ses yeux, ils glissèrent le long de sa joue et, en tombant, mouillèrent les mains de Rodrigue.

« M’aimes-tu comme autrefois — insista-t-il en l’attirant doucement à lui.

— Oh ! oui, comme autrefois et même — ajoutait-elle plus bas — bien davantage ! »

Si bas qu’elle eût prononcé ces derniers mots, Rodrigue les avait entendus.

— « Répète encore ce que tu viens de dire — s’écria-t-il dans un élan de bonheur. Si tu savais quel baume ces derniers mots viennent de faire descendre en mon cœur : j’ai tant souffert, ma bien-aimée ! »

Emporté par son amour passionné, il lui dévoila cette ardente tendresse qu’il sentait s’accroître chaque jour et qu’il lui fallait refouler ; il lui raconta tout ce qu’il avait enduré de souffrances depuis le jour où il croyait qu’elle n’avait plus pour lui que de l’indifférence ; il lui dit combien la jalousie ravageait son cœur à la seule pensée qu’elle en aimerait un autre que lui. Il parla longtemps, les paroles montaient pressées de son cœur à ses lèvres. Elle l’écoutait heureuse et ravie. En cet instant des tendres aveux, tous deux se trouvaient amplement consolés des douleurs passées.

Anne-Marie et Rodrigue employèrent les quelques jours qui leur restaient à jouir l’un de l’autre, à causer de leur future union, de cette douce vie à deux qu’ils envisageaient sous le plus riant aspect, à travers le prisme de leurs radieux vingt ans.

À cet âge on croit aisément au bonheur, l’amer désenchantement ne vient que rarement troubler ce court printemps de l’existence : c’est l’heure des rêves et des sourires ; laissons à la jeunesse ses joyeuses illusions ! Le temps des larmes et des décevantes réalités ne vient que trop tôt, hélas ! lui apprendre le côté véritable de la vie ; comme l’a dit un grand penseur : « le malheur est le roi d’ici-bas, tôt ou tard tout cœur est touché de son sceptre ». En ce moment les jeunes amoureux ne songeaient nullement à cette austère maxime, du moins Rodrigue qui, lui, était tout entier à la douce ivresse d’aimer et d’être aimé ; la vie lui apparaissait sous un jour enchanteur. Anne-Marie partageait cette même confiance en un avenir heureux. Cependant, compagne assidue des visites charitables de sa pieuse mère, elle avait trop souvent frôlé, dans la mansarde du pauvre et au chevet des malades, l’épreuve et la souffrance pour ne point soupçonner que nul en ce monde n’est à l’abri de leurs atteintes ; mais la sombre perspective ne lui apparaissait que comme très lointaine ; d’ailleurs que lui importait que la route devint âpre et aride ? Appuyée sur le cœur de Rodrigue elle se sentait le courage et la force d’y marcher sans faiblir : l’amour allège tant de choses bénies ! Aucun nuage ne troublait donc à cette heure heureuse leur limpide horizon.

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V


On était au dernier jour. Plus que quelques heures et il faudrait se séparer. Cette séparation n’allait pas être sans brisement, surtout pour les deux jeunes gens ; ils savaient bien que l’absence aurait un terme ; mais il fallait attendre, et l’on sait que pour ceux qui s’aiment l’attente la moins longue a la durée d’une vie !

Pour ne pas augmenter le chagrin de Rodrigue, Anne-Marie se raidissait contre le sien et refoulait se pleurs.

L’instant tant redouté arriva. Une scène touchante — point rare dans les pieux foyers canadiens — se produisit à cette heure solennelle des adieux. Le jeune homme s’agenouilla aux pieds de son père adoptif, celui-ci étendit sur la tête inclinée et si chère ses mains tremblantes d’émotion. Quand il se releva, le vénérable vieillard le pressa longuement sur sa poitrine, puis comme jadis le vieux Tobie, il donna à l’enfant aimé qui partait sans lui ses paternels et sages conseils.

« Grave bien dans ton cœur — lui dit-il — notre fière devise canadienne : « Je me souviens ! » Oui, souviens-toi de ton vieux père et de ta digne et pieuse mère tu sais combien tu nous es cher ? Si tu n’es pas l’enfant de notre sang, tu n’en es pas moins celui de notre tendresse : que notre souvenir et celui de l’angélique enfant, que tu nommes ta sœur, te console et te soutienne aux heures où la solitude pèserait un peu trop lourdement sur ton cœur.

« Tu vas revoir le ciel qui t’a vu naître ; n’oublie point celui où s’est écoulée ton enfance ; unis dans ton patriotique amour la grande Patrie française et ta vaillante patrie d’adoption, car les deux se confondent dans l’âme canadienne.

« Mais avant tout souviens-toi que tu es chrétien ; fuis tous ceux qui seraient pour ta foi un sujet de scandale, garde bien intact ce précieux trésor, il surpasse toutes les humaines richesses. Observe fidèlement les devoirs sacrés que notre sainte religion impose à chacun de nous, ils sont notre meilleur encouragement dans les difficultés de la vie et notre meilleure défense contre les sollicitations du Tentateur.

« Au revoir, enfant, oui, au revoir, et que le ciel, à qui nous te confions te garde et te ramène auprès de nous sain d’âme et de corps. Nous prierons Dieu pour toi, prie-le pour nous aussi ; aime le bien toujours, et « vas droit ton chemin » !… »

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Sa mère à son tour le pressa contre son sein, des larmes, qu’elle s’efforçait de refouler, remplissaient ses yeux et en tombant se mêlaient à ses maternelles caresses. Une mère ne peut voir partir sans angoisses l’enfant chéri qu’elle a si longtemps bercé sur ses genoux et entouré de tant de soins. Celle de Rodrigue tremblait pour l’avenir : le cœur des mères a de ces intuitions étranges…

C’était la dernière minute de cette intime réunion.

Anne-Marie se jeta dans les bras que lui ouvrait Rodrigue. Les jeunes gens avaient peine à s’arracher à leur mutuelle étreinte. Soudain le jeune homme écarta doucement de lui la jeune fille, longuement il contempla son délicieux visage, comme s’il eût mieux voulu le graver dans son souvenir, de nouveau il baisa son beau front virginal, puis, brusquement, sans se détourner, il se sépara du groupe tant aimé, descendit en hâte les marches du perron, au bas duquel un coupé l’attendait — il avait manifesté le désir de partir seul — malgré lui il se tourna vers la chère demeure où il avait été si heureux et si aimé, et ses regards rencontrèrent une fois encore celle qu’il chérissait plus que sa propre vie, et qui se redonnait à lui tout entière dans un dernier baiser qu’elle lui envoyait du bout de ses doigts effilés.

Quand la voiture se perdit dans le lointain de l’Allée, Anne-Marie, dominée par un douloureux pressentiment sentit ses forces l’abandonner ; elle monta dans sa chambre. Grande Amie, unique confidente de son seul amour, l’y avait devancée. Dans un geste de lassitude la jeune fille appuya son front brûlant sur l’épaule de l’institutrice et lui dit, dans un sanglot : « J’ai peur, Grande Amie, j’ai peur ; s’il n’allait pas revenir ! »

La jeune Bretonne trouva dans son cœur de douces et réconfortantes paroles pour consoler la pauvre petite désolée et lui rendit un peu de courage ; mais semblant évoquer un pénible souvenir elle murmura si bas qu’Anne-Marie ne l’entendit pas : « Peut-être, mon Dieu qu’ils ne sont pas tous infidèles ! »

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VI


La nature virile d’Anne-Marie triompha bien vite de l’anéantissement où l’avait plongé le départ de Rodrigue. Tout en pensant au cher absent, elle reprit le cours de sa vie ordinaire dont les occupations sérieuses tenaient la plus large part.

Enfin la lettre si impatiemment attendue arriva un mois après le départ du jeune étudiant : ce mois avait paru interminable. Anne-Marie la lut à haute voix à ses parents et aux serviteurs assemblés, pour la circonstance, auprès de leurs maîtres. Dans cette maison, aux mœurs pures et antiques, les gens de service faisaient un peu partie de la famille ; en raison de leur fidélité ils étaient associés à tous les événements heureux et malheureux qui venaient tour à tour attrister ou réjouir le foyer.

Quand tout le monde fut réuni, la jeune fille commença, d’une voix un peu tremblante, la lecture de la missive suivante, en ayant soin toutefois de passer prudemment sous silence les passages, qui la concernaient elle seule et qui auraient pu trahir le secret amour, l’unissant à son frère adoptif.


Paris 20 juillet 1888.
1 bis Place des Petits-Pères.

Me voici depuis quelques heures seulement dans la grande capitale. Sans prendre le temps de me reconnaître parmi ce chaos de sentiments et d’impressions qui s’agitent en moi, au début de ma nouvelle vie, dans un petit coin de chambre perdue, comme moi-même, au milieu de cet immense Paris, bien vite, petite sœurette, je m’empresse de vous rassurer tous sur mon sort ; je sais trop combien mes nouvelles sont ardemment désirées là-bas, au cher pays, qu’à peine je quitte et que déjà je regrette…

Votre présence me manque, j’expérimente, à mon tour, combien il en coûte de vivre seul, loin du foyer, sevré soudain de cette atmosphère de tendresse dont je me sentais si chaudement enveloppé ; néanmoins je secoue ma précoce nostalgie et je me raisonne : mon départ ne sera point sans retour !

Avant d’entrer dans les détails de mon voyage, oh laisse-moi te redire encore, douce petite amie de mon enfance, combien je t’aime ! Ton image me poursuit sans cesse ; j’ai là, sur mon bureau, ta chère photographie : en revoyant ton si charmant sourire je retrouve tout mon courage.

Embrasse bien tendrement pour moi nos bons parents. Chers, chers parents ! parle leur de moi bien souvent chaque jour, à mon intention, dis leur quelque chose de doux et d’aimant. Qu’ils sachent que leur Rodrigue se souviendra toujours de leurs bienfaits : ils sont gravé dans mon cœur en caractères indélébiles. Je veux me montrer digne d’eux. Je renouvelle à Papa la promesse que je lui ai faite en le quittant : d’être un « bûcheur ». Oui, je suis résolu de travailler avec ardeur : je n’atteindrai jamais sa science, elle est au sommet je ne suis qu’à la base, je veux cependant m’en approcher le plus qu’il me sera possible, je vais apporter, pour arriver à ce but, tous mes efforts et tout le sérieux dont je dispose.

Je me présenterai, dès demain, chez le docteur Décugnier à qui papa me recommande.

J’arrive au récit de mon voyage. Il s’est accompli de la façon la plus heureuse ; la traversée a été très belle, sauf le troisième jour où nous avons éprouvé un commencement de tempête, qui s’est calmé presque subitement, au grand soulagement de tous ! Nul doute que vos ferventes supplications ont largement contribué à nous préserver des fureurs de Neptune…

Nous étions, comme passagers de « première », environ une cinquantaine ; l’élément féminin dominait dans notre classe, paraît-il, mais on s’en est guère aperçu durant le voyage ! je suppose que les pauvres estomacs étaient à la torture, ce qui obligeait ces dames à se confiner dans leurs cabines respectives ; le mien, à certains jours, n’était pas très à son aise ; cependant j’ai pu faire bonne contenance et, avant le terme de la traversée, j’avais déjà le pied et le cœur aussi solides que ceux d’un vieux marsouin.

Il y avait cinq jeunes américaines — l’aînée de la bande n’avait pas vingt ans, la plus jeune comptait à peine seize printemps — elles allaient toutes seules, sans autre « mentor » que leur extrême jeunesse, visiter les beautés de la vieille Europe.

Je ne suis pas l’ennemi de l’émancipation de la femme, je l’approuve dans une mesure en rapport avec la réserve due à son sexe ; mais la trop grande liberté de nos sœurs de la frontière ne me plaît pas du tout : une jeune fille livrée à elle-même risque souvent, en raison de son inexpérience et de sa naïve crédulité, de se déflorer, elle perd, à la longue, ce charme sans égal qui se dégage de sa candeur. Je ne pouvais m’empêcher d’établir un parallèle entre ton esprit sérieux, ta prudence si digne et la futilité et le sans gêne de mes compagnes de passage. Je suis fier de toi, ma jolie, et bénis Dieu de m’avoir réservé un tel trésor pour partager et embellir ma vie.

Ces jeunes filles n’étaient nullement incommodées par le terrible « roulis », aussi se prêtaient-elles très volontiers aux douceurs du « flirt ». J’avais le cœur trop plein de toi et trop ému de notre récente séparation pour leur porter la moindre attention ; mon indifférence à leur égard se trouvait largement compensée par les hommages empressés d’une pléiade de Don Juans, américains comme elles, qui les escortaient assidûment. Peut-être continuent-ils encore auprès des jeunes misses leur rôle de chevaliers servants…

Selon l’usage, et suivant les sympathies, dès le début de la traversée, des petits groupes s’étaient formés parmi les passagers. Le mien se composait d’un tout jeune missionnaire, atteint de l’impardonnable phtisie, et qui s’en retournait au pays natal pour tenter de refaire ses forces épuisées. Il était rempli d’illusions, malgré l’approche de la mort, qui marquait déjà sa triste empreinte sur son pâle et doux visage ; je me suis bien gardé de les détruire. Il était le plus gai de notre petit cercle : sans doute puisait-il cette humeur égale et sereine dans ce calme repos que goûte une conscience sans remords et une âme qui, comme la sienne, vit plus près du ciel que de la terre.

Un étudiant de Baltimore, très sérieux et fort intelligent, complétait, avec un brave Alsacien et ton Rodrigue, notre petit cénacle. Ce bon Strasbourgeois détonait un peu auprès de nous ; mais il cachait sous une enveloppe balourde et vulgaire un cœur pétri de la plus exquise bonté, laquelle rachetait grandement la rusticité de son langage et de ses manières ; d’ailleurs il eût été difficile de l’exclure de notre société, car il suivait le pauvre missionnaire absolument comme son ombre ; il était du reste son compagnon de cabine et le soignait de son mieux ; aussi le jeune prêtre poitrinaire l’appelait-il amicalement : « mon infirmier ». Cet excellent homme nous raconta qu’il était venu se fixer à New-York au lendemain du désastre de 1870. — « J’ai végété longtemps — nous disait-il — mais je trouvais moins durs l’exil et sa misère que le joug du vainqueur. » Le pauvre Alsacien avait des sanglots dans la voix en évoquant l’époque douloureuse. Il est plein d’espoir en la « revanche ! » Puisse son beau rêve patriotique se réaliser un jour…

Il est en ce moment à Paris, et l’hôte de son frère, marié et établi dans la grande capitale. Il habite 1 bis place des Petits-Pères où je suis moi-même comme te l’indique l’en-tête de ma lettre. Il m’a fallu céder aux instances du brave Alsacien et le suivre chez son frère, aussi brave homme que lui, semble-t-il, et qui m’offre de me garder à son logis.

Les journées à bord se suivent et se ressemblent, je n’ai donc aucun incident bien intéressant à te narrer. Je me levais dès l’aube et en compagnie de mes amis de passage, aussi matinaux que moi, j’arpentais de long en large le pont de promenade que je ne quittais que très tard dans la nuit. La température était parfois très basse, je m’emmitouflais alors à la façon d’un esquimau et je bravais la brise du Nord. Souvent j’allais m’égarer aux « troisièmes ». À ma vue les enfants, qui s’y trouvaient, battaient joyeusement leurs petites mains et pour cause… ils savaient, les pauvrets, que je leur apportais un peu de ces friandises qui surabondaient à notre table. Les parents me souriaient avec reconnaissance, la plupart étaient des Italiens, beaucoup retournaient aux pays aussi pauvres que lorsqu’ils l’avaient quitté : l’Amérique n’est point pour tous la terre promise, hélas ! Les infortunés que j’avais sous les yeux s’en revenaient le cœur rempli d’amères déceptions ; au lieu de la richesse rêvée, ils n’avaient récolté que désenchantements et souffrances. Ces pauvres malheureux ne se doutaient guère que le jeune « signor », comme ils m’appelaient, avait connu jadis leur infortune. J’ai été l’enfant gâté de la Providence, car le jour, où Elle me reprenait si soudainement les êtres aimés qui me donnèrent la vie, elle m’envoyait au même moment un autre père et une autre mère, dont la tendresse allait me faire promptement oublier mon triste sort ; en plus Elle me donnait en toi une ravissante petite sœur, qu’Elle me destinait pour être l’ange de ma vie. Oh ! oui, je me le redis souvent, j’ai été un privilégié et je me plais à le reconnaître.

J’habite vis-à-vis le sanctuaire de Notre-Dame-des-Victoires, tant vénéré des parisiens ! Je compte profiter très souvent de ce pieux voisinage. Je n’ai, pour m’y rendre, qu’à traverser la place, guère plus grande que l’emplacement où se dresse notre Basilique. J’y vais à l’instant pour placer sous la protection de la Reine des cieux mon séjour dans la « ville lumière ». mon humble personne et vous tous qui m’êtes si chers ! Au revoir, ma toujours aimée, oui, au revoir. Dans cette joyeuse espérance je t’embrasse et je t’aime.

Ton Rodrigue.
P. S. — Transmets à nos bons serviteurs mon cordial souvenir. J’espère que Léocadie ne fulmine pas trop contre cet « enfer de Paris », qui ne semble pas posséder ses sympathies ; j’aime à penser qu’à cette heure elle ne doute plus de mon retour.

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Hélas ! oui, la vieille Léocadie persistait dans son doute ; elle était convaincue qu’on ne revenait pas quand on partait si loin ; aussi depuis le départ de Rodrigue monologuait-elle plus que d’habitude dans son domaine des bas-offices ; cependant elle ne confiait à personne ses craintes relatives au retour du jeune étudiant, elle se serait reprochée d’ébranler la confiance de son « idole » ; car avec sa finesse de femme elle avait percé le sentiment ardent et passionné qui s’était substitué à la simple affection fraternelle qui unissait autrefois les deux jeunes gens ; elle comprenait donc que le bonheur d’Anne-Marie était lié à ce retour. « Pourquoi détruire si tôt son beau rêve d’avenir, pensait-elle dans son solide bons sens. » Et la bonne vieille soupirait mais se taisait…

En effet la jeune fille avait foi en son fiancé et puisait dans la douce certitude du retour un continuel encouragement qui l’aidait à supporter vaillamment la longue absence.

Une seconde lettre du « cher parisien », comme on le nommait déjà en famille, vint la confirmer dans son ferme espoir. Comme la précédente, Anne-Marie la lut à tous.


Paris, 27 juillet 1888.

Selon ma promesse je viens te parler de mes hôtes : la crème des braves gens, ma chère, ils me soignent et me dorlotent à l’égal d’un enfant. Ils avaient un fils, m’ont-ils dit, ils l’ont perdu l’année dernière, et il avait mon âge ; ces pauvres gens s’imaginent le voir revivre en moi : de là leurs prévenances et leurs bons soins. Ils se nomment Muller et sont tous deux de Strasbourg. Ils sont très sympathiques. Un drôle de couple, par exemple ! le mari est tout en longueur et me fait songer au légendaire don Quichotte ; quant à sa Dulcinée, c’est son vivant opposé ! la bonne dame est toute en largeur ; malgré sa malheureuse ampleur, dont elle ne paraît pas s’affliger du tout, elle est toujours en mouvement et très active dans sa besogne.

Ils ont une fille, âgée de dix-huit ans ; je ne l’ai point vue, elle est en pension, mais doit arriver ces jours-ci pour les vacances. Probablement qu’elle ne retournera plus au couvent, puisque son cours est achevé. Mes hôtes paraissent adorer cette fillette dont ils me parlent sans cesse ; ils m’assurent qu’elle est incomparablement jolie ; je fais un effort pour le croire, en tout cas elle ne doit pas leur ressembler… quoi qu’il en soit cela m’importe peu !

Je me porte comme le Pont-Neuf, sur lequel justement je passais hier. Je commence à me familiariser avec la grande cité. Je fais quelques promenades aux Champs-Elysées et au Luxembourg ; je revis là un peu de ma petite enfance ! je me souviens, confusément sans doute, que ma pauvre mère m’y conduisait souvent ; en regardant ces gracieux bambins, qui évoluent dans les allées ombreuses de ces vastes jardins, je me revois, mignon baby de trois ou quatre ans, courant joyeusement dans ces mêmes avenues. Il n’est pas jusqu’au fameux théâtre enfantin de Guignol et la petite « voiture aux chèvres » qui ne réveillent en mon esprit tout un cortège de souvenirs, se rattachant à ce lointain passé.

Je dirige souvent mes pas vers les quais de la Seine, un intérêt tout spécial m’y attire ; imagine-toi que le long des parapets, des bouquinistes installent chaque jour leurs petites librairies portatives ; je me plais, comme tant d’autres, à fureter dans leurs casiers, où l’on fait parfois de véritables trouvailles. J’ai été, pour la modique somme de un franc, l’heureux acquéreur d’un Plutarque, lequel fraternisait, dans le même rayon avec un recueil de recettes culinaires : ironique voisinage ! Le chef-d’œuvre antique avait dû être apporté là par un étudiant en dèche… la gent écolière alimente passablement le petit commerce des libraires en plein air ; dame ! on se procure de l’argent comme on peut…

Les rives de la Seine n’ont pas la majestueuse beauté des bords de notre Saint-Laurent, elles ont néanmoins, surtout passé Paris, leur charme propre, très pittoresque, je t’assure.

Les environs de la capitale sont jolis, les forêts y abondent. Tu vois que les lieux de promenade ne manquent pas ici, même par les sentiers solitaires où l’on peut rêver sans témoins, à ceux que l’on aime.

Hier le hasard m’a ménagé une agréable rencontre ; je montais à pas lents la rue Monge, une des principales rues du quartier latin, et tout en suivant d’un regard distrait les spirales bleutées de la fumée de mon cigare, je songeais à toi, ma jolie, à nos bons parents, aux camarades, à tout ce qui s’appelle le Pays… Tout à coup j’entends une exclamation joyeuse, suivie de mon nom. Pense si je sursaute ! Je me retourne et je me vois en face d’un ancien condisciple du collège : Ernest Martel, dont je vous parlais quelquefois ; il est, lui aussi, étudiant en médecine ; mais il a achevé son stage. Dans quelques jours il repart pour le Canada, que les merveilles de Paris n’ont pu lui faire oublier ; il faut dire que deux grands yeux de velours l’avaient déjà conquis tout entier avant qu’il ne quitte le cher pays, tu comprends s’il a hâte d’y retourner… quel veinard !

Nous avons achevé ensemble la journée ; le soir nous sommes allés à l’opéra : on y répétait, devine ? « Sigurd » ton opéra favori. Que j’aurais été heureux de t’avoir auprès de moi ?… Nous avons parlé de « nos belles » et dans le fiacre, qui nous reconduisait au sortir du théâtre, nous nous sommes mis à chanter à tue-tête en tambourinant sur les vitres : « Vive la Canadienne » ! Ernest et moi nous devions avoir l’air d’échappés de Charenton. Heureusement qu’il faisait nuit, ce qui favorisait nos bruyantes expansions.

Tu me demandes mon impression sur les parisiennes. Ma foi, elle est des plus heureuses. Eh bien, oui, je l’avoue, elles sont adorablement jolies ; une taille ravissante, élégante et distinguée avec un timbre de voix d’une douceur caressante ; mais tous ces avantages ne doivent nullement t’alarmer puisque les gentilles petites canadiennes les partagent. Non, leurs « séduisants attraits », pour employer ton terme, ne me détourneront pas de toi, pas plus qu’ils n’ont détourné les nôtres, qui m’ont devancé dans la grande capitale ; tous sont revenus au pays natal, avec le même amour qu’ils avaient emporté dans leur cœur en le quittant. Tu vois que nous sommes fidèles à nos « belles », et que les « charmeuses » ne sont pas du tout celles que tu penses… à bon entendeur, salut !

Il est temps que je vous entretienne du côté sérieux de ma nouvelle vie. Selon la promesse, que j’ai faite à Papa, je veux travailler avec ardeur, j’étudie de longues heures chaque jour. J’ai vu l’excellent docteur Décugnier, reconnu ici comme une sommité. Il a l’admiration et l’estime de tous ses confrères. C’est un grand chrétien, sans respect humain. Il m’a reçu avec une bonté vraiment paternelle ; il se souvient fort bien de Papa et m’a rappelé diverses anecdotes de leur vie d’étudiants. Je ne pouvais m’empêcher de constater, en écoutant le récit de ces lointaines réminiscences, que la jeunesse studieuse d’aujourd’hui ne ressemble plus à celle d’autrefois ; nous faisons plus large la part du plaisir, eux ne lui accordaient que le temps, qui n’était pas accaparé par l’étude, et cette dernière absorbait toute leur journée. « Nous nous distrayions en travaillant — me disait le bon Docteur — à cette heure les jeunes travaillent en se distrayant. » Moi, je veux être de la catégorie des « antiques », et trouver, comme eux, mon plus grand plaisir dans mon travail même.

J’ai dit au docteur Décugnier combien papa l’avait en haute considération et combien il admirait son savoir. Il a souri et m’a répondu : « Votre excellent père me surpasse en science et en vertu. C’est un « vrai Canadien », n’est-ce pas. Je ne puis rien vous souhaiter de meilleur, mon cher enfant, que de lui ressembler, car c’est un beau caractère. »

Nous avons beaucoup parlé du Canada ; il m’a longuement questionné sur nos mœurs et nos coutumes. « Quel vaillant peuple que le peuple canadien — a-t-il ajouté ému — comme il a su défendre ses droits et sauvegarder sa langue et sa foi ! Cette vaillance fait présager un glorieux avenir. »

L’entretien s’est terminé sur mes études, et il m’a interrogé très minutieusement ; ensuite il m’a proposé de me faire admettre comme interne à l’hôpital Lariboisière, où il est médecin en chef : je serai donc au nombre de ses élèves. Il m’a invité à dîner chez lui pour la semaine prochaine et il me présentera ce jour-là à quelques-uns de mes futurs camarades.

J’entre à Lariboisière vers la fin du mois prochain. Les braves Muller sont navrés que je les quitte si tôt ; pour les consoler je leur ai promis de passer auprès d’eux la plupart de mes congés.

Il est temps que je m’arrête ; j’ai tant à te dire que je remplirais des pages et des pages ! Allons, je me résigne à laisser reposer ma plume, mais pour la reprendre bientôt.

Aimons-nous toujours, ma bien-aimée, pense à ton Rodrigue qui, lui, ne peut penser à autre chose qu’à toi.

Rodrigue.

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12 août 1888.

J’ai reçu hier ta longue, intéressante et tendre missive. Elle m’est arrivée tout imprégnée de cette douce et réconfortante atmosphère familiale dont mon cœur a tant besoin.

Il y a deux mois aujourd’hui que pour la dernière fois je te pressais sur mon cœur. Que le temps me semble long loin de toi ! Ces deux mois ont eu pour moi la durée d’un siècle… Combien m’en reste-t-il encore à vivre loin de ma bien-aimée ! Hélas ! le nombre me décourage… J’en détourne ma pensée et je viens te causer du présent.

J’ai fait la connaissance de mes futurs camarades, je suis enchanté d’eux, tous plus sympathiques les uns que les autres. D’ailleurs notre cher professeur fait toujours une sélection parmi ses élèves ; ceux-là seuls ont droit à son estime et sont admis à son intimité, qui se distinguent par leur bonne conduite. Ce sont des catholiques militants, membres de la conférence de Saint Vincent de Paul, de l’œuvre des catéchismes où ils m’ont enrôlé : j’ai rencontré dans ces pieuses conférences un bon nombre des nôtres ; la « reconnaissance » a été vite faite…

Nous sommes cinq privilégiés du bon Docteur Décugnier. Du nombre un seul est parisien : voilà qui va te surprendre… L’aîné du petit cénacle est un franc-comtois ; il est la « Gravité » même, un peu lent dans ses gestes, très réfléchi ; ses camarades l’ont malicieusement surnommé à cause de son calme : père Tranquille. C’est le plus édifiant de tous et celui vers lequel je me sens davantage attiré. Je ne sais si je me trompe, mais il ne me paraît pas dans sa sphère ; je ne serais pas étonné que ce futur médecin des corps se transforme un jour en médecin des âmes… cette sainte vocation s’accorderait mieux avec son caractère presque austère, ce qui ne l’empêche pas d’être d’une amabilité inlassable. Son ami est son véritable antipode… c’est un méridional, un marseillais, c’est tout dire…

Je dois te dire qu’en France, suivant les provinces, tout diffère comme accent, comme coutumes et même comme types. Mon franc-comtois est blond, grand, élancé, un peu pâle et très posé dans ses allures. Mon méridional, lui, est tout en « gesticulades » ; vif comme la poudre, brun comme un Maure avec des yeux noirs pétillants de malice. Sa physionomie est agréable ; son âme et son cœur remplis de générosité. C’est le boute en train de la bande ; aux heures d’études il est un des plus sérieux. Sa famille étant très aisée lui fait une pension, dont le revenu de chaque mois suffirait à beaucoup d’autres pour l’année entière. Malgré les largesses des siens sa bourse est toujours vide, sa charité absorbe tout ; aussi a-t-il les prédilections des protégés de la conférence de la Saint Vincent de Paul, et pour cause…

Mes deux autres nouveaux amis sont de l’Auvergne, ce sont deux frères, leur père est professeur à l’Université de Clermont, ils sont fort distingués ; comme ils ne se séparent jamais, Figuière, le marseillais, les a baptisés « Oreste et Pylade »… Sans nul doute que je ne tarderai pas à avoir mon surnom, je m’y attends…

Nous causons beaucoup du Canada et des… canadiennes. Je ne pouvais faire autrement que de leur parler de toi. Tu sais l’adage, ma jolie : « La bouche parle de l’abondance du cœur », et le mien qui est tout plein de toi, ne peut se taire… Le terrible Figuière se met soudain à dire : « Nous devrions bien épouser des canadiennes, on les dit si jolies… qu’en dis-tu, père Tranquille ? » mon pieux ami n’a point répondu ; mais il a eu un certain sourire qui m’a confirmé dans mon idée à son sujet et que mes camarades partagent avec moi.

Papa et Maman vont être contents de me savoir en si bonne compagnie. C’est une erreur de croire que Paris est un danger pour la foi et la vertu des nôtres. Se perd qui veut. Il y a dans la capitale un nombre incalculable d’œuvres préservatrices et pour toutes les conditions. Des zélateurs vont au devant des nouveaux venus pour les introduire dans leurs confréries. J’ai ici toutes les ressources de la religion et je continue mes devoirs de chrétien aussi librement qu’à Québec. Les étudiants catholiques sont groupés en une association et ils s’occupent spécialement de la visite des pauvres et des catéchismes.

Avec Aimé de Montaigu, le franc-comtois, j’enseigne les principaux éléments de notre religion aux ouvriers et aux jeunes apprentis de Ménilmontant et je visite également les indigents de ce quartier ; tu vois que mon temps est bien employé.

Je t’envoie le respectueux salut de mes amis, y compris celui de l’austère Montaigu, il faut qu’il t’estime pour me charger d’un tel message… J’oubliais de te dire que mes braves Muller nous avaient invités tous les cinq. Bien entendu nous avons été bourrés de « choucroute », une friandise nationale pour les Alsaciens ; par exemple il faut des estomacs d’Allemands pour digérer ce plat substantiel, je n’en raffole pas précisément ; mais comme ce mets ne se sert jamais sans bière que j’adore, le liquide m’a dédommagé du solide ; d’ailleurs le menu ne se bornait pas à ce plat de résistance, et nos appétits de vingt ans y ont fait honneur. Mes hôtes étaient dans la jubilation. Leur jeune fille arrive demain.

J’imagine que mon ami Girard te fait un brin de cour pendant mon absence ; mais je n’en suis plus jaloux à présent que j’ai la douce assurance que je suis l’heureux élu de ton cœur.

Dis mille tendres choses de ma part à nos bons parents. À toi, ma bien-aimée, je donne le meilleur de mon cœur. Aime-moi toujours, ta tendresse c’est mon bonheur, sans elle je ne pourrais vivre. Écris-moi vite, tes chères lettres sont mes plus douces joies et mon réconfort dans l’exil.

Et Léocadie ? Est-elle un peu apaisée envers « cet enfer de Paris » ? Dis-lui que je ne suis pas encore « parisianisé », et qu’elle peut compter que je reviendrai aussi « canadien » qu’à mon départ.

Une tape amicale à Soudan. Tu me dis que depuis que je suis parti il a cessé ses joyeuses gambades. Pauvre bête ! Tâche de lui faire comprendre que son jeune maître ne l’oublie pas. Mes hôtes ont un affreux bouledogue, lequel m’a pris très sérieusement en grippe ; c’est heureux que sa taille n’ait point la proportion de la mienne, certainement qu’il m’aurait déjà avalé… il se résigne à aboyer furieusement après moi en me montrant ses crocs. J’ai donc déjà un ennemi ici, où je commence à compter aussi d’excellents amis.

Adieu, mon cœur, et à toujours !
Ton Rodrigue.

P. S. – Il était trop tard pour faire partir ma lettre hier, j’en profite pour briser l’enveloppe et ajouter encore un mot.

La fille de mes hôtes est arrivée. Je ne l’ai pas encore vue, mais je l’ai entendue : Quel timbre de voix… un vrai rossignol.

En ce moment elle chante, devine ?… Loin du pays ! Peut-être est-ce à mon adresse ? Tu dois me trouver prétentieux de supposer que cette jeune fille s’occupe de moi ; d’autant que je ne songe pas à m’occuper beaucoup d’elle : tu me suffis, ma bien-aimée. J’entends son rire perlé… elle doit être gaie. C’est égal, elle possède un joli ramage, il lui est permis d’être laide, sa voix merveilleuse est une précieuse compensation.

Que j’ai hâte que mon stage s’achève. Le chant de cette jeune fille vient de réveiller ma nostalgie… Allons je ranime mon courage en regardant ton cher portrait. Comme tu es belle et dire que tu es à moi… Je t’embrasse et je t’aime. À Dieu, à Dieu !

24 août.

Nous sommes en plein déluge. Je crois qu’à Paris il pleut régulièrement six jours par semaine, et encore est-il prudent au septième, si l’on veut se payer une promenade un peu longue, de se munir d’un parapluie… Allons, voilà que je me mets à médire de la « Ville Lumière » ; cela ne m’empêche pas de reconnaître que chez elle les merveilles surabondent, elles rachètent amplement son ciel perpétuellement gris. Il est vrai que nous sommes entrés dans une mauvaise période, car enfin je serais un peu trop loin de la juste vérité si j’avançais que le soleil n’y fait pas parfois de jolies risettes.

J’ai vu la fille de mes hôtes. Le plumage répond au ramage : une adorable miniature, ma chère. Elle tenterait, j’en suis sûr, le pinceau d’un peintre. La jolie enfant ne ressemble en rien à ses parents. « In petto » je me dis qu’on a dû la changer dans son jeune âge. Elle est si mignonne et si frêle qu’instinctivement on se sent porté à la protéger, il semble que le plus léger souffle va l’emporter ; toute la vie paraît s’être réfugiée dans ses larges prunelles claires ; l’expression de son regard est tour à tour volontaire, caressant, mutin, timide. C’est encore une enfant. Elle n’a que dix-huit ans et les porte à peine. Son abondante chevelure, d’un roux foncé, et tout ondulée, semble trop lourde pour sa fine tête de camée ; sa bouche est délicieusement jolie, un brin espiègle ; en s’ouvrant elle laisse apercevoir de ravissantes petites dents, semblables à des perles nacrées.

Il faut que je te raconte notre première entrevue, elle ne manque pas de piquant, je t’assure.

Mes hôtes viennent d’acquérir une jolie petite villa à la Varenne Saint-Hilaire, une des plus coquettes stations estivales des environs de Paris, et très fréquentée des artistes ; la plupart même y habitent durant la belle saison. Mes braves Alsaciens ont insisté pour que j’achève à la villa les quelques jours qui me restent à vivre auprès d’eux. Ils attendaient pour s’y rendre à leur tour l’arrivée de leur fillette, laquelle a passé les premières semaines de ses vacances au pays natal de ses parents.

Je ne demandais pas mieux que d’échanger un peu l’asphalte des trottoirs et l’horizon borné de la ville pour le terrain gazonné et le vaste espace de la campagne… C’est le lendemain de mon arrivée à la Varenne que j’ai vu enfin la fille de mes amphitryons.

C’était un peu avant dîner, je fumais mon cigare en me promenant dans les champs qui entourent la villa ; dans un enclos voisin j’aperçois une jeune fille qui, perchée sur un arbre, mordait à belles dents dans de fort belles pêches ; lorsqu’en voulant gagner une branche un peu plus haute le pied lui manque… j’accours, pour la secourir, je n’arrive pas à temps cependant pour lui épargner une chute, heureusement sans fâcheuses conséquences grâce à un épais gazon qui reçoit l’imprudente ; je ne puis que l’aider à se relever. En me voyant elle rougit un peu, puis, retrouvant son assurance, elle me dit en riant, tandis que je lui présentais la main pour la remettre sur pied :

« J’aime mieux que vous m’aidiez à ramasser ma cueillette, car le pire de la situation serait l’arrivée du propriétaire… »

Comme je la regardais étonné.

« Eh ! oui, reprit-elle, ce sont des pêches de maraude. Nous en avons d’aussi belles chez nous ; mais, que voulez-vous ? ajouta-t-elle, avec un malicieux sourire, en véritable fille d’Ève, j’ai une prédilection marquée pour le fruit défendu, avouez qu’il a une saveur toute particulière… » — « Je n’en ai jamais goûté, mademoiselle, il me serait donc un peu difficile de vous donner mon opinion là-dessus », répliquai-je pour avoir l’air de dire quelque chose.

— Si vous voulez en faire l’expérience et si vous ne redoutez pas le remords, goûtez-en une et, ce disant, de sa main mignonne elle m’offrit un des fruits si périlleusement conquis. J’avais bien envie de refuser. « Ne craignez pas insista-t-elle, vous ne serez le complice que d’un petit tour que je veux jouer au maître de ce verger, un vieil harpagon, riche comme un Crésus ; mais dur envers les pauvres comme pas deux. Quand il va s’apercevoir de la disparition de ses pêches, il est bien capable d’en faire une maladie…Sauvons-nous vite, c’est l’heure où il vient inspecter ses arbres fruitiers. Gare s’il nous prenait au piège !  »

Nous ramassâmes en hâte la cueillette qu’elle dissimula dans le pan de sa robe de mousseline et comme je m’apprêtais à prendre congé d’elle. « Pourquoi me laissez-vous, me dit-elle, puisque notre chemin est le même, faisons route ensemble ; d’ailleurs je pourrais rencontrer « l’ennemi » ; alors vous me servirez de « garde du corps » en cas d’attaque ».

Elle riait d’un si bon cœur que je finis par rire à mon tour.

« Comment supposez-vous que ma route est la même que la vôtre ? Vous me connaissez donc, Mademoiselle », lui demandai-je intrigué ?

« Vous ne savez donc pas — me répondit l’espiègle — que le même toit nous abrite ? »

— Vous êtes, alors, Mademoiselle Muller ?

— Précisément, ça vous étonne ? — Du tout, répliquai-je. Tu comprends que c’était là un pur mensonge, jamais je me serais imaginé que l’exquise créature que j’avais devant moi était le rejeton de l’affreux couple qui m’héberge.

Elle s’appelle Odile, un nom gracieux comme elle, n’est-ce pas ? elle m’a dit que beaucoup d’Alsaciennes le portent, car sainte Odile est en grande vénération à Strasbourg et dans toute l’Alsace.

Inévitablement nous avons parlé du Canada. Elle est très questionneuse, un brin curieuse ; c’est là, m’avoue-t-elle, un défaut propre à son sexe — ce n’est pas toi en tous les cas qui pouvais m’en faire apercevoir. Elle veut tout savoir, tout connaître ; je serai libre de ne point lui répondre, mais on s’en voudrait de contrarier cette gentille enfant, puis son babil m’amuse, son timbre de voix est si agréable que je me plais à l’entendre parler.

« Vous êtes Canadien, m’a-t-elle demandé hier, tandis que nous nous promenions dans les allées du jardin.

— Par mon cœur oui, Mademoiselle ; mais par ma naissance, je suis Français, mon père était du midi de la France, ma mère, elle, était Espagnole.

— Vous en avez le type. Elle poursuivit. « Vos parents sont morts sans doute ? »

— Oui, Mademoiselle. » Comme je savais que par ses questions elle me pousserait jusque dans mes derniers retranchements, je lui racontai assez brièvement mon histoire ; la chère petite doit être très compatissante ; car mon récit l’a émue et j’ai vu briller des larmes dans ses grands yeux.

Comme je lui ai beaucoup parlé de toi (sans lui avoir révélé notre amour) elle m’a demandé encore : « C’est la photographie de votre sœur, sans doute, qui repose sur votre table de travail ? » — Oui, lui ai-je répondu. — Elle est belle. Vous lui direz, ajouta-t-elle gentiment, que je l’aime bien, sans la connaître, et que nous vous aimons beaucoup ; peut-être que cela lui fera plaisir. »

Je te transmets son naïf message ; je crois que cette enfant te serait sympathique, c’est dommage que vous soyez si loin l’une de l’autre, elle aurait tant à gagner à ton contact ; elle me paraît très malléable ; le sérieux lui manque, c’est un petit être bien futile ; il faut dire qu’elle est si jeune ! et ses parents ne s’entendent qu’à la gâter ; heureusement qu’elle est douée d’un bon cœur, c’est là une grande ressource pour l’avenir.

Elle me questionna beaucoup aussi sur les Canadiennes.

« On dit qu’elles sont jolies, est-ce vrai. Monsieur ? »

— Mon Dieu, Mademoiselle, ce n’est pas à moi à faire l’éloge de mes charmantes compatriotes, cependant je dois vous dire que si elles ne sont pas toutes jolies, il n’y en a point de laides.

— Une femme qui n’est point laide, répliqua-t-elle, est presque belle »

« On les dit heureusement douées et instinctivement musiciennes ? »

— C’est encore exact, Mademoiselle, le sentiment de l’art est très développé chez elles.

— « Alors, reprit-elle, ce sont de véritables raretés. C’est heureux qu’elles soient loin, j’en serais peut-être jalouse ! »

— Oh ! mademoiselle, me suis-je empressé de lui répondre, vous n’avez pour votre part rien à envier de leur beauté ni de leurs talents, car vous les possédez dans une égale mesure… Cette réplique amena sur ses lèvres un petit sourire satisfait.

Maintenant nous sommes de bons amis, mais sa société tout agréable qu’elle soit, ne peut me faire oublier le vide de ta chère présence. Ah ! pourquoi le Canada est-il si loin de la France !

Mes camarades sont venus passer une journée avec moi à la Varenne. Nous avons fait une promenade sur l’eau, dans un canot que l’on nomme ici « périssoire ». Le mot n’est pas exagéré. Pour monter ces sortes d’embarcations, qui ne ressemblent pas à nos canots indiens, il est bon de laisser la turbulence sur le rivage. C’est miracle que la partie n’ait pas tourné au tragique ; les gesticulades de Figuière ont failli plus de dix fois renverser notre chaloupe, c’est qu’un plongeon dans la Marne est tout aussi dangereux, sinon plus, que dans notre Saint-Laurent ; cette rivière est traîtresse à certains endroits ; les tourbillons sont nombreux. Enfin nous avons achevé notre promenade nautique indemnes d’accident.

Michel Girard m’écrit qu’il est toujours votre hôte assidu et que tous deux vous vous entretenez souvent longuement du « cher parisien. »

Il me parle beaucoup de toi ; comme il t’aime ! il ne me l’avoue pas ; mais son amour transpire à chaque ligne. Pauvre ami ! je ne puis que le plaindre sans pouvoir remédier à son intime souffrance, car je sens qu’il souffre ! Que sera-ce quand il apprendra que tu ne t’appartiens plus et que l’heureux possesseur du trésor, après lequel il soupire, c’est moi, moi ton frère adoptif, et son ami, dont il était le meilleur confident. Je ne me sens pas le courage de lui confier mon secret, je sais qu’il briserait son cœur… Laissons-lui ignorer encore notre mutuel amour ; il l’apprendra assez tôt, pauvre Michel ! Je reconnais que sa belle nature s’accorderait mieux avec la tienne, je suis si loin de vous ressembler à tous deux ; vous êtes la Sagesse, je suis la Folie ; c’est justement pour cette raison, ma jolie, qu’il me faut auprès de moi un ange comme toi afin de m’aider à devenir un peu moins mauvais chaque jour. Tout méchant que soit ton Rodrigue, tu sais qu’il t’adore ; ce qui lui donne droit à ton indulgente pitié pour sa pléiade de défauts rachetés par son inaltérable amour.

À Dieu, mon cœur, aime-moi bien toujours.

Rodrigue.

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Michel Girard venait en effet très souvent chez les Solier, qui le regardaient un peu comme leur second fils ; Madame Solier avait été l’amie de sa mère, cette amitié remontait aux lointaines années du couvent ; elles ne s’étaient jamais perdues de vue, la mort seule avait brisé cette douce intimité.

Anne-Marie était le principal objet des nombreuses visites que Michel Girard faisait à ses vieux amis ; il l’aimait sans oser le lui dire, sans même le laisser soupçonner. Timide et gauche il cachait, sous une enveloppe peu brillante, une intelligence et une âme d’élite. Son regard clair et profond exprimait une grande droiture et une exquise bonté. Anne-Marie l’avait remarqué parmi les amis de son frère et lui avait voué, dès la première heure, une sincère amitié ; elle, d’ordinaire si réservée envers les jeunes gens, se montrait avec lui confiante et enjouée ; il la respectait tant ! c’était cette attitude même qui lui avait gagné les préférences de la prudente et sage jeune fille.

Le jeune homme était avocat ; doué d’un rare talent oratoire, ses plaidoiries l’avaient déjà rendu célèbre. Nature loyale dans toute la force du mot, l’appât du gain ne le tentait guère ; lorsque la cause qu’on lui soumettait lui paraissait opposée aux sentiments d’honneur et de justice si profondément ancrés dans son âme. il la refusait fièrement ; en retour il réalisait dans toute sa vérité la noble appellation de défenseur de la veuve et de d’orphelin, ses plaidoiries gratuites étaient nombreuses et comme on lui faisait remarquer quelquefois que, tout en marchant dans le chemin de la Gloire, il tournait le dos à la Fortune ; « Bah ! répliquait-il, la charité n’appauvrit pas ! Défendre la cause des malheureux, c’est défendre la cause de Dieu, puisqu’ils sont ses membres souffrants ; vous voudriez que je m’y refuse ! laissez-moi continuer, je ne plaide jamais si bien que lorsque je ne suis payé que par la gratitude. »

On comprend qu’un tel cœur était digne de l’affection de l’angélique Anne-Marie. Elle l’aimait à l’égal d’un frère et causait avec lui aussi familièrement que si elle avait été sa sœur.

Depuis que Rodrigue n’était plus là, il faisait presque l’unique sujet de leurs conversations. Anne-Marie lisait à Michel Girard les divers passages des lettres où son frère lui racontait sa vie d’étudiant. Ces lettres apportaient une joie toujours nouvelle dans la chère demeure. Anne-Marie comptait les jours qui séparaient chaque courrier, puis quand la missive désirée arrivait elle la lisait et relisait, goûtant à chaque fois un bonheur indicible à parcourir ses lignes toutes débordantes de tendresse passionnée. Elle était heureuse ! Rodrigue l’aimait toujours. « L’absence, lui écrivait-il, n’atténue en rien mon amour pour toi, ma bien-aimée, au contraire elle ravive sans cesse mon brûlant désir de te revoir et de te posséder. » Elle le croyait. Elle-même sentait si bien qu’il lui était aussi cher que le jour où elle s’aperçut que tout son cœur allait vers lui.

Oui, Anne-Marie était heureuse, pleinement heureuse… hélas ! son paisible bonheur allait bientôt se rencontrer avec la douleur… La félicité de ce monde est si fragile qu’il suffit d’un léger heurt pour l’anéantir. Comme tout ce qui est humain, l’amour est sujet, lui aussi, à l’instabilité. On a dit : loin des yeux, loin du cœur. Cette désolante maxime résume bien l’inconstance humaine… Sans doute il y a, et il y aura toujours, des cœurs fidèles ; mais ceux-ci se trouvent plus souvent dans le chemin de l’amitié, bien rarement dans celui de l’amour. La constance semble être le privilège des affections saintes et pures. L’amour est presque toujours une jouissance égoïste de l’être aimé, les sens y dominent plus que le cœur ; loin de « l’idole » l’ardeur première s’émousse ; insensiblement le voile de l’oubli enveloppe le cœur et y efface le souvenir de l’objet qui naguère faisait ses délices. La séparation est un dangereux écueil pour l’amour ; celui de Rodrigue devait un jour s’y briser…

V


Il y avait un peu plus d’un an que Rodrigue était à Paris. Il avait accompli presque la moitié de son stage ; mais, chose surprenante, il ne parlait plus dans ses lettres de ce retour qu’il souhaitait si vivement au début de son arrivée dans la capitale. Celles-ci, d’ailleurs se faisaient plus rares et plus brèves ; et ce qui étonnait Anne-Marie c’est qu’il ne disait rien d’Odile, alors qu’auparavant il lui en parlait presque dans chaque missive ; cette abstention éveilla dans son esprit un douloureux soupçon : elle comprit que dans le cœur de Rodrigue sa place était prise.

Il se fit un complet revirement dans la paisible demeure, toute remplie du souvenir du cher absent. Aux heures d’intimité on évitait de parler de lui : tous comprenaient qu’il leur échappait.

Chacun pensait : « nous aurions dû le garder près de nous » ; mais de crainte d’augmenter l’unanime chagrin on concentrait en soi-même ses propres regrets et ses trop tardives réflexions.

Léocadie, tout en accomplissant sa besogne, accablait de ses imprécations le « Paris abhorré » qui pour elle incarnait le malheur ; et bien souvent son poing menaçait un ennemi invisible.

Pauvre Léocadie ! elle souffrait, elle aussi, de la souffrance de ses maîtres. Elle s’était si tendrement attachée à Rodrigue qu’à la pensée qu’il ne reviendrait pas, son bon vieux cœur en était tout bouleversé.

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Depuis deux mois on était sans nouvelles. Le silence de Rodrigue ne s’était jamais autant prolongé ; l’inquiétude commençait à gagner sa famille adoptive.

Un matin qu’Anne-Marie se trouvait encore seule, le courrier apporta une lettre à son adresse, timbrée de France, mais dont l’écriture lui était inconnue. Surprise et troublée, d’une main tremblante elle brise le cachet et court à la signature ; elle lit : Aimé de Montaigu ; l’en-tête portait : grand Séminaire, Montrouge. Elle tressaille… un malheur peut-être ! tout son sang afflue au cœur… elle se sent défaillir… Ce ne fut qu’un éclair, sa vaillance triompha bien vite. Elle se recueillit un instant comme pour demander à Dieu le courage nécessaire, puis, intérieurement réconfortée elle lut :

« Je ne suis pas un étranger pour vous, Mademoiselle, car votre frère, je le sais, vous a quelquefois parlé de son camarade d’études Aimé de Montaigu. Naguère encore étudiant en médecine, comme lui, je suis à cette heure élève au grand Séminaire, où je me prépare à la prêtrise.

Confident intime de Rodrigue je suis, à ce titre, chargé auprès de vous d’une mission bien pénible. Je connaissais, depuis longtemps, quel doux lien vous unissait à lui ; et me voilà contraint aujourd’hui de vous apprendre qu’il est rompu… Il m’a fallu faire appel à tout mon courage pour me charger de cette mission ; je sais cependant que vous êtes une âme virile, profondément chrétienne, c’est ce qui m’enhardit, en vous annonçant cette fâcheuse rupture, à aller droit au but.

Votre frère adoptif s’est épris de Mademoiselle Odile Muller, la fille de ses hôtes et désire l’épouser. Oubliant qu’il n’avait plus droit de disposer de sa destinée puisqu’il s’était engagé à l’unir à la vôtre, il s’est promis à cette jeune fille et celle-ci, ignorant que son ami était déjà lié par un serment, a répondu à son amour et lui a donné tout son cœur et sa foi.

Connaissant assez le tempérament ardent de Rodrigue. je m’étais fait un devoir d’avertir mon ami, dès le début, du danger de cette nouvelle liaison et l’avais conseillé d’abandonner ses relations avec les Muller ; mais lui ne voyait là qu’une simple camaraderie.

La jeunesse joue trop facilement avec son cœur et ce sentiment si délicat et tant souvent profané qu’on appelle l’amour ; cette insouciante légèreté est la cause de nombreux regrets, de déceptions amères sans compter les existences qu’elle brise à jamais…

Rodrigue reconnaît à présent son imprudence ; mais, hélas ! il est trop tard pour reculer : il m’a avoué qu’il s’est solennellement fiancé à Mademoiselle Muller !

Il se sent très gravement coupable envers vous ; de là le motif de son silence. Il sollicite son pardon et ce pardon il l’implore de vos excellents parents qui l’ont aimé à l’égal de leur propre enfant, de vous, plus encore, qui méritiez si peu une telle ingratitude.

Il m’en coûte de prononcer ce mot pour qualifier la conduite de mon ami à votre égard, et pourtant l’expression ne semble pas trop sévère quand on songe qu’il a pu oublier une créature aussi pure, aussi bonne, aussi aimante que vous êtes. Je le lui ai reproché. « Vous vous devez tout entier à votre premier amour — lui ai-je dit — pour être demeuré secret il n’en exige pas moins que vous lui demeuriez fidèle. Ayez le courage d’avouer votre situation aux Muller ; dites leur que vous ne pouvez épouser leur fille parce que vous vous êtes déjà promis à une autre et que cette autre vous attend.

— « Je le voudrais bien — me répondit-il — j’étais même résolu d’expliquer mon cas ; mais je ne le puis, ajouta-t-il d’un ton découragé — Si je délaisse Odile je suis convaincu qu’elle ne surmontera pas l’épreuve ; elle n’est point douée, comme ma sœur adoptive, de cette vaillante énergie et de cette solide piété qui réconfortent aux heures de découragement ; mon abandon la tuerait et ce serait pour moi un perpétuel remords.

— « N’en aurez-vous pas davantage quand vous penserez à celle que vous aurez si indignement trahie ? »

— « Je vous en prie — suppliait-il — ne me parlez pas ainsi. Si vous saviez combien je suis malheureux. Dites-le à ma sœur, peut-être qu’elle me prendra en pitié, elle est si miséricordieuse. »

En effet Rodrigue est plus malheureux que coupable ; si vous pouviez sonder son cœur, vous en auriez compassion. Les parents de la jeune fille sont pour beaucoup dans ce pénible état de choses. Voyant en Rodrigue un parti inespéré, ils ont manœuvré en conséquence pour aboutir à l’union convoitée. Mon ami, vu son caractère faible, était une proie facile… Ils ont tant hâte que le mariage s’accomplisse qu’ils poussent Rodrigue à passer outre le consentement de ses parents adoptifs desquels ils redoutent un refus. Mais il ne veut pas — me disait-il — ajouter cette nouvelle ingratitude à tant d’autres.

C’est encore à vous, que sur sa prière, je m’adresse, Mademoiselle ; à vous la plus atteinte dans cette triste circonstance, à vous la délaissée ! pour obtenir de vos parents le consentement à l’union dont je vous parle. Ce mariage, je le prévois, va leur causer un bien grand chagrin à eux aussi ; car désormais il retiendra loin d’eux l’enfant aimé qu’ils avaient tant hâte de revoir à leur foyer.

Peut-être savent-ils à présent que le bonheur de leur fille si chère reposait tout entier dans ce joyeux retour ? En ce cas il me faut faire appel à leurs sentiments chrétiens pour obtenir le pardon du pauvre coupable. Je suis certain qu’au nom très miséricordieux de notre Père du ciel ils se laisseront fléchir en faveur de l’enfant prodigue. Vous êtes si pieuse et si bonne que j’ose compter sur votre indulgente pitié à l’égard de l’infidèle qui, je le sais, vous aime toujours et vous regrette.

Je demande à l’Éternel Ami, à Celui dont l’amour ne faiblit jamais, de vous soutenir dans ce douloureux choc. Que votre grande âme, à cette heure de désespérance, se tourne vers Lui ; Il fera descendre en cette pauvre âme meurtrie un de ses effluves de tendresse dont son divin Cœur surabonde et qui relèvent et consolent des plus accablantes douleurs et des plus amères désillusions… Dieu, très souvent, marque ses privilégiés du sceau de la souffrance : est-ce payer trop cher cette ineffable intimité ? Puisse-t-elle vous dédommager bientôt du cruel délaissement de celui que vous aimiez et que, sans doute, vous aimerez encore, car c’est le propre des grands cœurs de pardonner en aimant…

Croyez en ma très haute estime. Je prierai pour vous.

Aimé de Montaigu.

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Anne-Marie fut obligée de s’y prendre à plusieurs reprises pour achever jusqu’au bout la pénible lecture qui détruisait ses dernières illusions. Une sourde indignation agitait son cœur. L’assaut fut terrible. L’amour veut être payé de retour, celui d’Anne-Marie ne pouvait se soustraire à la commune loi. La lutte entre sa tendresse méconnue, sa fierté blessée et la bonté naturelle de son cœur, qui l’inclinait au sacrifice de son propre bonheur pour celui de Rodrigue, dura longtemps. La nature tout d’abord parla plus haut que la pitié. « Qu’il l’épouse — murmura-t-elle avec un accent d’amertume — qu’il l’épouse puisqu’il l’aime ; mais que je lui pardonne, moi ? non jamais ! Ah ! l’ingrat… est-ce là la récompense de tout ce que nous avions fait pour lui ? On aurait dû le laisser à sa propre misère… que serait-il à cette heure ? un paria… Dire que nous lui avons tout donné : affection, soins, bien-être… L’ingrat, oui, l’ingrat ! » et elle fondit en larmes.

Le combat durait toujours. Soudain les paroles du jeune prêtre : « Rodrigue est plus malheureux que coupable, si vous pouviez sonder son cœur vous en auriez compassion » surgirent à son esprit.

Une tendre pitié dominait peu à peu la révolte intérieure : la plus sublime abnégation allait bientôt triompher. À ce moment la cloche argentine d’un couvent voisin se mit à tinter l’angélique salutation de l’ange : selon sa pieuse coutume la jeune fille se mit à genoux, la prière opéra son effet salutaire en cette âme si pure : la tempête était apaisée ; la miséricorde venait de vaincre l’humaine faiblesse. « Pauvre Rodrigue — dit-elle — oui, je te crois bien malheureux et sans rancune, je te pardonne ! »

Le soir de ce jour, où elle avait tant pleuré et tant souffert, elle écrivait à celui, qui était l’unique cause de ses larmes et de sa souffrance, la touchante lettre suivante, où à chaque ligne débordent le plus admirable désintéressement et le plus généreux pardon.

Mon cher Rodrigue.

Je te rends ta parole. Depuis longtemps je pressentais ce qui arrive à cette heure. Cette intuition, toute pénible qu’elle était, a cependant contribué à amortir le choc douloureux : mon cœur était préparé pour l’épreuve. Ne pensons plus que nous avions rêvé de marcher la main dans la main : ceci c’est le passé ! il est de notre devoir de l’ensevelir dans un volontaire oubli. Oui, oublions que nous nous sommes aimés, il le faut pour que l’un et l’autre nous remplissions mieux notre tâche en ce monde. Tu te dois à présent uniquement à celle qui bientôt va devenir ta femme : ton cœur doit aller à elle tout entier, sans retour et sans regrets… Il n’existera désormais entre nous que les liens d’une fraternelle affection. Je redeviens la « grande sœur » de jadis. Ce titre, je veux le conserver puisqu’il me rattache encore à toi ; uses-en sans craindre d’épuiser jamais mon dévouement pour toi.

Je t’envoie la bénédiction et le consentement de nos chers parents. Quant à leur pardon, je ne l’ai pas même demandé : on agit ainsi envers un coupable et ce n’est pas à ce titre humiliant que j’ai plaidé ta cause ; d’ailleurs pour que tu fusses coupable à leurs yeux il leur faudrait connaître que tu m’avais jadis donné ta foi : ce secret ne sortira jamais de mon cœur ! Quant à s’opposer à ton mariage, ils ne s’en reconnaissent pas le droit. Leur réponse révèle bien l’esprit de foi qui les anime : « Si cette jeune fille est sage et qu’elle l’aime, nous ne devons pas contrarier le choix de Rodrigue. Cette union est, sans doute, préparée par Dieu, pourquoi ne l’approuverions-nous pas ? Peut-être que notre enfant ne reviendra plus auprès de nous, mais n’est-il pas dit : « L’homme abandonnera son père et sa mère et s’attachera à sa femme ». Que Rodrigue suive sa destinée. Dis-lui que nous l’aimons toujours et que ses vieux parents le bénissent. »

Pour moi, je te pardonne. J’ai la certitude que tu es plus digne de pitié que de blâme et cette pitié je te l’accorde tout entière.

Avec ton exhubérance et ton cœur si ardent, il était impossible qu’au contact de cette enfant jeune, belle et séduisante, tu n’arrivas pas un jour, même à ton insu, à dépasser les limites d’une simple amitié. Tu aurais dû cesser cette relation dès le début ; c’était, pour toi une obligation, puisque tu n’étais plus libre de ton cœur ; mais non, je ne viens pas t’adresser des reproches ; je refoule au fond de mon cœur l’indicible douleur qui, malgré moi, monte jusqu’à mes lèvres, et je ne veux que penser à ton bonheur et à celui d’Odile. Je ne puis lui en vouloir, la pauvre enfant ignorait quel serment te liait à ta sœur d’adoption. Sans amertume je vous adresse à tous deux mes vœux les plus sincères et les plus ardents pour votre félicité vraie et durable ; c’est ce que je demanderai à Dieu dans mes quotidiennes prières. Puisse-t-elle être le prix de mon intime souffrance ! Votre joie sera la mienne et peut-être trouverai-je en elle la plus douce compensation à mon abandon.

Et maintenant, si j’ai encore quelque influence sur toi, laisse-moi t’adresser une prière : dès que ton stage à Paris sera accompli et si ta jeune femme ne s’y refuse pas, reviens auprès de nous ! Je te le demande au nom de nos vieux parents : ils approchent à grands pas de la tombe, ils y descendraient avec moins de regrets s’ils pouvaient achever leurs derniers jours environnés de leurs enfants. Après tu pourrais t’en retourner en France ; je ne te retiendrai pas, mais, de loin comme de près, ma tendresse pour toi ne faiblira pas.

Adieu, À Dieu ! à Lui je confie votre commune destinée et je vous presse sur mon cœur qui ne cessera jamais de vous aimer.

Anne-Marie.

Lorsque Rodrigue lut cette lettre il comprit qu’Anne-Marie avait pleuré en l’écrivant, car chaque ligne portait l’empreinte de ses larmes. Alors il sentit se réveiller en lui tout le feu de son premier amour. Dans un élan de respectueuse tendresse il porta la chère missive à ses lèvres et murmura dans un accent de douloureux regret : « Ah ! cœur magnanime, quel trésor je perds en toi ! » …

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VI


On attendait le jeune couple. Il devait arriver au Canada à la fin du printemps : on n’en était guère éloigné. La terre avait déjà secoué son blanc linceul et s’apprêtait à se parer de sa parure d’émeraude. Le fleuve géant sortait de son sommeil hivernal ; son impétuosité, trop longtemps contenue, venait de briser, aidé de la lumière du soleil qui se faisait plus ardente, l’épaisse cuirasse de glace qui le recouvrait et dans leur course vagabonde les flots emportaient les derniers glaçons qui, semblables à des cygnes, flottaient encore à la surface.

Dans l’opulente demeure du Docteur Solier les cœurs étaient à l’unisson de ce joyeux réveil de la nature. L’enfant prodigue revenait sous le toit familial : tout était oublié.

Rodrigue, l’heure de troublante ivresse passée, avait éprouvé le besoin de se retourner vers les pures et saintes tendresses du foyer où il avait grandi. Ses lettres devenaient plus fréquentes et chacune était remplie de la filiale et fraternelle affection de jadis. Odile ne s’était nullement opposée au retour de Rodrigue puisqu’elle devait l’accompagner. La perspective d’un long voyage ne lui déplaisait pas et puis ce retour faisait plaisir à son mari, cela suffisait à la jeune femme pour réprimer en elle la moindre objection : d’ailleurs il lui avait promis qu’il se ferait un devoir de la ramener en France si l’ennui venait à s’emparer d’elle. Elle lui répliquait gentiment qu’avec lui elle irait au bout du monde, car son amour lui tenait lieu de tout.

Ils étaient très unis. Rodrigue ne pouvait se défendre d’un amer regret au souvenir de son premier rêve ; mais jamais Odile ne comprit qu’une autre, avant elle, avait possédé le cœur de son mari. Lui l’entourait de cette tendresse protectrice dont son extrême jeunesse et son caractère enfantin avaient tant besoin. Il comprenait que la jeune femme ne lui serait jamais un soutien à l’heure de l’épreuve. Nullement familiarisée avec le côté sérieux de la vie, ignorante encore de la douleur, le premier chagrin briserait sans doute ce petit être fragile : le bonheur seul la ferait vivre. Il résolut de se réserver la part des soucis et des peines et de rendre à Odile l’existence aussi heureuse que possible.

Il comptait sur l’appui d’Anne-Marie pour lui en faciliter la tâche. Il savait qu’auprès d’elle il trouverait toujours ce conseil et ce réconfort qu’il ne pouvait attendre de l’enfant gâtée dont il avait fait sa femme…

Anne-Marie se réjouissait, elle aussi, de l’arrivée du jeune ménage. Dans ce cœur sans fiel, la rancune n’avait point d’accès.

Comme le disait l’abbé de Montaigu « elle avait pardonné en aimant. » À cette heure elle goûtait cette joie intime, qui suit toujours l’accomplissement d’un grand sacrifice.

La vieille Léocadie, elle-même, participait à l’unanime contentement. À présent elle était pleinement réconciliée avec « l’enfer de Paris », puisqu’il leur rendait « le petit ». Il n’y avait qu’envers « l’étrangère » qu’elle ressentait encore quelque aigreur. Elle ne pouvait se résoudre à lui pardonner de leur avoir volé le cœur de Rodrigue ; cependant elle avait promis à Anne-Marie de ne lui point faire mauvais visage. La jeune fille comptait sur le cœur de sa vieille servante pour achever le reste.

Grande Amie, elle, revendiquait déjà la faveur d’élever les enfants de Rodrigue.

Oui, on renaissait à la joie. Le vieux docteur Solier retrouvait presque son ancienne vigueur usée dans l’exercice de sa noble carrière. Il l’avait complètement abandonnée à l’égard des clients de la classe riche ou aisée, qui pouvaient, disait-il, recourir à d’autres aussi aptes que lui à soulager leurs maux ; mais il n’avait pu se résigner à abandonner ses pauvres. « Ce sont les amis préférés de Jésus-Christ, je ne puis, disait-il encore, que partager les prédilections de mon Maître. Et puis, n’aurons-nous pas l’éternité entière pour nous reposer ? Laissez-moi travailler encore un peu sur la terre. » Le saint vieillard consacrait sans compter le peu de forces qui lui restaient à soigner les malheureux qui recouraient à lui : ils étaient nombreux ! Aussi à toute heure du jour, et souvent dans la nuit, était-on sûr d’apercevoir dans les quartiers populeux de la cité, la silhouette voûtée de l’infatigable ami des déshérités de ce monde.

Sa pieuse épouse le côtoyait dans ce domaine de la charité. Bien plus jeune que son mari, elle était déjà brisée par une précoce vieillesse : cependant, elle aussi, trouvait toujours de nouvelles forces pour accourir à l’appel de ses protégés.

Un seul nuage obscurcissait le ciel limpide de leur cœur : l’avenir d’Anne-Marie. Ils souhaitaient ardemment de la voir établie avant que n’arrivât pour eux le moment de franchir le seuil de l’autre vie. Ils sentaient que le terme de leur pèlerinage terrestre touchait à sa fin, il leur en coûtait de laisser leur fille chérie sans appui : elle était encore si jeune ! Tous deux avaient fait le même rêve. Celui sur lequel ils fondaient le bonheur de l’enfant aimée était : Michel Girard.

Depuis quelques temps le jeune homme venait plus souvent chez ses vieux amis. L’accueil cordial d’Anne-Marie l’enhardissait à multiplier ses visites. Elle était l’aimant puissant qui l’attirait en cette demeure. La joie de la voir, ne fût-ce qu’un moment, et de causer avec elle le délassait subitement de ses longues journées d’un travail, que sa naturelle compassion accroissait sans cesse. Anne-Marie l’interrogeait avec un affectueux intérêt sur ses occupations, sur le résultat de ses causes, et le grondait gentiment de ce qu’elle appelait « ses excès de charité ». Il l’écoutait en souriant ; chaque mot de la jeune fille tombait délicieusement sur son cœur et avivait cet amour qu’il n’osait lui avouer.

Elle-même l’appréciait chaque jour davantage ; elle s’était si bien accoutumée à ses fréquentes visites que lorsque l’intervalle se prolongeait un peu, elle éprouvait une vive inquiétude ; malgré elle son cœur le réclamait. Lorsqu’elle entendait le coup de timbre familier, qui lui annonçait sa présence, elle ne pouvait se défendre d’un tressaillement joyeux. Elle l’aimait presque. Que de fois s’était-elle dit, depuis le jour où Rodrigue avait trahi sa promesse : « Ah ! s’il lui avait ressemblé, il n’aurait pas été infidèle… »

Un soir, cependant, que la jeune fille lui parut plus expansive que d’ordinaire, Michel faisant violence à son excessive timidité qui paralysait si souvent les élans de son cœur, lui dévoila enfin son amour et lui confia le rêve qu’il avait fait depuis longtemps de confondre leur destinée. Il ajouta : « Je ne vous demande pas de me dire à cette heure ce mot qui doit ou faire mon bonheur ou briser ma vie. Dans une question aussi grave où votre avenir et votre cœur sont en jeu, je comprends que vous ayez besoin de vous consulter vous-même. Dans huit jours seulement vous me répondrez. J’emporte, néanmoins l’espérance : il fait si bon espérer quand on aime. » lui dit-il plus bas en fixant sur elle son clair et franc regard.

Ce soir-là, en prenant congé d’elle, il garda plus longtemps et étreignit plus fort la petite main que la jeune fille lui tendait ; et les deux prunelles d’azur, qui le regardaient, exprimaient tant de confiance, qu’il quitta son angélique amie le cœur tout ensoleillé. Celui d’Anne-Marie était tout remué par l’aveu inattendu. Jamais elle n’aurait soupçonné que le jeune avocat pouvait l’aimer ; d’ailleurs, encore sous l’impression douloureuse de son amour déçu, elle s’était faite à l’idée de poursuivre seule sa route en ce monde. Les paroles de Michel, comme une clarté bienfaisante, venaient d’illuminer soudain son âme si hâtivement marquée de l’empreinte de la douleur. Elle éprouvait une joie secrète à se les redire. Tout le reste de la soirée, la douce figure de Michel Girard passa devant ses yeux, et, lorsque le sommeil vint clore ses paupières, la chère image la poursuivit encore dans son rêve.

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On était au matin du huitième jour : dans quelques heures l’avenir des deux jeunes gens allait se décider. Anne-Marie avait déjà prononcé le « oui » en son cœur, elle avait hâte de le dire à son fidèle ami. Elle l’attendait, débordante de reconnaissance et de tendresse, toute rassérénée par son nouveau bonheur.

Elle était aimée, plus encore peut-être qu’elle l’avait été naguère ! Ce cœur, qui s’inclinait si tendrement vers le sien, était, elle le savait, le cœur le plus aimant, le plus loyal, le plus fidèle : comme il ferait bon de s’appuyer sur lui… Et elle bénissait Dieu, qui, ayant prévu son délaissement, lui réservait un si noble ami pour achever avec lui, dans un paisible bonheur, son exil ici-bas.

Pauvre petite Anne-Marie, la félicité ne devait pas être son partage ; du moins elle ne devait pas l’attendre de la terre, car elle allait de nouveau se trouver en face du sacrifice ! …

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La matinée touchait presque à sa fin. C’était l’heure où, selon son habitude, Anne-Marie dépouillait le courrier de son père. La vue du vieux docteur, affaiblie par l’âge, ne lui permettait plus d’accomplir ce travail. La jeune fille s’était constituée son secrétaire : il ne pouvait, certes, en avoir de plus dévoué et de plus discret… Soudain elle pâlit ! parmi les nombreuses lettres reçues ce jour-là elle en remarqua une qui la fit tressaillir ! elle venait de reconnaître l’écriture de l’abbé de Montaigu.

La lettre était de nouveau à son nom. Pressentant un second malheur elle se raidit contre l’émotion qui l’envahissait ; adroitement, elle dissimula la missive, qu’elle voulait d’abord lire seule, afin d’être mieux à même de préparer les siens à recevoir le coup douloureux. Calme, comme si rien d’anormal n’était survenu, elle acheva sa tâche. Quand elle eut fini, après avoir embrassé son père, plus tendrement encore que de coutume, elle monta à sa chambre, ce sanctuaire où elle aimait à se réfugier et à se recueillir aux heures de désespérance. Là, elle pouvait, sans témoin, donner un libre cours à ses larmes et se retremper au contact de la prière. Tournant et retournant entre ses doigts tremblants l’étroite enveloppe qui contenait la ruine de son dernier bonheur elle passait par toutes les angoisses qu’elle avait éprouvées, lors de la première lettre que lui écrivit le jeune prêtre. Enfin, raffermie par un regard vers le ciel, elle brisa le cachet et lut :

« Je serai donc toujours pour vous, Mademoiselle, le triste messager du malheur ? Cette fois, selon le langage humain, c’est l’irrémédiable… Vous m’avez déjà compris, j’en suis sûr, et j’ai pitié de votre douleur. Hélas, oui, Rodrigue, notre cher Rodrigue est depuis hier dans son éternité ! Je n’entreprendrai pas de vous consoler, mes pauvres paroles seraient trop au-dessous de votre affliction. Je ne puis que pleurer avec vous. Oui pleurons, les larmes ne sont pas défendues quand elles sont l’expression de notre douleur résignée : Jésus a sanctifié ces pleurs que nous versons sur nos chers disparus : n’a-t-il pas pleuré Lui-même sur la tombe de Son ami Lazare ? Pleurons, mais non pas comme ceux qui n’ont point d’espérance ; c’est pourvoi je viens évoquer en votre cœur endolori la pensée si consolante du dogme de la communion des saints. À l’aide de cette céleste lumière, qui, semblable à un phare lumineux, éclaire les régions ténébreuses du tombeau, vous pourrez voir l’âme qui vous était si chère, et qu’aujourd’hui vous pleurez, débordante d’une vie nouvelle, de cette vraie vie qui ne commence qu’à la mort. Rodrigue est aussi près de vous, davantage même, qu’il l’était naguère. Il vous voit et il vous entend. Il n’a fait que nous devancer vers ce but suprême où nous cheminons tous. À cette heure, j’en ai la pieuse certitude, il goûte auprès de Dieu cette joie inénarrable qu’il réserve à ceux qui lui auront été fidèles. Fidèle à son Dieu, Rodrigue l’a été, je puis vous l’assurer. Si son cœur a pu sentir les atteintes de l’orage, si sa bouillante jeunesse a eu, comme tant d’autres, ses moments de faiblesse et d’égarement, je puis vous affirmer encore que le doute et l’erreur n’ont jamais effleuré son âme si profondément croyante, et qu’il a conservé intacte cette foi si robuste et si vivace, qui caractérise le peuple canadien-français.

Mais ce qui, sans doute, sera votre plus douce consolation c’est la pensée que Rodrigue a trouvé la mort dans l’exercice de la plus sublime charité. La fièvre typhoïde, qui règne en ce moment à l’état d’épidémie dans la capitale, exerce particulièrement ses ravages au quartier de Ménilmontant. Rodrigue comptait dans ce quartier de nombreux protégés qui lui avaient été confiés par la Société de Saint-Vincent de Paul, dont il était un des membres les plus dévoués. Parmi ses protégés il avait remarqué une famille, composée, outre le père et la mère, de deux enfants encore adolescents. Cette famille était classée dans l’intéressante catégorie des « pauvres honteux ». Cette misère voilée était bien faite pour attirer la compassion de mon pauvre ami. Le chef de ce foyer infortuné, qui jadis avait connu le bien-être, avait été autrefois professeur dans un des plus grands collèges de Paris ; une cabale montré contre lui par la jalousie fut la cause de sa démission. Une épreuve ne vient jamais seule ; la maladie fit sa sombre apparition ; elle épuisa les économies du ménage. Enfin, lorsque par un providentiel hasard on découvrit cette infortune, qui persistait à vouloir demeurer ignorée, le désespoir allait commencer son œuvre. Rodrigue, par des prodiges de bontés et de délicatesses, parvint à obtenir la confiance des malheureux : il devint leur ange consolateur. Aidé des largesses de notre ami Martinenq il était parvenu à leur rendre, sinon l’aisance des premières années de leur union, du moins un bien-être relatif qui les mettaient désormais à l’abri des privations. On avait en outre procuré au mari de nombreux élèves et des travaux d’écriture, lesquels lui permettaient de gagner honorablement son existence et celle des siens. Le bonheur renaissait dans ces cœurs éprouvés quand soudain la fièvre épidémique, après avoir atteint successivement les deux enfants, heureusement guéris par les soins dévoués de leur bienfaiteur, s’abattit sur le père. Rodrigue alors s’installa dans ce foyer contaminé où il dépensa, sans compter, toutes les ressources de son cœur et de sa science déjà éminente. Cette fois encore le mal allait céder devant ses généreux efforts : son malade était sauvé.

La dernière fois que je vis mon ami, plein de jeunesse et plein de vie, c’était quelques jours avant mon ordination sacerdotale : le soir j’entrais en retraite. Il venait m’apporter des nouvelles de sa « double conquête ». Il désignait ainsi son protégé, car ce dernier, aigri par le malheur, avait abandonné depuis longtemps ses pratiques religieuses. Rodrigue, lui, avait réussi à le ramener dans le chemin du salut. En soignant le corps, il avait préparé l’âme à ce bienheureux retour : son malade avait retrouvé à la fois la vie de l’âme et la vie matérielle. Dans les desseins de Dieu celle de Rodrigue n’était-elle pas la rançon de cette double résurrection ? mystère !

En lui serrant la main je fus surpris de la sentir si brûlante et je ne pus m’empêcher de lui en faire la remarque. « Ce n’est rien, me répondit-il, une bonne marche au grand air me fera du bien… » Hélas ! je ne devais le revoir que sur sa couche d’agonie…

C’est au soir de mon ordination que Martinenq vint m’apprendre la foudroyante nouvelle. Je m’expliquai alors l’absence de Rodrigue à cette incomparable cérémonie ainsi que celle de mon ancien professeur, le docteur Décugnier, lequel a lutté désespérément pour arracher Rodrigue à la mort : il l’aimait tant déjà ! J’accourus aussitôt au chevet de notre cher malade : il avait toute sa connaissance. J’étais plus ému que lui. Il était calme et résigné : pas une plainte, pas un murmure ! J’avais devant les yeux le touchant et consolant spectacle de la foi canadienne en face de la mort.

— « Il m’aurait été bien doux de vivre — me dit-il — surtout à cause de cette pauvre enfant — et il désignait sa jeune femme qui, anéantie par cette subite épreuve, pleurait silencieusement prés de lui. — J’aurais voulu vivre aussi pour jouir du cher petit être que nous attendions ; mais Dieu y pourvoira ! ce qu’il fait est toujours juste et saint.

« Je voudrais — continua-t-il que vous écriviez à ma famille adoptive. Dites à mes chers parents que je leur demande pardon de tous les torts dont je me suis rendu coupable à leur égard. Qu’ils sachent cependant que je les ai toujours beaucoup aimés et que j’emporte en mourant le souvenir de leurs bienfaits ; ma gratitude les poursuivra même lorsque j’aurai franchi les limites de cette vie. Je me faisais un bien grand bonheur de retourner auprès d’eux… Cher et beau Canada, douce patrie de mon enfance — murmura-t-il — je ne te reverrai plus ! puisque Dieu le veut ainsi : je me soumets ! »

Il s’arrêta un instant, comme pour reprendre le souffle qui s’éteignait de plus en plus. Il reprit : « Vous direz aussi à mon angélique sœur d’adoption que son doux et chaste souvenir m’a accompagné jusqu’au seuil de l’éternité. Je prierai pour son bonheur, hélas ! je l’ai peut-être brisé pour toujours. » De nouveau il s’arrêta, sa voix faiblissait ; luttant contre la fatale défaillance, il fit un effort et poursuivit : « Vous lui direz encore que je lui confie ce que j’ai de plus cher ici-bas : ma femme et mon… enfant ! » En prononçant ces dernières paroles, des larmes sillonnèrent ses joues déjà blémies par les approches du trépas. — « Cher petit enfant — continua-t-il plus bas, afin que sa jeune épouse ne l’entendit pas — je pressens qu’il sera bientôt doublement orphelin. Je conjure ma sœur de ne point l’abandonner… »

« De ses mains défaillantes, détachant le médaillon suspendu à son cou, il le baisa pieusement et il me le remit en disant. Vous l’enverrez à Anne-Marie ; c’est ma plus précieuse relique, jamais je ne m’en suis séparé. Qu’il soit le dernier gage de mon éternelle reconnaissance et le dernier lien de notre fraternelle affection… »

« Rassemblant ce qui lui restait de force, il se souleva et appelant sa jeune femme, il la serra une fois encore contre son cœur qui allait bientôt cesser de battre.

« Ma petite Odile — lui dit-il — faisons généreusement notre sacrifice. Courbons-nous chrétiennement sous la main qui nous flagelle. Dieu qui venait de nous unir et qui déjà brise nos liens, nous réunira bientôt dans sa sainte demeure. Ne nous révoltons point contre Sa volonté ; elle est toujours subordonnée à son immense amour. Il ne nous éprouve aussi cruellement aujourd’hui que pour nous récompenser plus magnifiquement demain… Je ne te dis donc pas adieu, ma bien-aimée ; mais : au revoir… Cependant je m’en irai plus tranquille, si tu voulais me promettre d’aller trouver Anne-Marie dès que je ne serai plus. Tes parents sont, eux aussi, au terme de leur route, tu seras seule en ce monde : auprès de ma sœur la solitude te sera moins amère. En elle tu auras l’amie la plus sûre et la plus fidèle ; en toute confiance tu pourras te reposer sur ce cœur si bon et si généreux. » Comme la pauvre jeune femme lui répondait, d’une voix pleine de sanglots : « Je partirai. » « Oh ! merci — ajouta-t-il en l’étreignant une dernière fois — merci ma petite Odile ; à présent je puis mourir ! »

C’était une scène poignante, dont longtemps je me souviendrai, que ces tristes épanchements entre ces deux époux, nouvellement unis et dont l’un s’en allait vers l’éternité, tandis que l’autre, essayant en vain de retenir l’être aimé, se sentait rivée encore au terrestre rivage.

Notre cher malade me fit signe d’approcher. — « Aimé, me dit-il alors — à nous deux maintenant ; le froid de la mort me glace déjà : aide-moi à franchir le passage redoutable… »

Maîtrisant mon émotion, je prodiguai à mon pauvre ami les consolations suprêmes. Qui m’aurait dit que la première absolution qui devait tomber de mes mains, humides encore de l’onction sainte, était réservée à une âme aussi chère, et que le plus beau jour de ma vie s’achèverait pour moi par le plus inattendu des malheurs…

La mort, approchait… ses yeux se voilèrent… penché sur lui je lui suggérais de pieuses aspirations qu’il redisait de sa voix mourante. Soudain il murmura : Anne-Marie… mon… enfant… adieu… Fiat ! » Ce dernier mot qui résumait l’acceptation pleine et entière de son sacrifice escorta sa belle âme au tribunal de Dieu !

Voici, Mademoiselle, le récit, à la fois douloureux et consolant, de la fin de notre regretté Rodrigue. La nouvelle, je ne le prévois que trop, va porter un terrible coup à vos excellents parents : ils aimaient tant ce fils de leur adoption ! Mieux que moi vous trouverez dans votre filiale tendresse des paroles pour atténuer un peu leur chagrin. Présentez-leur mes sympathiques et respectueuses condoléances.

Pour vous, je prie Dieu qu’il vous soutienne et vous console. Je vous plains et vous bénis…

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Lorsque Anne-Marie eut achevé la triste lecture — et elle fut longue, car, à chaque ligne, des larmes embrumaient ses yeux — son premier mouvement fut de se jeter à genoux pour recommander à Dieu l’âme de celui qu’elle avait tant aimé. Elle demeura longtemps dans cette attitude suppliante… Quand elle se releva, elle ne pleurait plus. Son sacrifice, à elle aussi, était accompli et elle venait de l’édifier sur les ruines mêmes de son propre bonheur…

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Quand, le cœur tout rempli d’un joyeux espoir, Michel Girard arriva le soir chez ses amis, il fut bien surpris de les trouver en pleurs.

Anne-Marie vint au-devant de lui et, l’entraînant dans une pièce voisine, après lui avoir appris la cause de cette brusque désolation, elle lui dit, d’une voix grave et douce : — « Mon ami, nous avions fait un beau rêve, hélas ! nous devons y renoncer. Si j’écoutais mon cœur je mettrais à l’instant ma main dans la vôtre : il m’aurait été si doux d’accomplir avec vous mon terrestre pèlerinage ; mais il est des êtres en ce monde qui semblent n’avoir point d’autre mission que celle de se sacrifier sans cesse pour le bonheur de leurs semblables. Telle est ma destinée ! je ne cherche point à m’y soustraire, puisqu’elle est marquée par Dieu. Il me faut le cœur libre pour mieux accomplir ma tâche. Néanmoins nous demeurerons toujours fraternellement unis. » Fixant sur lui son pur regard, elle ajouta plus bas : « Je ne vous oublierai jamais, la plus douce consolation de ma vie sera de me souvenir que vous m’avez aimée : pour moi, nul autre, hors Dieu, ne vous remplacera désormais dans mon cœur… »

Le jeune homme n’essaya même pas de l’ébranler dans son héroïque sacrifice, il la connaissait trop pour savoir que les résolutions chez cette grande âme n’étaient point la conséquence d’un enthousiasme ou d’une générosité d’un moment, qu’elles étaient, au contraire, sérieusement pesées et mûries et qu’une fois formulées elle n’y faillissait jamais.

Il comprit que pour lui tout était fini

« Je suis bien malheureux — lui dit-il — cependant il m’est doux d’être associé à votre sacrifice puisque ce sera encore un lien entre nous. »

Il se leva. L’indicible souffrance, qui étreignait son cœur, se trahissait sur son visage. Il parut à la jeune fille soudainement vieilli. Elle l’accompagna jusqu’au seuil de ce foyer où il avait vécu les heures les plus heureuses de sa jeunesse et où désormais il ne viendrait plus s’asseoir.

Il lui tendit la main. Ce fut elle, cette fois, qui la retint dans la sienne. Elle ne comprit jamais autant qu’à cet instant de définitif adieu combien il lui était cher ; elle sentit tout le poids de son héroïque sacrifice ; mais elle ne le regretta point…

Ils se regardèrent longuement.

« Anne-Marie — dit le jeune homme — (c’était la première fois qu’il usait de cette appellation familière), vous m’aimerez toujours un peu, n’est-ce pas ?

— « Plus qu’un peu, beaucoup » — répondit-elle. Et, mue par un sentiment de profonde tendresse et d’immense pitié, elle éleva jusqu’à ses lèvres virginales la main loyale qui s’était si généreusement offerte à elle et dans laquelle, sans hésiter, elle aurait placé son avenir et son bonheur, si, obéissant à la plus sublime allégation, elle n’avait résolu de marcher seule en ce monde, afin de se donner toute entière à la tâche que Rodrigue en mourant venait de lui confier.

Au contact de cette chaste caresse le jeune homme tressaillit. Alors attirant à lui l’idéale et angélique créature, il la pressa contre son cœur et sur ce front, où se reflétait encore l’exquise candeur de l’enfance, il déposa son premier et dernier baiser…

Dominé par l’âpre douleur, qui envahissait tout son être, sentant faiblir son courage, brusquement il s’enfuit…

Le bruit d’un sanglot vint frapper l’oreille d’Anne-Marie ; il se répercuta douloureusement jusque dans l’intime de son âme. « Noble ami, » murmura-t-elle, et elle pleura. »

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Cette amère déception fit au cœur de Michel Girard une profonde blessure. Elle ne fut complètement guérie que le jour où un amour plus fort et plus pur allait soudainement, en pleine jeunesse et en plein succès, le transformer en un serviteur de Dieu.

Au lendemain d’une brillante joute oratoire, où, comme toujours, il avait triomphé, le jeune avocat, vaincu à jamais par l’irrésistible beauté divine, échangeait joyeusement les insignes de la gloire humaine pour l’humble et obscure livrée, si souvent méprisée, des apôtres du Christ… Nul n’en fut surpris. Une vie aussi intègre que la sienne ne pouvait qu’aboutir à un aussi admirable dénoûment…

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VII


Le vieux docteur Solier et sa douce et aimante compagne pleurèrent bien longtemps l’enfant de leur adoption, qu’ils avaient aimé comme s’il eût été de leur sang. Cependant ils puisèrent dans leur foi profonde, et surtout dans cette joyeuse certitude de « l’éternel revoir » en cette commune et céleste Patrie, où nos chers disparus nous devancent, la force et le courage de survivre à l’épreuve.

On attendait la jeune veuve. Consciente de sa faiblesse et de son inexpérience, Odile n’avait pas hésité à obéir aux volontés dernières de son mari. Elle savait bien qu’en ceci le but du cher mourant avait été de lui alléger sa future tâche maternelle. Elle se sentait poussée malgré elle, vers cette sœur si dévouée et si bonne dont Rodrigue lui parlait si souvent.

Elle avait bien ses parents ; mais ceux-ci, depuis le mariage de leur fille, étaient retournés en leur pays natal ; d’ailleurs, comme le lui avait dit Rodrigue, eux aussi approchaient de leur déclin, et, de plus, dans leur tendresse aveugle, ils auraient été incapables de seconder Odile dans son rôle d’éducatrice et d’inculquer à son enfant ces vertus solides qu’ils n’avaient pas su lui enseigner à elle-même.

Dès les premiers jours de son triste veuvage, la pauvre Odile partit. Justement un ancien camarade de son mari se trouvait de passage à Paris en compagnie de sa jeune femme. Il devança son retour au Canada afin d’accompagner la veuve de son ami durant son long voyage. Elle arriva à Québec à l’époque même où l’on attendait naguère le jeune couple : hélas ! elle était seule…

La première entrevue fut émouvante, elle réveilla la cuisante douleur. À la vue de la femme de Rodrigue, Anne-Marie eut comme un mouvement de révolte et de rancune ; ce ne fut qu’un éclair rapide. « Ô mon Dieu, murmura-t-elle, venez en aide à mon humaine faiblesse ; aidez-moi à oublier et à l’aimer afin que je puisse mieux trouver le chemin de son cœur. Appliquez sur la blessure toujours saignante du mien le baume de votre charité. Elle m’a pris mon bonheur ; c’est vrai, mais elle n’est point coupable. Aidez-moi à ne plus regarder en arrière, pour que le présent me semble moins amer. »

Insensiblement l’orage s’apaisa et le calme reprit son empire dans cette âme pétrie de dévoûment, de tendresse et de bonté.

Comme un pauvre oiselet à peine sorti du nid et qui, loin de l’aile maternelle se sent apeuré et perdu, Odile se blottit frileusement contre le sein de sa nouvelle amie. Elle ne se sentait plus seule. Rodrigue avait bien dit ; elle pouvait se reposer en toute sécurité sur ce cœur sans pareil…

« Je vous aime beaucoup — lui dit timidement la jeune veuve — si vous vouliez m’aimer un peu, je serai presque heureuse dans mon malheur ». En prononçant ces mots elle fondit en pleurs.

Anne-Marie était gagnée, les larmes avaient une puissance irrésistible sur cet être compatissant. Dès cet instant elle se trouvait toute conquise à Odile.

« Je crois — dit celle-ci — que Rodrigue vous appelait petite sœur, me permettez-vous de vous nommer ainsi ? »

La jeune fille, comparant sa haute taille à la taille chétive de sa belle-sœur, lui répondit en souriant.

— « Ce titre vous convient mieux, ma chérie, vous êtes si mignonne et si fragile. »

— « Eh bien alors, » répliqua la jeune veuve, je vous appellerai « grande sœur ».

— « C’est entendu » — répondit Anne-Marie et d’un geste maternel elle passa sa main blanche et fine sur le beau front lisse qui se tendait vers elle, puis dans un élan de tendresse protectrice, elle embrassa la jeune femme.

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Odile gagna bien vite les sympathies. Cette toute jeune veuve, qui n’avait pas vingt ans, inspirait une unanime compassion. Monsieur et Madame Solier reportèrent sur elle la paternelle affection qu’ils avaient eu pour leur fils adoptif. Elle, dès la première rencontre, se sentit attirée vers ces deux vénérables vieillards ; ils lui parurent bien tels que son mari les lui avait dépeints : toujours remplis de mansuétude et de pitié pour autrui ; aussi les aima-t-elle à l’égal de ses propres parents.

« Grande Amie » retrouvait en elle un souvenir de la chère Patrie ; c’était comme un doux lien qui l’attachait plus que les autres à la femme de son ancien petit élève.

La « terrible » Léocadie à la vue d’Odile sentit soudain tomber son dernier reste de rancune. En voyant cette frêle créature, qui semblait encore une enfant, enveloppée de ses longs voiles de veuve, la pauvre vieille fut toute émue et pour la brave servante de la compassion à une amitié aveugle il n’y avait qu’un pas, que son bon cœur ne tarda pas à franchir.

Odile aimait tout le monde ; mais ses prédilections allaient vers cette grande sœur si aimante et si bonne qui l’entourait d’une affection grandissante et auprès de laquelle elle éprouvait un allégement à son affliction, sans doute parce que c’était là qu’elle la sentait mieux partagée.

Anne-Marie, pour faire un peu diversion aux chagrins de sa petite belle-sœur, lui faisait faire de longues promenades. « Grande Amie » les accompagnait toujours. Celle-ci était devenue l’enfant de la maison ; depuis longtemps son élève la regardait uniquement comme une sœur aînée.

La jeune femme s’émerveillait de tout. La nouveauté exerçait un puissant attrait sur cette nature qui persistait à demeurer enfant : tout l’étonnait. Elle ne pouvait se lasser de contempler du haut de la terrasse Dufferin, halte préférée des trois jeunes promeneuses, le décor magique que déroule aux regards le vaste fleuve et ses rives enchanteresses. Notre bonne vieille cité lui plaisait beaucoup.

Rodrigue lui avait si souvent parlé de son cher Québec qu’il lui semblait que tous ces lieux, qu’elle ne voyait pourtant que pour la première fois, lui étaient familiers. Elle se sentait chez elle, et lorsqu’on lui demandait si elle ne regrettait point Paris : « mais je n’y pense pas — répondait-elle gentiment — et puis le Canada, n’est-ce pas encore la France ? je suis donc toujours « chez nous. »

En peu de temps la gracieuse petite parisienne était devenue l’enfant gâtée de la haute société québecquoise. Ce concert de sympathies atténuait un peu le douloureux vide de son cœur ; cependant, comme Rodrigue l’avait dit un jour, pour cet être fragile la souffrance, même morale, ne pouvait être que mortelle. La mort de son mari avait ébranlé sa santé ; ce n’était plus pour elle qu’une question de mois. Heureusement la malade était la première à ignorer sa véritable situation ; Anne-Marie s’appliquait d’ailleurs à la lui cacher, ou bien mettait sur le compte du changement de climat et de sa prochaine maternité cette faiblesse qui s’accentuait chaque jour.

On s’entretenait souvent du cher disparu et surtout du doux petit être qui allait le faire revivre et dont on attendait, avec impatience, la venue.

Ce fut une petite fille. Elle vint au monde le jour même où la Sainte Église exaltait les vertus et le triomphe de l’illustre vierge espagnole, la grande réformatrice de l’ordre du Carmel : C’était un pieux augure… L’enfant fut nommée Carmen.

La mignonne créature répandit un peu de bonheur et de vie dans le foyer endeuillé. Lorsque le bon Docteur rentrait chaque soir de ses interminables tournées, son meilleur délassement était de prendre sur ses genoux le ravissant baby. Madame Solier retrouvait ses maternelles délicatesses de jadis ; la petite Carmen lui rappelait Anne-Marie, enfant.

La jeune fille et « Grande Amie », qui revendiquait déjà le droit de l’instruire, rivalisaient de soins et de tendresses envers l’enfant. La jeune mère ne vivait que pour le petit ange que le ciel venait de Lui donner. Ses pleurs s’étaient soudain taris, elle retrouvait tous ses sourires qu’elle prodiguait sans se lasser à son cher trésor. Quant à la vieille Léocadie, du jour où la petite Carmen fit son entrée dans la vie, elle désertait pour jamais ses « bas offices » et passait ses jours, et bien souvent ses nuits, auprès du berceau.

La fillette ressemblait étrangement à son père.

« Allons — disait le vieux praticien en désignant les grands yeux noirs du bébé, et les bruns cheveux qui déjà ornaient sa petite tête — ce sera une petite andalouse. » — « Ah pour ça non, m’sieu — protestait énergiquement Léocadie — c’est une p’tite canayenne, comme nous autres. » Et la brave « nurse » tout en berçant dans ses vieux bras tremblants la petite Carmen chantait en l’endormant de sa voix chevrotante :

« Brune et gentille est la huronne
Quand au village on peut la voir
Perles au col, mante mignonne
Et le cœur dans son grand œil noir :
Sa veine a du sang de ses pères,
Les maîtres du sol d’autrefois.
Vivent les huronnes si fières
De leurs guerriers, de leurs grands bois. »

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Dans son fanatique amour patriotique elle s’imaginait presque que le mignon petit être descendait en effet de l’intrépide tribu ; en tous cas elle était absolument convaincue que c’était une Solier ; elle allait même jusqu’à découvrir une complète ressemblance entre ses « deux idoles », ce qui faisait rire de bon cœur Anne-Marie et Odile.

« Je voudrais bien — disait cette dernière à son angélique amie — oh ! oui je voudrais bien que ma fille vous ressemblât, qu’elle eût, du moins, votre grande âme : c’était le souhait de son pauvre père. »


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VIII


Comme Rodrigue l’avait prédit, la petite Carmen ne devait pas jouir longtemps des caresses de sa mère. Odile commençait à se rendre compte de son état. Généreusement, et sans murmures, elle fit son sacrifice.

La maternité, les atteintes de la maladie, qu’à présent elle prévoyait sans espoir de guérison, et surtout le bienfaisant contact d’Anne-Marie éveillèrent dans l’âme de cette toute jeune femme des sentiments ignorés jusque là.

« Si je reviens à la santé — disait-elle dans les moments où elle se sentait un peu plus forte — je saurai mieux utiliser le temps que Dieu nous donne : je l’ai si mal employé ! mon existence jusqu’à ce jour a été bien futile ; c’est peut-être trop tard pour le reconnaître. Mais vous, grande sœur, vous m’aiderez à me transformer et vous m’initierez au sérieux de la vie. »

— « C’est déjà fait, ma petite Odile — répliquait sa douce belle-sœur, c’est à moi de vous ressembler ; vous êtes si résignée et si patiente dans vos souffrances. »

— « Il faut bien que je répare le temps perdu — reprenait la jeune malade — et s’il faut que je meure, je ne veux pas m’en aller les mains vides. J’essaye alors de suppléer à ma misère en recueillant quelques mérites. Mon plus grand sacrifice sera de laisser mon enfant. Chère petite Carmen — répétait-elle tristement, en serrant contre son sein le doux petit ange — je ne te verrai pas grandir… Quand je ne serai plus, vous lui parlerez souvent de sa mère, n’est-ce pas, Anne-Marie ? de lui aussi… Comme il aurait été heureux et qu’il l’aurait aimée !… Elle lui ressemble tant ! J’espère que, selon son désir, elle aura votre beau caractère ; d’ailleurs c’est vous qui la formerez ; vous l’élèverez bien mieux que je n’aurais su le faire ; pourtant… Mais non, je me résigne, puisque Dieu le veut ! Vous veillerez sur mon trésor, vous l’aimerez comme je l’aurais aimée, vous me remplacerez et si un jour vous veniez à vous marier… »

Anne-Marie ne lui laissa pas achever sa pensée.

— « Ne vous tourmentez pas pour l’avenir, Odile ; mon dévoûment, ma vie, mon cœur appartiendront uniquement à Carmen : je ne me marierai jamais !

— « Mais c’est vous condamner à une sévère solitude, et vous êtes si jeune et si belle ! »

« — Dieu y pourvoira — répondit simplement la sublime jeune fille. »

Maintenant elle aimait Odile sans efforts ; elle la défendait désespérément contre la mort, qui déjà la couvrait de son ombre glacée ; hélas ! malgré ses soins et sa tendresse elle devait être vaincue…

La jeune femme vécut assez cependant pour contempler de ses yeux la grandiose beauté des hivers canadiens, que Rodrigue lui vantait si souvent, et voir, comme elle l’avait souhaité, le fleuve géant dans son sommeil hivernal.

« Que c’est beau — s’écriait-elle, étonnée et ravie, devant ce merveilleux spectacle si nouveau pour elle. »

Anne-Marie voulant sans doute détourner la pensée de la jeune malade de ce monde qu’elle devait si tôt quitter lui répondait d’un ton grave et détaché : — « Oui, c’est bien beau, petite sœur ; mais ce n’est que la terre ! La vraie beauté, comme le vrai bonheur, n’est point d’ici-bas, elle est du ciel où vous allez et où nous vous rejoindrons un jour. »

C’était le sujet de leurs derniers entretiens. Un jour de mars, sans agonie, sans secousse, sans souffrances, semblable à l’enfant qui paisiblement s’endort sur le sein maternel, Odile s’éteignit sur le cœur d’Anne-Marie.

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Le vide peu à peu se faisait autour de la jeune fille. Elle voyait partir tous ceux qu’elle aimait et auprès desquels elle puisait ses plus douces joies. Son père et sa mère la quittèrent à leur tour… Les pieux époux, qui durant leur vie avaient été si étroitement unis, eurent le rare privilège de franchir presque ensemble le seuil de l’éternité.

Un matin, les nombreux protégés du bon Docteur Solier attendirent en vain leur généreux bienfaiteur. Le doux vieillard était rentré la veille plus las que de coutume ; c’est que le nombre des indigents, qui sollicitaient son dévoûment, augmentait sans refroidir pourtant le zèle du pieux Samaritain. La journée avait été bien fatigante pour ses soixante-treize ans : pour la première fois il l’avoua. Avant de prendre le repos, que ses membres brisés réclamaient, il voulut, comme à l’ordinaire, présider à la prière que dans cette chrétienne demeure maîtres et serviteurs récitaient en commun. Il ne devait pas l’achever ; ou plutôt il devait la continuer dans le ciel : La mort le surprit à genoux ! On a dit : telle vie, telle mort ; celle de ce fervent chrétien était le digne couronnement de son existence qui n’avait été qu’un long acte de foi et d’amour…

Ce trépas si beau, mais si imprévu, acheva de briser la fragile enveloppe de l’aimante compagne du docteur Solier : huit jours plus tard, Anne-Marie pleurait sa mère tant aimée.

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Nous savons, nous chrétiens, que Dieu ne nous éprouve jamais au-delà de nos forces, et qu’il proportionne toujours la croix à la faiblesse de nos épaules. Anne-Marie était une vaillante : Dieu la traitait comme telle. Il burinait sa grande âme, comme Il forme les saints, à l’école de la douleur et du sacrifice. Après chaque nouvelle épreuve la courageuse jeune fille se redressait plus virile et plus généreuse encore. À ceux qui la plaignaient sur sa triste et précoce solitude elle répondait avec une angélique douceur : mais je ne suis pas complètement seule ; Dieu ne chemine-t-Il pas avec nous ? »

La fidèle Léocadie suivit de près ses chers maîtres. Ses vœux avaient été comblés : elle avait pu bercer sur ses genoux la « troisième génération ». « À présent — disait-elle dans son naïf langage — j’veux ben aller voir le bon Dieu ; il est grand temps que j’me repose, mais pas icite : Là Haut, » et elle montrait le ciel.

On aurait pu dire de cette obscure servante, qui, malgré son humble condition, avait passé en ce monde sans envie et sans haine, ce qui fut dit un jour sur le cercueil d’une illustre princesse de France : « Elle vit sa dernière heure et l’attendit tranquillement dans le calme de son cœur. » En effet, cette robuste chrétienne d’un autre âge accueillit la mort sans regrets et sans craintes, et ne la regarda que comme le passage heureux d’un monde de misères à un monde de félicités sans fin. Anne-Marie la regretta et la pleura longtemps. Elle aimait à évoquer le souvenir de cette humble femme qui avait si largement dépensé le meilleur de son cœur et de sa vie au service de sa famille.

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IX


La petite Carmen fut désormais l’unique joie et la plus chère consolation d’Anne-Marie qui aima l’orpheline avec une tendresse de mère. Celle-ci le lui rendit avec tout l’élan de son jeune cœur. Grande Amie reprit son rôle d’institutrice, la tâche lui parut plus douce encore qu’autrefois.

Les deux saintes filles rivalisèrent d’amour et de zèle pour former l’âme de l’enfant. La fillette était aimante et docile ; son jeune printemps et son rire joyeux ensoleillaient la vaste maison qui, sans elle, eût été bien triste et bien sombre. Anne-Marie n’avait jamais beaucoup aimé le monde ; autant que les exigences de sa condition le lui permettaient, elle s’en était tenue éloignée ; après la mort de ses parents elle avait tout à fait brisé avec lui ; seuls quelques rares amis, avec lesquels elle pouvait parler des chers disparus, étaient admis à son intimité. Les caresses de Carmen la payaient amplement de son sacrifice passé et de sa solitude. Dieu et l’enfant de Rodrigue remplissaient sa vie. Celle-ci grandissait sans rien perdre de sa candeur enfantine. Sa beauté attirait déjà les regards, elle n’avait d’égale que la pureté de son âme. C’était un pur cristal que l’haleine corruptrice du monde ne devait jamais ternir.

Comme l’avait, souhaité Rodrigue, Carmen eut l’âme virile de sa tante ; mais, plus heureuse, elle ne devait point connaître les cruelles déceptions des terrestres amours… Dieu, dès l’aube de sa jeunesse, s’était emparé de son cœur virginal et la pudique enfant ne le lui reprit jamais.

Elle avait seize ans. Depuis de longs mois elle entendait retentir au fond de son cœur l’irrésistible appel du Maître ; mais elle n’osait révéler à sa tante ses secrets désirs, elle savait qu’elle était l’unique affection de cette tante si chère, il lui en coûtait de la laisser seule en ce monde. Cependant l’appel divin se faisait plus pressant, alors la pieuse enfant obéit.

Un soir, elle entoura de ses bras caressants le cou de celle qui lui avait servi de mère ; calmement elle l’embrassa — c’était sa tactique habituelle, quand elle voulait obtenir gain de cause dans ses petites requêtes — seulement à ce moment son candide visage exprimait une profonde et triste gravité.

Émue, hésitante, sentant tout ce que son aveu allait éveiller de déchirements et de douleurs dans ce cœur qui s’était sacrifié pour elle, elle murmura quelques mots à l’oreille qui se penchait affectueusement pour l’écouter.

Soudain Mademoiselle Solier tressaillit. « Oh ! non, non, ce n’est pas possible… — s’écria-t-elle — un tel sacrifice surpasse mon courage… j’ai déjà tant pleuré, tant souffert ! Songe, ma douce petite Carmen, que je n’ai plus que toi… Aie pitié de ma triste solitude ! c’est, pour toi, oui, pour ton bonheur que j’ai accepté de cheminer seule en ce monde et tu voudrais m’abandonner ? Reste auprès de celle qui t’a aimée comme t’aurait aimée ta mère. » Et la pauvre désolée pressait contre son sein l’enfant chérie, comme pour la défendre contre un ravisseur invisible.

« D’ailleurs — reprenait-elle — tu es trop jeune — hier encore tu n’étais qu’une enfant — comment ta frêle adolescence se plierait-elle aux rigoureuses austérités du cloître ? Plus tard, quand je me serai un peu familiarisée avec ce nouveau sacrifice, eh bien, tu partiras, je ne te disputerai plus à Dieu ; mais à présent ? non, non, jamais ! »

La pieuse enfant se taisait, chaque parole, comme autant de blessures, meurtrissait son jeune cœur. Elle avait prévu cet orage, mais elle comptait sur son Céleste Ami et sur la foi profonde de sa tante pour l’apaiser. Son espérance ne devait pas être vaine. Le lendemain quand, à l’heure du bonjour matinal, la petite Carmen présenta son front pur au baiser de Mademoiselle Solier, elle vit qu’elle avait dû beaucoup pleurer, mais elle comprit aussi que la victoire était gagnée…

« Ma chère enfant, dit la courageuse chrétienne, j’ai prononcé ce matin mon « fiat » au pied du crucifix. À présent, je comprends mieux que avant d’être à moi, tu es à Dieu ; va où Il t’appelle. Auprès de Lui nous nous retrouverons toujours. Il sera le lien de nos âmes qu’il sépare aujourd’hui, pour les réunir, j’en ai le ferme espoir, éternellement demain ! »

Toujours héroïque, Mademoiselle Solier voulut accompagner elle-même son angélique nièce jusqu’au seuil du Carmel, où débordante de bonheur et sans regret pour ce monde qu’elle connaissait à peine, et qui ne lui avait offert que joies et sourires, la virginale jeune fille allait désormais ensevelir sa fraîche beauté et son radieux printemps.

Sa pauvre tante avait trop présumé de ses forces ; pour la première fois en sa vie, la douleur allait triompher de sa vaillante énergie. Lorsque les portes massives du « tombeau vivant » se refermèrent sur l’enfant tendrement aimée, la pauvre délaissée jeta un grand cri et roula sans connaissance sur les dalles glacées du cloître. C’est qu’en ce jour elle sacrifiait plus que son propre bonheur, plus que sa vie ; elle donnait à Dieu ce qu’une femme a de plus précieux et de plus cher ici-bas : son enfant ! Cette dernière immolation de son cœur surpassait, à elle seule, toutes les précédentes. En ce jour la courageuse chrétienne avait atteint le « consummatum est » du sacrifice !

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XI

Après l’entrée de sa nièce au Carmel, Mademoiselle Solier ne vécut plus que pour son Dieu et pour les pauvres. Malgré les afflictions passées, dont son beau visage conservait l’ineffaçable empreinte, elle jouissait à présent d’une calme et paisible félicité. Le ciel la consolait des amertumes de la terre.

On sait que les pleurs, que nous répandons au pied de la croix, Dieu les recueille et les transforme en flots de grâces et d’amour. Ce Dieu si bon et si magnifique dans ses récompenses ne se laissa jamais vaincre en générosité : Anne-Marie lui avait beaucoup donné, Il lui donnait plus encore ; à cette heure elle expérimentait les étranges paroles de l’Apôtre : « Je surabonde de joie dans mes tribulations. » Et, malgré son isolement et ses larmes, Anne-Marie connaissait encore le bonheur. Sa pensée, bien souvent, rejoignait la chère Carmélite. L’enfant regrettée était le constant sujet des entretiens de Mademoiselle Solier et de l’ancienne institutrice.

La bonne petite novice, elle, écrivait : « Je suis de plus en plus heureuse. Je n’échangerais pas mon « étroite et pauvre cellule pour le plus splendide des palais. Les douceurs que j’y goûte sont de celles que la langue humaine ne saurait exprimer, il faut les sentir pour les comprendre. Que je voudrais vous faire partager mon bonheur ; on est si bien en ce paisible asile ; ici, tante chérie, on se croirait dans le vestibule du paradis. »

Un peu plus tard elle écrivait encore : « Les jours s’écoulent pour moi dans une douce quiétude et j’apprécie de plus en plus ma sainte vocation. On vit heureuse au Carmel et on y meurt « joyeusement ». Une de nos mères vient de nous quitter pour le ciel. Nous l’envions ! Enfin bientôt viendra notre tour d’aller consommer là-Haut nos noces mystiques avec l’Époux divin. La cellule où cette vénérée mère s’est immolée pendant quarante années pour l’amour de son Dieu et le salut des âmes, se trouve justement à côté de la mienne. J’ai fait un bien beau rêve : je vous ai vue revêtue des livrées du Carmel et vous étiez prosternée sur les dalles de l’étroite chambrette que notre chère compagne a quittée hier pour la première fois. Ah ! si ce beau songe devenait une réalité ! mais laissons faire le bon Dieu. L’essentiel pour nous c’est d’être dans la voie qu’il nous a tracée ; les chemins par où Il nous conduit sont différents pour chacun, mais le terme est le même et c’est vers ce but suprême que nous marchons. Là nous nous rejoindrons. Que j’ai hâte d’être en cet heureux jour ! Car, tante bien-aimée, au cloître on n’oublie pas ceux qui nous ont aimées et leur cher souvenir hante bien souvent les recluses volontaires. Mon cœur est toujours près du vôtre et avec lui près de Dieu. Vous m’avez dit dans votre chère missive que l’austérité du Carmel ne vous rebute point ; mais que vos quarante ans figureraient bien mal parmi les gais vingt ans du noviciat. Ne croyez pas que vous seriez la moins jeune ; d’ailleurs l’âme n’a point d’âge, elle ignore les rides, sa jeunesse est comme elle : immortelle. Venez donc nous trouver, chère tante, et si vous entendez au fond de votre cœur la voix du Céleste Ami qui vous appelle, ne fermez point l’oreille, vous vous détourneriez du seul vrai bonheur. »

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Mademoiselle Solier entendait en effet retentir dans l’intime de son être ce pressant appel qui avait vaincu Michel Girard et Carmen. Le jour n’était pas éloigné où le rêve de la petite novice allait se réaliser dans toute sa plénitude.

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ÉPILOGUE


Il y a quelque trois ans deux femmes intrépides, deux françaises, filles du patriarche saint Dominique, parcouraient l’univers et sollicitaient les aumônes de la chrétienté en faveur des pauvres chrétiens d’Orient, victimes permanentes du fanatisme et du despotisme turcs.

Cette fois encore, la haine de leurs farouches persécuteurs les avait poursuivis jusque dans leur propre demeure, pillant, incendiant, massacrant tout ce qui portait l’empreinte de la religion abhorrée. Lorsque le triste carnage prit fin, les survivants de l’affreuse boucherie se trouvèrent sans asile et sans pain. La charité chrétienne leur ouvrit les bras, les pauvres persécutés trouvèrent en elle un refuge sûr et tranquille ; mais les ressources étaient insuffisantes pour parer à une telle détresse ; alors, jamais vaincue, sous la figure de leurs humbles et timides vierges, la Charité franchit les terres et les mers, et elle tendit la main pour subvenir aux besoins des pauvres affamés.

Le Canada, terre éminemment hospitalière et généreuse ne pouvait manquer d’attirer sur son sol les nobles mendiantes du Christ.

Notre vieille cité les reçut à son tour.

Le but de leurs pieuses pérégrinations était bien fait pour émouvoir la naturelle compassion de la digne fille de celui que l’on nommait jadis : le médecin des pauvres. À l’exemple de ses admirables parents, Mademoiselle Solier donnait sans compter, jamais on ne la sollicitait en vain. Sa bonté et sa charité étaient connues de bien loin, et de bien loin aussi on recourait à l’inlassable bienfaitrice. Ses aumônes absorbaient même la part du nécessaire.

Lorsque les saintes voyageuses frappèrent à la porte de Mademoiselle Solier, celle-ci se trouva un instant embarrassée, elle avait tant donné les jours précédents que sa cassette était presque épuisée, mais son bon cœur triompha bien vite de la difficulté ; elle appela à son aide le sacrifice. Sa charité allait atteindre le sublime… Elle ouvrit son secrétaire d’une main tremblante elle prit un petit écrin et en détacha un bijou de grand prix, qu’elle pressa longuement contre ses lèvres ; puis, étouffant un soupir, en hâte — de crainte de se laisser gagner par les regrets — elle revint auprès des religieuse et, d’un geste ferme, elle glissa dans l’aumonière qui se tendait vers elle le médaillon de Rodrigue !

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Debout, sur le perron de sa demeure, et à cette même place où dix-huit ans plus tôt elle avait vu s’éloigner celui qu’elle avait tant aimé, elle suivit longtemps des yeux les humbles épouses de Jésus-Christ. « Qu’elles sont heureuses — murmura-t-elle. Ô mon Dieu ! que ne m’avez-vous toujours suffi !… »

Les saintes filles de Dieu ne furent pas peu surprises lorsque le soir elles trouvèrent parmi les oboles recueillies le long du jour, un superbe joyau. Elles devinèrent bien quelle main généreuse l’avait glissé là ; ensemble elles nommèrent Mademoiselle Solier ; mais ce qu’elles ne purent savoir, et ce qu’elles ignoreront sans doute toujours c’est que ce magnifique bijou était la plus chère relique et le dernier lien qui rattachait encore un peu à la terre ce cœur magnanime qui à cette heure n’appartient plus qu’à Dieu ! !

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Deux mois plus tard, abandonnant à « Grande Amie » sa fortune, ses pauvres et ses œuvres, Anne-Marie rejoignait au Carmel la fille de Rodrigue.


Québec, 2 novembre, 1907.


FIN