Caleb Williams/15

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 219-225).
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XV


Deux jours après cette conversation, M. Falkland me fit appeler.

Dans le compte que je rendrai de ce qui s’est passé entre nous, je continuerai de rapporter non-seulement les paroles, mais même le langage muet de nos conversations. Il avait habituellement dans l’extérieur quelque chose de bien plus expressif et de plus animé qu’aucun homme que j’aie jamais vu. C’était là l’objet de mon étude continuelle, aiguillonné comme je l’étais par la curiosité, qui était alors, je l’ai déjà dit, ma passion dominante. Il pourra aussi très-bien arriver, tandis que je m’occupe ainsi à réunir les matériaux épars de mon histoire, que dans certaines occasions je joigne aux apparences qui m’ont frappé un éclaircissement que j’étais alors bien loin de posséder, et que la suite des événements a pu seule me suggérer.

Dans la conjoncture actuelle, le visage de M. Falkland portait un air de calme peu ordinaire. Avec cela, ce calme ne paraissait pas être le résultat d’une satisfaction intérieure, mais plutôt l’effort d’un homme qui, se préparant pour une scène importante, s’arrange d’avance pour rester toujours maître de soi et ne rien perdre de sa présence d’esprit.

« Williams, me dit-il, je suis déterminé, quelque chose qu’il puisse m’en coûter, à avoir avec vous une explication. Vous êtes un garçon fort indiscret et fort inconsidéré ; vous m’avez contrarié sérieusement : vous auriez dû sentir que, si je vous laisse causer avec moi sur des matières indifférentes, il est bien peu convenable à vous d’amener la conversation à rien qui puisse avoir trait à mes intérêts personnels. Dernièrement, vous m’avez dit plusieurs choses d’une manière très-mystérieuse et qui annonce que vous en savez plus que je ne présumais. Je serais aussi embarrassé de dire comment ce que vous savez a pu venir à votre connaissance que de deviner en quoi cela consiste. Mais je crois voir en vous beaucoup trop de disposition à vous jouer de ma tranquillité ; c’est ce qui ne devrait pas être, et je n’ai pas mérité un pareil procédé de votre part. Mais, quoi qu’il en soit, il est trop pénible pour moi de me voir ainsi obligé d’être continuellement avec vous sur le qui-vive ; c’est une sorte de petite guerre que vous faites à ma sensibilité et que je suis très-résolu de faire cesser. J’attends donc de vous que vous mettiez de côté tout mystère et toute équivoque, et que vous m’expliquiez franchement sur quoi vous fondez vos perpétuelles allusions. Que savez-vous ? Que cherchez-vous à savoir ? Je n’ai déjà été que trop exposé à des mortifications et à des traverses sans exemple, et je ne puis plus laisser ainsi continuellement sonder mes blessures.

— Je sens, monsieur, répondis-je, combien j’ai eu tort, et je suis honteux que quelqu’un comme moi ait pu vous causer tant de déplaisir et d’inquiétude. Je l’ai bien senti dans le temps, mais j’ai été entraîné malgré moi, sans savoir comment. J’ai toujours voulu m’arrêter, mais le démon qui me possède est plus fort que moi. Je ne sais rien, monsieur, que ce que m’a appris M. Collins. Il m’a raconté l’histoire de M. Tyrrel, de miss Melville et de Hawkins ; bien sûrement, monsieur, il ne m’a rien dit qui ne fût à votre honneur, et qui ne me prouvât que vous êtes un ange plutôt qu’un homme.

— Fort bien, monsieur ; j’ai trouvé l’autre jour une lettre écrite par ce Hawkins ; cette lettre ne vous était-elle pas tombée entre les mains ? ne l’avez-vous pas lue ?

— Pour l’amour de Dieu, monsieur, renvoyez-moi de votre maison ; punissez-moi de manière ou d’autre, pour que je puisse me pardonner à moi-même. Je suis un insensé, un misérable, le plus méprisable des hommes : je l’avoue, monsieur, j’ai lu cette lettre.

— Et comment avez-vous osé la lire ? cela est certainement très-mal à vous ; mais nous y reviendrons tout à l’heure. Eh bien, qu’est-ce que vous avez dit de cette lettre ? Vous savez, à ce qu’il paraît, que Hawkins a été pendu.

— Ce que j’en ai dit, monsieur… oh ! c’est pour cela qu’il m’est venu à l’esprit de la lire. J’en ai dit ce que je vous disais avant-hier ; quand je vois un homme qui paraît avoir de si bons principes, s’abandonner ensuite, de propos délibéré, au dernier des crimes, il m’est impossible de supporter une pareille idée.

— Voilà ce que vous vous êtes dit… Bon… il paraît que vous savez aussi (souvenir détesté !) que j’ai été accusé de ce crime ? »

Je ne répondis rien.

« Fort bien, monsieur. Vous savez peut-être aussi que du moment où le crime fut commis… oui, monsieur, c’est de cette époque (et en disant ceci, il y avait dans son air quelque chose d’effrayant, je dirai presque de diabolique)… je n’ai pas eu une heure de repos ; du plus heureux des hommes je suis devenu la plus misérable des créatures ; le sommeil a fui de mes yeux ; toute pensée de joie ou de consolation a été étrangère pour moi : le néant serait mille fois préférable à la triste existence que j’ai eu à supporter. Dès le moment où j’avais été capable de faire un choix, j’avais choisi l’honneur et l’estime des hommes comme le premier de tous les biens. Vous n’ignorez pas, à ce qu’il semble, de combien de manières j’ai été traversé dans l’objet de toute mon ambition… Je ne remercierai pas Collins pour s’être fait l’historien de mon déshonneur… Plût au ciel que cette horrible soirée fût à jamais effacée de la mémoire des hommes !… Mais, loin de s’anéantir, cette soirée est devenue pour moi une source de calamités toujours nouvelles, une source à jamais intarissable ! Est-ce dans l’état où je suis, plongé dans un abîme de misère, que vous deviez me choisir pour exercer sur moi votre insatiable curiosité et pour vous instruire dans l’art de tourmenter une âme ? N’est-ce pas assez que j’aie été déshonoré publiquement ? que je me sois vu arracher, par je ne sais quelle puissance infernale, la seule ressource qui me restât pour venger mon honneur ? Non, pour surcroît d’infortune, j’ai été accusé d’avoir, dans ce moment critique, prévenu moi-même ma vengeance par le plus noir de tous les crimes. Tout cela est passé. Le malheur qui me poursuit n’avait rien à me réserver de plus cruel, si ce n’est la peine que vous m’avez infligée en paraissant douter de mon innocence, ce qu’après l’examen le plus approfondi et le plus solennel, personne n’avait encore osé faire. Vous m’avez forcé à en venir à cette explication ; vous avez arraché de mon sein une confidence que je n’étais pas disposé à en laisser sortir. Mais c’est encore une partie des maux de ma déplorable destinée, d’être à la merci du dernier des hommes, quel qu’il soit, qui se sentira disposé à se jouer de ma détresse. Soyez satisfait ; vous m’avez mis assez bas.

— Ah ! monsieur ! je ne suis pas satisfait ; je ne puis pas être satisfait. Je ne puis supporter l’idée de ce que j’ai osé faire. Je n’aurai jamais le front de regarder en face le meilleur des maîtres et le meilleur des hommes. Je vous le demande comme une grâce, monsieur, renvoyez-moi de votre service, afin que j’aille me cacher pour jamais loin de vos yeux. »

L’air de M. Falkland avait été extrêmement sévère pendant toute cette conversation ; mais en ce moment il devint plus dur et plus menaçant qu’auparavant. « Comment, misérable ! s’écria-t-il, vous voudriez me quitter, dites-vous ? Qui vous dit que j’aie envie de vous renvoyer !… mais vous ne pouvez supporter de vivre avec un être aussi profondément malheureux que je le suis ? vous n’avez pas le courage d’endurer les caprices d’un homme aussi chagrin et aussi injuste.

— Ah ! monsieur, ne me parlez pas ainsi ; faites de moi tout ce qu’il vous plaira, tuez-moi, si vous voulez.

— Que je vous tue ! »

(Il faudrait des volumes pour peindre les émotions avec lesquelles cet écho de ma dernière phrase sortit de sa bouche et frappa mon oreille.)

« Monsieur, continuai-je, je mourrais pour vous servir. Je vous aime plus que je ne puis l’exprimer ; je vous vénère comme un être d’une nature supérieure ; je suis un étourdi, un insensé, sans jugement et sans expérience… ; je suis cent fois pis que tout cela… ; mais jamais une pensée contraire à la fidélité que je vous dois n’est entrée dans mon cœur. »

Notre conversation finit là ; il est impossible de rendre l’impression qu’elle fit sur une âme jeune et simple comme la mienne. J’étais étonné, même transporté, quand je songeais aux égards et à la bonté que m’avait laissé voir M. Falkland à travers toute la sévérité de ses reproches. Je ne pouvais revenir de ma surprise de me voir, moi, pauvre, obscur et ignoré comme je l’étais, devenu tout à coup d’une telle importance au bonheur d’un des hommes les plus éclairés et les plus accomplis de l’Angleterre ; mais ce sentiment m’attacha à mon maître plus vivement que jamais, et je jurai mille fois, en méditant sur ma situation, de ne jamais me montrer indigne d’un aussi généreux protecteur.