C. E. Casgrain : mémoires de famille/3

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III


Entrée de M. Casgrain au Parlement — Sa correspondance — John Bowthorp — Mme Ross-Lewin.


Le 6 avril 1830 naquit Auguste, mon troisième fils.

Dans le mois de juillet, le roi Georges IV étant mort, le parlement canadien fut dissout, ce qui donna lieu à de nouvelles élections. À cette époque nous nous trouvions à Québec, votre père et moi, et il fut vaguement question de le porter candidat pour le comté de Kamouraska. À notre retour à la Rivière-Ouelle, sur la réquisition formelle d’un bon nombre de ses amis, votre père accepta cette candidature. Comme il fallait alors pour chaque comté deux représentants, M. Amable Dionne fut choisi pour son collègue. Tous deux crurent d’abord qu’ils n’auraient pas d’opposants, mais peu après M. Marquis de la paroisse de Saint-André, et M. Bédard avocat de Québec, se mirent sur les rangs. L’élection eut lieu dans le mois de septembre ; MM. Dionne et Casgrain sortirent victorieux de la lutte, et furent proclamés représentants du comté de Kamouraska le 30 septembre 1830. On contesta l’élection, et il fut tenu à cet effet une cour d’enquête à Kamouraska, où toutes les minuties dont la loi est susceptible en pareil cas furent mises en œuvre. On transféra ensuite tout le dossier au Parlement, où lecture s’en fit en français, non pas en comité mais séance tenante. Or il y avait en chambre un vieux représentant anglais, le bonhomme Dunlop, comme on l’appelait ordinairement, qui ne comprenant mot à la langue française, et entendant souvent répéter les noms unis ensemble de Dionne et Casgrain, se prit à dire tout-à-coup, d’un ton élevé : « Well, that Johnny Casgrain must be a very active fellow, since his name comes so often ; he is everywhere !  » ce qui excita au plus haut degré l’hilarité de toute la chambre.

Toutefois l’élection fut maintenue, et c’était disait-on alors la première élection contestée qui l’eût été depuis la constitution. C’est ainsi que votre père entra dans la vie publique. Mais pour lui, comme pour bien d’autres, tout n’y fut pas rose, souvent il se prenait à regretter les joies tranquilles de son foyer et les douceurs de la vie de famille, comme l’attestent plusieurs passages de ses lettres, probablement écrites sur son pupitre parlementaire.

« Si j’étais à mon choix, écrivait-il, je serais au milieu de vous, au lieu de m’ennuyer ici ; ma consolation est de t’écrire ; au lieu de sortir et de me dissiper, je préfère rester à la maison et vivre aussi retiré que possible. La semaine, il y a à s’occuper, mais les dimanches sans occupations, et loin de ce que j’ai de plus cher au monde, les journées pèsent et ne finissent plus… Personne ne devrait me plaindre, je suis la cause de mon sort. »

Favorablement connu à Québec, M. Casgrain aurait pu fréquenter les salons où se réunissait l’élite de la société de cette ville, et ainsi secouer son ennui ou du moins l’alléger ; mais rien ne lui répugnait plus que les bals et les soirées. Aussi n’acceptait-il d’autres invitations que celles où on le demandait à dîner, et lorsque les convenances l’y contraignaient ; encore s’en plaignait-il.

« J’ai été dîner jeudi au château, plutôt par raison que par plaisir. Nous avons eu un assez bon dîner, c’est-à-dire plus adapté aux yeux qu’au goût. J’avais pour un de mes voisins le curé Maguire, et de l’autre côté vis-à-vis de moi M. Turgeon[1] ; ce qui m’a procuré une conversation agréable. Nous avons dîné dans le vieux château, dans la grande salle de danse. Il pouvait y avoir une centaine de convives, parmi lesquels étaient divers officiers de l’état-major et des autres départements militaires. La bande de musique jouait à l’orchestre pendant le repas ; à la fin duquel il a été proposé par son excellence diverses santés, entre autres : celle du roi, de la reine et de la famille royale et des colonies britanniques, dans l’Amérique du Nord. Lord Aylmer a été très-gai et très affable. J’en suis parti à neuf heures et demie, tout en regrettant au lieu de cet étalage et de ce luxe mon dîner de famille…

« J’ai reçu une autre invitation pour jeudi prochain, de la part de lady Aylmer pour un at home à huit heures et demie. Elle a oublié que ce jour était celui de la Conception de la Sainte-Vierge. Au reste, malgré le respect que je lui dois, je n’irai certainement pas. »

Comme on le voit, le caractère sérieux de votre père ne se démentait pas ; et les devoirs que lui imposait son mandat étaient les seules distractions qui allégeaient la peine qu’il ressentait de s’être volontairement éloigné de sa famille. Je dis la peine, car les quatre années qu’il passa en chambre furent, comme il le dit lui-même, semées d’épines. Il lui en coûtait toujours de laisser le vieux manoir si tranquille de la Rivière-Ouelle, pour se rendre aux longues et orageuses sessions du parlement. Dans les nombreuses lettres qu’il écrivait pendant ces absences, il revenait sans cesse sur la résolution qu’il avait prise de ne plus se mêler à la politique, où son caractère franc et ennemi de l’intrigue trouvait si peu de bonne foi, tant d’égoïsme, et un manque déplorable de vrai patriotisme chez ceux-là même qui en faisaient le plus de montre.

« Je t’assure, m’écrivait-il, que d’un jour à l’autre je fais de nouvelles et plus fortes résolutions que jamais de ne point mettre le pied dans la chambre, une fois que j’en serai dehors. J’en veux presque à Pierre et à Charles[2] de m’avoir encouragé à partir ; mais me voilà rendu, et il me faut aller jusqu’à la fin. Tout ce que je puis dire, c’est que je compterai non pas seulement les jours mais les heures qui me tiendront éloigné de ce que j’aime…

« Que celui-là est heureux qui loin du tumulte et de l’embarras des affaires, vit tranquille au sein de sa famille. Mon bonheur n’a été troublé que depuis que je me suis mêlé de ces misérables affaires politiques qui ne conviennent ni à mon caractère, ni à mes dispositions. Certaine femme que je connais bien me l’avait prédit, mais il y a une espèce de fatalité qui entraîne malgré soi. »

Mais ce qui contribua surtout à le dégoûter de la politique, ce furent les difficultés qu’il vit naître à cette époque entre le Canada et la Grande Bretagne. Loyal sujet de l’Angleterre, il voulut être fidèle à son roi ; mais il lui en coûtait beaucoup, d’être obligé de se déclarer contre des noms aussi connus que ceux des Bourdage, des Papineau et autres ; il le fit pourtant, et vota contre les 92 résolutions. Conservateur modéré, il s’efforça de montrer, dans toutes les occasions, que soumis à l’autorité établie, qu’il avait acceptée franchement en entrant au parlement canadien, il devait plutôt chercher l’intérêt de notre pays dans les moyens de conciliation que dans les mesures de violence. C’est pourquoi, regrettant les difficultés que M. Papineau et ses amis avaient fait naître dans notre législature, au sujet de certains griefs dont nous avions raison de nous plaindre, mais qui auraient pu être redressés aussi bien, si les moyens employés eussent été mieux calculés et moins fougueux de leur nature ; témoin ensuite des tristes résultats que ces difficultés avaient produits dans le district de Montréal, il essaya d’en paralyser les effets dans les comtés situés en bas de Québec. Nous verrons plus tard que ce fut lui qui fut le principal moteur de la démonstration amicale que toutes les paroisses du bas du fleuve firent en 1837 et 1838 aux troupes anglaises, lors de leur passage d’Halifax à Québec.

Mais les dégoûts que M. Casgrain rencontra dans sa courte carrière politique ne l’empêchèrent pas de veiller avec soin aux intérêts de son comté. À cette époque, la misère était extrême dans tout le district de Québec : on proposa en chambre une mesure pour obtenir du gouvernement un octroi afin de soulager les pauvres de cette localité. Comme vous pouvez le penser, mes chers enfants, votre père saisit avec avidité cette occasion de déployer son ardente charité. Mais aurait-il pu agir autrement, lui qui dans ses lettres me recommandait à chaque instant de prendre soin des pauvres ; lui qui m’écrivait à cette époque même : « Les détails navrants que Charles Têtu me donne de la détresse de nos pauvres, me déchirent le cœur ; je considérerais comme un grand malheur, si quelqu’un d’eux mourait. » Lui qui plus tard encore, au milieu d’affaires épineuses qui absorbaient tout son temps, ajoutait ce postscriptum, au bas de l’une de ses lettres : « Aies soin de nos pauvres ; fais quelque chose de plus que d’ordinaire pour moi, car je ne vis que pour les affaires actuellement, je ne fais aucune bonne œuvre. » Non, certes ; aussi réussit-il quoique difficilement à obtenir, de concert avec M. Amable Dionne, son collègue, pour les pauvres du comté de Kamouraska, la somme de £512, dont £187 pour la seule paroisse de la Rivière-Ouelle.

Parmi d’autres mesures qu’il n’est pas nécessaire de rapporter ici, et qui n’ont qu’un intérêt local, je dois mentionner l’acte d’incorporation du collège de Sainte-Anne qu’il fit sanctionner par la législature en 1832.

Comme le parlement finissait en 1834, votre père laissa la vie politique. Ce fut pour lui une véritable sortie d’Égypte, et même quelque chose de plus ; car les Israélites en regrettèrent les oignons ; mais quant à votre père, je puis vous assurer qu’il ne regretta jamais rien de toutes les sessions parlementaires ; mais qu’au contraire, il conserva toujours une aversion marquée pour tout ce qui y avait rapport.

Puisque j’écris pour votre instruction, je veux vous citer un passage d’une lettre que le père de Ravignan écrivait à sa sœur, qui tout en s’appliquant particulièrement à la situation où se trouvait votre père, sera pour vous-mêmes, mes chers enfants, une utile leçon. Voici ce passage dont la pensée première s’est souvent offerte à mon esprit, mais que je n’ai jamais vue si bien formulée :

« Ne regrettons pas l’habitation des villes, et les avantages d’une brillante fortune ; une aisance honnête, la vie de la campagne, un entourage de bons paysans, la société de quelques amis et parents chrétiens, des occupations utiles et réglées, et la pratique de la religion : tout cela ne constitue-t-il pas suffisamment le bonheur et même le seul bonheur sur la terre, si surtout nous savons descendre au fond de notre cœur, et là nous entretenir seul à seul avec Dieu, dans le silence, et quelques fois aussi nous nourrir de pieuses et solides lectures. En résumé la campagne avec le sentiment religieux, une famille, quelques amis et le pain de tous les jours, c’est ce que le monde offre de meilleur ; le reste n’est que tourment d’esprit, mirages perfides, vains bruits, ombre plus vaine encore. »[3]

Oh ! mes chers enfants, votre père l’avait bien apprécié ce bonheur que procure l’honnête aisance, embaumée du parfum des pratiques de notre sainte religion, lorsqu’il m’écrivait :

« Élève vers le Ciel, avec moi, des sentiments de reconnaissance pour les bienfaits et les jouissances qu’il nous procure ; et, quoique notre vie soit semée de petits chagrins et contretemps que Dieu nous ménage dans sa miséricorde, quels sont ceux plus heureux que nous et qui doivent plus à la divine Providence. Si nous sommes particulièrement favorisés, nous devons être particulièrement reconnaissants. Rendons-nous dignes des bontés de Dieu et prions-le de continuer de répandre ses bénédictions sur nous, sur nos chers enfants, et sur notre famille en général. »

Belle prière, qui a été entendue du haut du ciel et qui déjà a produit ses fruits pour un bon nombre d’entre vous !

Le cours d’économie politique que votre père a suivi pendant les quatre années qu’il fut au parlement, cours bien trop long à son avis m’a fait passer par-dessus certains événements que je dois relater.

Le 16 de décembre 1831 naquit votre frère Raymond.

Dans l’année 1832, si remarquable par la première apparition du choléra qui décima la population de nos villes, eût lieu le 22 mai le mariage de mon beau-frère M. Olivier-Eugène Casgrain, seigneur de Notre-Dame-de-Bon-Secours de l’Islet, âgé de 20 ans, avec Mlle Hortense Dionne, âgée de 15 ans, fille de l’honorable Amable Dionne. Ils passèrent une année avec nous, et leur fils aîné Eugène naquit ici à la Rivière-Ouelle le 23 février 1833. À la même époque, j’appris la triste nouvelle de la mort de mon père, Jacques Baby, arrivée à Toronto le 19 février 1833.

Séparée de lui dès le bas-âge, et ne le voyant qu’à de rares intervalles je n’avais pas avec lui cette familiarité qu’ont les enfants élevé auprès de leurs parents, ce qui cependant ne diminuait en rien mon amour filial. On me taxerait d’exagération, si je retraçais ses belles qualités telles qu’elles m’apparaissent. Mais ce tableau venant d’une main étrangère, d’un de ses amis M. Strachan, évêque anglican de Toronto, le fera connaître tel qu’il était. Je renvois à la fin de ce volume la notice qu’il en a écrite.

Une nouvelle naissance vint signaler l’année 1833. Le 8 de septembre naquit votre sœur cadette Suzanne. Douée de beaucoup de jugement, elle était aussi remarquable par ses qualités utiles et agréables dans le commerce de la vie que par sa piété exemplaire et ses autres vertus. Elle joignait à un esprit d’ordre, beaucoup d’adresse et de dextérité pour les ouvrages de notre sexe ; avec cela elle était d’un caractère doux et obligeant, et d’une exquise sensibilité.

Mariée le 23 juillet 1861, à Charles-Alphonse-Pantaléon Pelletier, avocat, ils jouissaient tous deux d’un bonheur parfait. Hélas ! il ne fut que d’une courte durée. Elle nous fut enlevée le 12 juin de l’année suivante, à la suite de la naissance de son premier enfant qu’elle m’a légué en mourant, et dont j’ai pris soin depuis cette époque. C’est le petit Oscar. Elle repose dans le cimetière de la Rivière-Ouelle, où son mari qui s’est montré le modèle des époux, lui a fait élever le petit mausolée que vous y voyez.

En 1834 le choléra qui sévissait au Canada pour la seconde fois, nous enleva Mme Johnston, née Marguerite Casgrain, l’unique sœur de votre grand-père. Veuve, ayant perdu tous ses enfants, elle vint se retirer avec nous durant l’année 1829, et votre père eut toujours pour elle les plus grands égards. Aussi bonne qu’elle était laide, et ce n’était pas peu dire, elle s’était faite l’amie de tous les enfants, les rassemblait autour d’elle le soir, dans les longues veillées d’automne et d’hiver ; et se plaisait à leur répéter des contes qu’elle narrait si bien qu’à l’entendre sans la voir, on eût cru qu’elle les lisait dans un livre. Les aînés d’entre vous se rappellent encore avec plaisir son affabilité, et les instants heureux qu’elle a procurés à leur enfance. Quand elle mourut elle était âgée de près de 72 ans.

Le 31 juillet 1835 vit naître votre sœur Julie,[4] la favorite d’un vieux serviteur, qui entra dans notre famille dans le mois de décembre suivant, et dont je vais raconter l’histoire.

L’automne de 1835 fut fécond en naufrages dans notre fleuve. Un navire entre autres du nom de Eagle fut pris au milieu des glaces entre la Rivière-Ouelle et la Rivière-du-Loup. L’équipage parvint à se sauver en sautant de glaçons en glaçons, et mit pied à terre à l’endroit appelé : Pot-à-l’eau-de-vie, sur l’Isle-aux-Liévres.

C’était dans les premiers jours de décembre ; il faisait un froid intense. Les naufragés firent un grand feu sur le rivage, autant pour se chauffer que pour donner signal de leur triste position aux habitants de la côte du Sud. Un brave cultivateur, nommé Charles Pelletier, avec un courage au-dessus de tout éloge, entreprit d’aller à leur secours. Il partit en chaloupe le 8 de décembre, avec quelques autres hommes, et réussit à ramener les naufragés sur la terre ferme. Cette action héroïque lui valut une médaille d’or de la part du bureau de commerce de Québec, et il fut toujours connu depuis sous le nom de Pelletier la médaille. Dans le cours de l’automne, votre père apprenant le grand nombre de désastres qui avait eu lieu, et sachant que la plupart des naufragés devaient remonter à Québec, avait donné avis au gardien du pont de la Rivière-Ouelle, Aristobule Gagnon, de les faire arrêter chez nous, particulièrement tous ceux d’entre eux qui ne parleraient que l’anglais. Ce fut ainsi que neuf matelots de l’équipage de l’Eagle mentionné plus haut, vinrent nous demander asile. Parmi leur nombre se trouvait un anglais du nom de John Bowthorp, qui avait reçu une blessure affreuse à la jambe, au moment de leur descente dans l’Isle-aux-Lièvres. Comme cet infortuné était incapable de faire aucun mouvement, ses camarades furent obligés de le transporter dans leurs bras de la voiture à la maison. Ils racontèrent à votre père que pendant qu’ils étaient occupés à construire une cabane pour se mettre à l’abri du froid, John s’apprêtait à couper un arbre, lorsque le mate, armé d’une petite hache, lui dit : Take care, John, I’ll cut it myself et au même instant, il voulut frapper l’arbre, mais le coup fut détourné par la rencontre d’une branche et la hache alla s’enfoncer jusqu’à l’os dans la jambe de l’infortuné matelot, en lui faisant une entaille de plus de quatre pouces de longueur.

Le froid qu’il eut à souffrir pendant les quelques jours qu’il séjourna dans l’île, avec ses compagnons, envenima cette plaie et lui fît contracter de plus une inflammation de poumons qui le rendit gravement malade. C’est dans cet état qu’il nous arriva.

Touché de compassion, votre père me dit : « Il est certain que ce malheureux va mourir avant d’arriver à Québec, nous devrions le garder. » Je m’empressai d’y consentir.

Depuis ce jour, votre père se constitua lui-même son médecin et le soigna avec une charité vraiment admirable, aidé des conseils du docteur Brassard. Trois fois par jour pendant plus de trois mois, il pansa sa blessure, lui ôtant et lui appliquant les bandages de ses propres mains avec les soins délicats d’une sœur de charité.

John avait un caractère stoïque revêtu au plus haut degré du flegme anglais. Chez lui jamais de plainte. Cependant on ne saurait croire l’impression que produisit sur lui un pareil traitement. Sous la rude écorce du matelot anglais, il cachait un cœur sensible, et des sentiments bien au-dessus de sa position. Au témoignage de ses camarades, et suivant l’expression de l’un d’eux : « He was the best sailor on board. » Natif du comté de Norfolk en Angleterre, il était parti enfant de chez ses parents ; s’était d’abord engagé dans une ferme, et plus tard à bord d’un vaisseau comme mousse, et depuis avait voyagé sur mer pendant 26 ans, durant lesquels il avait parcouru toutes les parties du monde.

Ainsi accueilli, John conçut de l’attachement pour la maison, et dès qu’il put marcher il essaya de se rendre utile, et montra surtout de l’aptitude comme groom. Ce que voyant votre père, il lui demanda un jour s’il n’aimerait pas à demeurer avec nous. John accepta, et n’a plus depuis quitté notre toit.

La charité que votre père déploya dans cette occasion reçut sa récompense dès ce monde, car John fut toujours pour nous un domestique fidèle, dévoué, honnête et d’une ponctualité toute militaire. Voici un trait qui montre son respect pour moi : comme il aimait beaucoup la lecture des journaux et que d’ailleurs il ne manquait pas d’une certaine instruction, j’avais souscrit, par égard pour lui, au journal anglais le Transcript ; eh bien, jamais il n’eut pris ce papier pour le lire, avant que je n’en eusse brisé moi-même l’enveloppe.

Comme je l’ai dit plus haut, il affectionnait beaucoup votre sœur Julie, qu’il avait bercée. Par les petits soins qu’elle sut lui prodiguer en grandissant, elle annonçait déjà sa vocation de sœur de charité, et lorsqu’elle laissa la maison pour toujours, il disait dans son mauvais français : Cé le meilleur poteau de la maison cé parti.

Par une singulière coïncidence, ce bon et fidèle serviteur mourut le même jour que votre sœur Julie prononça ses vœux au couvent des Sœurs-Grises de Montréal, le 24 octobre 1860.[5]

Encore une naissance, nous n’en sommes cependant rendus qu’à la moitié. C’est celle de votre frère William, arrivée le 5 avril 1837. Ici se rattache encore le souvenir d’une personne, intimement liée à la famille, par l’affection qu’elle nous a montrée et surtout à William dont elle a pris soin dès sa naissance. Je veux parler de Léocade Anctil dite Saint-Jean, entrée chez nous en 1834 et qui s’est rendue tellement utile que je l’ai toujours considérée comme nécessaire à la bonne tenue de ma maison. Votre père disait que les parents de Léocade avaient su élever leurs enfants comme on le faisait à Lacédémone, où on leur apprenait que le devoir passait avant tout. Ses parents étaient des cultivateurs aisés. Ils demeuraient à deux lieues et demie de l’église, car, en ce temps là, la Rivière-Quelle comprenait une partie de Saint-Denis, de Saint-Pacôme et de Mont-Carmel. Ce fut pour s’approcher de l’église que Léocade est venue chez nous. Je n’en dirai pas plus, mes enfants, vous la connaissez tous ; vous savez qu’elle est de beaucoup au-dessus de la position à laquelle elle a voulu s’assujettir ; qu’elle est pour ainsi dire, l’expression même de l’ordre et de l’économie ; que, sans elle, je puis le dire, je ne sais pas comment il m’eût été possible de soutenir convenablement l’état de ma maison. En un mot, telle a toujours été sa supériorité, qu’elle a su s’attirer notre respect sincère, et l’estime générale de la paroisse. Telle était la confiance que votre père reposait en elle, qu’il disait que si Léocade devenait incapable de marcher, il la ferait asseoir, dans un fauteuil, dans la cuisine, où sa présence seule maintiendrait le bon ordre. J’espère donc que vous continuerez d’avoir pour elle les mêmes sentiments, car maintenant, quoiqu’il arrive, elle ne saurait faire autrement que de les mériter toujours.

Un voyage que je fis à cette époque à Saint-Thomas, où j’allais, accompagnée de Léocade, comme bonne de mon bébé William, afin de dire adieu à ma tante Cannon qui partait pour le Haut-Canada, me fournit ici l’occasion de payer à cette dernière un tribut de reconnaissance.

Comme je dois beaucoup à la mémoire de ma tante Cannon pour la tendresse qu’elle m’a toujours témoignée et pour les soins qu’elle a prodigués à mes jeunes années, il m’est doux et agréable d’acquitter cette dette de gratitude et de transmettre son nom à votre souvenir. Cette sœur de mon père avait épousé le major Ross-Lewin qui était le roi des hommes pour la bonté.

J’étais âgée de sept ans, lorsque mon père me fit descendre de Sandwich à Québec, heureux qu’il était de me confier à leurs soins, afin de me procurer une éducation chrétienne et catholique (ma mère était protestante). Comme ma tante n’avait pas eu d’enfants, elle reporta sur moi toute l’affection possible, et je dois dire ici, en justice, que rarement enfant fut entourée de plus de soins par ses propres parents. Je suis restée avec elle, jusqu’à mon mariage.

Devenue veuve en 1822, Mme Ross-Lewin épousa M. John Cannon en 1827. À la mort de celui-ci en 1833, elle vint demeurer dans le village de St. Thomas. Plus tard, désirant finir ses jours, dans les environs du Détroit, où elle était née, elle fit choix de votre père, pour lui faire une donation de tous les biens immeubles qu’elle possédait à Québec et dans les environs, à condition par nous de lui payer une rente annuelle et viagère de £200. Elle avait donné son affection et sa confiance à votre père à cause des bons procédés dont il avait usés envers elle, et de la régularité et de l’exactitude qu’il montrait dans le maniement des affaires. Cette donation fut faite en 1837 et ma tante partit pour le Haut-Canada le 21 août de cette même année, se fixa à Amherstburg, sur la Rivière-du-Détroit, où elle termina ses jours le 23 février 1850, âgée de 76 ans.

La lettre suivante du Père Maurice, prêtre missionnaire de l’endroit, est le digne panégyrique de cette femme dont la vie s’est passée à faire le bien.

« Madame

« Je suis chargé de vous annoncer une nouvelle tout à la fois triste et consolante. Samedi dernier, vers les six heures du soir, la bonne dame Cannon s’est endormie dans le Seigneur et est allée au ciel jouir d’une meilleure vie. Depuis longtemps déjà son âge, ses infirmités toujours croissantes, nous faisaient pressentir cet événement comme non éloigné. Aujourd’hui nos craintes sont réalisées. La bonne tante n’est plus de ce monde, mais l’assurance comme certaine que nous avons de son bonheur dans l’autre, nous console et adoucit notre douleur..........

« ..........La mort de Mme Cannon a vraiment été une mort précieuse aux yeux de Dieu et édifiante pour ceux qui en ont été les témoins. Sans entrer ici dans les détails qui, je pense, vous seront donnés plus tard, je me contenterai de vous dire que depuis le premier instant où elle a ressenti les atteintes de sa maladie jusqu’au moment de sa mort, ses yeux, ses lèvres et son cœur ont été comme collés à son crucifix. Pouvant à peine se faire entendre à cause de la paralysie qui lui était tombée sur la langue, elle exprimait par ses actions ce qu’elle ne pouvait dire par ses paroles, et remplissait tout le monde d’admiration par la foi si vive et si pleine de confiance qu’elle témoignait en Jésus-Christ crucifié.

« Elle a reçu à temps tous les sacrements de l’Église, arrangé toutes ses affaires temporelles et conservé jusqu’au dernier instant une connaissance parfaite. Une chose lui manquait cependant, c’était de vous voir auprès d’elle ; elle n’a cependant pas oublié les absents à qui comme aux autres elle a laissé sa bénédiction, avant de donner son âme à Dieu.......... »

Le révérend P. P. Point ajoutait ce qui suit :

« Je ne puis refuser aux désirs de mon cœur d’ajouter un mot à cette lettre et de vous parler d’une personne si chère à sa famille, si amie de tous ceux qui ont eu l’avantage de la connaître. Sa mort a été le plus beau couronnement de sa vie ; à mesure qu’elle approchait de la porte du tombeau ou plutôt de la porte du Ciel, elle semblait se rajeunir… J’ai été témoin du calme, de la sérénité, je pourrai dire même de la joie avec lesquels elle parlait de ce moment, que pendant sa vie, elle paraissait tant redouter. C’est la mort des élus. Aussi je l’ai vue le quatrième jour de sa mort, nullement décomposée, son visage et ses traits étaient ceux d’une personne paisiblement endormie. C’est que la mort du juste est un sommeil selon les paroles de l’Esprit-Saint… Notre bonne mère a voulu avant sa mort me faire lire la lettre édifiante de votre chère religieuse (Ste. Justine). Elle ne désirait qu’un petit présent de ma main, une petite croix de religieuse, avec une petite vierge au pied de la croix. Hélas ! je n’eus pas le temps de tenir ma promesse après quelques jours elle était non plus aux pieds de l’image, mais aux pieds des trônes de Jésus et de Marie..........

« Agréez, etc.

« Pierre Point, Miss. S. J. »



  1. Alors prêtre et depuis archevêque de Québec.
  2. MM. Pierre Casgrain et Charles Têtu.
  3. Lettre du 22 avril 1827 à Mme de Roll.
  4. Maintenant sœur de la charité à l’Hôpital-Général des sœurs-grises à Montréal, où elle entra le 19 octobre 1858.
  5. Il est triste d’avancer en âge lorsqu’on survit à ceux qu’on aime. Dans le mois de juin 1836, la mort enleva ma meilleure amie, Mme Charles Têtu que votre père aimait aussi beaucoup. Je ne saurais la faire mieux connaître, qu’en rapportant ici l’éloge publié par un ami dans un journal du temps.

    « À la Rivière-Ouelle, samedi 11 juin, après une maladie de quelques jours, est décédée à l’âge de 30 ans, Mme Charles Têtu. Cette dame recommandable par son éminente piété autant que par ses vertus sociales, emporte les regrets d’un cercle nombreux de parents et d’amis, et laisse dans la désolation un époux dont elle faisait les délices, et des enfants en bas âge. Ceux qui la connurent, ont su admirer, en elle, un assemblage heureux de qualités qui en ont fait une femme accomplie. Il serait difficile de décrire l’impression que sa mort a produite dans les esprits, surtout dans la classe des malheureux, qui perdent, en elle, une amie compatissante et généreuse. Elle conserva jusqu’à ses derniers moments, ce calme et cette résignation qui caractérisent une âme dévouée aux volontés de Celui qui a marqué la durée de nos jours. Son âme tranquille et pure comme sa vie, s’est dégagée sans effort de ses liens terrestres, et est allée prendre possession de la couronne d’immortalité, de cette couronne qui ne se flétrit jamais.


    « Le Ciel nous l’a ravie !… un souvenir nous reste :
    Celui de ses vertus :
    C’est le parfum du soir, l’odeur pure et céleste
    De la fleur qui n’est plus. »