Cahiers de la Quinzaine - IV-5/Discours de M. Chaumié

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Joseph Chaumié
Discours aux funérailles d’Émile Zola
Discours aux funérailles d’Émile Zola

DISCOURS DE M. CHAUMIÉ

Messieurs, il y a quelques jours à peine, le grand écrivain autour du cercueil duquel nous sommes aujourd’hui rassemblés, était en pleine vie, en pleine force. Son talent puissant, qui s’était affirmé dans tant de maîtresses œuvres, poursuivant son évolution, chaque jour plus élevé et plus épuré, assurait l’accomplissement des œuvres nouvelles entreprises ou annoncées.

Et voilà qu’il a suffi de l’accident le plus banal pour tout détruire en un instant.

La nouvelle de cette mort a produit un sentiment général de stupeur.

Ce n’est pas seulement la France, perdant ce jour-là une de ses hautes gloires littéraires, qui s’est sentie en deuil. De toutes parts ont afflué les manifestations les plus vives et les plus touchantes de douleur et de regret, marquant ainsi quelle place tenait dans le monde celui qui vient de disparaître. Parmi les nations étrangères, il en est une à laquelle Zola se rattachait par des liens d’origine ; sa perte y a été ressentie de façon plus cruelle, et le ministre de l’instruction publique de l’Italie m’a prié d’apporter sur ce cercueil la salutation suprême de son pays.

Le gouvernement de la République a tenu, lui aussi, à l’honneur de prendre part à ces funérailles.

D’autres étudieront le talent de l’écrivain, montreront la place qu’il tenait dans les lettres, diront la grandeur épique de ses récits, l’intensité de vie de ses personnages, son art de grouper et de faire mouvoir les foules et les armées, d’en sentir les frissons, d’en dégager l’âme, la puissance saisissante de ses descriptions, le relief de ses tableaux ; ils mettront en pleine lumière les grandes pages qui doivent rester, jetant peut-être un voile sur certaines, qui ont provoqué chez les uns tant de protestations et de colères, chez les autres tant de froissements de délicatesse et de pudeur, et qu’il a considérées comme inévitables, dans son souci profond de sincérité et de vérité.

C’est ce souci de sincérité et de vérité, animé par un grand sentiment de pitié et de justice, qui a dominé à la fois sa vie et son œuvre.

Dès le début, il s’est donné à une mission, mission, jadis, par beaucoup méconnue et raillée, admirée aujourd’hui, qu’il a suivie sans relâche, sans défaillance, et qu’il accomplissait encore quand la soudaine mort l’a frappé.

Quelle mission ? Faire et laisser de la société actuelle, de ses organes et de leur fonctionnement, des milieux dans lesquels elle se meut, des hommes qui la composent, des passions qui les agitent et les gouvernent, et aussi de ses vices, de ses tristesses et de ses misères, des souffrances de ses déshérités, un tableau si saisissant et si vrai, que de sa contemplation se dégage aux yeux de tous, des plus aveugles comme des plus clairvoyants, la nécessité de porter remède à ces souffrances, de combattre ces vices, d’adoucir ces tristesses.

Qui donc peut avoir oublié ce foyer de travailleur, si calme, qu’éclairait le sourire d’un enfant, et que la passion du mari pour l’alcool fait sombrer dans le désordre de la détresse et la folie ? Ne sentons-nous pas encore l’angoisse qui nous étreignait, lorsque, guidés par la main du conteur — pourquoi ne pas dire du poète — nous suivions les galeries étroites des mines, témoins à chaque pas du labeur dangereux et dur, de la si rude vie du mineur ? Cette vision peut-elle désormais s’effacer de notre esprit ? Combien d’autres aussi émouvantes hantent notre souvenir !

À ce qui eût pu n’être qu’une admirable œuvre littéraire, document inappréciable d’une époque, peinture à jamais vivante d’un temps qui se modifie sans cesse et sera demain disparu, le puissant souffle généreux qui l’a inspiré donne une grandeur supérieure, assure une gloire plus haute encore.

Qu’importe que l’idéal entrevu soit souvent inaccessible ? Qui a cherché à l’atteindre a monté.

Le rêve irréalisé n’en garde pas moins sa beauté ; l’effort, son utilité et sa noblesse.

Zola, d’ailleurs, était l’homme de son œuvre. Dès qu’une cause lui sembla juste, braver pour la défendre les colères irraisonnées ou perfides, subir les outrages furieux, les haines injustes, les abandons les plus douloureux, lui parut un impérieux devoir. Aucun sacrifice ne lui coûta pour répondre au cri de sa conscience.

Déjà les clameurs s’éteignaient, les intentions travesties ou calomniées apparaissaient aux yeux de tous dans leur véritable jour.

La mort, apportant avec elle l’apaisement et la sérénité, a hâté l’heure définitive de la justice. Tous ceux dont l’âme est vraiment haute, quel qu’ait été jusque-là leur parti dans la lutte, se sont inclinés devant ce cercueil.

Les petits, les malheureux, les déshérités, sur la souffrance desquels Zola a penché son observation attentive et sa pitié, sentant qu’ils ont perdu un ami, mêlent leur reconnaissance et leur deuil au deuil, à l’admiration de ceux qui pleurent l’immense perte faite par les lettres, et c’est ainsi que suivi d’un cortège grandiose, au milieu des hommages, laissant derrière lui un nom glorieux et des pages impérissables, le maître écrivain entre dans la tombe.