Cahiers personnels, Adélaïde de Brunswick/Adélaïde de Brunswick/1-3

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Chapitre III (1953 & 1964)
Cahiers personnels ; Notes pour les Journées de Florbelle ; Adélaïde de Brunswick, Texte établi par Gilbert Lely, Jean-Jacques PauvertXIII (p. 172-208).


CHAPITRE III


À peine Mme de Saxe fut-elle établie au château de Mersbourg qu’elle y reçut la lettre suivante :

« Mon écuyer m’a rendu compte de tout ce qui vous est arrivé ; je l’ai fort loué, et des secours qu’il vous a fournis et du local qu’il vous a proposé pour votre retraite : croyez-moi, restez-y quelque temps.

« Il n’y a de sûreté pour vous nulle part ; le prince, au désespoir, veut absolument vous retrouver. Et quand cette réunion sera faite, qui peut vous garantir des suites ?… Établissez-vous donc chez moi, on y aura toujours pour vous tous les égards qui vous sont dus. Là, du moins, vous serez libre ; je pourrai vous y donner souvent des nouvelles du marquis de Thuringe : peut-être même pourrons-nous vous y aller voir, un jour. Les choses se calmeront pendant ce temps-là, et j’aurai soin de vous informer de tout. Je vous offrirais bien de vous ramener à Brunswick, mais la colère et la jalousie de votre mari vous y suivraient. Mes états sont ce que je vois de plus sûr à vous présenter pour asile. Ne me remerciez pas du service, c’est à moi de vous rendre grâce de l’honneur que vous allez me faire.

« Le même homme qui vous a reçu restera près de vous tout le temps de votre séjour chez moi ; vous pourrez lui communiquer les ordres dont il vous plaira de me charger ; je vous réponds de son zèle et de son intelligence. »

Adélaïde saisit avidement ce projet et parut se calmer un peu.

Combien il fut heureux pour le secret de Mersbourg que la curiosité de Frédéric n’eût pas eu de plus grands effets ! et que de peines, de tourments, d’inquiétudes lui aurait épargnés le comte si, guidé par plus de franchise ou renonçant aux projets qui réglaient sa conduite, il eût consenti de rapprocher trois êtres qui avaient si grand besoin de se réunir !

— Bathilde, dit la princesse en rentrant au château, as-tu pris quelque attention à ces deux hommes qui parcouraient à cheval de l’autre côté de la rivière la route parallèle à celle que nous suivions ?

— Oui, madame.

— Eh bien, l’un de ces hommes est le prince de Saxe et l’autre le comte de Mersbourg.

— Je n’ai pas l’honneur de connaître votre illustre époux, madame, dit Bathilde ; mais j’avoue que celui qui l’accompagnait m’a paru ressembler infiniment au comte de Mersbourg ; et, quoique je n’aie vu ce seigneur qu’une fois à la cour où mon père m’envoya pour quelques affaires, j’oserais assurer que madame ne se trompe pas.

— Mais que viennent-ils faire dans ces environs ? Mersbourg me fournit les moyens de me soustraire aux fureurs du prince : voudrait-il donc encore m’exposer à leurs cruels effets ?

— Cela n’est pas présumable, madame, dit Bathilde ; si telle était l’intention du comte, tous deux seraient déjà ici.

— Où vont-ils enfin dans ce simple équipage ? Tu m’avoueras, Bathilde, que cela a l’air d’une recherche.

— Mais dont le succès sera nul, madame. Dès que Mersbourg, protecteur de votre retraite, accompagne le prince, assurément ce ne peut être pour vous livrer à lui.

— Je le crois ; mais on craint tout dans l’affreuse position où je suis. Quoi qu’il en soit, poursuivit Adélaïde, tout ceci me sépare peut-être pour jamais du seul être que j’adore au monde. Je t’ai confié mes sentiments pour le marquis de Thuringe : tout ce que je découvre d’excellentes qualités dans toi me garantit ta discrétion. Tu le vois, chère Bathilde, je ne dois pas prétendre à revoir de longtemps le marquis.

— Mais, madame, s’il était possible de lui faire savoir où nous sommes, il accourrait sans doute.

— Je crains tant les imprudences ! La fierté de mon caractère ne me les permet pas ; je serais trop humiliée si mes torts venaient à se découvrir.

— Ah ! madame, les mariages que la politique exige ne peuvent pas enchaîner les cœurs comme ceux que l’amour a formés.

— Tu as raison, Bathilde, je ne dois point rougir de mes sentiments ; ils sont purs comme celui qui les a fait naître. J’ai connu M. de Thuringe, je l’ai aimé avant que je fusse l’épouse de Frédéric ; mais les hommes dans leurs jugements ne considèrent pas jusqu’où s’étend le pouvoir des passions sur nous, et leur injuste mépris couvre ceux qui ne mériteraient que leur indulgence.

Un homme à cheval qui se fit entendre dans la cour du château interrompit cette conversation, et l’on amena à la princesse un homme qui demandait à lui parler.

Introduit dans l’appartement, cet homme dit qu’envoyé à la hâte d’un village voisin, il était chargé d’assurer la princesse qu’elle ne devait s’inquiéter nullement sur le compte des personnes qu’elle avait vues se promener la veille sur les bords de la rivière, que ces personnes ne viendraient sûrement point au château et qu’elles se dirigeaient sur Hambourg.

— Mais quelles sont ces personnes ?

— Je l’ignore, madame, répondit le messager, et comme je ne dois point les revoir, je pars fort vite sans aucune réponse : tels sont les ordres que j’ai reçus.

— Eh bien, madame, dit Bathilde dès que cet homme se fut retiré, vous voyez que j’avais raison de vous tranquilliser et que le comte de Mersbourg sait trop ce qu’il vous doit pour ne pas soigneusement écarter de vous tout ce qui pourrait vous alarmer un moment.

— Soit, dit la princesse, mais nous voilà toujours dans les mêmes inquiétudes. Il est certain que l’un des hommes que nous avons vus est le prince et que celui qui l’accompagne est Mersbourg… Pourquoi le prince a-t-il quitté sa cour ? Quel motif l’engage à voyager ainsi dans le simple costume d’un chevalier ? Où va-t-il ? Quelle est la cause du mystère qui paraît envelopper ses démarches ? Peut-être le prince a-t-il disposé des jours de mon malheureux amant : instruit que ses soupçons sur Kaunitz portaient absolument à faux, peut-être les croyant mieux établis sur Thuringe, l’a-t-il immolé à sa cruelle jalousie ! Mersbourg l’aura servi dans ce crime effroyable : il était le confident du marquis, et voilà les raisons de ce déplacement qui me trouble ! Pourquoi cet homme n’a-t-il pas attendu une réponse ? Mersbourg ne devait pas s’éloigner qu’il ne l’eût !

— Le pouvait-il, madame, dit Bathilde ? Obligé de suivre votre époux, il ne devait ni retarder ses pas, ni lui donner connaissance d’un message qu’il vous faisait parvenir.

— Ô ma chère Bathilde, que de louche j’aperçois dans tout cela ! Et quand mes doutes seront-ils dissipés ?

À ces réflexions la princesse en ajouta quelques nouvelles dont elle fit part le lendemain à Bathilde, c’est-à-dire à la seule personne avec laquelle il lui fût possible de parler de ce qui l’intéressait le plus.

— Le croirais-tu mon enfant, lui dit-elle, bien loin de me tranquilliser, le message du comte ne sert qu’à redoubler mes craintes. Qui peut m’assurer que d’un moment à l’autre le prince ne vienne tout à coup dans ce château ? S’il forme ce désir, Mersbourg en pourra-t-il détourner les effets ? Tu n’imagines pas à quel point Frédéric est impérieux ; chacune de ses volontés est une loi, et dès lors, que de dangers nous courons ici ! Cela est décidé, Bathilde, je veux quitter ce château ; je ne m’y trouve nullement en sûreté. La franchise de Mersbourg ne m’est d’ailleurs pas assez démontrée pour habiter son château sans frayeur, et si tu m’en crois, nous ne mettrons au départ d’autre délai que celui qu’exige nos préparatifs.

La fille du major, absolument aux ordres de la princesse, ne put que s’y soumettre, et dès le surlendemain toutes deux partirent pour Erfurt, capitale de la Thuringe, seulement éloignée de quelques milles du château qu’elles quittaient.

— Ici, dit Adélaïde en descendant dans un mauvais cabaret, seul asile que les plus grandes cités offrissent alors aux voyageurs, ici nous apprendrons infailliblement des nouvelles du marquis de Thuringe.

Ce fut la première chose dont Adélaïde s’informa.

— Notre souverain seigneur, répondit le maître de la maison, est maintenant régent de la Saxe ; le prince Frédéric, que sa santé éloigne pour quelque temps des affaires du gouvernement, vient de l’appeler à ce poste pendant le cours des voyages qu’il entreprend pour se rétablir.

— Et quelles sont les causes qui altèrent cette santé précieuse à ses sujets ? poursuivit Adélaïde.

— Les chagrins qu’il a reçus de sa femme, répondit l’aubergiste.

— Et de quoi l’accuse-t-on ?

— D’une intrigue avec le jeune Kaunitz, officier au service du prince. Cette inconduite, continua celui que l’on questionnait, a fait un tel bruit à la cour que la princesse a été renfermée par ordre de Frédéric dans la citadelle de Torgau, où l’on croit qu’elle est pour la vie. Elle fera bien de s’y tenir, car si jamais elle s’en évadait, ses jours ne seraient pas en sûreté.

Ici l’aubergiste parut ignorer l’événement qui venait de se produire et qu’il avait l’air de craindre.

Le trouble où ce récit plongea Bathilde faillit tout perdre ; mais Adélaïde avait déjà appris sur le trône l’art de dissimuler, et elle sut si bien l’employer dans cette circonstance qu’il devint impossible de pouvoir démêler en elle rien qui fût capable de la trahir.

— Voilà tout ce que je voulais savoir, dit-elle à Bathilde, aussitôt qu’elle fut seule avec elle : ceci nous éclaire et ne nous permet pas de rester plus longtemps en Saxe… Ah ! Frédéric, Frédéric, je me soustrairai à vos injustices, mais vous mériteriez bien qu’elles brisassent nos nœuds !

— Ô madame, dit Bathilde, celui que vous craignez voyage, il s’éloigne de vous ; le ferait-il, s’il méditait votre perte ? Et n’était-il pas maître de vous à Torgau ?

— Le conseil de cette évasion est son ouvrage, dit la princesse. Il n’a pas voulu que mon sang coulât si près de son trône ; il m’en écarte pour me mieux ressaisir, et il fait régner mon amant pour me mieux séparer de lui.

— Mais si ses soupçons portaient sur Thuringe, eût-il donc immolé Kaunitz ?

— Un crime ne coûte rien quand il s’agit de se venger. Quoi qu’il en soit, mon amant règne ; au moins il est en sûreté.

— Eh bien, madame, dit Bathilde, si nous allions à Dresde ?

— Ce parti serait dangereux et pourrait nuire au marquis de Thuringe ; il pourrait me coûter la vie. Non que je tienne à l’existence ; le ciel m’est témoin que je ne la chéris que dans l’espoir de retrouver un jour tout ce que j’aime : mais dans ce moment, crois-moi Bathilde, le parti le plus sûr est de s’éloigner de la Saxe ; laissons l’orage se calmer, nous reparaîtrons quand il en sera temps.

Ces résolutions prises, on retint la même voiture pour se rendre à Francfort, d’où l’on se dirigerait ensuite vers le pays qui paraîtrait le plus sûr.

Le premier jour, nos voyageuses couchèrent à Marbourg, au pied des montagnes qui séparent la Hesse de la Franconie. La difficulté de traverser ces montagnes le lendemain, dans un pays où il n’y avait point encore de routes, obligea la princesse et Bathilde de séjourner dans le mauvais gîte où le voiturier les avait descendues.

Un homme d’assez bonne mine les aborde l’une et l’autre pendant ce séjour.

— Mesdames, leur dit-il, vous allez sans doute demain à Francfort ? Je dois suivre cette même route : comme elle est difficile et que vous êtes seules, je vous demande la permission de vous escorter pour vous procurer tous les secours qui dépendront de moi, et qui pourront contribuer à la sûreté de votre marche.

Bathilde, jugeant les autres d’après la bonté de son âme et n’imaginant pas qu’on pût lui manquer, accepta sans balancer, au nom de sa maîtresse, les offres de l’inconnu.

Cependant dès qu’Adélaïde put entretenir Bathilde :

— Mon enfant, lui dit-elle, je crains que vous n’ayez accepté trop légèrement les offres de cet homme. Ou je me trompe, ou il a été soldat en Saxe, et je me souviens à merveille d’avoir vu cette figure-là dans la citadelle de Torgau, pendant le séjour que j’y ai fait.

— Et moi aussi, madame.

— Eh bien, pourquoi acceptais-tu ses propositions ?

— Je n’étais pas encore bien sûre de mes idées, mais plus je l’observe, plus elles s’affermissent.

— Comment s’en défaire maintenant ?

— Cela est impossible ; il n’en deviendrait que plus à craindre, si vraiment il est dangereux. Au surplus, poursuivit Bathilde, je ne lui ai jamais vu faire de mauvaises actions ; rien n’empêche que ses offres ne soient fort naturelles, et comme il n’a sans doute d’autre but que la rétribution qu’il attend de ses services, tentons l’aventure. Il y aura du monde sur le chemin, et notre conducteur me paraît un brave homme.

Mais la fermeté de ces résolutions s’évanouit quand il fallut partir. Nos deux femmes s’effrayèrent également ; et quand l’homme reparut, Adélaïde lui déclara nettement qu’elle avait changé d’avis et qu’elle aimait mieux voyager seule qu’accompagnée d’un homme qu’elle ne connaissait pas.

— Madame, répondit l’inconnu, vous êtes la maîtresse. Je souhaite que vous n’ayez point à vous repentir de n’avoir point accepté mes soins, mais je ne saurais vous y contraindre.

Il disparut en disant ces mots, et nos dames montent en voiture.

Quand on fut au pied des monts, le voiturier dit qu’étant impossible que ses chevaux pussent facilement gravir une montagne aussi escarpée, il priait ces dames de vouloir bien faire quelques pas à pied. Nos voyageuses y consentirent, n’emportant avec elles que leurs bijoux et leur argent, mais elles devancèrent tellement la voiture, qu’en moins d’un quart d’heure elles la perdirent de vue.

Isolées, ne voyant plus rien autour d’elles, la crainte de s’éloigner encore davantage leur fit prendre le parti d’attendre au pied d’un chêne dont l’ombre, par son épaisseur, semblait les inviter à se rafraîchir sous ses rameaux antiques. Elles y étaient à peine, lorsqu’elles virent déboucher, par un sentier qui se perdait dans la forêt, l’inconnu de l’auberge à la tête de deux cavaliers.

— Les voilà, dit cet homme à ses gens ; je savais bien qu’elles ne pouvaient m’échapper. Eh bien, mesdames, leur dit-il, rejetterez-vous encore mes services ?

— Oh ! s’écria Adélaïde en levant les mains au ciel, nous sommes perdues !

— Je le crains, dit le chef. Au reste, vous jugerez bientôt du sort qui vous est réservé : vous vous êtes trompées si vous avez cru que nous ne vous connaissions pas. La princesse de Saxe va savoir si elle doit laisser égorger ses amants par son barbare époux ; et Bathilde, fille du major de Torgau, sera bientôt récompensée des soins qu’elle a rendus à une maîtresse incessamment privée des moyens de lui en témoigner sa reconnaissance.

— Madame, poursuivit Schinders, chef des bandits qui le suivaient, nous sommes les amis et les parents de Kaunitz dont vous avez causé la mort : je suis son frère, ces chevaliers sont ses cousins. Il faut que votre sang lave les taches que le sien a fait à la réputation de celui qui l’a immolé ; nous ne serons satisfaits qu’à ce prix.

— Eh bien, dit la princesse frémissant à la vue des fers qu’on lui préparait, faites-le couler ici. Quelle nécessité de nous mener plus loin ?

— Non, non, dit Schinders, cette vengeance serait trop douce : il est de notre justice de la proportionner au crime qu’elle doit acquitter… Marchons.

Alors, ces hommes ayant placé les deux femmes sur la croupe de leurs chevaux, on se renfonça dans la forêt par le même chemin qui venait de vomir ces brigands. Plus on suivait cette route étroite, plus elle devenait tortueuse et impraticable ; les vieux arbres qui la couronnaient l’ombrageaient à tel point que, quoiqu’on fût au milieu du jour, à peine voyait-on à se conduire. On aboutit bientôt à une clairière, dont le milieu était un étang au centre duquel se voyait une tour antique absolument entourée d’eau. Une barque conduite par les ravisseurs mêmes amena toute la troupe au pied de la tour, où l’on entra par une porte de fer refermée avec fracas. Aussitôt qu’elle fut franchie, on pénétra dans une salle aussi obscure qu’un cachot.

— Voilà le logement qui vous est destiné, mesdames, dit Schinders ; il est un peu triste pour une princesse accoutumée au luxe des cours, mais il est proportionné à votre mérite. Quand vous ne ferez plus assassiner vos amants, peut-être vous traitera-t-on mieux. Recevez, en attendant, la juste punition qui vous est due. Vous voyez le chanvre et les outils qui sont sur cette table ? Le supplice auquel je vous condamne est d’en former une corde de quarante pieds. Dès que cette corde sera finie, elle se partagera en deux et servira à vous pendre. L’une et l’autre, à cette voûte élevée. Vous ne serez expédiées, l’une et l’autre, que quand la corde sera finie. Faites-en durer le travail autant qu’il vous plaira ; mais nous aurons, au moins, pour apaiser notre vengeance, la consolation de savoir que chacun des instants de votre vie n’est employé par vous que pour vous conduire à la mort. La lenteur ou la promptitude de cette méthode sera la juste mesure de votre courage ; mais vous aurez beau désirer la fin de vos maux, elle ne sera que celle de votre travail. Cependant, comme il faut un peu de distraction à une aussi fastidieuse manière d’employer son temps, venez voir celle qui vous est accordée…

Et Schinders conduisit, en disant cela, ses prisonnières dans un petit jardin de plain-pied avec la grande salle ; et là, montrant à chacune d’elles une bêche auprès d’un vieux cyprès :

— Vous creuserez ici votre tombe, leur dit-il et vous tâcherez de compasser l’un sur l’autre les deux ouvrages qu’on vous laisse, afin qu’ils se finissent ensemble. Allons, travaillez, mesdames ; tous les mois vous recevrez ma visite, et ce sera moi-même qui viendrai, quand il en sera temps, vous débarrasser d’une vie dont vous allez sans doute maudire la longueur tout en vous occupant à l’abréger.

À ces mots Schinders sortit, et les portes se refermèrent avec un tel bruit que la tour en fut ébranlée.

— Crois-tu, ma chère Bathilde, dit Adélaïde à sa fidèle compagne, qu’il puisse maintenant exister deux femmes plus malheureuses que nous ?

— Je ne perds pas courage, madame, répondit la fille du major ; celles qui se sont sauvées de Torgau pourront également s’échapper d’ici.

— Cela est impossible, ma chère.

— Ne désespérons de rien, madame ; travaillons toujours à la corde ; au lieu de trancher nos jours, elle les prolongera peut-être…

Dès ce moment, les mains tremblantes et délicates de la princesse de Saxe travaillèrent au plus sinistre ouvrage qu’il fût possible de faire, puisque sa lenteur redoublait les tourments de leur vie et que sa diligence en hâtait la fin.

— Hélas ! dit la princesse, ce supplice n’est-il pas celui de tous les hommes ? Et les travaux ou les plaisirs dans lesquels ils passent leurs jours ne précipitent-ils pas les instants de leur mort ?

Sur les sept heures du soir, un pain grossier, de l’eau et quelques légumes mal apprêtés vinrent réparer les forces de ces infortunées qui se jetèrent ensuite sur les deux malheureux grabats placés dans un des coins de cette salle infecte et humide. Cependant elles reposèrent : l’excès du malheur, calmant l’amertume des réflexions qui troublent le repos, le laisse souvent arriver à nous au sein des grandes anxiétés.

Quand Bathilde s’éveilla, elle offrit à la princesse les mêmes soins qu’elle lui rendait journellement depuis qu’elle lui était attachée… Égards précieux dans le malheur, et toujours méconnus de ces âmes de boue qui, seulement amies de la fortune, ne savent caresser que ceux qu’elle élève.

Dès qu’Adélaïde fut habillée, elle et Bathilde furent visiter le jardin, à peu près grand comme la salle et dont les murs, par leur hauteur, enlevaient tout espoir de les franchir.

— Oh ! pour ces instruments, dit Bathilde en voyant les bêches, si madame le veut bien, nous n’y toucherons pas : je n’ai pas plus d’envie de mourir ici que d’y creuser mon tombeau. Allons, madame, ne nous attristons point, et mangeons dans le jardin, sous les cyprès mêmes que l’on destine à couvrir notre tombe ; mangeons-y, dis-je, ces carottes bouillies que l’on vient d’apporter pour notre déjeuner. Au moins l’eau est bonne ici, elle est fraîche : je ne l’aurais pas cru, n’ayant l’air de venir que de cet étang fangeux qui nous environne.

Alors la princesse, encouragée par l’aimable franchise et par la gaieté vraiment philosophique de sa compagne, l’imite et mange la moitié du triste plat qu’on leur avait apporté.

— Ce qu’il y a d’heureux, dit Adélaïde, c’est qu’au moins notre argent et nos bijoux nous restent ; c’est le principal.

— Ô madame, ces gens-là ne sont pas des voleurs ; ceci est vraiment une vengeance.

— Mais pour quelle raison tombe-t-elle sur moi ? Suis-je la cause de la mort de Kaunitz ? Était-il mon amant ?… Quelle tête ne tournerait pas à l’examen de ces contradictions ?

— Kaunitz, dit Bathilde, a pu faire une étourderie, le prince être la dupe de cette étourderie ; et ces gens-ci, qui n’ont cru que la voix publique, vengent leur frère, vous croyant coupable.

— Allons, il est certain que nous mourrons sans savoir la cause de notre aventure.

— Non, non, madame, nous la saurons… nous la saurons, parce que nous ne mourrons pas ici et que nous aurons le temps de tout apprendre.

Le déjeuner fait, ces malheureuses se livrèrent à leur sombre travail.

L’intérêt se trouvant ici divisé sur plusieurs personnes, nous demandons à nos lecteurs la permission de les ramener de temps en temps d’un sujet à l’autre, jusqu’à ce que nous puissions réunir tous les objets qui, maintenant, nécessitent une diversion.


Tout se passait le mieux du monde à Dresde ; le marquis de Thuringe gouvernait avec autant de grandeur que de sagesse les états qui lui étaient confiés : abondance au sein de sa principauté, nuls troubles à l’extérieur, tout annonçait à l’Allemagne que la Saxe ne pouvait qu’être heureuse, si son gouvernement, comme on le croyait, tombait un jour entre les mains d’un homme aussi sage. Mais si la tête du marquis était calme, son cœur n’était point heureux. Séparé de tout ce qu’il aimait, ignorant les lieux qu’habitait l’objet de ses plus tendres affections, instruit, à la vérité, de son évasion de Torgau, mais ne sachant depuis ce qu’était devenue cette femme chérie ; craignant les suites d’un voyage qu’il savait bien n’être entrepris par Frédéric que pour retrouver une femme qu’il rendrait sans doute malheureuse s’il la rejoignait… toutes ces idées le tourmentaient et l’on conviendra qu’il faut être doué d’un heureux caractère pour ne s’occuper que du bonheur des autres, quand on est aussi malheureux soi-même.

À l’égard du prince, après avoir passé quelque temps à Hambourg, il résolut de visiter la Hollande, toujours accompagné du comte. Là, se mêlant à toutes les classes, il apprit à connaître les hommes et à les apprécier, étude bien difficile sur le trône, où celui qui l’occupe ne démêle jamais autour de lui que la bassesse qui flatte ou que l’orgueil qui envie.

Un jour qu’il se trouvait à dîner à Amsterdam avec un des plus célèbres commerçants de l’Europe et dont il n’était pas connu, la conversation s’engagea :

— Monsieur, lui dit celui-ci, convenez que mes occupations et mes correspondances sont plus importantes et plus étendues que celles d’un souverain ; et, cette vérité établie, je suis donc sur la terre infiniment plus utile qu’un roi.

— Monsieur, répondit Frédéric, je suis loin d’être de votre avis. Vous ne travaillez que pour vous-mêmes ; vos veilles n’ont pour objet que votre unique fortune. Celles du monarque ont pour but le bien de ses sujets : nul égoïsme en lui, pendant que vous n’êtes mû que par ce motif. L’image d’un bon prince, en un mot, est celle d’un Dieu sur la terre, et vous n’offrez que celle d’une sordide cupidité.

— Et dans quelle classe ne se trouve-t-il pas de malhonnêtes gens ? C’est l’état que nous jugeons, et non pas celui qui l’exerce ; et, sous ce rapport, je prétends, monsieur, que la balance vaut mieux que le sceptre, et que le métier qui fait vivre les hommes sera toujours le plus honorable de tous.

— Mais oubliez-vous donc les droits de la naissance ?

— Et que sont-ils, sinon des effets du hasard ? Supposons que vous soyez noble ! étiez-vous pour quelque chose dans ce qui vous fit naître tel ? Vos vertus, monsieur, pourront anoblir votre état, mais jamais vos ancêtres ne l’illustreront.

— Croyez-vous donc que les vertus dépendent de nous ?

— Pas plus que la noblesse. Nos penchants viennent de la nature, je le sais, mais nous sommes les maîtres de la direction des effets. L’homme est tout ce qu’il veut par habitude ; qu’il s’efforce d’en adopter de bonnes dès son enfance, et l’excellente route que ses habitudes lui auront fait prendre le conduiront nécessairement à la vertu. Si l’on savait de quelle importance sont les premières impressions qu’on donne à la jeunesse, et combien elles influent sur le reste de notre vie ! Mais ces soins, ces efforts sont impossibles à l’enfant ; il échoue, si l’instituteur ne l’aide. Quelle précaution les parents ne doivent-ils pas apporter au choix de cet instituteur !

— Je n’en vois pas la nécessité, dit un troisième personnage en s’approchant des deux interlocuteurs. J’aime cent fois mieux abandonner la nature à elle-même, que de la grever par des conseils qui s’oublient, dès que les passions se font entendre. Il est dans l’homme, de se raidir contre les freins qu’on lui oppose ; toutes vos peines alors se trouvent perdues. Laissez faire à l’expérience ce que vous voulez produire par vos leçons.

— Sera-t-il temps, dit Frédéric, quand les fautes seront commises ?

— Ne faut-il pas toujours qu’on en fasse une ? dit le nouvel interlocuteur. C’est le moyen d’en empêcher d’autres, et il n’est rien que je craigne au monde comme la société d’un homme assez neuf pour n’avoir jamais fait de fautes. La certitude où je suis qu’il faut bien qu’il commence me fait toujours craindre de devenir l’objet de son premier tort… Au reste, ce système n’est pas toujours sûr, poursuivit notre homme, si le prince de Saxe n’eût pas fait la première faute, en étant trop indulgent sur la conduite de sa femme, il ne se fût pas trouvé contraint de faire assassiner l’amant qu’elle lui préférait.

— Monsieur, dit Mers bourg, on vous supposerait l’envie d’insulter ce prince.

— Comment cela serait-il, puisque je ne le connais pas ? Non, monsieur, je n’insulte point les gens ; je me contente de les instruire quand ils veulent l’être, et sous ce rapport, messieurs, continua ce personnage en ne s’adressant qu’à Frédéric et à Mersbourg, je vous invite l’un et l’autre à venir prendre le café chez moi. Je vous dirai des choses qui vous intéresseront et vous surprendront au dernier point.

Frédéric et Mersbourg ayant consenti à suivre cet homme singulier, il les mena dans une petite rue très obscure, où était une maison d’assez mince apparence, au plus haut de laquelle il fit monter ceux qui l’accompagnaient.

On entra dans un cabinet, au milieu duquel se voyait une glace inclinée ; auprès était une table soutenant trois ou quatre vieux in-folio.

— Messieurs, dit le maître du logis en se tournant vers ceux qu’il amenait, vous êtes ici chez le plus célèbre nécromancien de l’Europe, et si cet étranger, poursuivit-il en désignant Frédéric, désire s’instruire, je vais lui faire voir dans cette glace tous les événements auxquels il doit s’attendre le reste de ses jours.

— Nous voilà chez un fou, fit Mersbourg bas à son prince.

— Non, répondit Frédéric, je crois à cette science, et je suis bien aise de connaître ce qui m’attend dans l’avenir.

— Si cela est, dit le nécromancien qui avait entendu ces dernières paroles, regardez avec la plus grande attention tous les objets qui vont se présenter à vous dans cette glace. Voyez, examinez, profitez, mais ne me faites point de questions : mes livres, que je suis obligé de parcourir pendant ce temps-là, ne me laisseraient aucun moyen de vous répondre.

Frédéric et Mersbourg attachèrent donc leurs yeux sur la glace et voici ce qu’ils y virent très distinctement :

Ils aperçurent d’abord une tour sur le haut de laquelle était écrit : ELLE EST LÀ.

— Qui ? demanda le prince impétueusement.

Mais on ne lui répondit rien.

Deux individus sortent de la tour, et bientôt disparaissent en même temps que celle-ci. Un moment après, une forêt s’offre à leurs yeux ; deux chevaliers, armés de toutes pièces, en parcourent les routes au galop, suivant de préférence celles où viennent de passer les deux personnages qui s’étaient évadés de la tour. Mais bientôt on ne voit plus que des nuages qui ternissent la glace, et quand ils se dissipent, un grand château paraît au fond d’un bois ; un homme à cheval s’élance sur un autre cavalier, l’atteint et le tue. Le vainqueur descend de cheval et présente le bras à une très grande femme. Puis tout disparaît et le nécromancien, en fermant ses livres, dit à Frédéric :

— Vous venez de voir, monsieur, une partie des événements de votre vie. Les causes vous ont été dévoilées ; n’en pouvant prévoir les effets, il m’est devenu impossible de vous les présenter : prévoyez-les et détournez-en ce qui pourrait vous nuire. Les crispations de nerfs que j’éprouve après de pareilles séances m’obligent à me mettre au lit ; je vous conjure de me laisser.

Ce malheureux était effectivement couvert de sueur. Frédéric, très ému, voulut lui offrir de l’or, mais il le refusa.

— Il est de certains secrets dont la révélation ne se paie pas, dit-il à Frédéric ; profitez de ce que vous venez de voir. Que les hommes seraient heureux s’ils pouvaient lire dans la nuit des temps, comme vous venez de le faire !

— Pourtant, je n’ai rien compris à tout cela, dit Frédéric.

— Je le sais, monsieur, mais un jour ces voiles se lèveront, et je ne puis maîtriser le sort au point de vous en découvrir maintenant davantage.

Frédéric, retiré chez lui, ne put s’empêcher de témoigner une vive inquiétude à son ami.

— Tout ce que nous venons de voir est fort extraordinaire, lui dit-il.

— Eh quoi ! monseigneur, répondit Mersbourg croyez-vous donc à ces charlatans qui courent ainsi la Hollande, la Suisse et l’Allemagne pour obtenir quelque argent de ceux qui ont la faiblesse d’être leur dupe ?

— Mais celui-ci n’en a point accepté. Pourquoi voulez-vous, d’ailleurs, que je refuse ma croyance aux gens instruits qui lisent dans l’avenir ? Cette science n’est que conjecturale, je le sais, mais elle a pourtant des principes. Tous les événements futurs de la vie des hommes se rallient essentiellement à ceux qui les ont précédés : étudiez bien ce qu’ils ont fait avant, vous devinerez facilement ce qu’ils doivent faire après. Car rien n’est hasard dans le monde, tout tient à des causes premières dont les effets, ayant été de telle ou telle sorte, donnent presque comme une certitude que les seconds, nés de causes semblables, doivent inévitablement être tels ou tels. Tel effet doit nécessairement se rallier à telle cause, et réversiblement telle cause produira absolument tel effet : comme il est certain qu’un voyageur en parcourant la route A doit indispensablement rencontrer tout ce qui peut s’offrir sur cette route. Pareil sort pour celui qui suivra la route B, et ainsi de suite.

— D’où il résulte qu’on peut maîtriser tous les événements ? interrompit Mersbourg.

— Assurément, répondit le prince, car on est maître de tout ce qu’on prévoit. Toutes les études de l’avenir seront chimériques tant qu’il vous plaira, poursuivit Frédéric, mais étudiez bien les chances du passé et vous aurez celles de l’avenir. À chaque page de l’histoire, ou sainte ou profane, vous trouverez de semblables choses : l’ombre de Samuel et la Sibylle de Cumes n’ont-elles pas inspiré de la confiance ? Pourquoi ne voulez-vous pas en avoir en cet homme ?

— Mais à quoi voulez-vous que nous croyions dit le comte, puisque ni vous ni moi n’avons pu rien comprendre ?

— C’est à nous de le deviner. Au surplus, mon ami, continua le prince, je t’avoue que ce qui m’a frappé davantage c’est cette tour au-dessus de laquelle nous avons lu : Elle est là. Ah ! mon cher comte, c’est d’Adélaïde qu’il a voulu parler ; elle n’est sans doute sortie d’une prison que pour rentrer dans une autre. Hâtons-nous de la chercher et que la Saxe ne nous revoie pas sans l’y ramener.

— Mais quelle route prendre ? dit Mersbourg. Comment savoir le chemin qu’elle a pris ? D’ailleurs, cette tour qui vous effraie ne la contient plus. Vous en avez vu sortir deux personnes, et, à supposer qu’elle fût du nombre, la voilà donc libre maintenant ?

— Qu’importe, cherchons-la toujours ; fouillons toutes les tours qui se présenteront à nos yeux ; pénétrons dans toutes les forêts ; remplissons, en un mot, le but de nos voyages et que rien n’en arrête le cours.

Cette ferme résolution détermina le prince à repasser en Allemagne, pays plus abondant en tours et en forêts que ne le fut jamais la Hollande.

Nos chevaliers revinrent donc à Hambourg où ils avaient laissé leurs armes, leurs chevaux et leur écuyer, et dès le lendemain, ils se remirent en marche pour Munster.


Cependant Adélaïde et sa compagne passaient des jours bien tristes dans l’effrayant réduit où on les avait consignées ; et plus le travail de ces infortunées avançait, plus la frayeur s’emparait de leur âme. Un vieil aveugle qui leur apportait à manger et qui ne parlait que par monosyllabes ne leur fournissait aucun éclaircissement sur leur sort. Lorsque Schinders reparut à la fin du mois, ainsi qu’il l’avait annoncé, il examina l’ouvrage, et ne le trouvant pas fort avancé :

— Il me semble que vous aimez la vie, dit-il à ses prisonnières. Je n’imaginais pas cependant qu’elle dût avoir tant d’attraits pour vous, dans l’affreuse situation où vous êtes. N’importe, je vous l’ai dit, vous êtes les maîtresses ; quelques mois de plus ou de moins ne sont pas d’une grande importance, et puisque vous aimez tant la vie, respirez-en tous les poisons.

Puis, passant avec elles dans le petit jardin :

— Eh quoi, dit-il barbarement, ces fosses ne sont pas même entrouvertes ? Si vous ne vous pressez de préparer un asile à vos dépouilles mortelles, je les laisserai dévorer aux corbeaux, ou j’en ferai la nourriture des poissons de l’étang.

— Cette considération est de peu d’importance pour nous, dit Adélaïde : que nos corps deviennent ce qu’ils voudront, quand ils ne seront plus animés du principe qui les fait mouvoir aujourd’hui. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce principe, quel qu’il soit, sera perpétuellement empreint de la haine qu’il doit à ses tyrans.

— Ce n’est pas l’épouse de Frédéric qui doit reprocher la tyrannie à ceux qui punissent celle de son mari.

— Jamais Frédéric ne fut un tyran. C’est un homme faible et crédule, trompé par ses ennemis, mais il y a loin de là à la tyrannie. Quoi qu’il en soit, tranquillisez-vous : quand il faudra quitter cette terre, celle qui doit nous couvrir sera prête, et nous vous répondons de montrer autant de courage que vous montrez de barbarie.

— Madame, dit impertinemment Schinders, vous parlez comme si vous étiez encore sur le trône de Saxe.

— C’est que j’aurai toujours les sentiments qui m’ont rendue digne d’y monter.

— Il est des moments dans la vie où cette énergie n’est plus que faiblesse.

— Elle ne peut devenir telle que dans des êtres aussi féroces que vous.

— Ah ! madame, dit Bathilde, n’aigrissez pas nos bourreaux.

— Qu’importe, dit Adélaïde, qu’importe de respirer quelques heures de plus ou de moins : on ne quitte jamais les monstres assez tôt.

— Monsieur, dit Bathilde, ne soyez pas surpris de notre langage, et sachez que l’espoir d’expirer promptement donne le droit de tout dire.

— Vos têtes s’échauffent, mesdames, dit Schinders ; le parti que vous prenez est mauvais, il ne vous attirera qu’un surcroît de peines.

— Stolbach, dit ce scélérat en appelant à lui un de ses suppôts qui n’avait point encore paru, je vous mets à la place de l’aveugle ; vous valez mieux que lui pour contenir ces dames, et vous me répondrez d’elles sur votre tête.

Ce nouveau gardien était l’être le plus épouvantable qu’il fût possible de voir. Ses jambes étaient petites et torses et ses bras d’une longueur démesurée ; une bosse énorme pesant sur ses épaules faisait le contrepoids d’une beaucoup plus grosse obstruant sa poitrine. Son organe ressemblait au cri des paons ; il avait les oreilles d’un singe et le visage d’un chien camard ; sa bouche était celle d’un four sur les bords de laquelle on aurait arrangé quelques dents de cheval, à grande distance l’une de l’autre. Sa chevelure rousse et crépue lui donnait l’air d’un renard ; à sa méchanceté on l’eût pris pour un loup, à sa férocité pour un tigre. Il était, en un mot, difficile de deviner, en l’observant, si c’était dans l’espèce humaine ou dans celle des bêtes que devait se trouver son origine. Nos dames reculèrent d’horreur en voyant cet affreux personnage ; mais il devenait leur gardien, il n’y avait pas le plus léger mot à objecter.

— Stolbach, dit Schinders, non seulement vous surveillerez ces femmes, mais vous aurez soin également qu’elles diligentent leur ouvrage : il me tarde de les faire rentrer dans le sein d’une nature capricieuse qui n’aurait jamais dû les lancer sur la terre…

Et ces deux honnêtes gens disparaissent en fermant les portes.

— J’espère à présent, dit Adélaïde, que ton espoir est bien anéanti, ma chère Bathilde.

— Pas plus qu’avant, madame. Les circonstances n’ayant point varié, pourquoi voulez-vous que l’espoir diminue ?

— Selon toi, cet infâme gardien ne change rien aux circonstances ?

— Rien ; peut-être même tirerons-nous un meilleur parti de celui-ci que de l’autre, car il faut être secondé, madame. Vous avez assez vu la position pour concevoir que sans aide il nous est impossible de sortir d’ici.

— Je l’avoue, mais sois bien assurée que nous n’obtiendrons rien de Stolbach ; la physionomie des hommes est le tableau de leur âme : que veux-tu espérer d’un monstre de cette nature ?…

Quinze jours se passèrent ainsi dans l’inquiétude et dans les larmes, lorsque Adélaïde, qu’énervait le chagrin, sentant ses forces s’épuiser, dit à Bathilde de travailler seule, ce jour-là, et qu’il lui était impossible de l’aider. Elle resta toute la matinée au lit. À l’heure du repas, Stolbach fit passer Bathilde au jardin, sous un prétexte frivole auquel il fallut se rendre.

— Reviens promptement, dit Adélaïde, car je ne me trouve pas bien aujourd’hui.

Bathilde sort en assurant qu’elle reviendra aussitôt que cet homme lui aura fait part du motif de ce tête-à-tête. Mais une heure s’étant écoulée avant qu’elle reparût, Adélaïde se lève et passe au jardin où elle trouve Bathilde noyée dans ses larmes et presque suffoquée par ses sanglots.

— Ô ma chère maîtresse, dit-elle en étendant les bras, si vous saviez ce que cet infâme a osé exiger de moi pour le prix de notre liberté !

— Explique-toi… que veux-tu dire ?

— Ces moyens, ces secours sans lesquels il nous est impossible de rien exécuter… ô ma chère dame, ce n’est qu’au prix de mon honneur qu’il consent à vous être utile.

— Restons, restons, Bathilde, la mort vaut mieux que l’infamie.

Alors la princesse ramena Bathilde dans la salle. Toutes deux se communiquaient à peine quelques idées, lorsque Stolbach entra tout à coup avec deux habits d’homme qu’il posa sur une chaise.

— Mademoiselle, dit-il à Bathilde, je me suis bien aperçu de l’extrême dégoût que vous inspirait ma figure : mieux traité par le Ciel, peut-être m’eussiez-vous moins fait éprouver de refus. N’importe, je me rends justice, et cesse sur ce point de rien exiger de vous. Au moyen de ces habits, dont vous allez vous revêtir, je me charge de vous faire évader ; mais ne voulant pas me récompenser d’une façon, il faut au moins me satisfaire de l’autre. Je sais que vous avez de l’argent ; il faut m’en donner, et, certes, sur cet article, vous allez me trouver bien raisonnable. Je ne vous demande à chacune que deux cents florins d’or ; je vous accompagne même, jusqu’à ce que vous soyez en sûreté.

— Ô Stolbach, que vous êtes un brave homme ! s’écria Adélaïde. Au moins, par cette conduite, vous ne coûterez de remords à personne. La somme que vous exigez dans ce moment-ci est peut-être un peu forte relativement à nos facultés présentes ; mais soit d’une manière, soit de l’autre, nous vous donnerons toujours ce que vous exigez.

En ce moment, Bathilde observe sa maîtresse avec des yeux remplis de crainte et de soupçon.

— Il le faut, il le faut ! dit promptement Adélaïde tout bas à Bathilde, oui, mon enfant, il le faut ! nous n’avons point d’autre parti à prendre…

Et la somme, tant en bijoux qu’en argent, se remet à l’instant à Stolbach.

— Allons, vêtez-vous fort vite, dit le gardien, songez que les moments sont précieux. Il faut que je travaille aussi à ma sûreté : quel serait mon sort si Schinders arrivait et qu’il nous surprît !

Les travestissements furent bientôt établis. Stolbach ouvre les portes, et voilà nos deux femmes dans la barque, qui doit, en traversant l’étang, les déposer à l’entrée du sentier qui ramenait à l’endroit où on les arrêta. Mais comme elles furent, cette fois-ci, forcées de faire à pied le chemin qu’elles avaient précédemment fait sur les chevaux de Schinders, elles se trouvèrent extrêmement fatiguées. Stolbach, en les quittant, leur conseilla de garder jusqu’à Francfort les déguisements qu’elles portaient, afin de ne pas courir le risque d’être reconnues ; et, ce dernier avis donné, le gardien disparut.

Un petit cabaret, situé sur le sommet de la montagne, se présente à nos fugitives. Épuisées de faim et de fatigue, elles s’y rafraîchirent, puis s’observant toutes deux :

— Eh bien, ma chère amie, dit la princesse, qu’allons-nous devenir dans cet équipage ? Nous voilà plus en danger que jamais. Si notre sexe vient à se découvrir, on va nous prendre pour des vagabondes, et le secret que nous devons garder sur notre sort nous ôte tout moyen de réclamation. Nos malles sont perdues : heureusement que nous possédons encore pour le moins autant que nous avons donné à notre libérateur. Allons, recommandons-nous à la Providence, et puisqu’elle nous a soutenues jusqu’ici, croyons qu’elle ne nous abandonnera pas.

Elles allaient quitter ce mauvais lieu, lorsqu’un ermite les aborda :

— Mes enfants, leur dit-il, ayant l’air de les prendre pour deux aventuriers, je m’aperçois que vous êtes en peine de la route que vous voulez suivre. Venez dans mon habitation, vous y trouverez paix, repos et sûreté.

— Nous ne cherchons ni secours, ni asile, dit la princesse. Nous sommes de Francfort ; des brigands ont pillé nos voitures, et nous ne désirons qu’un moyen honnête de regagner nos foyers.

— En ce cas, dit l’ermite, vous ne pouvez être mieux que chez moi ; mon abri est presque sur la grande route de la ville où vous voulez aller, et là vous ne manquerez pas de trouver quelque occasion qui remplira vos vues.

— Au fait, dit Adélaïde bas à sa compagne, je ne vois pas d’inconvénient à suivre cet homme. Si nous en sommes contentes, nous nous confierons à lui ; peut-être nous donnera-t-il des conseils ou des moyens de sortir de l’embarras dans lequel nous sommes.

Nos voyageuses ayant accepté les offres du solitaire, tous les trois se mirent en marche. Deux heures leur suffirent pour se rendre où on les conduisait : c’était à une retraite charmante, située sur le bord d’un ruisseau limpide, à quatre cents pas du grand chemin ; la cabane était construite en chaume, dans un bosquet de tilleuls dont les rameaux servaient à l’ombrager.

Nos deux infortunées ne furent pas plus tôt entrées que l’ermite leur présenta du lait et des figues :

— Je n’ai point encore de pain, leur dit-il ; je l’attends de la charité des voyageurs ; mais sustentez-vous toujours de ce faible repas, nous en aurons davantage demain.

La nuit vint. L’ermite prépara un lit de paille à ses hôtes, et le jour suivant, il partit seul en leur recommandant de l’attendre sans impatience.

— Voilà, dit-il, les cruches où je tiens mon lait, le panier où je place les figues. Consommez tout, mes amis, je rapporterai ce soir des provisions plus fraîches et vous ne manquerez de rien chez moi. Mais ne vous montrez pas à l’extérieur ; les chemins sont infestés de brigands. Attendez de moi seul les secours qui vous sont nécessaires pour vous rendre à Francfort ; je vous les promets à mon retour.