Cahiers personnels, Adélaïde de Brunswick/Adélaïde de Brunswick/1-4

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Chapitre IV (1953 & 1964)
Cahiers personnels ; Notes pour les Journées de Florbelle ; Adélaïde de Brunswick, Texte établi par Gilbert Lely, Jean-Jacques PauvertXIII (p. 209-241).


CHAPITRE IV


— Je ne crois pas, madame, dit Bathilde, que nous soyons encore bien en sûreté dans ce local. Je ne sais si mes malheurs m’ont appris à me méfier des hommes, mais je ne suppose pas beaucoup de franchise dans celui-ci. Examinons sa demeure pendant qu’il est absent.

— Ne ferions-nous pas mieux de fuir ? dit Adélaïde. Voilà la route, nous avons de l’argent ; gagnons Francfort, et là, sans être obligées de rendre de comptes à personne, nous nous munirons de hardes convenables à notre sexe. Nous poursuivrons ensuite nos projets.

Pendant qu’Adélaïde parlait, Bathilde s’était fouillée. Elle jeta un cri de surprise et d’effroi :

— Nous avons, dites-vous, de l’argent, madame ? Ah ! nous n’en avons plus !

— Juste Ciel ! s’écria la princesse, qui venait de faire la même vérification, tout est pris, nous n’avons plus rien ; la mort ou la misère devient notre partage. L’ermite est un scélérat ; il nous a volées pendant notre sommeil… Qu’allons-nous devenir ?

Les malheureuses, au désespoir, étaient retombées en larmes sur le grabat où elles avaient passé la nuit.

— Reprenons notre premier projet, dit Bathilde ; visitons tous les coins de cette chaumière, peut-être y retrouverons-nous toutes nos richesses.

Derrière l’endroit où l’ermite avait reposé, elles aperçurent une petite porte extrêmement basse que déguisait absolument le lit. Toutes deux s’approchent de cette porte ; elle s’ouvre. Toujours guidées par l’espoir de retrouver ce qu’elles ont perdu, elles descendent six marches qui les conduisent dans une longue galerie souterraine, de laquelle elles veulent aussitôt sortir pour retourner sur leurs pas… Vain espoir ! La porte s’est refermée et les voilà contraintes malgré elles à se renfoncer dans ce couloir étroit et long où les avait conduites leur curiosité. Aucun jour ne favorisait leur marche dans ce dédale obscur ; il fallait suivre, malgré soi, le chemin qui se présentait et dans lequel ce qu’on entendait n’était pas d’un fort heureux présage.

Elles n’eurent pas fait deux cents pas, que des gémissements frappèrent leurs oreilles ; ils partaient des réduits pratiqués dans l’épaisseur des murs au milieu desquels était ce corridor. À mesure qu’elles avançaient les gémissements se faisaient mieux entendre.

— Oh ! Ciel, où sommes-nous ? se dirent-elles. C’est ici le séjour de la mort, et les victimes qu’on lui sacrifie entourent ses autels… Quel espoir de sauver nos jours ?

Adélaïde s’arrêtant près de la muraille d’où semblaient s’exhaler ces lamentables cris, voulut questionner les malheureux qui les jetaient ; mais elle ne put se faire entendre ; il fallut poursuivre. Au bout d’un quart d’heure de marche, un léger crépuscule se laisse apercevoir et porte à l’instant dans l’âme de ces infortunées un rayon d’espérance mêlé de terreur. Elles précipitent leurs pas ; elles entrevoient, à la fin, une grille de fer. Au bruit qu’elles font pour l’ébranler un homme accourt, qui la leur ouvre et la referme aussitôt sur elles. Mais quel est cet homme ? À quel point leur effroi redouble en le reconnaissant ! C’est Stolbach… c’est ce monstre qui ne les a délivrées à prix d’or chez Schinders que pour les prendre dans ce nouveau piège.

— Placez ces femmes dans les cachots, dit-il à un individu qui n’était autre que l’ermite dont on vient de voir les prouesses. Elles viennent pour être jugées au tribunal secret.

Dans le même instant deux cachots s’ouvrent, on les y plonge.

Le lieu où se trouve maintenant Adélaïde est un de ces tribunaux secrets dont l’Allemagne était hérissée, fruit de la tyrannie des petits souverains qui la désolaient pour lors et qui trouvaient dans la facilité des juges dont ces tribunaux étaient composés tout ce qui pouvait servir leur ambition ou leur despotisme.

Nos deux femmes ne furent pas plus tôt dans cet affreux local que Stolbach, redevenu geôlier, vint leur dire de se préparer à être jugées.

— Vous nous avez cruellement trompées, lui dit Adélaïde : vous ne nous prêtiez donc votre secours que pour nous faire tomber dans un piège nouveau ?

— Assurément, dit ce vilain homme ; cette première détention n’était que provisoire ; on ne peut vous faire mourir légalement que dans celle-ci.

— Et par quelle raison, dit Bathilde, nous avez-vous fait payer chèrement une liberté dont nous ne jouissons pas ?

— Oh ! tous ces abus de pouvoir sont les épices de nos charges ! Croyez-vous que nous exercerions un métier aussi vil, si, en voulant forcer au bien, nous ne faisions pas quelquefois un peu de mal ? Au fait, vous allez être jugées : ainsi préparez vos réponses.

— Mais, dit Bathilde, qu’avons-nous donc fait pour être jugées ? Quels sont nos crimes ? Il faut bien que nous le sachions, pour être en état de répondre.

— Mais on vous l’a dit en vous conduisant chez Schinders… Adieu, adieu, dit le cruel geôlier, vous verrez tout cela quand vous y serez. J’ai rempli ma mission, je ne puis en dire davantage…

Et les deux détenues restèrent plongées dans toute l’amertume des réflexions les plus noires.

Est-il en effet une situation plus affreuse que celle de l’innocence opprimée ? La justice est tellement nécessaire à l’homme, tellement inhérente à son caractère, qu’on ne la viole jamais envers lui sans le plonger dans le désespoir. Pas un soupir alors qui n’appartienne au regret qu’il a d’exister ; pas un battement de son cœur qui ne repousse cette qualité d’homme dont il était si fier quand la justice était l’attribut des hommes. L’ordre qu’il aimait lui répugne dès qu’il opprime comme le désordre. De ce moment il oublie ses devoirs, au point de préférer le mal qu’on récompense au bien que punissent des monstres. Ainsi, juges barbares ou ineptes, fripons ou ignorants, vous avez, par une telle conduite, stupidement propagé le crime au lieu d’honorer la vertu.


Mais laissons encore quelques instants la princesse de Saxe dans cette terrible position, et retournons à Hambourg, où Frédéric se préparait avec le comte à tenter de nouvelles aventures pour se réunir à l’épouse que tant de mains éloignaient de lui.

— Mon ami, dit-il à Mersbourg, dès qu’armés de toutes pièces, ils se mirent avec Pitreman, leur écuyer, à continuer leurs perquisitions, je te l’avoue, mon ami, ce que nous avons vu chez le nécromancien me cause une vive inquiétude : Elle est là, disait l’inscription, et c’était une tour… Qui peut donc s’arroger le droit d’enfermer ma femme, et qu’a-t-elle fait pour l’être ?

— Mais, dit Mersbourg, rappelez-vous donc que ce même homme auquel vous accordez autant de confiance, vous a également fait voir la princesse hors de cette tour.

— Eh bien, nous n’avons donc plus de point fixe, et c’est partout et chez tout le monde que nous devons réclamer Adélaïde.

— Mon prince, dit le comte, peut-être feriez-vous mieux de retourner dans vos états, de faire publier son innocence et d’engager par le même manifeste tous ceux qui peuvent avoir de ses nouvelles de vous en faire part à l’instant.

— Ce moyen nuirait à sa réputation en donnant trop de publicité à ses fautes. Gardons-nous de nous en servir ; des recherches secrètes feront moins de bruit.

— Poursuivons-les donc, dit Mersbourg.

Nos deux braves se déterminent à parcourir cette partie de la Souabe et de la Franconie dans laquelle ils viennent d’entrer.

Ils étaient près de Francfort-sur-le-Main, lorsqu’ils découvrirent à droite une forteresse appartenant à l’empereur. Quoique brouillé avec ce prince, Frédéric crut qu’à la faveur de son déguisement il ne courrait aucun risque d’y entrer. Il s’y décide, encouragé par l’espoir d’y retrouver sa femme, puisqu’on lui avait parlé de tours et de châteaux. Il se présente aux gardes, et se réclamant du titre de Chevalier protecteur de l’Ordre et du beau Sexe, il demande s’il y a sûreté. Les soldats vont avertir le commandant qui, rempli d’urbanité, s’empresse de venir lui-même introduire les deux chevaliers dans la grande salle. Bientôt, suivant l’usage, des écuyers se présentent pour les désarmer, et l’heure du repas étant venue, le commandant vient les inviter. Pendant le dîner, les conversations ne roulent que sur les peines et les fatigues de la noble profession des deux illustres chevaliers qui venaient honorer le château de leur présence. Le soir, ils furent établis dans leur appartement par les mêmes écuyers qui les avaient si bien reçus en arrivant.

— Je ne crois pas, dit Mersbourg au prince, que ce soit ici que nous apprendrons des nouvelles d’Adélaïde.

— Je le crains de même, répondit Frédéric. N’importe, passons quelques jours chez ce bon militaire : nous découvrirons peut-être quelque chose sur le grand sujet qui nous intéresse.

Les attentions du lendemain furent les mêmes que celles de la veille, et l’après-midi, le prince, Mersbourg et le commandant se mirent à politiquer.

— La faiblesse de Henri est bien fatale aux princes d’Allemagne, dit Frédéric. Devenu empereur sans avoir rien qui pût soutenir ce titre, il semble qu’il ne s’en soit revêtu que pour faire se liguer contre lui tous les princes de l’empire.

— Oui, répondit le commandant, mais son courage fut au-dessus de sa fortune.

— Il fallait y joindre des mœurs, dit Mersbourg, et ne pas traîner à sa suite une foule de maîtresses qui ne servaient qu’à affaiblir ses forces physiques et morales.

— Il est rare, dit l’officier, qu’un souverain, quoiqu’il soit fait pour donner l’exemple, ait d’autres mœurs que celles de son siècle : vous connaissez celles du nôtre… En contribuant à l’élévation d’un pape, l’empereur alluma la jalousie d’Alexandre II, qui finit par chasser son compétiteur. Vous conviendrez que les règles d’une morale bien pure se trouvaient enfreintes par ces procédés.

— Les princes, dit Frédéric, ne devraient se mêler des affaires de l’Église que pour empêcher ceux qui la gouvernent d’attenter à leur autorité, et voilà précisément ce que ne fit pas Henri et ce qui alluma la guerre dans presque toutes les parties de l’Allemagne. La Saxe surtout, à peine sortie du paganisme, ne devait pas recevoir volontiers ce qui semblait émaner des prêtres, et vous m’avouerez que ce pays n’a pas été assez ménagé.

— Il y a une chose fâcheuse dans tous les gouvernements, dit l’officier, c’est que les mœurs et la religion doivent en être les bases. Rarement la politique se trouve en harmonie avec ces deux pierres fondamentales.

— En savez-vous la raison, dit Frédéric ?

— Je la cherche.

— C’est, répondit le prince, que les règles de la politique sont perpétuellement en opposition avec les mœurs et la religion. Il résulte malheureusement de là que le souverain, dont la véritable politique est de rendre ses sujets heureux, se trouve obligé de contrarier ces premiers principes de l’honneur qui, cependant, doivent faire également le bonheur des peuples. Le gouvernement de Henri fournit un exemple frappant de cette contradiction. Ce monarque offense les mœurs en se séparant de sa femme, fille du marquis de Ferrare, de laquelle il n’a point d’enfant, et traîne avec lui des maîtresses dont une lui donnera peut-être ce qu’il faut pour assurer l’empire dans sa maison, et par conséquent le bonheur de ses peuples. Ainsi, vous voyez d’une part les mœurs en contradiction avec la politique ; d’un autre côté, en occasionnant un schisme au moyen de l’élection d’un pape contrariée par celui que l’Église avait choisi, il se trouve en opposition avec la religion pour avoir suivi les lois de la politique qui, par le choix qu’il faisait lui-même d’un pontife, assurait la paix dans ses États. Voilà donc la religion en opposition avec la politique, et, partant, la politique ne s’accordant ni avec les mœurs ni avec la religion, dans combien de siècles et sous combien de règnes ne trouverions-nous pas de semblables exemples ! Mais cette opposition presque perpétuelle entre la politique, les mœurs et la religion, en laissant aux seuls princes un tort qu’exige la tranquillité de leurs peuples, n’empêche pas ceux-ci de devoir toujours respecter trois freins essentiellement nécessaires à leur bonheur.

— Savez-vous ce qui convient à ceux de l’Allemagne ? dit le commandant. Un prince courageux et sage, dont la fortune fixe la réputation, dont le génie soutienne la valeur ; qui, souverain d’un État différent, vienne, pour la prospérité du sien, détruire toutes ces petites autorités dont les perpétuelles dissensions troublent et déchirent les nôtres ; qui, les sortant ensuite de leurs ruines, les fassent devenir, sous protection, à la fois la terreur et l’espoir des nations. Ô prince aussi désiré que nécessaire, en t’illustrant toi-même, viens rendre promptement au burin de l’Histoire ces peuples que corrompt l’anarchie et qui n’attendent que ton bras pour vaincre ; hâte-toi de leur montrer sur ton front radieux les signes de la domination universelle, et que ton nom, associé à tous les genres de gloire et répété par eux d’âge en âge, soit retracé en lettres d’or au temple de l’immortalité la plus auguste époque des siècles ! Sur ces trônes demi-brisés s’élèveront bientôt ceux qui, par une sage confédération, doivent à jamais fixer le sort du monde, et l’astre pâlissant sur l’Allemagne ranimera dès lors ses rayons à ceux de la triple couronne de ce héros que le saint des saints enverra peut-être des bords du Jourdain, comme son fils pour régénérer l’univers !

— Vous avez raison, dit Frédéric. Peut-être, pour mon propre compte, ne devrais-je pas être de votre avis, mais il est sage, et je m’y rends.

— Ce bonheur que j’invoque sera peut-être un jour goûté par l’Allemagne, dit l’officier. En attendant, je trouve que Henri vient de montrer bien de la faiblesse dans l’événement de la Saxe.

— Comment donc ? dit Frédéric.

— Eh ! quoi, expliqua le commandant, n’est-ce donc pas de la faiblesse que de s’être retiré des frontières du pays sur la lettre que lui adressa Frédéric ? Il en est résulté des choses fâcheuses pour ce prince, j’en conviens ; mais il valait mieux entrer dans ses États que de s’en retirer sur une lettre, ou se venger en promulguant des ordres qui ne s’exécuteront peut-être jamais.

— Et quels sont ces ordres, dit Mersbourg ?

— Mais tous les commandants des châteaux frontières ont celui d’arrêter Frédéric, dès qu’il y paraîtra. J’ai le mien, comme mes collègues.

— Monsieur, dit Frédéric en se levant avec fierté, ne vous compromettez donc point en le laissant sans exécution. Je suis le prince Frédéric de Saxe, et je me rends votre prisonnier.

— Monseigneur, dit le commandant, vous ne me croyez pas capable d’abuser à ce point des lois de l’hospitalité. Vous êtes venu les réclamer chez moi ; veuillez en jouir dans toute leur étendue. Les premières vertus d’un militaire sont la franchise et la loyauté. Je serais blâmé de l’empereur lui-même si j’agissais différemment. Mais ce n’est pas le suffrage de mon maître que je réclame ici, c’est celui de mon cœur : l’exécution de ce qui m’est ordonné serait une trahison dont je rougirais toute ma vie. Voilà, mon prince, ce dont nous parlions tout à l’heure, voilà la politique en opposition avec la morale ; mais je ne m’écarterai point des lois de cette dernière : soyez donc libre et, autant que vous le voudrez, prince, je raconterai le fait à mon maître. Il est trop juste pour ne pas approuver ma conduite : dans le cas contraire, je le serai assez, moi, pour renoncer à son service.

— Monsieur, répondit Frédéric, je n’accepterais point ce noble élan de votre générosité si je n’étais utile à mon pays, dont il faut que j’aille bientôt reprendre le gouvernement ; mais songez que je me regarde toujours comme votre prisonnier et que, si jamais votre maître vous blâme, je rentre aussitôt dans vos fers.

Frédéric voulut quitter à l’instant le château, mais le commandant le retint.

— Vous supplier de me faire l’honneur de rester avec moi, prince, est la seule portion de mon devoir que je veuille exercer : accordez-moi cette faveur, si vous ne voulez pas me faire croire que ma franchise ne vous persuade point.

— Mon brave, répondit Frédéric en embrassant cet homme généreux, je manquerais de franchise moi-même si je ne croyais pas à la vôtre. Je veux être toujours votre ami et j’espère que vous serez éternellement le mien.

Le prince, ayant consenti de passer quelques jours encore au château de cet honnête militaire, lui confia ses peines et lui demanda ses conseils sur la marche qu’il devait suivre pour retrouver une épouse dont il n’avait jamais senti aussi cruellement la perte que depuis la rigueur qu’il avait exercée envers elle.

— Mon prince, me permettez-vous de m’expliquer sur cela ? dit le commandant. Je ne crois pas qu’il soit sage d’employer jamais la rigueur avec les femmes : ce sexe doux et sensible ne veut être conduit qu’avec des chaînes de fleurs et il le mérite. Songez à l’empire qu’il obtient sur nous par sa douceur et par ses charmes : n’y aurait-il donc pas de l’injustice à vouloir imposer des fers à qui ne nous opprime que par des faveurs ? J’ai toutes les peines du monde à supposer des vices aux femmes. Je leur crois bien quelques faiblesses, mais considérons-les bien, ces faiblesses : ne sont-elles pas des vertus pour nous ? N’y gagnons-nous pas toujours infiniment plus que nous ne pouvons y perdre ? Pourquoi donc les punir de ce qui fait notre bonheur ? Observez de près tous leurs torts : vous verrez qu’ils sont presque toujours les nôtres, ou ceux auxquels nous les contraignons par les nôtres. Si vous m’accordez ce premier point, vous conviendrez que la punition que nous leur imposons n’est plus qu’une injustice : de ce moment, nous voilà à leur place, car l’injustice est une faiblesse ; et je vous demande alors si l’indulgence n’est pas due par nous aux défauts que nous avons nous-mêmes ?

Frédéric convint de tout, et quelques larmes mouillèrent ses yeux, quand il entendit rendre justice à un sexe qu’il opprimait si cruellement.

— Soyez donc indulgent vous-même, dit Frédéric, et ne me reprochez pas mes torts, mon ami : plus mon âme se déchire en me les rappelant, plus je souhaite vivement de retrouver celle dont la seule vue peut me guérir.

— Si votre épouse vous fuit, vous croyant coupable envers elle, peut-être vous sera-t-il difficile de la retrouver.

— Convenez, monsieur, dit Mersbourg, que dans une telle occasion, ce que le prince aurait de mieux à faire serait de retourner dans ses États.

— Oui, mais il n’y trouvera pas sa femme, et c’est cette femme chérie qu’il lui faut. Il serait isolé dans son palais, s’il ne le partageait pas avec ce qu’il aime. Les recherches qu’il en fait le satisfont ; elles occupent son cœur et tranquillisent son esprit. Ne nous opposons pas à ce qu’il les continue quelque temps encore ; mais qu’il retourne où son devoir l’appelle quand il aura vu qu’elles sont infructueuses. Le premier bonheur d’un prince doit être celui de ses sujets : il manque le but dès qu’il ne s’occupe que du sien. Ce n’est pas pour la félicité individuelle d’un seul homme que le Ciel remet le sceptre aux mains de celui qui gouverne : c’est pour la satisfaction générale ; et ne pas faire le bonheur de ces peuples est si voisin du malheur où on les plonge par cette négligence, qu’il faut soigneusement éviter de s’en rendre coupable.

— Allons, dit Frédéric, je poursuivrai encore quelque temps mes recherches, et si je continue d’être malheureux dans mes perquisitions, je retournerai tristement sur un trône qui ne m’offrira plus que des épines. Je ne serai plus élevé au-dessus des mortels que pour contempler un bonheur dont m’auront éloigné mes fautes, et tous les jours de ma vie deviendront des jours de douleur quand je ne verrai plus celle qui les écartait ou qui les partageait.

On se retira. Frédéric fut très étonné de voir les hommages respectueux que lui rendaient la garnison et les domestiques. Il voulut en faire quelques reproches au commandant qui lui dit :

— Monseigneur, je ne puis voir dans vous qu’un souverain, dès que vous n’êtes point mon prisonnier. Je dois des respects à l’un, j’aurais tâché de mériter l’amitié de l’autre… Il est si doux d’être l’ami des malheureux ! Ah ! monseigneur, un sourire de l’être souffrant vaut mieux que toutes les caresses de la fortune !

Nos chevaliers partirent en convenant qu’il était rare de trouver dans un militaire de ce siècle autant d’esprit et de franchise.

Le prince de Saxe, en quittant ce château, crut devoir se diriger sur Trèves. Pendant qu’il fait cette route, retournons dans les prisons du tribunal secret où la malheureuse Adélaïde gémit sans aucune espérance.


Quelles demandes qu’elle eût faites pour obtenir les habits de son sexe, on les lui avait toujours refusés. Il était, lui disait Stolbach, absolument nécessaire qu’elle parût devant ses juges dans les mêmes vêtements qu’elle portait en arrivant dans cette prison ; cela devenait des pièces à conviction essentielles au procès.

Cependant le temps s’écoulait sans que rien apaisât les mortelles inquiétudes de ces deux femmes, lorsque Stolbach vint enfin les chercher pour comparaître devant le président du tribunal. Nouvelles demandes d’avoir des habits de femme ; nouveau refus de les donner. Il fallut donc se soumettre… Quelle humiliation pour la plus fière de toutes les princesses !

Le président était assis quand les prisonnières parurent, et par ses ordres toutes les avenues de son cabinet furent fermées. Le premier mouvement de la princesse, en voyant cet homme, fut la plus extrême surprise : en effet, devait-elle s’attendre que celui qui allait prononcer sur son sort et sur celui de sa compagne, ne fût autre que le major Kreutzer, père de Bathilde, et qui commandait naguère à Torgau ? Trop ému dans le premier moment pour rien expliquer, Kreutzer se jette dans les bras de sa fille et se contente de renvoyer les deux femmes, en les assurant l’une et l’autre qu’il ira bientôt les voir dans leur prison. Effectivement la journée ne se passa pas sans qu’il y parût.

— Nous avons tout le temps de nous parler, leur dit-il : sous le prétexte de la plus extrême rigueur, j’ai donné des ordres pour qu’on vous laissât parfaitement en paix. Il est essentiel de vous dire d’abord que vous ne vous êtes éloignées de la citadelle que par le moyen du comte de Mersbourg.

— Nous le savons, dit Adélaïde.

— Assurément, interrompit Bathilde, ce qu’il fit ne put partir que d’un bon motif.

— Et pourquoi, reprit la princesse, pourquoi se cacher dans ce cas ?

— Le comte vous sait-il ici maintenant, demanda Kreutzer ?

— Non… Mais, ajouta la princesse, qui nous poursuit depuis que nous sommes sorties de Torgau ? Qui nous a fait mettre dans la tour du nommé Schinders et, par suite, dans cette maison-ci ? Quelle cause put nous y amener ? Quelle cause nous y retient ?

— Tout cela m’est inconnu, dit le major ; je sais seulement que vous êtes traduites devant moi pour soupçon de meurtre. Je ne doute pas que toutes les accusations ne soient fausses ; que toutes les pièces mêmes ne soient contrefaites, comme c’est l’usage dans ces tribunaux-ci où l’on ne cherche que des coupables. Quoi qu’il en soit, tout ceci part d’une main puissante, et ce sont ces agents secrets qui nous restent toujours inconnus. Peut-être moi-même pourrai-je parvenir à vous sauver ; mais j’y réussirai plus sûrement par les moyens que je vais prendre. Il vous est donc impossible de savoir qui tient le fil de toutes ces horreurs ?

— Absolument…

— Nous le saurons un jour, madame, dit Bathilde… Permettez que nous profitions des moments que peut nous donner mon père pour apprendre de lui par quelle singularité nous le retrouvons, si heureusement pour nous, dans cette maison : dites-le nous, mon père, nous vous en conjurons.

— Le prince de Saxe, dit le major, en m’obligeant de quitter mon poste, me renvoya dans une cohorte où ma disgrâce me fit tort. Je n’attendis pas les effets d’une mauvaise réception : ayant étudié les lois dans ma jeunesse, je me remis dans le barreau ; les talents que j’y montrai me placèrent ici… À quel point je m’en félicite, puisque c’est à ce seul événement que je dois le bonheur de retrouver à la fois ma princesse et ma fille.

Ici, Bathilde témoigna à son père le désir qu’elle aurait de rester près de lui. Mais l’honnête Kreutzer, ayant fait sentir à sa fille que plus la princesse était malheureuse et moins elle pouvait la priver de ses soins, il ne fut plus question que des moyens de s’évader.

— Si je n’étais surveillé moi-même, dit Kreutzer je vous ouvrirais ostensiblement les portes… Mais vous ne connaissez pas la sévérité de ce tribunal : je serais à l’instant mis à votre place si je commettais une pareille imprudence. Je ne puis donc vous faire sortir que furtivement et sans même qu’il me soit possible de vous donner d’autres habits ; mais voilà quatre cents florins, résultat de mes économies. Servez-vous-en jusqu’à Dresde où je vous conseille, madame, dit-il à la princesse, d’aller reprendre votre rang.

— Moi, dit Adélaïde, retourner sous l’empire de l’homme qui m’a fait enfermer, et dont la rage me poursuit peut-être encore dans ce tribunal ! Oh ! non, non, jamais !

— Qui vous assure, dit Kreutzer, que ses sentiments ne sont pas changés et qu’il ne fait pas l’impossible pour vous ravoir ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il vous cherche.

— Pour me faire périr.

— Ah ! dit le père de Bathilde, prêtez-lui des sentiments moins cruels.

— Mon cher Kreutzer, je ne l’aime pas ; je ne puis me rapprocher d’un homme que j’ai tant de sujets de craindre.

— Mais passerez-vous donc votre vie à courir l’Allemagne ? Ce rôle convient-il à la princesse de Saxe ?

— Non, j’en conviens, mon devoir m’appelle auprès de celui que mon cœur repousse ; mais j’attendrai tout du temps. Quand je serai convaincue que rien ne désarme mon époux, je me retirerai dans quelque obscure retraite, et nous verrons alors ce que me fourniront les événements.

— Veuille le ciel vous les rendre favorables, dit Kreutzer ; si vous devenez heureuse, comme je l’espère, n’oubliez pas un homme qui se fera toujours un devoir de vous servir dans tous les temps.

À ces mots, le brave Kreutzer se jeta en larmes dans les bras des deux femmes qu’il obligeait avec tant de délicatesse ; et, dès qu’il fut nuit, un homme qu’elles n’avaient point encore vu les ramena par le même souterrain dans la cabane de l’ermite. Elles y passèrent la nuit avec leur guide, dont elles ne se séparèrent qu’au jour pour se rendre à Trèves.

— Pourquoi donc, madame, dit Bathilde à la princesse, dès qu’elles furent libres, pourquoi n’avez-vous pas réclamé les effets qui nous ont été volés ?

— Je m’en serais bien gardée, Bathilde ; ce coquin d’ermite et son camarade Stolbach auraient nui à notre évasion et nous auraient peut-être assassinées en sortant. Loue-moi de cette prudence au lieu de m’en blâmer.

Nos deux voyageuses s’entretenaient ainsi des événements de leur dernière aventure, lorsque à près de deux milles de l’ermitage, elles virent accourir sur leurs pas cinq ou six hommes de fort mauvaise mine…

— Les voilà ! les voilà ! s’écria l’un d’eux. Voilà ces vagabondes qui se sont sauvées de notre tribunal ; saisissons-les et qu’elles soient jugées sur-le-champ.

En disant ces mots, ils se jettent sur Adélaïde et Bathilde déguisées en hommes, les lient avec des cordes, et sont prêts à les entraîner, lorsque Frédéric, Mersbourg et son écuyer Pitreman, qui suivaient la même route avec le projet de se rendre également à Trèves, viennent à bride abattue délivrer des malheureux qu’ils voient près d’être opprimés.

— Où menez-vous ces jeunes gens ? s’écrie Frédéric, la lance en arrêt et la visière baissée.

— Où nous ferions bien de te conduire toi-même ! répond un de ces brigands.

— Par le Dieu que tu offenses, répliqua Frédéric, tu lâcheras ces créatures ou j’inonde le sol de ton sang !

Les deux acolytes du prince se conduisent avec le même courage… Les brigands lâchent prise et se dispersent.

— Je ne veux pas savoir qui sont ces individus, dit Frédéric à Mersbourg. Ils paraissent honnêtes ; n’abusons pas de notre victoire.

Comme les femmes n’avaient point entendu Frédéric et n’avaient pu le reconnaître, non plus que celui qui le suivait, à cause de leur visière, et que, d’une autre part, elles n’avaient pu elles-mêmes être reconnues de Frédéric à cause de leur travestissement, rien ne résulta de cette rencontre.

— Non, poursuivit Frédéric, je ne veux point les interroger ; cette curiosité blesserait les lois sévères de la chevalerie. Pitreman, prenez ces deux jeunes gens en croupe et conduisez-les vers le premier cabaret où vous croirez pouvoir les déposer en sûreté ; vous reviendrez nous joindre au Florin d’or à Trèves. Si vous êtes interrogé sur nous, soyez aussi discret que vous nous voyez l’être nous-mêmes avec eux : le plus profond mystère est une des lois les plus sacrées du noble métier que nous exerçons.

L’écuyer part, et nos deux chevaliers poursuivent leur route.

Que l’on ne s’étonne pas, nous le répétons, si le service dont il vient d’être question avait été rendu sans se reconnaître réciproquement. D’abord les femmes n’ayant pas dit un mot et se trouvant déguisées, ne purent pas être reconnues ; et, comment, de leur côté, auraient-elles pu reconnaître des hommes qu’elles n’avaient jamais vus sous cet accoutrement chevaleresque ? au surplus, la visière baissée déguisait absolument les traits. À la vérité, le prince avait prononcé quelques paroles ; mais la coiffure qui enveloppe la tête d’un chevalier change son organe, et les mots qu’il avait proférés, presque tous dits en colère ou à basse voix, n’avaient pu le faire reconnaître d’Adélaïde, bien éloignée d’ailleurs de le supposer si près d’elle.

Ces femmes, que l’on n’interrogeait point, crurent devoir se taire également. Elles furent déposées dans un cabaret, sur la route de Francfort, sans être instruites du nom de ceux de qui elles venaient de recevoir un si grand service.

Suivons leur marche maintenant, et laissons nos chevaliers diriger la leur sur Trèves, où nous les reprendrons quand il en sera temps.

Ce qui venait d’arriver fit longtemps la matière de la conversation de nos voyageuses.

— Comment, dit Adélaïde, ces gens-là sont-ils venus nous arrêter après nous avoir rendues libres ? Ils firent de même en sortant de chez Schinders : il semble que nous ne puissions pas échapper de leurs mains. Si je n’étais pas aussi sûre que je le suis de ton père, poursuivit la princesse, je ne pourrais m’empêcher de soupçonner quelque trahison dans tout cela.

— Ah ! madame, mon père en est incapable.

— Je le sais, aussi mon embarras est-il extrême.

— Rien de plus simple, madame : vous avez entendu que mon père nous a fait sentir la nécessité du mystère qu’il était obligé d’employer. Notre poursuite est l’ouvrage de ceux qui le surveillaient ; ils n’auront pas manqué de courir après nous, dès qu’ils se seront aperçus de notre fuite.

— C’est assurément ce qu’il y a de plus simple à supposer ; le reste n’est pas présumable.

— Ô madame, combien est affreuse l’obligation de soupçonner ceux qui nous ont rendu les plus grands services !

— Voilà où réduit le malheur… Mais que dis-tu de ces braves chevaliers qui nous ont si généreusement arrachées aux mains de ceux qui voulaient nous reprendre ! Nous leur devons la vie.

— Nul doute, madame.

— Si ce libérateur était le marquis de Thuringe, dit Adélaïde, combien il me serait doux de réunir dans mon cœur les sentiments de la reconnaissance à ceux du plus sincère amour !… Mais pourquoi ne se sont-il pas fait connaître ? Quand on sait aussi bien gagner les cœurs, doit-on en rejeter l’hommage ?

— Cette grandeur d’âme est digne de vous, ô ma chère maîtresse !

— Bathilde, mon âme n’est plus la même : flétrie par le malheur et par l’injustice, je la sens bien plus près du mal que du bien ; et voilà les effets de la tyrannie et de l’iniquité ! Je conçois maintenant que des malfaiteurs deviennent plus dangereux dans les prisons. Elles seront abolies dans mes États, si jamais j’en reprends les rênes : le malheur d’y avoir été moi-même m’en fait sentir tous les inconvénients ; et quand je voudrais ramener les hommes à la vertu, ce ne sera pas en leur offrant, à toute minute, le tableau dégoûtant du vice. C’est à l’âme des hommes qu’il faut s’adresser quand on veut les ramener au bien. Si vous leur faites du mal, ils en feront bientôt plus que vous. Je ne connais rien de plus stupide que de croire qu’il faille enfermer les hommes pour les empêcher de mal faire. Et s’il est certain que ce procédé ne les conduit jamais qu’à en faire davantage, mais seulement avec plus de précautions, est-ce bien la peine de mettre en usage des moyens aussi grossiers ?

— Ne voyez-vous pas bien, madame, dit Bathilde, qu’il est plus aisé de les enfermer que de les convaincre, et que la route la plus facile est toujours celle que trace la sottise ? Enfin, madame, vos malheurs auront du moins servi à fournir aux souverains des réflexions bien sages.

— Non, Bathilde, non, chère amie, répondit la princesse, je puis, en raison du mal qu’on me fait, sentir le danger d’en faire autant aux autres, sans pour cela que ce mal opéré sur moi me garantisse des mauvais effets qu’il doit produire : j’en serai victime comme eux… Je te le dis, Bathilde, mon âme n’est plus la même, le malheur l’a changée, mon humeur s’est aigrie, les moindres contradictions me sont insupportables… Mais pressons-nous de sortir d’ici ; nous y sommes encore beaucoup trop près des lieux où nous avons couru tant de dangers. Ce que nous avons de mieux à faire est de préférer Francfort à Trèves et de gagner aussitôt cette première ville, puisque nous voilà sur la route qui y conduit. La grandeur de cette cité, les embarras de la foire qui s’y tient actuellement, tout favorisera nos personnes et nos déguisements ; et là, nous verrons ce que nous avons à faire et ce que les circonstances nous suggéreront.

Assez heureuses pour trouver dans l’auberge ou elles étaient une mauvaise carriole attelée d’un cheval et conduite par le maître du logis, elles y montèrent, et ce fut dans cet équipage qu’elles arrivèrent à Francfort, déjà célèbre à cette époque par l’étendue de son commerce et la richesse de ses habitants. La première chose qu’elles firent fut d’acheter des habits de leur sexe et de se reposer ensuite quelques jours.

Par un indéfinissable pressentiment, Adélaïde revenait sans cesse sur le compte des chevaliers qui lui avaient sauvé la vie, et la princesse passait subitement de son admiration au désir que, parmi ces braves réparateurs des torts, se fût trouvé l’objet chéri de son cœur. Mais n’apercevant rien qui légitimât ses désirs, elle abandonna peu à peu ses idées et se reporta sur les projets formés pour l’avenir. Pendant qu’ils se mûrissent et que celles qui les forment se distraient en parcourant la ville, nous allons reprendre le cours des aventures que le sort préparait à leurs libérateurs.

En se félicitant de leur bonne action, Frédéric et Mersbourg s’avançaient vers Trèves où devait les rejoindre le fidèle Pitreman, leur écuyer.

— Eh bien, dirent-ils, dès qu’il les eut rejoints à l’auberge dont il était convenu, qu’ont dit ces enfants du service que nous leur avons rendu ?

— Ils sont remplis de reconnaissance, monseigneur, répondit l’écuyer ; mais, si vous voulez me permettre de vous dire ce que je pense, je ne crois pas que ces deux individus soient de notre sexe, et si vous m’aviez permis les questions, j’en saurais peut-être davantage. Je parierais que ce sont deux femmes déguisées.

— J’en ai eu quelque soupçon, dit Mersbourg.

— Oh ! oui, oui, reprit l’écuyer, ce sont des femmes que poursuivaient pour quelques fredaines les brigands qui leur servent de suppôts.

— Je suis assez de cet avis relativement à leur sexe, dit Frédéric, mais je ne pense pas de même sur leurs mœurs : ce que j’ai pu découvrir d’elles ne m’a fait naître aucun de ces soupçons, et j’ai maintenant quelque regret de ne leur avoir point parlé.

Ils en étaient là, lorsqu’un courrier de Dresde, expédié par le marquis de Thuringe, arriva au Florin d’or, Frédéric ayant toujours eu soin de faire savoir à sa cour où il choisirait ses stations, afin d’être toujours à portée d’apprendre des nouvelles de ses États. Par ce courrier, Thuringe apprenait à son cousin que l’empereur renouvelait ses tentatives sur la Saxe et qu’il marchait avec une armée nombreuse sur Dresde, ce qui obligeait le marquis à faire une levée considérable pour s’opposer à des desseins qui paraissaient très sérieux. Il serait donc, ajoutait-il, très essentiel que vous vinssiez vous mettre à la tête des troupes que je vais lever : cette démarche rigoureuse en imposerait à l’ennemi et plairait fort à la nation.

— Mon prince, dit ici le comte de Mersbourg, vous voilà placé entre l’amour et la gloire : songez que dans un prince saxon, ce dernier sentiment doit étouffer les autres. Ne laissez point planer sur vous le soupçon d’une faiblesse qui vous déshonorerait pour toujours. L’amour peut être le délassement d’un souverain, mais la gloire doit être son unique pensée. La postérité qui vous jugera ne vous pardonnerait pas d’avoir balancé.

Aussi ne le ferai-je point, mon ami, interrompit vivement le prince, et, pour vous le prouver, je pars à l’instant même.

Frédéric, effectivement, n’ayant plus d’autre projet que d’arriver promptement dans sa capitale, se dirigea aussitôt sur Dresde. Mais à quelque distance de cette ville, il apprit que les impériaux commençaient à cerner les avenues de son trône et que, s’il suivait la ligne droite, on pouvait bien le faire prisonnier. Bravant tous les périls, il se porte sur Altinbourg. Il allait entrer dans cette place, lorsqu’un détachement de l’armée de Henri s’empare de nos chevaliers et les conduit à la citadelle.

Frédéric fut bientôt reconnu. Quatre jours plus tôt, il eût trouvé des secours où le malheur des temps ne lui préparait plus que des fers. Réduit à la plus étroite captivité, il n’eut pas même la douceur de partager sa solitude avec le comte. Celui-ci, plus heureux, venait de se sauver en laissant une lettre pour Frédéric, dans laquelle il lui disait qu’il ne se séparait de lui que pour le servir, et qu’il allait, d’après ce projet, se jeter promptement dans Dresde, d’où il lui amènerait des forces suffisantes pour le tirer de l’esclavage où venait de le réduire sa malheureuse étoile.

Le confiant Frédéric remercia le Ciel d’un trait de bravoure dont il devait attendre sa liberté. Et, comme les actions militaires ne sont point de notre ressort, nous allons, jusqu’à ce que les choses aient pris une tournure nécessaire au fil de notre histoire, reprendre celle d’Adélaïde, aussi chargée d’événements que celle de son malheureux époux.