Cœur magnanime/La Rançon (nouvelle)

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Cœur magnanime[s.n.] (p. 153-171).

La Rançon


(Nouvelle)

« Ben sûr que j’vas « écoper » encore rentrée chez nous ; ais bah ! j’men secoue. Faut pas vous tourner « les sangs » comme ça, ma bonne sœur ; j’suis habituée aux taloches, elles pleurent chaque jour sur moi comme un vrai déluge, j’en reçois plus souvent que de la brioche, j’vous assure, et même, faut ben vous le dire, plus que du pain. Que voulez-vous ? vous y pouvez rien ; d’ailleurs à présent, j’men bats l’œil. »

L’enfant accentuait ses paroles d’un haussement d’épaules et d’un amer sourire.

La bonne sœur Thérèse écoutait, attristée, l’infortunée gamine et ne paraissait nullement effarouchée de son bizarre langage ; c’est qu’avant de diriger l’école maternelle du populeux quartier de Ménilmontant, la chère religieuse avait fait un long stage à l’hôpital militaire de la capitale, là, en continuel contact avec les braves troupiers, ses oreilles s’étaient forcément familiarisées avec l’argot et les grivoiseries des faubourgs. Ce qu’elle en avait entendu, la pure et sainte fille de Dieu ! Au début le rouge de la pudeur avait empourpré bien souvent son front. Instinctivement fière et extrêmement délicate, elle avait beaucoup souffert dans ce milieu, si peu fait pour elle ; mais, soutenue par la grâce et secondée de sa virilité naturelle, elle s’était insensiblement aguerrie pour l’apostolat, peu enviable, auquel elle avait consacré sa jeunesse, sa beauté et son cœur.

Elle savait bien que dans les grandes cités, où la bienfaisante influence du christianisme est de plus en plus supplantée par les doctrines malsaines dont on sature le peuple, cet éternel enfant qui se laisse si aisément séduire par les longues harangues des orateurs à solde, et berner par de magnifiques promesses jamais réalisées ; elle savait bien, la sainte créature, que la misère matérielle n’était point la pire détresse. Combien elle s’apitoyait sur la démoralisation régnant en souveraine chez ces êtres sans Dieu ! Mais pour atteindre leurs pauvres âmes égarées ne lui fallait-il pas aller les chercher la première ? Ils n’allaient pas venir vers elle ; elle devait donc aller à eux, fût-ce jusqu’au bord de la fange du vice ? En effet la pieuse femme ne se rebutait jamais et à chaque infortune morale ou physique, qu’on lui signalait, elle s’empressait de tendre une main secourable.

Tandis que la fillette, si hâtivement blasée de la vie où elle entrait à peine — elle n’avait pas dix ans — fixait un dernier regard, dans lequel se lisait la plus complète indifférence, sur les débris de la bouteille — qu’elle venait de briser en tombant — et sur son perfide contenu qui humectait le sol ; Sœur Thérèse, le cœur tout bouleversé, entraînait la gamine à son dispensaire. Avec un geste de mère elle étanchait le sang coulant en abondance d’une large blessure qui traversait la main de l’enfant.

« Pauvre, pauvre petite, » murmurait Sœur Thérèse, douloureusement émue devant une si précoce misère.

— « Pourquoi courir ainsi ? avec une bouteille dans les mains, c’était imprudent ; tu vois, par toi-même, le triste résultat. »

— Ben dame, ma bonne sœur, c’est pas q’ça m’amuse ; c’est qu’il faut que j’me dépêche, car le père est toujours pressé d’avoir sa « verte » qui le rend si dur pour moi. J’ai beau jouer des jambes et fendre l’air, y trouve toujours que j’ai flâné en route. Pensez si doit tempêter à c’t’heure. Mais j’me sens si bien près de vous, que j’me moque du « galop » qui m’attend. »

— Et ta mère, questionna la religieuse, de plus en plus intéressée par la naïve confiance de la pauvrette ?

À ce doux nom, qui évoquait un heureux passé sans doute, le visage de la petite blessée refléta soudain une triste gravité.

— Maman est morte, il y a longtemps, j’étais toute petite — j’crois bien que j’avais cinq ans — j’m’en souviens bien pourtant. Elle était bonne, oh ! oui bien bonne, comme vous devez l’être, vous, ma sœur. En ce temps-là le père ne buvait pas ; il ne tapait pas non plus, au contraire il me caressait et me faisait sauter sur ses genoux.

On habitait loin, bien loin d’ici. Il y avait chez nous des champs, des gros arbres, des fleurs plein les chemins, des jolis oiseaux qui sautillaient dans les buissons avec des petits cris joyeux. C’était l’espace libre, je pouvais y courir à mon gré sans risquer de rouler sous un omnibus — comme ça a failli m’arriver hier. — On mangeait à sa faim… Quand Maman est morte, papa est devenu sombre ; beaucoup d’hommes, que j’avais jamais vus, venaient à la maison, ils lui disaient qu’à la ville on gagnait beaucoup d’argent, sans se tuer de fatigues comme pour travailler la terre qui ne rapporte rien. Alors, un soir on est parti pour cet enfer de Paris où l’on est si malheureux et où les papas deviennent si méchants…

— Comment t’appelles-tu ?

— Marie-Louise.

— Eh bien, ma petite Marie-Louise, veux-tu venir me voir, chaque jour, si tu le peux ; j’essayerai de remplacer auprès de toi cette petite mère qui t’aimait tant et que tu regrettes ; mais qu’un jour tu reverras.

L’enfant eut un incrédule sourire.

— Comment peut-on revoir ceux qu’on jette dans le grand trou noir ?

— Ceux-là — répondit la religieuse, — possèdent une âme, comme nous en avons une nous-mêmes, et cette âme, mon enfant, échappe à l’empire de la mort ; le corps seul descend dans la tombe…

— Alors — demanda-t-elle intriguée — cette âme, où donc qu’elle va ?

— Au ciel, si elle a aimé et servi Dieu durant son passage ici-bas ; en enfer, si elle l’a volontairement méconnu et gravement offensé.

— Papa dit que la religion c’est de la blague, qui faut pas croire les curés, que d’ailleurs y a pas de bon Dieu. C’est vrai qu’avant de venir ici y parlait pas comme ça. Maman me faisait dire de belles choses à ce bon Dieu ; mais je ne les sais plus.

— Si tu veux, je t’en ferai souvenir, et si tu pries encore, tu seras heureuse.

— Papa ne me battra plus alors ?

— Le bon Dieu te protégera, répondit gravement sœur Thérèse.

Après avoir réconforté la pauvre petite fille, elle la congédia, non sans une secrète angoisse. Il lui coûtait de la renvoyer les mains vides ; un moment elle avait pensé réparer l’accident, afin d’éviter une cruelle correction à sa nouvelle petite protégée.

Qu’allait dire la brute en la voyant revenir sans son infernale boisson, surtout après un si long retard ? La pauvre cœur en frémissait. D’un autre côté sa conscience se refusait à satisfaire la passion de l’alcoolique, même dans le but d’épargner l’innocente victime. Pour la première fois de sa vie le tendre cœur et la conscience délicate de sœur Thérèse entraient en lutte. Jamais sa charité, si ingénieuse pourtant, ne s’était butée à un semblable piège. Cependant le devoir l’emporta. La pieuse servante de Dieu avait une ressource : la prière. Après avoir pressé une dernière fois la pauvrette dans ses bras, et tracé, selon la coutume, avec son pouce, le signe de la croix sur le jeune front, elle la renvoya, puis, avec toute la ferveur de sa foi, elle confia l’enfant sans défense à l’Éternel Ami du pauvre et de l’orphelin. La confiante supplication fut entendue. Quand la petite rentra dans son triste réduit, l’ivrogne, las d’attendre, de menacer, de jurer, avait fini par se jeter sur son grabat et s’était endormi…

Doucement, marchant sur la pointe de ses petits pieds, retenant jusqu’à son souffle, pour ne pas réveiller son père, à son tour elle se glissa sans bruit sur l’amas de guenilles qui lui servait de lit. À la longue, sous l’empire de la fatigue et du sommeil, ses paupières s’alourdirent. Alors, elle vit en rêve une femme jeune et belle qui se penchait sur elle avec un gracieux sourire et cette radieuse apparition ressemblait étrangement à la bonne sœur Thérèse…

* * *

Comme elle l’avait promis, la fillette était retournée auprès de sa bienfaitrice. Au lieu d’arpenter les rues, ainsi qu’elle faisait durant les longues heures où le logis était vide et où elle demeurait livrée à elle-même, Marie-Louise accourait à l’école maternelle. La pieuse directrice l’y gardait jusqu’au moment de la « sortie » des usines.

Grâce aux bons soins de l’excellente religieuse, la pauvre petite fleur, que les souffrances et privations quotidiennes avaient si rapidement étiolée, retrouva bien vite la vigueur des premières années de son enfance, écoulées sur les genoux de la plus aimante des mères, dans l’atmosphère douce et paisible du village.

Le moral avait subi la même heureuse influence. Toutefois la transformation sur ce point avait été un peu plus lente.

Le blasphème de l’impiété avait trop souvent retenti à son entour pour qu’il n’en restât pas quelque vestige en cette âme enfantine.

« S’il y a un Dieu — disaient les incroyants et raisonneurs du populeux quartier — d’où vient qu’il y a en ce monde des êtres qui, sans l’avoir plus mérité que d’autres, naissent et vivent dans les honneurs et l’opulence, tandis que nombre de leurs semblables, du berceau à la tombe, n’ont pour tout partage que la sombre misère et le cruel mépris ? »

Les « demi-savants » du voisinage résolvaient à leur façon le désolant problème.

« Dieu — expliquaient-ils sentencieusement — n’est qu’une pure invention cléricale ; l’autre vie, ses récompenses et ses châtiments une absurde chimère, dont on berne le peuple afin de le mieux dominer. Seul le « Destin » préside à notre entrée dans la vie et, suivant son caprice, il fait de l’homme ou un heureux ou un paria. Mais — ajoutaient-ils encore — le « Progrès », ce grand réformateur de l’humanité, allait heureusement niveler cette injuste inégalité. En attendant cette ère d’universelle jouissance, il n’y avait point d’autres remèdes, quand on ne pouvait se révolter, que de se courber devant l’inexorable fatalité. » Ainsi parlaient nos sophistes de faubourg. Leurs dissertations, aussi fausses que désespérantes, attisaient singulièrement l’envie et la haine qui grondaient sourdement dans l’âme des malheureux prolétaires. Le père de Marie-Louise était de ceux-là.

Ainsi catéchisée, ignorant que la pauvreté et son cortège de maux chrétiennement acceptés seront un jour changés par Dieu en une félicité sans fin, l’enfant trouvait qu’en effet il y avait de criantes injustices ici-bas ; elle ne le sentait jamais autant que lorsque, dans ses courses vagabondes à travers la cité, il lui arrivait de rencontrer des enfants de son âge qui, l’air confiant et joyeux, passaient la main dans celle de leur mère, laquelle les regardait tendrement en écoutant leur gai babil. Devant ce bonheur, dont elle avait été si tôt sevrée, son pauvre petit cœur se serrait, des larmes gonflaient ses yeux ; alors, plus triste et plus découragée que la veille, elle reprenait le chemin du logis froid et nu où, à la place des caresses maternelles, elle ne retrouvait qu’un père ivre-mort, la misère, la faim et des coups…

Lorsque, sous la douce figure de sœur Thérèse, la Charité accourut au secours de la petite blessée, il était temps ! Le farouche désespoir n’allait pas tarder à commencer son œuvre. Cette enfant de dix ans qui ne pouvait lever ses regards vers le ciel, qu’on lui disait être une « stupide superstition », et qui, en les abaissant sur la terre, n’y voyait qu’amertumes et souffrances, n’avait plus qu’un désir : mourir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sœur Thérèse avait apporté dans sa nouvelle tâche tout le tact, l’intelligence et la bonté dont son esprit et son cœur étaient si largement pourvus.

Par le plus providentiel des miracles le vice n’avait pas même effleuré l’enfant. Cette consolante découverte fut le meilleur encouragement de la zélée éducatrice.

Ses efforts furent couronnés d’un succès au delà de ses espérances. Marie-Louise devint la plus chère conquête et la plus douce consolation de son laborieux apostolat.

* * *

La gamine de naguère était devenue une grande et ravissante jeune fille ; seule l’exquise candeur de son âme, qui se reflétait tout entière dans son limpide et doux regard, égalait sa beauté.

Plusieurs jeunes et honnêtes ouvriers d’alentour avaient sollicité la main de la protégée de sœur Thérèse ; mais dans l’intime de son cœur l’angélique jeune fille s’était déjà donnée à Dieu. Elle s’était sentie attirée de bonne heure vers une vocation plus haute et plus sainte que celle du mariage ; elle aussi avait rêvé de revêtir un jour les pieuses livrées des Filles de Saint Vincent de Paul, dont une avait fait son bonheur…

L’ouvrier adorait sa fille, elle était si sage et si belle ! Lorsque les camarades de l’usine lui disaient : « Père Rancurel, savez-vous que vous avez un joli brin de fille,  » le bonhomme en devenait cramoisi de plaisir et d’orgueil. Il regrettait amèrement de lui avoir fait une enfance si malheureuse ; mais la bonne jeune fille avait pardonné et oublié.

Il se plaisait en son petit logis, qu’ensoleillaient les printaniers vingt ans de Marie-Louise. Nul n’aurait reconnu dans les deux riantes chambrettes l’infect taudis de jadis. Depuis longtemps, grâce à la maternelle sollicitude de sœur Thérèse, la misère avait fini par faire place à un certain bien-être qui s’était accru encore depuis que la jeune fille, ouvrière économe, habile et diligente, avait augmenté par son propre gain le salaire de l’ouvrier. On aurait dû être complètement heureux dans ce foyer. Cependant il y avait dans les grands yeux d’azur de Marie-Louise une expression mélancolique laquelle, tout en ajoutant un charme de plus à son délicieux visage, révélait un secret chagrin. Malgré les délicates industries de sa filiale tendresse pour arracher son père à l’empire de sa funeste passion, celui-ci en était toujours le docile esclave. À la moindre tentation ses bonnes résolutions s’évanouissaient ; la « Boisson », cette implacable ennemie du bonheur domestique, continuait de démoraliser l’intelligence, l’âme et le cœur du travailleur dans ses vapeurs abrutissantes.

Marie-Louise priait avec toute la ferveur de son cœur virginal pour la conversion de cette âme si chère. Quand elle entendait, à l’heure ordinaire où l’homme rentrait chez lui, un pas lourd qui butait à chaque marche de l’escalier, elle soupirait douloureusement, et tandis que l’ivrogne, après s’être laissé tomber sur sa couche, dormait l’épais sommeil de l’ivresse, la pure enfant se prosternait et répandait des pleurs au pied du crucifix, divin consolateur et suprême réconfort des plus amères détresses et des plus désespérantes douleurs. Lorsque les premières lueurs de l’aube venaient de nouveau éclairer le logis, bien souvent Marie-Louise priait et pleurait encore…

* * *

« Eh bien, ma chère enfant, aurais-tu une bonne nouvelle à m’apprendre, que tu me sembles plus joyeuse que de coutume ? » — questionnait affectueusement sœur Thérèse en caressant de sa main fine et pâle le front lisse de sa protégée — est-ce que ton père se corrigerait ?…

— Je crois, ma sœur, et je suis même convaincue, que mes vœux seront bientôt comblés — répondit la jeune fille.

— Vraiment petite ! mais d’où te vient cette heureuse certitude ?

— C’est que pour fléchir le bon Dieu j’ai enfin pris le bon moyen.

— Comment cela — répliqua la bonne religieuse intriguée — ne pries-tu pas, depuis longtemps, avec une courageuse persévérance ?

— Oui, seulement pour triompher de la triste passion, qui efface de jour en jour dans l’âme de mon père les sentiments chrétiens de son enfance et de sa jeunesse et le ravale au rang des êtres sans raison, la prière seule ne suffit pas, il faut y joindre le sacrifice ; alors…

Elle s’arrêta hésitante.

— Alors ? — insista sa maternelle amie, subitement inquiète.

— Marie-Louise approcha ses lèvres de l’oreille de sœur Thérèse et lui confia tout bas ce qu’elle aurait tant voulu garder secret. Celle-ci tressaillit. « Oh, ma fille » s’écria-t-elle dans un accent de douloureux reproche — qu’as-tu fait ? non, le bon Dieu n’en demande pas autant.

— Laissons-le faire — interrompit doucement la pieuse enfant. — Ayant dit ces mots, elle tendit son front au baiser de sa chère confidente, afin de prendre congé d’elle.

— Tu me quittes déjà, Marie-Louise ?

— Eh oui, ma sœur, bien à regret, je vous assure ; car, après les heureux moments que je passe en l’intimité du bon Dieu, je n’en goûte point de meilleurs que ceux que je vis ici, en votre aimante compagnie ; mais aujourd’hui c’est le jour de « paye » et vous savez que c’est en même temps un jour de tentation pour mon père ; de plus c’est son anniversaire, aussi lui ai-je préparé, pour la circonstance, une petite surprise et j’ai même ajouté un petit « extra » au menu d’habitude. Pensez s’il va être content !

Pour ces raisons je veux tâcher de le rencontrer à la sortie avant que les camarades ne l’entraînent au bar. Au revoir, ma sœur, priez bien pour moi et… pour lui ! »

Pendant que Marie-Louise s’éloignait, débordante de santé et de jeunesse, sœur Thérèse la suivait des yeux et murmurait, en joignant les mains dans un geste suppliant : « Mon Dieu, mon Dieu ! ne permettez pas cela, ah ! non, pas elle… »

Pour arracher l’âme de son père à l’empire de la triste passion qui le dominait chaque jour davantage, Marie-Louise, dans son héroïque pitié filiale, avait offert sa vie à Dieu.

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* * *

Sœur Thérèse venait de s’endormir. Son repos était, certes, bien gagné ; car la journée avait été des mieux remplies.

Entre les heures consacrées aux soins des bambins de l’asile, la digne fille de Saint-Vincent de Paul allait porter aux pauvres souffrants, qui ne pouvaient venir à elle, ses consolations et ses remèdes. Elle avait tant gravi d’étages ce jour-là que ses jambes, infatigables pourtant, ne la portaient plus. Cependant, avant de demander au sommeil la réparation de ses forces épuisées, la chère sœur avait bien longuement prié pour l’enfant chérie de son âme et pour la conversion du malheureux alcoolique, qui, sans sa coupable habitude, aurait fait, certainement, un honnête ouvrier et un excellent chrétien.

Tout à coup, elle fut réveillée par le timbre du dispensaire que son humble cellule avoisinait. « Ce doit être un malade bien pressé » — se dit-elle. — En hâte elle se rendit à sa pharmacie. En ouvrant la porte elle reconnut une femme du quartier. Venez vite, ma sœur, lui dit celle-ci — le père Rancurel m’envoie vous chercher. Paraît que sa fille, « file du mauvais coton » à c’t’heure. »

Sans en entendre plus, atterrée par la brusque nouvelle, mais dominant son émotion, sœur Thérèse accourut au chevet de Marie-Louise. Celle qui l’avait quittée quelques heures auparavant, parée de sa fraîcheur et de sa grâce printanières, était étendue sur un lit de douleur et semblait privée de vie. Auprès d’elle, à genoux, arrosant de ses larmes et couvrant de baisers la petite main, qui pendait inerte sur le couvre-lit de cretonne fleurie, le père Rancurel, écrasé par ce subit malheur, pleurait et répétait, entre deux sanglots : pardon, pardon…

Quand la jeune malade aperçut sa sainte amie, un doux sourire irradia son pâle et beau visage ; en retour les pleurs de l’homme redoublèrent. Malgré la muette, mais suppliante protestation qui se lisait dans les grands yeux de Marie-Louise, son père fit à sœur Thérèse le tragique récit suivant.

« Je sortais de l’usine, bien décidé ce soir d’aller tout « droit à la maison, — mes longs retards chagrinent tant la petite ! — seulement ma volonté est toujours vaincue par ma vilaine passion. Tout comme les autres fois, je cédai à la tentation, jointe aux instances des camarades, et j’entrai, avec eux, à l’estaminet qui fait face à la fabrique.

« Nous avions bu deux « tournées » lorsque le contremaître en proposa urne troisième, afin — me dit-il — d’arroser ma cinquantaine.

« On commençait à voir trouble ; l’absinthe surchauffait déjà nos cerveaux ; j’étais le plus excité de l’infernal groupe.

« Tout à coup les refrains obscènes, qui alternaient avec les disputes, cessèrent brusquement. Timide, mais résolue, Marie-Louise venait d’entrer !

« Saisi par cette apparition inattendue, honteux d’être surpris par ma fille en une telle société, si peu digne d’un honnête homme, je me disposais à la suivre ; lorsque je vis le contre-maître — un débauché sans pareil — s’approcher d’elle. Un moment il fut comme décontenancé devant l’attitude énergique et fière de ma vertueuse enfant ; mais, enhardi par les rires et les encouragements cyniques des buveurs, il recouvra toute son audace et saisit sa proie.

« D’un bond de fauve je sautai sur le misérable et délivrai mon ange de sa brutale étreinte. Alors, furieux de sa défaite, il s’empara d’une des bouteilles que nous venions de vider ensemble et d’un geste menaçant il la brandit au dessus de ma tête. Hélas ! le projectile, lancé d’une main dont la rage décuplait la force, s’abattit, en un choc terrible, sur la poitrine de mon enfant chérie qui, pour parer le coup, s’était, d’un mouvement rapide, placée entre mon agresseur et moi. Elle jeta un cri et tomba sans connaissance à mes pieds. Un flot de sang jaillit en même temps de sa bouche.

« Soudainement dégrisé, fou de désespoir et de douleur, je la relevai et portant dans mes bras mon précieux fardeau je m’enfuis du bouge de malheur. »

Le pauvre homme se tut, les sanglots le suffoquaient. Un nouveau flot de sang vint empourprer les lèvres de l’angélique malade. Son regard doux et résigné se fixait avec une tendre pitié sur son père ; mieux que des paroles il lui disait : je vous pardonne…

* * *

Ni les soins maternels de la bonne sœur Thérèse, ni les efforts opiniâtres de la science, stimulée par la charité ; ni la jalouse et paternelle tendresse de Rancurel ne purent rendre à la vie la douce petite Marie-Louise. Son sacrifice était accepté. Elle était assez pure, la sainte enfant, pour que Dieu trouvât une satisfaction suffisante dans ce volontaire holocauste ; en retour Il se réservait d’exaucer les pieux désirs de son humble créature au delà de ce qu’elle avait souhaité.

Un soir que la jeune malade se sentait plus faible que d’ordinaire, comprenant que la mort n’était plus pour elle qu’une question d’instants, elle appela son père qui pleurait silencieusement dans un coin. Rassemblant le peu de force, qui lui restait, elle lui exprima ses dernières volontés. Auparavant, elle voulut le consoler et lui prouver que dans les tristes circonstances, qui venaient si soudainement de bouleverser leur existence, il ne fallait y voir que la volonté de Dieu.

« Mon père — lui dit-elle d’une voix, où passait tout son amour filial — ne vous désolez pas. Je m’en vais vous quitter, mais il le faut pour notre mutuel bonheur. Je meurs parce que Dieu le veut ; ma mort c’est votre vie, la mienne sera la rançon de votre âme. Pour la sauver il n’y avait que le sacrifice, c’est le « moment de l’accomplir. Votre généreuse acceptation de l’épreuve effacera le passé et vous soutiendra dans les luttes du présent. »

L’infortuné père écoutait sa fille avec un religieux respect ; il se sentait en présence d’une sainte ; la grâce transformait déjà son cœur : il était converti !

La mourante reprit : « Vous romprez avec votre mauvaise habitude, n’est-ce pas ? Surtout je vous demande de revenir aux sentiments chrétiens, qui faisaient autrefois l’honneur et la joie de votre vie.

— Devant Dieu qui nous voit et nous entend, ma fille, je te le jure, dit l’homme en levant sa main tremblante vers le crucifix appendu à la muraille de l’alcôve.

— Je voudrais — dit Marie-Louise — vous adresser une prière !

— Parle, mon enfant aimée, tes volontés seront sacrées pour moi.

— « Quittez la ville, elle ne peut qu’être dangereuse pour votre âme ; ses séductions et ses tentations vous enlaceraient malgré vous dans ses pernicieux filets. Vous seriez encore vaincu. Redevenez le paysan de naguère. Retournez à la terre ; elle sera votre plus sûre amie et votre meilleure sauvegarde. Auprès d’elle vous retrouverez les pieuses traditions et la foi bénie de votre enfance, dont elle est la vigilante gardienne. »

Il dit : je partirai…

— Oh merci ! — répondit la malade — et portant à ses lèvres, glacées déjà par l’approche du trépas, la main caleuse de l’ouvrier. — Elle murmura : À présent, père, je puis mourir car vous êtes sauvé !

Ce furent ses dernières paroles

Quelques heures plus tard les célestes phalanges comptaient dans leurs rangs un ange de plus !

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* * *

Le père de Marie-Louise a scrupuleusement obéi aux volontés dernières de sa fille. Il est retourné au village emportant avec lui la dépouille chérie, qu’il n’a pas voulu laisser dans ce Paris, qui lui a gâté les meilleures années de son existence et ravi son unique enfant.

Depuis la mort de la jeune fille jamais un verre d’alcool n’a approché les lèvres de Rancurel. Non-seulement il est au nombre des plus sobres du pays ; mais le vieux pasteur qui dessert le hameau ne compte pas de paroissiens plus assidus que sa « chère brebis retrouvée. » Chaque matin, avant de se rendre aux champs, le brave paysan entend dévotement la messe et lorsque, le soir, il regagne le village, il ne manque pas, après avoir souhaité un « bonsoir » au bon Dieu, d’aller s’agenouiller sur la tombe fleurie de Marie-Louise, qui dort son dernier sommeil à l’ombre de l’humble église où elle fut baptisée et dont elle aimait tant à se souvenir.

Depuis que Rancurel est revenu au pays les pauvres de la localité, voire même ceux d’alentours, sont plus largement secourus. Ceux-ci ignorent le nom de leur généreux bienfaiteur, nul doute qu’ils l’ignoreront longtemps encore ; car, lorsque ce dernier remet au bon curé la recette presque entière du fruit de ses récoltes, il ne manque pas d’ajouter : « Surtout, Monsieur le curé, ne dites rien ; il suffit que l’on sache Là-Haut, je ne veux point d’autres récompenses. »

Chaque soir, durant les longues veillées d’hiver, Rancurel va trouver le pieux curé, son meilleur ami à cette heure. Entre deux parties de cartes on cause un peu de la « petite » que celle-ci a faite enfant de Dieu et de l’Église. Dans son cœur le bon vieux prêtre la canonise déjà et dans ses difficultés il lui arrive bien souvent d’appeler à son secours l’ancien « petit agneau » de son humble bercail. Le sacrifice de Marie-Louise porte ses fruits. Son père est un des plus zélés apôtres de la ligue de la tempérance. Il a déjà entraîné à sa suite presque la moitié des hommes de son village, et il dit qu’il ne veut pas mourir avant de les avoir tous enrôlés. C’est là son œuvre par excellence. Il lui consacre sa vie, son temps, son argent et tout son cœur !

Tout dernièrement le père Rancurel écrivait à la chère sœur Thérèse dans une orthographe des plus fantaisistes mais où son âme simple, bonne et naïve se révèle tout entière, la touchante lettre suivante :

Ma chaire seure

Je viens par la praisante vous aprandre une bone nouvelle qui j’en suis certain vous fera un grand plaisier. Ce matin j’ai été élu, à l’unanimité par le conseil de la société de tamperance « praisident » de la dite société. Ça vous prouve qu’on est un home qui tient ses praumesses…

Monsaignieur l’Evaique est venu présider la çairémonie : Il a dit comme ça. « La société de la tempérance est uniquement compausée d’homes de cœur et de courage. C’est une falange d’élites qui fait honeur à la Patrie, vous, mon chair ami, par votre bone conduite, votre sobriaité, votre piété, voue avé mérité d’être nomé « génairal » de ce vaillant bataillon ; je vous en failicite. Ne vous arrêté pas dans cette voix glorieuse. Enrôlé dans votre noble sociaité de nouveaux camarades afin que vous mainteniez toujours votre premier rang parmi les ligues de la région. » il a dit encore bocoup de belles choses mais j’ai pas pu tout retenir, peut être bien que ça me reviendra, alors je vous conterai ça de vivevoi.

En partant Monsaignieur m’a sairé la main vous pansez si le Père Rancurel était fier ? j’en suis encore tout ému…

Depuis que j’ai brisé avèque la « gueuse » qui ruinait ma santé et perdait mon âme, j’ai quasiment rajeuni, et je me porte bien. Je crois que le bon Dieu et Marie-Louise doivent être contants de moi, n’est-ce pas ma seure ? Moi aussi, je suis bien contant.

J’irai biento vous fère une visite en attendant je me signe votre humble sairviteur.

Hypolite Rancurel.

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À la tombée du jour, fier et heureux, le brave père Rancurel s’en allait déposer sur la tombe de sa fille, son insigne de président…