Caleb Williams/14

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 210-219).
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XIV


Le lecteur doit voir avec quelle rapidité j’avançais au bord du précipice. J’avais bien un sentiment confus qui m’avertissait de ce que j’allais faire, mais je ne pouvais m’arrêter. Est-il possible, me disais-je, que M. Falkland, accablé comme il l’est de l’idée de s’être vu injustement déshonoré à la face de la terre, veuille supporter plus longtemps la présence d’un indiscret et importun jeune homme qui est sans cesse à lui ramener son déshonneur sous les yeux, et qui semble le plus acharné à entretenir une odieuse imputation ?

À la vérité, je sentais que M. Falkland ne se déciderait pas facilement à me renvoyer, par la même raison qui le faisait s’abstenir de beaucoup d’autres actions qui auraient pu déceler en lui une sensibilité trop chatouilleuse et trop prompte à prendre ombrage. Mais cette réflexion était fort peu consolante. Qu’il allât nourrir contre moi dans son cœur une haine toujours croissante, et qu’il se crût forcé de me retenir auprès de lui comme une croix dont on ne peut se délivrer, c’était une idée qui ne me promettait rien de bon pour ma tranquillité à venir.

Ce fut quelque temps après ceci, qu’en vidant un bureau, j’aperçus un papier qui avait glissé derrière un des tiroirs, et auquel on n’avait pas pris garde. Dans un autre temps, ma curiosité aurait peut-être cédé aux principes de la délicatesse, et j’aurais rendu le papier sans l’ouvrir à mon maître, à qui il appartenait. Mais tout ce qui avait précédé avait trop vivement excité en moi le désir d’acquérir des éclaircissements, pour me permettre de négliger l’occasion qui s’offrait. Le papier se trouva être une lettre de Hawkins père, et il paraissait, d’après son contenu, qu’elle avait été écrite à l’époque où il avait commencé à songer à se dérober par la fuite aux persécutions de M. Tyrrel. Elle était ainsi conçue :


« Mon honorable monsieur,

» J’ai été pendant quelque temps dans l’espérance que Votre Honneur serait de retour d’un jour à l’autre dans nos cantons. Le vieux Warnes et sa femme, qui sont restés pour garder votre maison, m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas m’informer au juste quand cela serait, ni me dire en quel endroit de l’Angleterre vous étiez pour le moment. Quant à ce qui me regarde, le malheur m’en veut à tel point, qu’il faut que je prenne un parti ; c’est une chose bien sûre, et cela tout de suite. Notre squire, qui m’a d’abord traité avec assez de bonté, il faut que j’en convienne, quoique j’aie bien peur qu’il l’ait fait en partie pour faire pièce au squire Underwood, a résolu depuis de me perdre tout à fait. Au moins, monsieur, je ne me suis pas laissé écraser comme un ver, je me suis défendu de mon mieux, car, après tout, Dieu merci, un homme en vaut un autre, comme on dit ; mais il était trop fort pour moi.

» Peut-être que si j’avais poussé jusqu’à la ville du marché, en m’adressant à Munsle, votre homme de loi, il aurait pu me donner les moyens de vous écrire. Mais après avoir espéré et attendu en vain, il m’est venu d’autres idées là-dessus. Je n’ai pas cherché, monsieur, à vous aller ennuyer de mes affaires ; car je n’aime pas à importuner personne ; je gardais cela pour ma dernière ressource. Or donc, à présent qu’elle m’a aussi manqué, je suis, pour ainsi dire, honteux d’y avoir songé. Est-ce que je n’ai pas, me suis-je dit, des bras et des jambes aussi bien qu’un autre ? Me voilà chassé de ma maison, sans feu ni lieu. Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? Je ne suis pas un chou qui meurt, parce qu’on l’a mis hors de terre. Je suis sans un penny, cela est vrai ; et combien y en a-t-il par centaines et par milliers, qui vivent au jour le jour pendant toute leur vie ! Et puis, me suis-je dit (j’en demande pardon à Votre Honneur), si nous autres petites gens nous avions seulement l’esprit de nous suffire à nous-mêmes, les autres ne seraient pas d’insipides et d’orgueilleux fainéants comme ils sont. Ils se trouveraient bien embarrassés d’eux-mêmes.

» Mais il y a une autre chose qui m’a décidé plus que tout le reste. Je ne sais comment vous dire cela, monsieur. Mon pauvre enfant, mon Léonard, tout le bonheur de ma vie, est depuis trois semaines dans la prison du comté. Cela est de toute vérité, monsieur. C’est le squire Tyrrel qui l’a fait mettre là. À présent, monsieur, je ne pose pas de fois ma tête sur l’oreiller, dans ma pauvre chaumière, que le cœur ne me saigne de la situation de mon Léonard. Ce n’est pas tant pour la souffrance, ce n’est pas là ce qui m’inquiète ; je ne m’attendais pas qu’il n’eût pas de peine à endurer dans sa vie, je ne suis pas assez sot pour le croire. Mais qui sait ce qui peut lui arriver dans une prison ? Je suis allé trois fois pour le voir, et il y a dans le même coin de prison que lui un homme qui a une si mauvaise figure ! Je ne sais pas comment sont les autres. Certainement Léonard est un des braves garçons qu’il y ait. J’espère bien qu’il n’écoutera pas de pareilles gens. Mais qu’il en arrive ce que Dieu voudra, je suis bien résolu à ne le pas laisser dans cette compagnie-là encore douze heures de plus. Je ne suis peut-être qu’un obstiné et un vieux fou ; mais je l’ai mis dans ma tête, et cela sera. Ne me demandez pas ce que c’est ; s’il me fallait vous écrire et attendre la réponse, cela prendrait huit ou dix jours de plus ; il n’y faut pas penser.

» Le squire Tyrrel est fort opiniâtre, et vous, n’en déplaise à Votre Honneur, vous êtes tant soit peu vif. Je ne veux pas que personne ait du bruit par rapport à moi. Il n’y a déjà eu que trop de mal de fait ; et je ne veux autre chose que me tirer de la presse. Ainsi j’écris ceci à Votre Honneur seulement pour me décharger le cœur. Je me sens obligé à vous respecter et à vous aimer comme si vous aviez fait pour moi tout ce que vous n’auriez pas manqué de faire, j’en suis sûr, si la chance eût tourné différemment. Il y a beaucoup à parier que vous n’entendrez plus parler de moi davantage. Si cela est, tenez votre digne cœur en repos. Je me connais trop bien pour être jamais tenté de rien faire qui soit réellement mal. Il faut maintenant que j’aille chercher ma fortune dans le monde. J’ai été assez maltraité, Dieu le sait ; mais je n’en garde pas de rancune ; mon cœur est en paix avec tous, et je pardonne à qui m’a fait mal. Je crois bien que ce pauvre Léonard et moi nous n’aurons pas mal de peines à endurer, au milieu d’étrangers, et étant obligés de nous cacher comme des voleurs de grand chemin. Mais je défie la malice du sort, quelle qu’elle soit, de nous pousser à rien de vicieux. C’est là la consolation qui nous soutiendra toujours contre les travers et les croix de ce malheureux monde.

» Que Dieu bénisse Votre Honneur !

» Ce sont là les vœux de votre humble serviteur, à vous obéir,

« Benjamin Hawkins. »


Je lus cette lettre avec une extrême attention, et elle me fit faire bien des retours sur le passé. Suivant moi, elle portait la vive empreinte d’une âme simple et droite.

C’est une réflexion bien triste, me disais-je à moi-même ; mais c’est ainsi que l’homme est fait. À juger sur les apparences, on aurait dit :

« Voilà un brave homme, capable de supporter, avec un cœur incorruptible, la bonne et la mauvaise fortune. » Et pourtant, voyez où tout cela aboutit ! Ce même homme a pu devenir ensuite un meurtrier, et finir ses jours au gibet. Ô pauvreté ! on peut dire que ton influence est toute-puissante ! Tu nous brises l’âme par le désespoir ; tu détruis en nous nos principes les plus chers et les plus profondément enracinés ; tu nous remplis de vengeance et de méchanceté, et tu nous rends capables des actions les plus atroces. Puissé-je ne jamais sentir ta funeste puissance dans toute son étendue.

Après avoir contenté ma curiosité, j’eus soin de déposer cette lettre de manière à ce qu’elle pût être trouvée par M. Falkland, en même temps que, par une suite du sentiment qui me dominait alors, je voulais qu’en frappant son attention ce papier lui fît naître l’idée qu’il avait pu passer par mes mains. Je vis M. Falkland le lendemain matin ; et, quand la conversation, que je n’étais déjà plus embarrassé d’entamer, fut une fois en train, je m’arrangeai pour l’amener insensiblement au point où je la voulais. Après beaucoup de questions, de répliques et de précautions oratoires, je continuai ainsi :

« En vérité, monsieur, quand je réfléchis à la nature humaine, je ne puis m’empêcher de voir avec peine qu’il n’y a pas de fond à faire sur sa constance, et qu’au moins, parmi les gens sans éducation et sans culture, les plus heureux commencements peuvent finir par la honte et l’infamie.

— Ainsi, vous pensez donc qu’un esprit orné par les lettres et cultivé par l’étude est le seul garant de la solidité de nos principes ?

— Hum !… mais pourquoi supposeriez-vous, monsieur, que le talent et l’instruction ne servent pas souvent plutôt aux gens à cacher leurs crimes qu’à les empêcher d’en commettre ? Nous lisons là-dessus d’étranges choses dans l’histoire.

— Williams, dit M. Falkland un peu troublé, vous avez un bien singulier penchant à la censure et à la misanthropie.

— J’espère que non. Assurément, je n’aime pas moins à voir le revers de la médaille, pour compter combien il y a de gens qui ont été calomniés, et même, dans un temps ou dans un autre, déchirés et presque mis en pièces par leurs compatriotes, et qui pourtant se sont trouvés faits pour être chéris et vénérés, quand on a pu les bien juger.

— En vérité, reprit en soupirant M. Falkland, quand je pense à tout cela, je ne m’étonne pas de l’exclamation de Brutus mourant : « Ô vertu ! je t’ai cherchée comme une réalité, et je trouve que tu n’es qu’un vain nom. » Je ne suis que trop porté à penser comme lui.

— Assurément, monsieur, l’innocence et le crime sont souvent, dans cette vie, confondus l’un avec l’autre. Je me rappelle une histoire bien intéressante d’un pauvre homme du temps d’Élisabeth, qui aurait été infailliblement pendu pour meurtre, par la force des circonstances qui déposaient contre lui, si le véritable auteur n’était pas allé de lui-même se présenter au jury et prévenir la condamnation. »

En disant ceci, je touchais la corde sensible qui réveillait toutes ses douleurs. Il vint sur moi d’un air furieux, comme déterminé à m’arracher de force ma secrète pensée. Une sorte d’avertissement soudain parut lui faire changer d’idée ; il retourna en arrière avec un tremblement convulsif, en s’écriant : « Maudit soit mille fois le monde et les lois qui le gouvernent ! L’honneur, la vertu, la justice ! toutes jongleries de fripons ! J’abîmerais tout à l’heure l’univers entier dans le néant, si j’en avais le pouvoir.

— Ah ! monsieur, répliquai-je, les choses ne sont pas si mal que vous le supposez. Le monde a été fait pour que les sages le conduisissent à leur gré ; ses affaires ne peuvent être en de meilleures mains que dans celles des vrais héros ; et comme, au bout du compte, ce sont là les amis et les protecteurs naturels de la société, la multitude n’a qu’à les contempler, se régler sur eux et admirer. »

M. Falkland fit un grand effort pour recouvrer sa tranquillité. « Williams, dit-il, vous me donnez une excellente leçon. Vous avez des idées justes des choses, et j’augure très-bien de vous. Je veux être maître de moi ; je me dompterai, j’oublierai le passé et ferai mieux pour l’avenir. L’avenir ! l’avenir est toujours à nous.

— Je suis affligé, monsieur, de vous avoir fait de la peine. Je ne sais si je dois dire tout ce que je pense ; mais mon opinion est qu’à la fin tout s’éclaircira, que justice sera faite, et que la vérité se fera connaître, malgré toutes les fausses couleurs dont on aura voulu la couvrir. »

L’idée que je suscitais dans l’esprit de M. Falkland ne lui fut pas agréable. Il essuya une rechute d’un moment. « Justice, reprit-il entre ses dents ; je ne sais pas ce que c’est que justice. Mon mal est au delà des remèdes ordinaires ; peut-être est-il sans remède. Tout ce que je sais, c’est que je suis le plus malheureux des hommes. J’ai commencé ma vie avec les intentions les plus pures, avec le plus ardent amour de l’humanité, et me voici….. malheureux….. malheureux au delà de tout ce qu’on peut exprimer, de tout ce qu’il est possible de supporter. »

Après ces paroles, il se recueillit tout à coup en lui-même, et reprit sa morgue avec sa dignité ordinaires. « Comment cette conversation est-elle venue ? s’écria-t-il. Qui vous a donné le droit de vous faire mon confident ! Bas, artificieux serpent que vous êtes ; apprenez à vous comporter avec plus de respect. Suis-je fait pour que mes passions soient soulevées et apaisées au gré d’un insolent domestique ? M’avez-vous pris pour un instrument sur lequel vous pouviez jouer à plaisir, pour tâcher d’en exprimer tous les secrets de mon âme[1] ? Sortez, et craignez que je ne vous fasse payer cher votre folle témérité. »

Ces paroles étaient accompagnées d’une expression si énergique et si prononcée qu’elles ne souffraient pas de réplique. Je restai muet ; je me sentis comme privé de tout mouvement actif ; je ne pus sortir que machinalement et en silence de la chambre.



  1. Idée empruntée à Hamlet.