Cahiers de la Quinzaine - IV-5/Discours de M. Abel Hermant

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Discours aux funérailles d’Émile Zola
Discours aux funérailles d’Émile Zola

DISCOURS DE M. ABEL HERMANT

Messieurs,

Au bord de cette glorieuse tombe, devant laquelle même les inimitiés littéraires ne se sont pas tues, je voudrais de tout mon cœur, comme on veut ce qu’on doit, rendre à Émile Zola un hommage digne de lui. Hélas ! dans ces épreuves, ceux qui dénigrent ont vraiment tous les avantages sur ceux qui louent et qui pleurent. Notre douleur étonne notre enthousiasme. Notre admiration s’impatiente et se décourage, à sentir qu’elle ne dispose, pour s’exprimer dans toute son ampleur, que des paroles sommaires et improvisées qui sont de mise sur un cercueil ; c’est une poignante souffrance de plus, cette insuffisance de l’éloge funèbre au prix d’un mort si formidable.

Discuté jusque dans sa bière — et nous devons l’en applaudir, car certes cet amoureux de la lutte eût souhaité qu’il en fût ainsi — on lui a tout contesté, sauf d’être excessif et colossal ; là-dessus ses détracteurs s’accordent avec ses panégyristes. Ses livres, avant que d’aveugler l’imagination par leur splendeur, lui imposent par leur nombre et par leur poids. Si on les plaçait les uns sur les autres, ils feraient un piédestal assez haut pour la statue que nous lui élèverons. Il se présente au tribunal de la postérité escorté comme un patricien romain d’une clientèle qui est une armée, où je dénombre plus de douze cents créatures vivantes qu’il a façonnées de sa main et animées de son souffle. Pour que nul surcroît d’effort ne lui fût épargné, il a enfanté d’abord, longtemps, dans la misère. Ses premiers livres sont nés, comme des fils du peuple, dans des garnis et sur des grabats. L’angoisse du pain qui manque s’est ajoutée pour lui à l’angoisse du génie qui se cherche. Mais le mauvais sort, en s’acharnant à gêner son énergie, n’a fait que la multiplier. Il en avait accumulé au début de telles réserves que, plus tard, il ne s’est pas trouvé moins pourvu contre la fortune pernicieuse que contre la pauvreté salutaire, et il a gardé dans le luxe, qui en eût amolli tant d’autres, la noble allure d’un bon ouvrier.

Aux pires heures, sa pensée, que les soucis ne diminuaient pas, aspirait déjà au grandiose : l’âpre tragédie de Thérèse Raquin nous le montre ambitieux de dégager les types, de personnifier les vertus, les vices, comme un homme qui aurait le loisir de dominer les événements, de généraliser et d’abstraire. Mais dans une œuvre isolée, si vaste soit-elle, l’air lui manque. Les sujets de romans s’offrent à lui par groupes : où d’autres conçoivent un livre, il conçoit une bibliothèque. D’autres rêvent de forger un personnage, il rêve de constituer une famille. Et puisque les familles d’aujourd’hui, au lieu d’être comme jadis parquées dans une case étroite de la ruche sociale, s’irradient dans la société tout entière ; puisqu’on les peut considérer chacune, sans forcer l’artifice, comme une société en petit, où la grande se résume et s’abrège, il incorporera dans ses Rougon-Macquart l’effectif total des représentants d’une époque, et, en racontant leur histoire intime, il racontera celle de la France durant un quart de siècle.

Rien que l’idée d’une telle œuvre dénoterait une imagination de constructeur unique, car même la Comédie humaine de Balzac est ordonnée moins volontairement, avec moins de logique, avec des fissures par où le hasard s’y glisse. Mais ce qui est surtout prodigieux, c’est qu’un homme ait pu écrire en vingt-deux ans ces dix-neuf volumes consécutifs tels qu’il les avait vus du premier coup, sans un jour de chômage, sans une défaillance ni un doute, sans une infraction au plan primitif, sans une retouche à l’arbre généalogique et à l’état signalétique des personnages. Ce qui est surhumain, c’est qu’après avoir écrit le définitif mot « Fin » après la dernière de ce demi-million de lignes, il n’ait pas désiré une heure de repos. Mais déjà Lourdes était ébauché. Maintenant il lui fallait pour personnages des villes, la cité de misère et de foi — la Rome éternelle — Paris qui travaille, qui pense, qui brise les idoles et qui fait les révolutions.

Tandis qu’il posait une par une, avec son calme et sa sûreté coutumière, les assises de ce nouvel édifice, son imagination devançait encore la tâche d’aujourd’hui et lui en préparait d’autres pour demain. Ce passionné de grandeur, qu’on a incriminé de bassesse et de terre à terre, atteignait la chimère et l’utopie. Il avait déjà choisi les titres de ces quatre livres d’apostolat qu’il appelait des évangiles : Fécondité, Travail, Vérité, Justice. Le troisième est près de paraître. Zola portait en lui le quatrième, quand la mort stupide l’a surpris.

L’œuvre demeure inachevée, mais l’unité en est si apparente que, malgré cette brèche, l’effet d’ensemble existe, et après l’énormité de l’effort, ce qui émerveille le plus, c’est la netteté du parti pris. Nul n’a jamais tracé un sillon si droit ; nul n’est si bien demeuré soi-même de son premier à son dernier jour, en se développant ; et nul, par suite, n’est plus aisé à définir en brèves formules, que ce peintre véridique de l’actuel, ce prophète convaincu de l’avenir, cet artiste de la démocratie.

Je sais bien qu’en portant sur lui ce jugement — auquel souscrit d’ailleurs le monde entier — je vais contre une certaine critique de chez nous, dont la malice habituelle consiste à nier aux grands écrivains les qualités qu’ils revendiquent, pour leur en attribuer perfidement d’autres dont on espère qu’ils ne se soucient pas. Et comme Zola s’est proclamé réaliste, naturaliste, épris de modernité, on n’a pas manqué de lui chicaner tout cela pour lui décerner, en manière de consolation hypocrite, avec un dédain qui les faisait presque injurieuses, les somptueuses épithètes de lyrique et de romantique. Acceptons-les pour lui, messieurs. Lyrique ? C’est affaire de tempérament, et ne l’est point qui veut. Romantiques, nous le sommes tous, parce que nous procédons de ceux qui le furent. Zola connaissait trop bien la vraie science de la vie pour ignorer ce qu’on hérite : il a déclaré vingt fois qu’il continuait une évolution littéraire et qu’il ne faisait pas une révolution. Certes même, il se défia moins de ce romantisme invétéré, il s’efforça moins de s’y dérober que Flaubert, qui écrivit, dit-on, Madame Bovary par pénitence et pour asservir sa fantaisie fougueuse au joug minutieux de la réalité. C’est qu’il avait de cette réalité une vision autre que Flaubert, et capable justement d’emplir les cadres d’une imagination romantique.

Il était peu curieux de détails et de particularités personnelles ; et l’on peut dire, comme on l’a dit, que c’était faute d’une sensibilité assez délicate et d’une psychologie assez pénétrante ; mais ce pouvait être aussi bien parce que, dans l’humanité actuelle, les groupes lui semblaient avoir plus de valeur que les individus, l’être collectif plus de vie positive que chacune de ses unités composantes. C’est bien là une façon de voir démocratique, et j’ai eu raison de soutenir qu’il est le peintre, ou si on veut le poète, le chantre de la démocratie.

Sans doute, chacun des individus qu’il crée est visible, tangible, de vérité si obsédante que la plupart sont demeurés inscrits au calendrier de nos types littéraires, et que dans le langage courant, leurs noms propres sont devenus des noms communs ; mais le dessin en est aussi élémentaire que précis. Ses personnages vraiment réels sont les personnes civiles, les groupes, une famille, une contrée, une ville, une mine avec ses mineurs : ils ont d’autant plus d’âme qu’ils embrassent plus d’individualités diverses, et les deux êtres qu’il a le mieux fait vivre sont la Foule et la Nature.

Voilà où il a mérité son titre de naturaliste. Il ne fallait pas le lui refuser si vite, mais seulement s’apercevoir que pour un tel homme, un tel titre ne peut signifier je ne sais quelle entomologie. C’est au sens le plus transcendant du mot que Zola est naturaliste. Il a aimé ardemment l’objet, le décor, les choses : celles que la nature produit elle-même et directement, celles aussi qu’elle produit par l’entremise et par l’industrie de l’homme, et au premier rang la machine, qu’il a chantée en vrai poète de ceux qui peinent. Il a aimé ardemment la vie. Il a senti la joie de vivre : d’abord de façon si âpre et si chagrine que ces deux mots inscrits en tête d’un de ses livres y font l’effet d’une ironie ; — plus tard avec une sérénité profonde. Et je note que son optimisme, un peu artificiel peut-être aux jours de triomphe, est devenu sincère et imperturbable aux jours d’épreuve et d’amertume.

Non moins que la nature innombrable, il a aimé la foule, pareille à un élément. La foule n’est jamais absente de son œuvre : on l’y sent latente, quand elle n’envahit pas le premier plan ; on entend toujours au lointain la confuse rumeur populaire, comme on perçoit toujours la plainte du vent et des vagues dans le verbe de ceux qui ont vécu, pensé, rêvé au bord de la mer, dans le vers orageux de Victor Hugo, dans la phrase majestueuse de Chateaubriand. Et quand la foule, comme dans Germinal, tient le premier rôle, alors vous savez comment il la mène, comment il la meut, comment il la retient, comment il la déchaîne, avec quel art d’amoureux il la détaille et comme il lui devient égal pour la peindre. La foule fut souvent son personnage unique, toujours son personnage préféré.

Elle fut son public aussi. C’est à elle qu’est dédiée son œuvre ; c’est d’elle qu’il a obtenu cette renommée anormale ; c’est auprès d’elle qu’il est en instance d’immortalité. Non point qu’il ait été si avide de cette popularité qu’on appelle dédaigneusement et à bon droit la gloire en gros sous. Son ambition était plus haute. Il prétendait communier avec les masses populaires et faire vibrer en elles l’âme qu’il leur attribuait. Il ne leur sacrifiait rien, comme font trop volontiers les chercheurs de succès quand même. Il n’a jamais flatté la foule ; à l’occasion, il l’a bravée, il s’est mesuré avec elle sans peur, et ce n’est pas dans ses livres seulement qu’on a entendu retentir autour de lui des clameurs de colère et de menace. Ne craignez pas, messieurs, que je pousse plus loin cette allusion à l’histoire d’hier : les plaies sont à vif, nous voici en présence d’un mort, la réserve nous est commandée ; si les adversaires implacables de celui qui n’est plus ne nous ont guère, depuis six jours, donné l’exemple de cette réserve, il ne nous importe, messieurs, c’est nous qui le leur donnerons. Mais je ne sors pas de mes attributions littéraires en rappelant qu’avec une abnégation héroïque, l’écrivain, au faîte de la gloire, a fait bon marché de son repos, risqué la fortune acquise, joué sa gloire même. Le caractère ne se disjoint pas du génie. Et puisque je suis ici pour rendre l’hommage suprême au génie d’Émile Zola, son caractère m’appartient : je dois proclamer qu’il fut une conscience, une conscience entêtée, une conscience stoïque.

Il fut aussi, messieurs, un très brave homme, comme disait hier un des anciens de Médan, comme savent tous ceux qui ont eu le privilège de pénétrer dans sa vie intime. Cette bonhomie empressée un peu inquiète et nerveuse ; cette bonté qu’à certains accents soudains on devinait si profonde, qui allait des hommes aux bêtes, des êtres aux choses, qui n’épargnait personne et cependant n’était point banale ; cette timidité charmante qui faisait sa voix brève et embarrassée, son geste hâtif et court ; cette vertu domestique, qui ne s’asservissait à aucun préjugé bourgeois, mais qui ne s’affranchissait non plus d’aucune haute obligation morale ; enfin, cette simplicité qu’il ne cherchait pas, qu’il n’affectait pas, qui était simplement simple et qui me faisait toujours songer à cette boutade de Banville : « Le plus simple est d’avoir du génie » — messieurs, j’en veux rendre témoignage et me hâter ; car je crains de m’attarder aux souvenirs personnels qui m’attendriraient trop, et toute faiblesse, en présence d’un tel mort, serait lâcheté.

Rappelons-nous donc qu’à la fin d’un de ses plus beaux livres Zola décrit une cérémonie comme celle-ci — sans ce grand concours de foule, mais non moins cruelle pour les rares amis qui se serrent les uns contre les autres autour des restes d’un artiste méconnu. En s’éloignant à regret de la fosse à demi comblée, un de ses compagnons, le plus notable, et qui ressemble à Zola comme un frère, prononce une parole de devoir, de réconfort et d’espérance. Messieurs, cette parole est certainement le seul adieu que Zola veuille de nous, et je croirais manquer à une de ses volontés dernières si je partais d’ici sans vous l’avoir redite. Seulement, je ne pensais pas que ce dût être si tôt, ni surtout que je dusse avoir l’honneur de prêter à mon maître ma faible voix pour répéter en son nom, à tout le peuple qui m’environne, cette humble et magnifique devise de toute sa vie : « Travaillons ! »