Caleb Williams/16

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 225-232).
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XVI


N’est-il pas inconcevable qu’au milieu de ce redoublement de vénération pour mon maître, les premiers élans de mon émotion furent à peine calmés que je sentis revenir à ma pensée ce premier doute qui avait excité mes conjectures : Serait-il l’assassin ? Il y avait dans ma fatale destinée quelque chose qui m’entraînait à ma perte malgré moi. Je ne m’étonnais pas du trouble qu’éprouvait M. Falkland à toute allusion, quelque éloignée qu’elle fût, qui rappelait sa cruelle affaire. Son excessive sensibilité sur l’article de l’honneur expliquait ce trouble aussi complétement qu’eût pu le faire la supposition d’un crime atroce. Sachant que son nom avait été une fois souillé par une imputation aussi odieuse, il était naturel qu’il fût dans une gêne continuelle, et prêt à la moindre occasion à soupçonner quelque reproche indirect. Auprès de tout homme avec lequel il avait la moindre communication, il avait à redouter d’être en secret l’objet des soupçons les plus odieux. À mon égard, il avait découvert que j’avais reçu des informations sur son compte, sans qu’il lui fût possible de deviner jusqu’où elles allaient, si on m’avait dit vrai ou faux, si on m’avait raconté les faits avec candeur ou avec malice. Il avait aussi quelque raison de supposer que j’entretenais des idées injurieuses à son honneur, et que je n’en jugeais pas aussi favorablement que l’exigeait l’extrême susceptibilité de sa passion dominante. Toutes ces considérations devaient naturellement le tenir dans un état habituel d’agitation et de malaise. Mais, quoique je ne trouvasse rien qui pût réellement fonder l’ombre d’un doute, cependant il m’était impossible de sortir de l’incertitude et du tourbillon perpétuel de mes conjectures.

L’état flottant de mon âme amena en moi une lutte de principes opposés qui se disputaient tour à tour la direction de ma conduite. Tantôt j’étais dominé par la plus profonde vénération pour mon maître ; je mettais une confiance sans réserve dans son intégrité et ses vertus, je lui soumettais aveuglément ma raison et mon jugement. Une autre fois, tout ce respect, toute cette confiance commençaient à refluer en sens contraire ; je redevenais, comme auparavant, défiant, soupçonneux, tourmenté par mille conjectures sur le sens des actes les plus indifférents. M. Falkland, qui était sans cesse dans les alarmes sur tout ce qui pouvait avoir trait à son honneur, apercevait très-bien toutes ces variations, et trahissait l’impression qu’elles lui faisaient tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, souvent avant que je m’en fusse aperçu moi-même, quelquefois même avant qu’elles existassent. Notre situation à tous deux était affreuse : nous étions un fléau l’un pour l’autre ; souvent je ne pouvais comprendre qu’à la fin la patience et la bonté de mon maître ne fussent à bout, et qu’il ne se déterminât pas à se débarrasser pour jamais d’un observateur aussi insupportable. À la vérité, dans notre tourment commun, il y avait une différence essentielle entre sa part et la mienne. Moi, au milieu de mon agitation continuelle, j’avais quelque consolation. La curiosité porte avec soi ses plaisirs aussi bien que ses peines. L’esprit se sent aiguillonné sans relâche ; il est comme s’il touchait à chaque moment au but qu’il se propose ; et, attendu que c’est un désir insatiable de se satisfaire qui est son principe, il se promet dans cette satisfaction une jouissance inconnue, faite pour compenser, suivant lui, tout ce qu’il peut avoir à souffrir dans le cours de son entreprise. Mais pour M. Falkland, il n’avait aucune sorte de consolation. Ce qu’il avait à endurer dans nos relations respectives semblait un mal gratuit. Ce qu’il pouvait faire était de désirer qu’il n’y eût pas au monde un être tel que moi, et de maudire l’instant où son humanité l’avait porté à me tirer de l’obscurité pour me prendre à son service.

Je ne dois pas passer sous silence un des effets que produisit en moi la nature extraordinaire de ma position. L’état constant de soupçon et de vigilance dans lequel se trouvait mon esprit avait opéré un changement très-rapide dans mon caractère. Il paraissait y avoir fait tout ce qu’on aurait pu attendre d’une suite d’années d’observation et d’expérience. L’habitude où j’étais de fixer sans cesse un œil curieux et attentif sur ce qui se passait dans l’âme d’un homme et de me promener toujours au milieu d’une multitude toujours renaissante de conjectures, avait fait de moi, pour ainsi dire, un adepte fort habile dans la science des diverses manières dont se déploient les ressorts les plus secrets de l’intelligence humaine. Je ne me disais pas à moi-même, comme j’avais fait dans le commencement : « Je demanderai à M. Falkland si c’est lui qui est l’assassin ? » Au contraire, après avoir soigneusement examiné les différentes sortes d’évidences dont le sujet était susceptible, et m’être rappelé tout ce qui s’était passé, c’était avec une peine extrême que je me sentais hors d’état de découvrir aucun moyen qui pût me convaincre d’une manière complète et irrévocable de l’innocence de mon maître. Quant à la question de savoir s’il était coupable, il m’était presque impossible d’en venir à douter que, d’une manière ou d’une autre, plus tôt ou plus tard, je parviendrais certainement à l’éclaircir, si réellement il l’était. Mais je ne supportais pas d’arrêter ma pensée, ne fût-ce qu’un moment, sur ce côté de l’alternative comme sur un fait ; et, au milieu de ces pressantes conjectures que je ne pouvais réprimer et que faisaient naître tant de circonstances mystérieuses, malgré ce penchant d’un esprit jeune et sans expérience vers toutes les idées qui nourrissent son imagination de peintures sublimes ou terribles, je ne pouvais arriver à conclure la culpabilité de M. Falkland que par la supposition la plus improbable.

J’espère que le lecteur me pardonnera de m’arrêter si longtemps sur ces circonstances préliminaires ; je ne viendrai que trop tôt à l’histoire de mes malheurs. J’ai déjà dit qu’un des motifs qui m’engageaient à tracer ces mémoires était de trouver une distraction à des maux insupportables. Je trouve un triste plaisir à m’étendre sur des incidents qui m’ont imperceptiblement frayé la route vers l’abîme. Tandis que je me retrace ou que je cherche à décrire ces moments passés d’une époque plus heureuse de ma vie, mon attention se détourne pendant quelques instants de ce gouffre sans fond d’infortunes et de misère où je suis aujourd’hui plongé. Il serait bien dur et insensible, l’homme qui pourrait m’envier ce faible soulagement à mes peines. Je continue.

Après l’explication qui avait eu lieu entre mon maître et moi, sa sombre mélancolie, loin d’être adoucie le moins du monde par la main bienfaisante du temps, alla sans cesse en croissant. Ses accès de démence (car faute d’une dénomination propre, il faut bien que je les désigne par ce mot, quoique peu convenable sans doute dans le sens admis par la Faculté ou par les tribunaux) devinrent plus forts et plus durables que jamais. Il ne fut pas possible de les dérober entièrement à la connaissance des gens de la maison ni même des voisins. Quelquefois il restait deux ou trois jours absent de chez lui, sans en prévenir, et sans se faire accompagner de qui que ce fût. Ceci était d’autant plus extraordinaire, qu’on savait fort bien qu’il ne faisait pas de visites et n’entretenait aucune relation avec les personnes du voisinage. Mais il était bien difficile qu’un homme du rang et de la fortune de M. Falkland menât un pareil genre de vie sans qu’on découvrît ce qu’il devenait, malgré la solitude d’une grande partie de notre comté. M. Falkand avait été vu quelquefois gravissant des rochers, quelquefois immobile et penché pendant des heures entières sur le bord d’un précipice, ou bien plongé dans une sorte d’assoupissement léthargique, près de la chute d’un torrent. Il passait des nuits entières en plein air, sans prendre garde ni au lieu ni au temps, insensible à toutes les injures de la saison, ou plutôt paraissant se plaire au tumulte et au désordre des éléments pour distraire en partie son attention de l’état de désolation qui accablait son âme.

Les premières fois, quand on nous donnait avis du lieu où s’était retiré M. Falkland, quelqu’un de sa maison, M. Collins ou moi, mais moi plus ordinairement, comme étant toujours au logis et toujours inoccupé, au moins dans le sens ordinaire de ce mot, nous allions le trouver pour l’engager à revenir. Mais après quelques expériences, nous jugeâmes plus convenable de laisser notre maître prolonger ou terminer son absence, suivant son inclination. M. Collins, à qui ses cheveux blancs et ses longs services semblaient donner une espèce de droit de se rendre importun, réussissait quelquefois, quoique, dans ce cas même, rien n’était plus choquant pour M. Falkland que ces sortes d’instances qui semblaient lui insinuer qu’il avait besoin d’un tuteur pour prendre soin de sa personne, ou bien qu’il était tombé, ou au moins en danger de tomber dans un état à ne pouvoir juger par lui-même de ses propres actions. Quelquefois il cédait d’un air chagrin aux humbles et affectueuses sollicitations de son vénérable serviteur en murmurant de la contrainte qu’on lui imposait, mais sans avoir le courage de mettre quelque énergie dans ses plaintes. Quelquefois, même en se rendant à ce qu’on demandait de lui, il éclatait tout à coup en reproches et en menaces. Alors il y avait dans sa colère quelque chose de farouche et d’effrayant qui rendait la position de la personne sur laquelle elle tombait la plus humiliante et la plus insupportable possible. Pour moi, dans ces occasions, il me traitait toujours avec emportement et me repoussait d’auprès de lui avec une véhémence hautaine et persistante au delà de tout ce dont j’aurais cru la nature humaine capable. Les excursions de M. Falkland étaient toujours, à ce qu’il me semblait, une espèce de crise de son mal, et, toutes les fois qu’on le déterminait à un retour prématuré, il tombait immédiatement après dans une mélancolie et une langueur qui duraient ordinairement deux ou trois jours. Par une fatalité opiniâtre, toutes les fois que je voyais M. Falkland dans ces situations déplorables, et particulièrement quand, après l’avoir cherché parmi les rochers et les précipices, mes yeux venaient à se porter sur lui, je le voyais pâle, maigre, hagard et farouche ; alors, en dépit de mon penchant, en dépit de ma conviction, en dépit de l’évidence, quelque chose d’involontaire me suggérait continuellement l’idée fatale : À coup sûr, cet homme est un meurtrier.