Cœur magnanime/Une Âme de Prêtre (nouvelle)

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Une Âme de Prêtre

(Nouvelle)

Tandis que la gent enfantine du hameau de Moustiers-Saint-Louis allait se dédommager sur la place ombragée de l’église du supplice d’une longue heure d’immobilité, le bon Abbé Montmoret, le catéchisme achevé, regagnait d’un pas précipité son modeste presbytère. À la hâte il prit quelques hardes, une minuscule statuette de la Vierge, son bréviaire et un crucifix, puis il enferma le tout dans un petit sac de cuir dont les coins usés dénotaient un long usage.

La vieille Annette, qui depuis bientôt trois lustres se dévouait à son service, l’aidait, tout en s’essuyant furtivement les yeux, dans ses préparatifs de départ.

— Alors, lui dit-elle, de ce ton bourru qui ne la quittait guère, ce qui ne l’empêchait point d’être la meilleure et la plus sensible des créatures, alors, vous n’voulez pas toucher à vot’dîner ? ça n’a vraiment pas d’bon sens d’se mettre en route avec l’estomac creux… Vous devriez ben, au moins, prendre vot’potage.

— Je suis trop pressé, ma bonne Annette, répliqua l’Abbé, dans un quart d’heure le train sera en gare, j’ai tout juste le temps de m’y rendre ; mais consolez-vous, vous n’aurez pas allumé vos fourneaux en vain, le bon Dieu ne manquera pas de vous envoyer tout à l’heure quelque pauvre hère affamé, lequel, je vous assure, fera plus d’honneur que moi-même à votre menu.

La vieille servante haussa les épaules en marmottant entre ses dents : Y sera ben toujours le même. — Vous r’viendrez vite ? questionna-t-elle sur un ton mi-fâché, mi-désolé.

— « Certainement ; ce n’est qu’une absence d’une quinzaine de jours au plus, il faut que je sois de retour pour la Semaine Sainte et nous sommes déjà à la mi-carême. Allons, ma bonne, ayez courage, ne pleurez plus et priez pour moi ; surtout ne rebutez point les pauvres qui viendront frapper à la porte de la cure, ce sont, vous le savez, les amis de prédilection de Notre-Seigneur et les miens, traitez les donc en conséquence ; n’oubliez pas non plus de porter chaque jour du bouillon à la veuve du vieux Batiste, soignez-vous aussi ; adieu ! »

Dix heures plus tard, le pasteur de Moustiers-Saint-Louis battait le pavé de la capitale où s’étaient écoulées son enfance et sa jeunesse, et qu’il n’avait plus revue depuis de longues années. Une triste nécessité l’y ramenait aujourd’hui… Après avoir longtemps marché à travers les rues de la métropole, il s’arrêta soudain devant un vaste bâtiment dont la vue le fit douloureusement frissonner ; alors il traça dévotement sur son cœur le signe de la croix en murmurant : Mon Dieu, je vous l’offre ! et, subitement rasséréné, il entra…


II


L’Abbé Joseph Montmoret était le fils d’un soldat et d’une sainte.

Il avait hérité de la bravoure de son père et de la piété, à la fois virile et tendre, de sa mère.

Son enfance et son adolescence s’étaient conservées dans une entière innocence ; le jour de sa première communion le petit Joseph avait eu le rare privilège d’apporter à son Dieu un cœur paré encore de sa candeur baptismale.

L’expression de sa physionomie, ouverte et résolue, révélait une âme droite et une énergie peu commune : il y avait en lui l’étoffe d’un saint et d’un héros.

Un jour — Joseph Montmoret venait d’atteindre sa seizième année — il se présentait devant le vaillant général de Charette, lequel se disposait avec l’aide de ses zouaves, à voler au secours de l’illustre Pie IX dont les états avaient été envahis par les troupes de Garibaldi.

« Mon Général — lui dit l’adolescent d’un ton ferme et décidé — je viens solliciter la faveur d’être enrôlé dans votre bataillon.

— Mais, répliqua Charette, ému néanmoins de la noble démarche de l’enfant, tu es bien jeune pour t’exposer au feu de l’ennemi.

— J’ai seize ans, mon général, et je suis orphelin ; si je meurs au combat je ne ferai donc faute à personne ; puis je suis fils de militaire ; mon père, ajouta-t-il, avec une flamme dans les yeux, était un des héros de Malakoff, il est mort au champ d’honneur ; son sang valeureux circule dans mes veines ; qu’importe mon âge, du moment que je puis tenir un fusil et que je n’ai pas peur.

Joseph plaida si bien sa cause que moins d’un mois après il se battait comme un vieux brave sous les murs de Castelfidardo.

Le courage et l’intrépidité du petit zouave avaient fait l’admiration de ses compagnons d’armes.

Dix ans plus tard, Montmoret se signalait de nouveau par sa bravoure. Son héroïque conduite à Patay et à Loigny lui valaient le grade de sergent et la médaille.

Le succès côtoyait sa destinée ; sa belliqueuse ardeur faisait présager un soldat d’avenir ; mais le sergent Montmoret rêvait autre chose que la gloire humaine, depuis longtemps il aspirait au sacerdoce ; il voulait être prêtre et le devint…


III


Au lendemain de son ordination, Monseigneur, en lui assignant son nouveau poste, lui disait, non sans émotion : « Mon fils, la paroisse de Moustiers-Saint-Louis, qu’aujourd’hui je confie à votre ministère, est hélas ! peu fervente. Je vous avertis que vous aurez beaucoup à souffrir et beaucoup à lutter pour opérer quelque bien ; mais ce qui me rassure, c’est que vous devez être aguerri au combat ; car, ajouta malicieusement le prélat, le sergent Montmoret ne doit pas être tout à fait mort en vous. Courage, mon cher enfant, Dieu vous secondera dans votre pénible tâche et j’ai la douce confiance que Sa grâce et votre zèle ne tarderont pas à accomplir des prodiges. »

Le Dimanche suivant le nouvel ordonné prenait possession de sa petite cure. Monseigneur avait dit vrai, les habitants de Moustiers-Saint-Louis, en matière de religion, vivaient dans la plus insouciante indifférence ; le pauvre prêtre en fut navré ! Sur les trois cents foyers qui composaient sa petite paroisse, c’est à peine si le quart assistait à la messe le dimanche et encore dans ce faible nombre fallait-il inclure quelques hommes, qui abandonnaient aux femmes la pratique du devoir pascal.

L’Abbé Montmoret, les premières heures d’abattement passées, retrouva bien vite son énergie native : il n’était point homme à gémir et à laisser faire. Au soir de sa première journée d’apostolat, qui lui avait fait prévoir tant d’obstacles, il s’agenouillait aux pieds de la Sainte Vierge, et dans un langage plein de foi et quelque peu original — derniers vestiges de sa primitive carrière — il lui disait : « Ma bonne Mère, si vous le voulez, eh bien ! nous allons travailler à nous deux. Le diable je le vois, a établi ici ses quartiers généraux, il faut que nous l’en délogions et que nous lui arrachions les pauvres âmes qu’il tient sous son infernale domination. L’ennemi est puissant, j’en conviens. Seul je ne pourrai le vaincre ; mais vous, ma bonne Mère, l’Écriture nous le dit « vous êtes terrible comme une armée rangée en bataille » ? Si donc vous êtes avec moi le succès est certain et tous les mécréants de Moustiers-Saint-Louis ne tarderont point à devenir des chrétiens modèles. Vous serez mon « général » et moi je combattrai sous vos ordres. Je sais quelles sont les armes qu’il va me falloir opposer à l’astucieux adversaire que je veux vaincre ; « il me faudra beaucoup prier, beaucoup souffrir ; mais, bah ! j’ai été soldat, je suis accoutumé à la dure ; allez, ne m’épargnez pas. Je suis prêt à tout, j’accepte tout et j’abandonne entre vos mains mes chétifs mérites pour que vous en disposiez en faveur de mon petit troupeau que je veux, coûte que coûte ramener au bercail de la Sainte Église. »

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Une telle charité ne pouvait demeurer stérile. Au bout de quelques mois d’un laborieux apostolat l’Abbé Montmoret récoltait les premiers fruits de ses longues prières et de ses généreuses expiations.

Quelques hommes eurent alors le courage d’abdiquer avec le respect humain. Tout d’abord leur conversion ne se borna qu’à la sanctification des quatre fêtes d’obligation ; heureusement ils ne s’arrêtèrent point à ce premier effort ; l’année suivante ils faisaient leurs pâques et devenaient, pour tout de bon, des catholiques pratiquants.

La moitié du sexe fort de Moustiers-Saint-Louis suivit le bon exemple et l’autre moitié — à l’exception de deux — faisait prévoir un bon retour.

Le saint prêtre jubilait ! Cependant il y avait une ombre dans sa joie : il comptait dans son petit troupeau, qu’il aimait si tendrement, deux brebis rebelles ! Que de larmes et de souffrances elles lui coûtaient…

L’une était l’aubergiste. Isidore Figarol, « l’esprit fort » du village. Il avait voué au digne curé une irrémissible haine, laquelle remontait bien loin, au temps où Figarol et l’Abbé Montmoret étaient ensemble sous les drapeaux.

Un jour le premier avait pris à parti un petit soldat breton, nouvellement arrivé à la caserne et qu’il avait surpris faisant sa prière. Le pauvre malheureux semblait comme écrasé par les moqueries et les éclats de rires que provoquaient les méchants propos de Figarol. Soudain l’insulteur se sentit saisi par deux mains puissantes.

« Demande pardon à cet enfant, misérable — lui dit son agresseur, en le ployant de force sur ses genoux. »

Figarol ne se sentait point de taille à lutter avec l’hercule qui venait de fondre si opinément sur lui : les muscles puissants du sergent Montmoret en imposaient au régiment. Le vaincu n’avait pas d’autre ressource que celle de s’exécuter ; il le fit la rage dans le cœur ; à partir de ce jour, le petit breton put prier à son aise : il avait un protecteur ; en retour le généreux sergent s’était fait un ennemi.

On juge avec quelle exaspération Figarol avait accueilli la nouvelle de la nomination de l’ex-sergent Montmoret à la cure de Moustiers ; la vue de l’Abbé évoquait à chaque fois le souvenir de l’affligeante humiliation et attisait sa sourde rancune. Pour soulager sa bile il ne manquait pas, toutes les fois qu’il le rencontrait — ce qui se produisait souvent car l’auberge et le presbytère se faisaient vis-à-vis — de vomir à la face du prêtre un flot d’injures, auxquelles celui-ci ne répondait que par un regard de douce pitié.

La seconde brebis réfractaire était Rampal, le garde champêtre du pays et l’ami « intime » de l’aubergiste.

Rampal, néanmoins, ne se tenait à l’écart du prêtre uniquement que pour se calquer sur Figarol, qui incarnait à ses yeux le « savoir » et le « progrès ». Dans son « for intérieur » il s’avouait que ce curé aux allures si franches, à la soutane râpée, paternel soutien des veuves et des orphelins du pays, bienfaiteur inépuisable des miséreux, et qui, à l’exemple de son divin Maître, « passait en faisant le bien », était tout de même un bon zigue. »

Cette muette sympathie à l’égard de l’excellent prêtre était partagé par le petit Rémi, l’unique enfant de l’irascible aubergiste. Figarol adorait son fils ; en lui il retrouvait les traits charmants de sa défunte femme, qu’il avait passionnément aimée, bien que — selon l’expression du bonhomme — elle avait été, elle aussi, une esclave du « fanatisse ». À l’inverse de son mari elle avait été fidèle à la foi de son enfance.

La douce créature avait à peine eu le temps d’entrevoir les joies de la maternité ; le soir du jour où le petit Rémi faisait son apparition en ce monde, elle était entrée dans son éternité.

Les théories athées de Figarol ne pénétraient que très difficilement dans la petite cervelle de l’enfant ; il avait peine à reconnaître un « ennemi » dans cet homme si bon qui, tout en lui caressant familièrement la joue, lui disait d’un ton si doux chaque fois qu’il le trouvait sur son chemin : « bonjour mon petit Rémi. »

Le cœur de l’homme de Dieu se serrait douloureusement à la pensée de ne pouvoir former à Jésus-Christ cette petite âme qu’il soupçonnait si candide ; cependant il espérait toujours, et persévérait dans ses ardentes supplications et ses effroyables austérités.


IV


Un dimanche matin, à la sortie de la grand’messe, le tambour de Rampal, qui joignait à ses fonctions de garde-champêtre celle de crieur-public, assemblait sur la place de l’église toute la population de Moustiers-Saint-Louis. Après avoir donné lecture d’un arrêté de Monsieur le Maire, il avertissait, à l’épouvante générale, les habitants du hameau et des campagnes avoisinantes de se tenir en garde contre un chien atteint de l’hidrophobie. lequel avait été aperçu rôdant dans les environs. À l’annonce de cette terrifiante nouvelle le village se transforma aussitôt en un véritable désert. Pour ces braves gens accoutumés au grand air, cette rigoureuse claustration finissait par tourner au « carcere duro » ; aussi les premiers jours de frayeur passés, le hameau reprit peu à peu son aspect normal ; d’ailleurs, pensait-on, l’animal redouté devait, depuis le temps, être enfin abattu, et l’on n’y songea plus…

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C’était une belle matinée de Mars ; un printemps précoce attirait au dehors tous ceux que la maladie ou l’infirmité ne condamnait point à une réclusion forcée. La marmaille des deux sexes de Moustier-Saint-Louis évoluait, selon son habitude, sous les platanes séculaires.

L’aubergiste et sa fidèle « doublure » causaient sur le seuil de l’auberge. Le premier, afin de n’en point perdre l’habitude, déblatérait à son aise contre son « ennemi » lequel, à ce moment, prodiguait ses consolations à un pauvre moribond voisin de Figarol.

— « J’aurais jamais crû, disait Rampal, que l’vieux père Batiste fut un « mange bon Dieu » ; paraît que l’curé l’a « arministré » à matin.

— C’est tout bonnement pour faire plaisir à sa femme, que l’bonhomme s’est confessé, répondit Figarol d’un ton dédaigneux.

— Hum ! l’vieux est pas si galant q’ça envers sa moitié ; même que lorsqu’il avait bu son coup — c’qui lui arrivait souvent — y cognait dur sur la malheureuse ; ça doit pas être pour elle, certain, qu’il s’fait dévot à c’t’heure.

— Alors, reprit l’aubergiste, c’est q’la « robe noire » l’a sans doute « hisnostisé ».

Le garde-champêtre, peu familiarisé avec les « mots modernes » dont son ami affectait — tout en les écorchant — de saupoudrer ses virulents discours, écarquillait ses bons gros yeux, n’y comprenant goutte.

— « Hinostisé » — expliqua le « savant » Figarol ça signifie, comme qui dirait : ensorcelé. »

Cette fois l’obtus Rampal avait saisi. « Alors — répliqua-t-il — c’est un bon sort que l’curé a jeté au père Batiste, car depuis qui va chex eusses il est doux comme un agneau. »

L’apparition du prêtre mit fin à la controverse que décidément cet « encroûté » de Rampal engageait dans un terrain dangereux.

Au moment où l’aubergiste s’apprêtait à lancer à la face de l’homme de Dieu son insulte coutumière, le cri : garez-vous ! retentit dans le village ; un « sauve qui peut » général s’ensuivit. Les enfants, instinctivement, se précipitèrent dans l’église, dont ils étaient proches ; seul, le petit Rémi n’osa les suivre, son père lui ayant toujours formellement interdit d’en franchir le seuil. Affolé, il se dirigeait en courant du côté de l’auberge, lorsque l’affreuse bête, les yeux injectés de sang, la gueule écumante, arriva sur la place. L’enfant poussa un cri terrible… D’un bond l’Abbé Montmoret vola à son secours et tout en faisant à Rémi un rempart de son corps il saisit entre ses mains puissantes le cou de l’animal. Il ne lâcha prise que lorsqu’il s’aperçut que sa proie ne bougeait plus.

L’acte héroïque du prêtre vola de bouche en bouche ; en moins de temps toute la paroisse se trouvait réunie autour de son pasteur ; mais celui-ci, interrompant leurs félicitations, les invita à remercier Dieu dont, disait-il — je n’ai été que l’humble instrument.

Ce ne fut que lorsqu’il leva sur eux sa main bénissante qu’on s’aperçut qu’elle était ensanglantée… La consternation gagna tous les cœurs.

« Rassurez-vous — dit le généreux pasteur — les blessures, voyez-vous, ça me connaît, et il leur désignait la large balafre qui traversait son noble front ; la dent d’un chien, poursuivit-il, en s’efforçant de sourire, est moins cruelle que le sabre d’un teuton, je guérirai plus vite de cette plaie que de la première et son souvenir me sera moins amer car au moins cette fois il me rappellera une victoire ! »

Cette sublime réponse fut accueillie par un formidable hourrah. La voix tonnante de Figarol et celle de sa « doublure » dominèrent toutes les autres… Quelques instants après, l’aubergiste, endimanché et conduisant par la main son petit Rémi, qui était tout à fait remis de sa récente émotion, frappait à la porte du presbytère dont il s’était juré de ne jamais aborder le seuil. En présence de l’Abbé Montmoret il voulut parler, il ne le put, les larmes étouffèrent sa voix ; alors, dans un geste de gratitude, il prit la main bandée du prêtre et la porta à ses lèvres : l’opiniâtre rancune, qui depuis si longtemps rongeait le cœur de Figarol, s’était soudain évanouie pour jamais…

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V


Sur les instances de ses ouailles, l’abbé Montmoret, comme nous l’avons vu, s’était rendu à l’institut Pasteur de Paris. L’illustre fondateur avait voulu lui-même soigner l’héroïque malade ; le cas était d’ailleurs des plus graves : dans la lutte l’animal avait mordu à plusieurs reprises son courageux adversaire, inoculant à chaque morsure son virus mortel ; néanmoins l’exceptionnelle constitution de l’Abbé Montmoret et les soins intelligents et dévoués de l’éminent praticien firent entrevoir une heureuse issue.

Un matin, tout joyeux, Pasteur annonçait à son cher patient que la guérison était à présent une certitude ; « Plus que quelques semaines de repos, ajoutait l’homme de l’art, et vous serez sauvé. »

— Docteur, répondit le malade, il faut qu’aujourd’hui même je sois à mon poste.

— Mais c’est impossible, répliqua Pasteur, votre imprudence risquerait de neutraliser les heureux effets du traitement, attendez qu’il s’achève ; peut-être est-ce pour vous une question de vie ou de mort !

— Le motif qui me pousse à retourner dans ma paroisse est plus grave encore, car il s’agit des âmes. J’ai dans mon petit troupeau deux brebis rebelles ; peut-être qu’à cette heure elles sont disposées à rentrer à la bergerie, si je laissais passer ce temps de grâce et de miséricorde, je sens qu’il serait trop tard ; je me dois avant tout au salut de ceux que Dieu m’a confiée. Advienne que pourra de ma santé.

— Je ne vous retiens plus, lui dit alors le pieux savant : une âme qui a coûté le sang d’un Dieu vaut bien la vie d’un homme ; allez, Monsieur l’Abbé, je vous approuve et je voue admire. » — Et ces deux cœurs si dignes l’une de l’autre, au moment de se séparer, se rapprochèrent dans une fraternelle étreinte…

Mon Dieu, disait Pasteur, tandis que l’homme de Dieu s’éloignait, donnez à votre Église beaucoup d’apôtres semblables à l’Abbé Montmoret.

Seigneur, répondait comme un écho la voix du saint prêtre, accordez aux savants de nos jours la foi et l’humilité du docteur Pasteur.


VI


Le retour de l’excellent curé de Moustier fut accueilli par une joie délirante. Lui aussi était tout joyeux de se retrouver au milieu de ses chères ouailles, qui, à présent, il le sentait bien, ne formait plus avec lui qu’une âme et qu’un cœur.

Une douce consolation l’attendait au soir de la veille de Pâques : dans les deux premiers pénitents qui vinrent s’agenouiller à ses pieds il reconnut… l’aubergiste Figarol et sa fidèle « doublure » !

Le saint prêtre exultait. Il lui aurait fallu remonter bien loin pour retrouver un bonheur semblable à celui dont il jouissait à cette heure ; depuis le jour où, pour la première fois, l’âme débordante d’amour et d’allégresse, il avait gravi les marches du sanctuaire, il ne s’était pas senti si heureux.

Les cloches de Moustiers-Saint-Louis ne carillonnèrent jamais aussi joyeusement qu’en cette fête de Pâques de l’année 18…

À la suite de son Christ, la petite paroisse ressuscitait tout entière à la vie de la grâce. Cette complète résurrection était le prix de quinze années de prières, de souffrances et de larmes ; la lutte avait été longue et combien pénible ! le généreux athlète en était sorti blessé à mort, c’est vrai ; mais que lui importait puisqu’il était vainqueur !

Avec quelle intime jubilation l’Abbé Montmoret entonna, à l’heure des complies, son « nunc dimittis ».

« Oui, mon Dieu, lui disait-il durant sa longue veille au pied du tabernacle, à présent vous pouvez rappeler à vous votre serviteur : ma tâche est achevée. Les chères brebis que vous m’aviez confiées et qui s’étaient éloignées de vous, je les ai ramenées à votre divin bercail ; je reconnais, Seigneur, que c’est là votre œuvre, moi je n’ai été que votre humble ouvrier. Je vous offre les quelques jours qui me restent à vivre et l’affreuse agonie qui m’attend, pour la persévérance de mon petit troupeau. Faites, ô mon Dieu, qu’à l’heure du rendez-vous suprême je le retrouve tout entier dans votre beau paradis.

« Je vous prie aussi pour la Sainte Église, ma mère, et pour ma tant aimée patrie, ces deux cultes de mon cœur. Pour elles seules j’ai vécu, pour elles je veux mourir. Et vous, Vierge sainte, qui m’avez conduit à la victoire ne m’abandonnez point que je n’aie remporté mon dernier combat. »

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Trois semaines plus tard, un samedi, jour consacré à celle dont il avait été le si fervent chevalier, et à l’heure même où l’Église chantait les premières vêpres du patronage de Saint-Joseph, son illustre protecteur, l’Abbé Montmoret allait recueillir au ciel la récompense promise à ceux qui ici-bas ont « combattu le bon combat. »

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La mémoire de l’héroïque prêtre est toujours vivante parmi les habitants de Moustiers-Saint-Louis. La paroisse est réputée aujourd’hui pour la plus fervente du diocèse. Figarol et Rampal sont des chrétiens modèles et leur verte vieillesse fait présager qu’ils édifieront longtemps encore le paisible hameau dont ils avaient été jadis le vivant scandale.

Si par hasard quelque « esprit fort » de passage se risque à l’auberge du vieux père Figarol, bien lui en prend de laisser à la porte ses propos sectaires et ses blasphèmes, s’il ne veut point être mis honteusement à la porte.

Chaque matin, la première action et la plus douce joie du brave aubergiste est de servir la messe au jeune desservant actuel qui n’est autre que le petit Rémi d’autrefois.