Cahiers du Cercle Proudhon/5-6/Les œuvres sociales

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Collectif
Cahiers du Cercle Proudhon/5-6
Cahiers du Cercle Proudhon (p. 249-256).


LES ŒUVRES SOCIALES


Il a paru cet hiver, trop obscurément, un petit ouvrage capital sur lequel nous appelons t’attention de nos lecteurs et amis. Ce sont les Réflexions d’un ami[1] sur les œuvres sociales catholiques, rédigées par un savant religieux qui participa autrefois au mouvement social et qui vit retiré aujourd’hui dans un monastère. Ces réflexions datent déjà de vingt ans, mais c’est aujourd’hui qu’elles deviennent actuelles, et dans la nouvelle édition, revue, augmentée et corrigée, qu’en donne M. E. du Passage, elles apparaissent chargées des directions qui s’imposeront à ceux qui voudront entreprendre utilement et heureusement ce que l’on a appelé l’action sociale. On pourra s’étonner qu’elles n’aient point engendré, depuis vingt ans, le mouvement qu’elles commandent. L’extrait que nous en publions ici fera comprendre au lecteur qu’elles étaient singulièrement inactuelles, il y a vingt ans, au moment où tant de catholiques se fourvoyèrent dans des mouvements dits sociaux qui n’étaient que des entreprises libérales ou démocratiques, ou des œuvres de soutènement pour le capitalisme menacé par les revendications ouvrières, ou encore de simples combinaisons mondaines inventées pour faciliter quelques mariages difficiles ou pour conduire quelques hommes « sociaux » à l’Académie des Sciences morales et politiques. Ce monde devait faire le silence dur cet fortes Réflexions, et il l’a fait. Ajoutons que t’on n’a guère parlé de l’édition qui en a été faite il y a quelques mois. Nous prions nos amis d’y chercher d’abord un enseignement, comme nous l’avons fait noue-mêmes, puis de leur taire une fortune et de les publier partout où les erreurs sociales corrompent la vie chrétienne, ou simplement la vie sociale. Il faut répandre ce précieux petit livre où un théologien dont l’autorité est incontestable a découvert la stérilité des œuvres sociales dites catholiques.

Nous n’entreprendrons pas d’en faire ici un résumé impossible ; mais nous en dirons le principe essentiel  : La vie humaine est soutenue dans toutes ses manifestations par des formations sociales, par de véritables sociétés : famille, groupement de familles dans la paroisse, associations professionnelles, nations. C’est dans ces groupements sociaux naturels que les individus doivent se former et entretenir leur vie temporelle et spirituelle. L’erreur, la grande erreur des œuvres sociales, qui trouvaient les individus mal soutenus par des groupements mi-détruits, a été de vouloir se substituer aux personnes sociales, et de chercher à sauver les individus et non les personnes sociales responsables de leur salut social et religieux. La plus importante de ces personnes sociales, la famille, a été ainsi désorganisée par de bonnes âmes qui voulaient sauver ses membres individuellement. On a marché à reculons.

On pourrait se demander si cet individualisme des œuvres n’a pas été parfois volontaire. La famille qui a été le plus désorganisée, c’est la famille ouvrière. Certaines bonnes âmes qui voulaient sauver individuellement ses membres en plaçant l’enfant à la crèche, le jeune garcon à l’internat, la jeune fille au patronage, le mari à l’hôpital, le vieux père à la maison de retraite, n’obéïssaient-elles pas, sans s’en rendre compte, aux suggestions de chefs d’industrie qui n’auraient pu, sans leur secours, faire accepter le régime industriel et les bas salaires par des paroisses composées de fortes familles chrétiennes ? C’est une question que nous nous posons. Le lecteur y répondra après avoir lu les Réflexions d’un ami, dont nous publions ici quelques pages, choisies parmi celles où l’auteur a concentré ses critiques de fond :

L’idée Mère de nos Œuvres. – Contentons-nous, si vous voulez bien, d’étudier ce que nous avons essayé d’organiser au point du vue domestique. Quelle est, à ce point de vue, la conception qui a présidé l’organisation de nos œuvres catholiques ? Nous avons vu des individus se perdre ; ce sont la plupart du temps de pauvres êtres, que la désorganisation sociale a jetés dans l’abandon et l’impuissance. Vite nous nous sommes dit : Sauvons ces malheureux. Et nous nous sommes mis à l’œuvre sans hésiter. Au tout petit bébé, que la famille ne peut pas nourrir, vite une crèche, au bambin, qu’elle ne peut pas garder, vite un asile ; à l’enfant, qu’elle ne peut pas protéger, un patronage ; à celui qu’elle ne sait pas élever, une école ; à l’orphelin à qui elle manque, un orphelinat ; à la jeune fille, qu’elle ne sait pas former, un ouvroir ; au jeune homme, qu’elle ne retient plus un cercle ; au malade qu’elle ne soigne plus, un hôpital. Ce mouvement de pitié sur tant de misères a été superbe, il est digne de l’âme du christianisme. Mais ce mouvement s’est-il exercé d’une manière profitable à la société ? Qu’avons-nous fait, trop souvent du moins ? Deux choses. Premièrement, nous avons vu des individus à sauver, et nous avons voulu les sauver : tel a été notre but. Pour les sauver, nous nous sommes substitués aux personnes sociales, qui ne remplissent pas leur devoir, et nous nous sommes chargés de leur rôle. Telle a été notre méthode. But et méthode sont-ils sociaux ? Le but n’a, par lui-même, rien de social ; et la méthode arrive vite à être antisociale. Je m’explique.

Sauver les individus, les retirer ou les préserver du mal, les mettre ou les maintenir sur la voie du bien et de leur perfection, je l’ai déjà dit, est une œuvre excellente. Je dis mieux : c’est l’œuvre par excellence ; puisque la société, en fait, n’est qu’un moyen divinement voulu pour le développement final de l’individu en vue de Dieu. C’est la personnalité individuelle de chacun qui doit être perfectionnée, afin de devenir membre du corps éternel des élus. Du mouvement universel des êtres, de l’action des hommes, de leur organisation et de leurs institutions, il ne demeure qu’un seul résultat éternel, la formation individuelle des hommes choisis de Dieu et leur adaptation, dans le corps mystique du Christ. Puisqu’elle occupe une telle place dans l’économie de la vie humaine, la sanctification individuelle est bien véritablement une œuvre excellente. Mais enfin, dans l’ordre providentiellement établi par le Créateur, ce bien doit être produit par l’organisme qui s’appelle la société. Cette œuvre doit donc être sociale.

Mais cette œuvre excellente ne devient sociale que lorsque les individus auront été façonnés, formés et adaptés à leur rôle social, lorsque ces pierres auront été arrangées en édifice. L’avons-nous fait ? Hélas… – Quel est l’édifice fondamental de toute société ? — La famille. — L’avons-nous reconstruite ? Il y a dans notre méthode d’œuvres quelque chose qui lui a nui grandement, et c’est pour cela que notre méthode est par certains côtés antisociale. Qui ne voit qu’en nous substituant aux personnes responsables, en assumant leur rôle, nous les avons encouragées à se décharger de plus en plus de leur responsabilité, et qu’ainsi nous avons aggravé le mal ? Qui ne voit qu’en séparant les membres de la famille dans des œuvres différentes, destinées à la remplacer, nous avons porté les derniers coups à l’arche sainte et parachevé sa dissociation ?

Notez, je vous prie, que je ne parle en ce moment que des œuvres concernant la famille, et point du tout de la multitude des œuvres de religion, d’instruction, de défense sociale, politique ou économique, etc. je ne puis pas embrasser tant de choses à la fois. Ce serait jeter par trop de confusion dans votre esprit que de vouloir analyser d’un seul coup d’œil notre situation sous toutes ses faces. Bornons-nous, afin d’être plus sûrs d’y voir clair. Et, dans nos œuvres familiales, je cherche à vous signaler un vice antifamilial, sans prétendre vous dire dans quelle mesure il s’est infiltré sa chacune, ni quel nombre d’œuvres il a envahi. Je ne prétendes point établir une statistique, mais affirmer des principes. Il y a des œuvres en qui le mal a fort peu pénétré, d’autres dans lesquelles il s’est insinué plus avant ; mon plus ardent désir est qu’elles s’en guérissent.

Dieu veut sauver les individus, mais il le veut par la société ; car la société est le moyen de perfectionnement providentiel pour l’individu. Ce perfectionnement, la société l’opère par les personnes sociales. En dehors de là, rien de vital ce te fait. Nous avons voulu sauver des individus, mais nous ne l’avons pas fait par le moyen des personnes sociales. En avons-nous sauvé beaucoup ? De cette immense multitude d’individus qui passent dans nos œuvres, combien en préservons-nous ? Combien persévèrent ? Il faut l’avouer, le succès est une exception. Et si quelques inditidus font honneur au dévouement dont ils sont l’objet, où sont les institutions vraiment sociales que nous avons préparées ? De toutes nos œuvres, si nombreuses et si coûteuses, combien y en a-t-il qui soient des fondations d’avenir ? Ce que l’on a cherché dent la plupart, ne sont-ce pas des palliatifs ? Palliatifs trompeurs, hélas ! qui peuvent corriger momentanément certains effets de la maladie, mais qui en laissant subsister la cause, quelquefois en l’aggravant.

— Mais il faut aller au plus pressé me dites-vous ; en face de misères si criantes, on n’a pas le temps de calculer : il faut agir sans délai. — Le fait est que notre siècle est toujours pressé ; c’est un siècle de hâte et d’agitation. Comme dans les réjouissances des sauvages, tout le monde est entraîné dans la danse vertigineuse. Le mal de l’empressement est contagieux.

Allons au plus pressé, puisque vous le voulez. Mais entendons-nous : qu’est-ce qui est le plus pressé ? — C’est de sauver ces pauvres malheureux. — Je ne suis pas de votre avis. Entre la société malade et les individus malades, il me semble que le plus pressé, c’est de sauver la société. Peut-être, au premier abord, aurons nous l’air d’arrêter moins d’individus sur la pente du mal, peut-être y en aura-t-il plus de perdus au premier moment ; mais, à la fin, la guérison de la société guérira les masses, tandis que les remèdes, administrés aux individus inorganisés, n’empêcheront pas les masses de se corrompre, et les individus à sauver nous déborderons de toutes parts.

C’est encore un effet des idées révolutionnaires, qui ont pénétré partout, de nous faire voir uniquement l’individu qui se perd, et de nous faire oublier la société qui se meurt : ou plutôt de nous donner cette illusion, que la société sera reconstruite par les individus sans les institutions. Le plus pressé, c’est de refaire les institutions sociales, et, la première de toutes, c’est la famille. Il faut avant tout refaire des familles. Le grand tort, le péché originel de beaucoup de nos œuvres, c’est d’avoir trop vu le mal de l’individu, de n’avoir pas assez compris le mal de l’organisme social, et d’avoir cru qu’en nous substituant aux personnes sociales peu instruites, peu soucieuses ou peu libres de leurs devoirs, nous reconstruirions la société. C’est cette substitution qui est notre crime.

On ne change pas impunément les bases naturelles données par Dieu à un tel édifice. Toute la science de l’homme n’arrivera jamais qu’à de l’artificiel ; et, loin de remplacer le naturel, l’artificiel le détruira. Il ne faut pas vouloir construire autrement que Dieu. Une construction, où les combinaisons humaines se substituent aux institutions divines est ruineuse par la base. Donc, c’est pour avoir voulu substituer nos combinaisons au plan de Dieu, que nous sommes d’une faiblesse irrémédiable, que nos œuvres sont sans vie, nos constructions sans solidité, nos institutions sans avenir. Si Dieu ne bâtit pas la maison, c’est fort inutilement que travaillent ceux qui veulent l’élever. Si Dieu ne garde la cité, c’est très vainement que veille celui qui la garde[2].


Revenons enfin au plan de Dieu. — Comment ? Établissons tout d’abord en principe, qu’il ne faut jamais se substituer aux personnes sociales, parce que c’est renverser l’œuvre de Dieu. — Que faut-il faire alors ? — Je l’ai dit, mais je le répète : il faut apprendre leur responsabilité à ceux qui ne la savent pas : la faire reprendre à ceux qui la négligent ; donner, a ceux qui ne les ont pas, les moyens dont ils manquent. Voilà le vrai et l’unique vrai programme de toute œuvre sociale.

Oui, créons des œuvres qui soient l’extension et le complément de la famille, qui lui viennent en aide, qui la fortifient, qui la développent, qui la consolident dans son organisation vitale et dans son fonctionnement normal. Œuvres de toute nature, d’instruction, d’encouragement et d’assistance, œuvres professionnelles surtout : si nous savons les organiser de façon à encadrer et prolonger vigoureusement la famille, notre travail préparera un avenir fécond.

Quand cela est fait, s’il reste de pauvres individus, qu’il soit absolument impossible de confier aux soins des personnes sociales, et J’avoue sans peine qu’il en restera toujours, créons alors, comme de tristes nécessités, et en aussi petit nombre que possible, des œuvres hors cadre, pour assumer sur elles les responsabilités, qui ne peuvent être supportées par tes personnes naturelles. Vous avez compris ce principe. Il faut tout faire pour amener ceux à qui Dieu a confié la responsabilité, à la remplir selon les desseins de Dieu. Lorsque tous les moyens dans ce sens ont été épuisés, alors, mais alors seulement, ceux à qui la mort ou d’autres accidents ont ravi tout appui social naturel, peuvent et doivent être confiés à des institutions conventionnelles, assumant sur elles la responsabilité que personne n’est en mesure de supporter. Les œuvres qui se substituent aux personnes naturellement responsables, sont donc, dans une organisation vraie et bien comprise, des exceptions, qu’il faut souhaiter le plus rares possible : car leur multiplication indiquera toujours une recrudescence du mat social.

Au lieu d’en faire t’exception, nous en avons trop fait la règle. Je voudrais pouvoir répéter cela mille fois et sous toutes les formes, afin de me faire mieux comprendre, parce que je suis convaincu que c’est là notre mal le plus profond. Ce n’est pas ici, en effet, le mal conscient des méchants, c’est le mal inconscient des bons, c’eat le mal des bonnes œuvres.

Voilà les principes de la critique faite par l’auteur des Réflexions. Mais il faut lire le volume même pour suivre dans le détail des œuvres cette critique inspirée par le souci d’une vérité et d’un ordre éternel. Il faut suivre l’auteur dans son analyse des principales œuvres dites sociales crèche, asile, école, orphelinat, syndicat, hôpital, asile de vieillards. Ceux de nos amis qui ont le profond souci de faire concorder leur vie sociale et politique avec l’ordre social chrétien trouveront là une règle sûre. Ceux qui n’appartiennent pas à l’Église, mais qui s’inspirent de l’esprit proudhonien, seront saisis par la profonde volonté catholique qui s’y exprime, volonté à laquelle l’incroyant franc-comtois se fût associé, non dans son principe spirituel, auquel il avait cessé d’adhérer, mais dans son principe social qui consolidait l’institution chrétienne qu’il aimait de tout son être : la Famille.

Mais, dira l’opportuniste, la thèse des Réflexions est absolue. C’est l’œuvre d’un théologien qui vit loin du siècle et qui ne tient pas compte des nécessités où sont placés les hommes qui veulent agir dans un monde où mille nuances doivent adoucir la rigueur des vérités éternelles. Que l’opportuniste se rassure. Ce théologien ne néglige aucun des moyens par lesquels on doit faire appliquer les principes par ceux-là mêmes qui les ont oubliés et que le rappel à l’ordre fondamental pourrait troubler. Au surplus, veut-on sur cette grave question l’avis d’un homme d’expérience ? Voici : l’hiver dernier, un membre du Cercle fit connaître aux Lyonnais, au cours d’une conférence, les thèses de l’auteur des Réflexions. Il y ajouta ses observations personnelles. Il reçut peu après une éclatante confirmation qu’apporta un éminent prêtre lyonnais, i’abbé F. Charavay, aumônier du Patronage de Notre-Dame de la Guillotière, qui vit au cœur des œuvres et qui a fait de l’une d’elles une des plus fortes œuvres françaises. En mars dernier, l’abbé Charavay faisait à Lyon une conférence admirable qui, au point de vue religieux, venait compléter la précédente, faite au point de vue politique. C’est dans cette conférence, qu’a publiée depuis la Revue catholique des institutions et du Droit, que nous avons trouvé deux pages admirables qui constituent pour la thèse de l’auteur des Réflexions la confirmation actuelle de l’expérience :

Nous voulons, écrit l’abbé Charavay, nous voulons refaire une France chrétienne. Je dit refaire, je ne dit pas remplacer, quoique cependant ce soit – quelquefois et exceptionnellement un mal nécessaire. Mais rien ne serait plus funeste que de se pencher vers les enfants du peuple et de dire : « Je vais sauver ces enfants que la famille ne sauve pas », sans autre préoccupation. Non, il faut respecter l’ordre établi par Dieu. C’est dans la famille, c’en par elle que l’individu doit atteindre sa fin, ne l’oublions pas. Il faut donc faire des œuvres : elles étaient nécessaires autrefois pour aider la famille, elles le sont plus encore maintenant, puisque la famille ne remplit plus son rôle. Mais elles doivent travailler, non seulement à sauver les enfants, mais à rendre au père, à la mère, la connaissance de leurs devoirs et de leurs responsabilités, elles doivent s’efforcer de faire des enfants qui les fréquentent, des pères et des mères qui aient cette connaissance et qui soient capables de remplir leur mission. Pour tout dire d’un mot, elles doivent travailler à se rendre utiles, et être disposées à fermer leurs portes, lorsque, ayant refait des familles chrétiennes, personne n’aura plus besoin de leurs services. Autrement, nos œuvres manquent le but que Dieu leur propose ; elles n’exécutent pas le plan divin ; elles se trompent. Elles pourront peut-être sauver quelques individus, mais cela n’en rien si nous ne refaisons pas une société capable de les sauver par elle-même, c’est-à-dire des familles chrétiennes.

N’avons-nous pas ici un mea culpa à faire ? Il est expédient de se faire des compliments, car cela encourage, mais il est utile de se dire la vérité. Trop souvent, peut-être, ce sont des principes individualistes qui nous ont guidés dans nos œuvres. Voyant surtout des individus à sauver, nous n’avons pas assez vu les familles à refaire. Un court examen de conscience est ici nécessaire. Faisons-le sincèrement.

Nos adversaires multiplient leurs efforts pour désorganiser la famille ; leurs œuvres tendent toutes à ce but. Ils sont dans leur rôle et ne font qu’appliquer leurs principes. Mais ne pouvons-nous pas nous reprocher d’avoir répondu à ces efforts par des efforts dans le même sens ? Oh ! nous avons eu des excuses : l’ardeur de la lutte ! la crainte de voir nos œuvres désertées, que sais-je ? Les exemples de cette méthode sont nombreux et je n’ai que l’embarras du choix :

Les œuvres de nos adversaires sont gratuites. Leurs écoles, leurs patronages déchargent les parents de toute coopération pécuniaire, les empêchent par conséquent de participer à ces œuvres dont leurs enfants sont bénéficiaires, les mettent de côté sous couleur de charité, ou plutôt, de solidarité. — N’avons-nous pas, nous aussi, en réponse, ouvert des écoles gratuites, organisé des Patronages, des Colonies de vacances gratuites ? Nous avons cherché beaucoup d’argent pour éviter aux parents de nous en donner et pour lutter avec avantage sur le terrain de la gratuité. Ah ! la gratuité, quel puissant et triste moyen pour rendre les parents exploiteurs, les empêcher de remplir leur rôle en les déchargeant de leurs enfants !

Les œuvres de nos adversaires sont toutes organisées en vue de satisfaire le, désir de jouir. Ce ne sont que sorties, réceptions, fêtes de toutes sortes. La vie de ces œuvres est toute factice : point de traditions, point de vie familiale, intime et sérieuse. Là encore, n’avons-nous pas répondu par un effort semblable ? Faire plaisir aux enfants, aux jeunes gens, les distraire, les amuser plus que dans l’œuvre concurrente, leur donner tous les plaisirs qu’ils demandent et qu’on leur donne à côté, afin de les garder, n’est-ce pas une partie de notre programme ? Programme qui n’est pas avoué, qui n’est pas imprimé, qui n’en est pas moins réel. La vie de l’œuvre se passe à peu près complètement à préparer des fêtes, des concours ou des matches, et une fois faits, à vivre de leur souvenir, à en préparer d’autres. Cette méthode, car c’en est une dans certaines œuvres, ne donne aux jeunes gens ni abnégation, ni esprit de sacrifice : elle les dégoûte de la vie simple et modeste et les pousse, au nom de la religion, dans le tourbillon qui entraîne tout le monde au plaisir.

… Regardez ce jeune homme de Patronage. Il est chrétien, juste assez pour ne pas se faire renvoyer d’une œuvre où l’on n’exige cependant que le strict nécessaire. Ecoutez ses conversations : ce sont celles de ses camarades de bureau ; elles vous feront rougir. L’abnégation, l’esprit de sacrifice lui sont inconnus. Ah ! pardon, il remplira volontiers une fonction honorifique dans l’œuvre, pourvu qu’on lui fasse un petit piédestal. Du courage pour défendre sa foi, pour se ranger aux côtés de ceux qui luttent, par leur exemple et leurs actes, pour les droits de Dieu et de l’Eglise, il n’en a pas. Il n’y du reste jamais songé. Mais c’est un habitué du café voisin de l’œuvre et il vient régulièrement y terminer la partie de billard commencée au Cercle. C’eat, du reste, un très bon acteur qui a obtenu un succès de fou rire dans la dernière comédie où il a accepté un rôle, par dévouement, a dit le compte rendu. S’il ne brille pas sur la scène, il est un des meilleurs joueurs de football et son nom paraît dans les journaux. Peut-être même est-il champion en gymnastique, très fier de ses biceps et de son agilité : en ce cas, sa vulgarité sera plus accusée encore. Ses camarades l’admirent, les plus jeunes surtout, et cherchent à lui ressembler. Et cependant, lorsqu’il a fait sa première communion, c’était un bon enfant, bien disposé. Aujourd’hui, il n’a point de valeur, car il n’a point de vie chrétienne. S’it n’est pas déjà un scandale par sa conduite, il le sera bientôt. En tout cas, il ne peut fonder plus tard qu’une triste famille. L’œuvre ne lui a pas fait de bien ; elle lui a fait du mal !

Me suis-je trompé ? Dans ce portrait, peu flatté, je l’avoue, ne re connaissons-nous pas des jeunes gens de nos Patronages ? Et comprenons-nous maintenant comment nos œuvres, tout en leur accolant l’épithète de catholiques, peuvent aider nos adversaires dans leurs efforts de désorganisation de la famille et de la société ?

Alors, il ne faut pas faire d’œuvres ? Si, il faut en faire, le plus possible. Mais toute œuvre qui veut vraiment faire du bien doit avoir un double but.

Aider la famille et non pas la remplacer ;

Élever l’enfant et le jeune homme en vue de son rôle futur de père de famille.

Voilà la vérité élémentaire qui a été trop souvent oubliée et qu’il nous faut rappeler partout. Mais ajoutons que sa valeur sociale est subordonnée à la réalisation d’une autre vérité, à laquelle souscrivent aujourd’hui tous les membres du Cercle :

Il ne pourra être rien fait pour ta vie de la famille chrétienne, de la famille française, tant que n’auront pas été détruites les institutions démocratiques, qui sont toutes dirigées contre la famille même. Pour faire ou refaire des familles françaises, des familles chrétiennes, il faut leur rendre d’abord le chef de la Famille qui leur a permis de se former et de durer pendant dix siècles ; il faut rendre au pays la Famille de France, afin que l’ordre familial se retrouve dans l’ordre national, ou le Roi est à la tête de ta nation comme le Père est à la tête de ta Famille.

G. V.
  1. À reculons. Réflexions d’un ami, publiées par E. du Passage (4e édition, revue, augmentée et corrigée). Rome, librairie Pustel, Lille, librairie Giard ; Paris, librairie Lethielleux. Un vol. in-16 de 116 pages. 1 franc. – On a joint malheureusement à cette nouvelle édition une préface d’Henri Bazire qui était au moins inutile.
  2. Nisi Dominus ædificaverit domum, in vanum laboraverunt qui ædificant eam. Nisi Dominus custodierit civitatem, frusta vigilat qui custodit eam (Ps. CXXVI, 1).