C. E. Casgrain : mémoires de famille/4

La bibliothèque libre.


IV


Les troubles de 1837 — Passage des troupes anglaises, services rendus par M. Casgrain — Sa nomination au Conseil Spécial.


Les années 1837 et 1838 fournirent à votre père l’occasion de se montrer conséquent avec les principes qu’il avait émis pendant son séjour au parlement. Ce n’est pas qu’il blâmât tout ce qu’on entreprit alors pour obtenir de l’Angleterre le maintien de nos droits, ni qu’il fut l’ennemi des intérêts des canadiens. Non ; mais aussi rempli de vrai patriotisme que tous ceux qui se retranchaient derrière ce mot, il voulut seulement essayer d’autres moyens plus en rapport avec ses sentiments, et obtenir par la douceur ce que d’autres voulaient arracher par la violence.

Et je désire vous signaler ici sa loyauté, sa prudence, la sûreté de son jugement qui lui firent prévoir, dès 1832 les tristes résultats que devaient produire les discours incendiaires des chefs de l’opposition.

Il m’écrivait, en effet, le 25 de novembre de cette même année : « Le pays se trouve actuellement plongé dans un abîme de difficultés, plus épineuses que jamais… la question de la liste civile surtout sera pour longtemps un sujet des plus grands inconvénients pour le pays, et pourrait peut-être entraîner les suites les plus fâcheuses. » Et il ajoutait le 23 février 1834 : « Je ne puis que gémir sur la triste situation de notre belle Province déchirée, comme elle est, par une faction… qui évidemment la traîne à sa ruine… »

Voulant donc éviter à nos paisibles populations du district de Québec les déplorables malheurs qui, en 1837, affligèrent les paroisses de Montréal, il mit tout en œuvre pour conserver le calme des esprits et pour les engager à seconder l’action du gouvernement dans le rétablissement de la paix.

Les soulèvements survenus dans le district de Montréal ayant obligé le gouvernement militaire de faire venir du Nouveau-Brunswick un renfort de troupes, le commissaire-général, Sir Randolph Routh, son assistant-commissaire Wilson et le Major Ingall eurent recours à votre père pour qu’il leur aidât à faciliter le passage des troupes depuis la Rivière-du-Loup jusqu’à Québec, c’est-à-dire dès leur entrée sur le territoire canadien. Or M. Casgrain sachant combien il importait à tout le pays que les troupes fussent bien accueillies dans notre localité, afin de pallier les mauvaises impressions causées par le soulèvement des paroisses des environs de Montréal, déploya toute son énergie pour faire partager là-dessus ses sentiments aux notabilités et en général à tous les habitants de nos endroits. Il fut secondé en cela par MM. Amable Dionne, Charles Têtu, Pierre et Eugène Casgrain en particulier, et par tous les MM. du clergé le long de la côte, parmi lesquels je dois citer M. le Grand-Vicaire Cadieux, M. Delâge et M. Portier.

Tous d’un commun accord s’empressèrent de favoriser le transport des troupes en pourvoyant à leur logement, et en aidant aux autorités militaires à se procurer comestibles, voitures, etc., etc. Les officiers généraux qui avaient pris conseil de M. Casgrain, suivirent ses suggestions de point en point, tant on y remarqua de jugement et de prévoyance. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les lettres suivantes.

D’abord celle-ci du commissaire général

Sir Randolph Routh :

« I received your letter of the fourteenth december in the midst of our expedition to the Grand-Brûlé. I feel very much indebted to you for your kindness and exertion on behalf of the troops. I have shown your letter to His Excellency Sir John Colborne, and he desires me to communicate to you the high sense he entertains of your good offices. All that you have done appears admirable. So much appears accomplished for the comfort of the men that it will be some time before they forget it. All that you have suggested has been acted upon. »

Et cette autre de son assistant-commissaire M. Wilson, datée de Témiscouata, 15 décembre :

« As the officer in charge of certain duties, I beg you will accept my best thanks for your valuable services, I shall acquaint colonel Booth with all your considerate arrangements in which I cannot suggest any improvements, for you have thought of more than was requisite.

« To meet a kindred spirit like your own, in loyalty and good feeling I am delighted, each circumstance that regards ourself with which I have been made acquainted since our introduction, makes me place a higher value upon your friendship and acquaintance. »

À leur sortie du Portage, M. Casgrain avait décidé que les troupes feraient étape dans les paroisses de la Rivière-du-Loup, de la Rivière-Ouelle, de l’Islet et de St.-Michel, et dans chacune de ces paroisses, il avait pris des arrangements tels que les soldats à leur arrivée y trouvèrent le logement, les provisions nécessaires et même un nombre suffisant de voitures pour leur transport : le tout aux frais du gouvernement. Mais à la Rivière-Quelle, il n’en coûta pas un sou aux autorités militaires pour le logement ; les salles publiques, et des maisons particulières ayant été mises gratuitement à la disposition des soldats.

Quant aux officiers, ils furent, partout reçus, avec l’hospitalité due à des gentilshommes. À la Rivière-Ouelle, ils furent les hôtes de notre digne curé, le Grand-Vicaire Cadieux, de MM. Pierre Casgrain et Charles Têtu, et surtout ceux de votre père, car vu l’initiative qu’il avait prise, les officiers commandants des différents corps venaient directement chez nous.

Il faut avouer que ce n’était pas une petite entreprise que de recevoir convenablement tous ces militaires parmi lesquels, on comptait des lords ; surtout quand on songe que, dans l’espace d’un mois environ, il passa trois régiments : le 43me qui précéda le 85me et fut suivi du 34me, et d’un corps d’artillerie. Jugez si la besogne devait être rude, lorsqu’en outre des mesures que votre père avait prises pour le confort des soldats, il lui fallait encore s’occuper de fêter leurs officiers. Néanmoins M. Casgrain n’épargna ni ses peines, ni ses forces, non, plus que sa bourse pour les bien traiter. Ce même hiver, notre cellier fut vidé de tout son vieux vin, car ces messieurs gardaient fidèlement les traditions de la vieille Angleterre, sachant fort bien, mais toujours en raison, voir le fond de leurs verres.

Mais nous eûmes affaire à de véritables gentilshommes, comme le témoignent plusieurs lettres qu’ils écrivirent à votre père pour le remercier. Celle-ci du colonel Booth par exemple, datée de Saint-André, 23 décembre 1837.

« Your generous sollicitude for our comfort and your most kind offer of assistance as well as hospitality is, I can assure you deeply felt and appreciated by myself and the 43d regiment… I will gladly avail myself of your unbounded liberality and kindness in sending your servant and cariole for my conveyance by availing myself of it to-morrow, and I hope to be with you about four or five o’clock in the evening… with the first division there are seven officers including myself, with the remainder six officers each division. »

Et cette autre qu’il écrivit dès son arrivée à Québec le 1er janvier 1838.

« First of all let me wish you, and your amiable lady and all your family a happy new year and many returns of them, and may all happiness ever attend you. This day, I have the pleasure to inform you the last division under captain Tryon crossed the river as the others have done without accident of any kind, and we have all been received with acclamations and warm greetings from thousands of people here ; but I never can forget that while we were in the wilderness you first stretched out the hand of friendship towards us. You prepared the way for us and made every possible arrangement in your power for our comfort, and on our arrival at the River-Ouelle, you received us with the greatest hospitality. To return all this will never be in our power and indeed the best reward a heart like yours can receive is the inward satisfaction of having most materially contributed to our comfort and assistance. I must thereford content myself with assuring that we are all truly grateful to you. You will have heard that the 34th are ordered up. So many troops passing will impose a hard task upon the hospitality of our kind and loyal friands on the road. I must not forget to mention the great kindness of your brother at l’Islet and that of Reverend M. Fortier at Saint-Michel. »

Je citerai encore une lettre de l’assistant-commissaire Wilson, afin de vous faire connaître de plus en plus, combien les autorités militaires appréciaient les services que M. Casgrain rendit aux troupes.

Le 6 janvier 1838 il lui écrivait :.

« The arrangements for the accommodation of the troops, I am aware, have given great satisfaction, the credit for which is yours… Whatever acknowledgement the 43d and 85th regiments have made to yourself and Mrs. Casgrain, you are fully entitled to all. I can assure you, each and all do feel your great attentions, and as the passing of these very fine regiments, from New-Brunswick to this com- mand, must be stamped upon the history of Canada ; so the kindness of C. E. Casgrain will ever be recollected, by these corps so long as one remains who is now numbered in either of these regiments. »

Quelques mois après passa encore un autre régiment : le 11me qui reçut le même accueil. Il était commandé par un officier très-distingué, le colonel George Goldie, qui lui aussi exprimait à votre père le cas qu’il faisait de ses services.

« I am really, écrivait-il, utterly at a loss how to express to you all my sincere feelings of thanks for your very great kindness which you have so constantly shown to myself and to every individual of my regiment, on the many occasions we passed through your part of Canada. Your marked attentions to all our wants, is the more to be valued and estimated from the fact that, without it, we should have been unable to accomplish the marches we were ordered to go through, and we must also have endured much misery and wretchedness, instead of comfort and truly kind hospitality which we received from you. All that I can say, my dear sir, is, that I shall never, as long as I live, cease to recollect with the most kindly feelings your desinterested conduct to the 11th regiment. I am quite sure every officer in it, joins me most cordially in this feeling. »

Ce colonel avait une conversation extrêmement intéressante. Entre autres sujets, il nous entretint longuement de Napoléon pour lequel il professait un véritable culte. Ayant été en garnison à Sainte-Hélène pendant l’exil de l’Empereur, il avait comme bien d’autres subi l’influence extraordinaire que l’illustre exilé exerçait sur tous ceux qui l’entouraient ; car tout le monde sait que le vaincu de Waterloo, fascinait tous les soldats anglais stationnés dans l’Île. Mais ce qui avait surtout surexcité l’enthousiasme du colonel, c’était d’avoir assisté à la mort du grand homme. Aussi nous disait-il, avec émotion, en nous montrant sa main droite : « Je suis fier que cette main ait touché celle de Napoléon. » Il attachait un grand prix à une bague renfermant des cheveux du vainqueur d’Austerlitz, et qu’il portait toujours.

Toutes les lettres que j’ai citées en disent assez pour vous faire voir la haute estime que l’on avait pour M. Casgrain.

Mais voici qui couronne tous les éloges qu’on lui adressa.

Le gouverneur sir John Colborne lui offre ses remercîments, dans le document officiel qui suit :

« Military Secretary’s Office,
« Quebec, 13th January 1838.


« Sir,

« The officers commanding the 43rd and 85th regiments having represented in strong terms your praised worthy exertions in rendering assistance, and providing accommodation for their respective corps on their late arduous march from Fredericton to Quebec, I am directed by His Excellency Lieutenant General Sir John Colborne, to convey to you the expression of his thanks for your valuable services on the occasions to which I have adverted, and to request that you will continue to assist the other divisions of troops that are expected by New-Brunswick by the same route.

« I have the honor to be, Sir,
« Your obedient humble servant,
« Wm. Rowen. »

Votre père s’était fait autant d’amis des officiers qu’il avait reçus chez lui. Aussi, quand il allait à Québec, ils se l’arrachaient pour le fêter et l’inviter à leur mess ; mais, suivant son habitude, M. Casgrain se dérobait afin de se soustraire à ces sortes d’invitations.

À cette occasion, je ne puis passer sous silence un petit trait qui fera voir la manière délicate dont quelques-uns d’entre eux savaient en user à son égard.

Lisez la lettre suivante qui parle d’elle-même :

« Mon cher monsieur Casgrain,

« Je m’empresse de saisir l’occasion qui m’est présentée, par le moyen de M. Croft, de Kamouraska, pour vous exprimer combien je suis sensible des égards et de l’hospitalité que vous avez bien voulu exercer envers moi avec tant de bienveillance et de bonne grâce. Le peu de temps, mon cher monsieur, que j’ai eu le bonheur d’avoir fait votre connaissance, suffit pourtant à m’assurer que cette bonté de caractère que j’ai remarquée en vous, vous portera à faire des excuses pour la faible manière dont je vous rends mes remercîments ; je suis sûr que vous me ferez la justice de l’attribuer à la gêne d’écrire dans une langue étrangère, et point du tout à un manque de reconnaissance. En vérité, j’aurais mieux fait de vous écrire en anglais, attendu que vous êtes parfaitement maître de cette langue, tandis que moi je connais si peu la vôtre. Mais je dois vous avouer que je me suis enhardi de prétendre vous écrire en français, parce que je me suis imaginé que vous m’en sauriez gré, comme en quelque sorte d’une politesse envers un canadien, et une preuve, pour ainsi dire, que nous autres anglais nous ne cherchons pas à faire oublier votre langue parmi nous, comme certaines personnes nous le reprochent assurément sans raison. D’ailleurs, pour ne rien cacher, il y est entré un peu d’ambition de ma part, mal entendue cependant, et qui doit échouer.

Il m’est toujours souvenu que vous aviez oublié votre promesse à la petite Suzanne,[1] par rapport aux bonbons. J’espère que vous me permettrez d’y suppléer, et je vous prie d’accepter pour elle cette petite boîte que M. Croft est chargé de vous remettre.

« Vous me ferez la faveur d’exprimer à Mme Casgrain, mieux que je ne saurais le faire, mes sentiments de respect pour elle, et de reconnaissance pour les politesses et l’hospitalité qu’elle m’a montrées dans sa maison.

« Agréez, etc., etc.

« James Wilson. »

Certes, cet effort d’imagination de la part d’un anglais, mérite bien, lui tout seul, d’être apprécié.

Sur ces entrefaites M. Casgrain fut promu au grade de lieutenant-colonel de milice (unattached) ; et à la même époque il fut nommé conjointement avec M. Amable Dionne et M. P. de Salles Laterrière membre du Conseil Spécial.

Mais son goût pour les assemblées délibérantes ne s’était pas développé depuis 1834 ; cette nomination ne lui fut pas très-agréable. Aussi écrivait-il le 29 avril 1839 :

« C’est bien malheureux de vivre ainsi : cette pauvre vie est si courte qu’il faudrait la rendre moins misérable. Ce sentiment n’est pas tout à-fait chrétien, il est vrai, et ne s’accorde pas avec le précepte de notre divin Sauveur : « Prends ta croix et suis-moi, » mais cette pauvre humanité est si faible qu’elle se montre partout. »

Voici ce qui vous donnera la mesure exacte de son patriotisme, c’est le simple exposé de ses principes ce que j’appellerai volontiers sa confession politique, franche et honnête comme l’était son cœur. Certaine mesure que Poulett Thompson voulut introduire, lui donna occasion d’écrire ce qui suit ;

« Voilà trois fois que mes malles sont faites pour partir, et trois fois que j’en suis empêché par des mesures importantes remises d’un jour à l’autre, et au sujet desquelles je dois à mon pays de constater mon vote. Je devais descendre dans le bateau qui part à l’instant.

« Nous avions devant nous le projet d’une ordonnance pour la suspension ultérieure de l’habeas corpus, qui avait été remise avec l’entente que cette question ne serait plus agitée, néanmoins on nous dit que son Excellence veut venir demain nous expliquer lui-même ses raisons pour demander la passation de cette ordonnance malgré nous, dit-on, qu’il répugne beaucoup à ses principes libéraux de passer cette mesure. Je ne crois pas à ces principes qui ne sont que dans sa bouche ; et cette mesure importante, mais odieuse, inique et injurieuse au pays, qui est dans un état de tranquillité parfaite, quoiqu’il en dise, n’est ni nécessaire ni justifiable, mais bien pour coupler avec sa fameuse dépêche de l’hiver dernier par laquelle il nous présente les canadiens, sans exception, comme des rebelles dans le cœur que la crainte seule retient. Je n’ai pas encore été ébranlé dans mes sentiments de loyauté et de dévouement au gouvernement ; mais de pareilles mesures et injustices sont bien propres à exaspérer et à changer les dispositions des personnes les plus fidèles. Encore on amène cette question non pas au commencement de la session où la plus grande partie des membres sont présents, mais à la fin lorsque chacun quitte. Néanmoins, il ne me fatiguera pas, car je resterai en dépit de lui jusqu’à la fin, s’il le faut. Il y a demain huit jours qu’il m’a accordé mon congé me disant qu’il n’introduirait rien que d’ordinaire devant le Conseil. Cependant cette suspension de l’habeas corpus est demandée. Vraiment je crois qu’on a perdu la tête. »

Avec la dissolution du Conseil Spécial se termina la vie politique de votre père, où la force des circonstances l’avait contraint de rentrer malgré lui.

De retour à son foyer, il ne s’occupa plus que de l’éducation de sa nombreuse famille que la naissance de vôtre frère René arrivée, le 4 février 1839, était venu augmenter.

Content, heureux, il mena jusqu’en 1846 cette vie douce et tranquille du gentilhomme aisé de la campagne, partageant ses loisirs avec des amis peu nombreux mais choisis ; traduisant dans la vie réelle ces beaux vers de Boileau :

Qu’heureux est le mortel qui, du monde ignoré.
Vit content de soi-même en un coin retiré

Que l’amour de ce rien qu’on nomme renommée
N’a jamais enivré d’une vaine fumée ;
Qui de sa liberté forme tout son plaisir.
Et ne rend qu’à lui seul compte de son loisir !  !


Le passage suivant d’une lettre qu’il m’écrivit à cette même époque vous prouvera que je n’exagère rien, et qu’ici comme partout ailleurs dans ce récit, ma plume n’emprunte rien qu’à la vérité.

« Le bonheur dont nous jouissons à notre campagne ne peut se comparer à ce qu’on appelle ici[2] plaisir, c’est-à-dire, dîners, bals, promenades, etc., etc. Que les hommes sont vains et insensés, et combien je remercie la Providence de nous avoir éloignés de ce tourbillon bruyant et dangereux des villes qui fatiguent l’âme, au lieu de la nourrir et de la reposer. »

Le 2 juillet 1840 naquit votre frère Alfred, et le 27 avril 1842 votre frère Herménegilde. Rosalie est née le 21 juillet 1844.

  1. Votre père arrivant de Québec, accompagné de M. Wilson, entrait dans la salle à dîner lorsque la petite Suzanne, qui n’avait que trois ans, courut au-devant de lui, en lui demandant s’il apportait des bonbons. « Non ma chère, lui répondit-il, je t’ai oubliée. » M. Wilson qui, comme vous le voyez, comprenait le français, crut devoir réparer cet oubli, et il faisait accompagner sa lettre d’une magnifique boîte de nanans.
  2. M. Casgrain était à Québec alors, 14 février 1810.