Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 4

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QUATRIÈME LETTRE.


Il y a huit jours que, ma cousine (la mère du petit théologien) étant malade, nous allâmes lui tenir compagnie ma fille et moi. Le jeune lord, l’ayant appris, renonça à un pique-nique que faisaient ce jour-là tous les Anglais qui sont à Lausanne, et vint demander à être reçu chez ma cousine. Hors les heures des repas, on ne l’y avait pas vu depuis le soir des galoches. Il fut reçu d’abord un peu froidement ; mais il marcha si discrètement sur la pointe des pieds, parla si bas, fut officieux de si bonne grâce ; il apporta si joliment sa grammaire française à Cécile pour qu’elle lui apprît à prononcer, à dire les mots précisément comme elle, que ma cousine et ses sœurs se radoucirent bientôt : mais tout cela déplut au fils de la maison à proportion de ce que cela plaisait au reste de la compagnie, et il en a conservé une telle rancune, qu’à force de se plaindre du bruit que l’on faisait sur sa tête et qui interrompait tantôt ses études, tantôt son sommeil, il a engagé sa bonne et sotte mère à prier milord et son gouverneur de chercher un autre logement. Ils vinrent hier me le dire, et me demander si je voulais les prendre en pension. Je refusai bien nettement, sans attendre que Cécile eût pu avoir une idée ou former un souhait. Ensuite ils se retranchèrent à me demander un étage de ma maison qu’ils savaient être vide ; je refusai encore. — Mais seulement pour deux mois, dit le jeune homme, pour un mois, pour quinze jours, en attendant que nous ayons trouvé à nous loger ailleurs. Peut-être nous trouverez-vous si discrets qu’alors vous nous garderez. Je ne suis pas aussi bruyant que M. S. le dit ; mais, quand je le serais naturellement, je suis sûr, madame, que vous et mademoiselle votre fille ne m’entendrez pas marcher, et, hors la faveur de venir quelquefois ici apprendre un peu de français, je ne demanderai rien avec importunité. — Je regardai Cécile ; elle avait les yeux fixés sur moi. Je vis bien qu’il fallait refuser ; mais, en vérité, je souffris presque autant que je faisais souffrir. Le gouverneur démêla mes motifs, et arrêta les instances du jeune homme, qui est venu ce matin me dire que, n’ayant pu m’engager à le recevoir chez moi, il s’était logé le plus près de nous qu’il avait pu, et qu’il me demandait la permission de nous venir voir quelquefois. Je l’ai accordée. Il s’en allait. Après l’avoir conduit jusqu’à la porte, Cécile est venue m’embrasser. Vous me remerciez, lui ai-je dit. Elle a rougi : je l’ai tendrement embrassée. Des larmes ont coulé de mes yeux ; elle les a vues, et je suis sûre qu’elle y a lu une exhortation à être sage et prudente, plus persuasive que n’aurait été le plus éloquent discours. Voilà mon beau-frère et sa femme ; je suis forcée de m’interrompre.

Tout se dit, tout se fait ici en un instant. Mon beau-frère a appris que j’avais refusé de louer à un prix fort haut un appartement qui ne me sert à rien. C’est le tuteur de ma fille. Il loue à des étrangers des appartements chez lui, quelquefois même toute sa maison. Alors il va à la campagne, ou il y reste. Il m’a donc trouvée très extraordinaire, et m’a beaucoup blâmée. J’ai dit pour toute raison que je n’avais pas jugé à propos de louer. Cette manière de répondre lui a paru d’une hauteur insupportable. Il commençait tout de bon à se fâcher, quand Cécile a dit que j’avais sans doute des raisons que je ne voulais pas dire ; qu’il fallait les croire bonnes, et ne me pas presser davantage. Je l’ai embrassée pour la remercier : les larmes lui sont venues aux yeux à son tour. Mon beau-frère et ma belle-sœur se sont retirés sans savoir qu’imaginer de la mère ni de la fille. Je serai blâmée de toute la ville. Je n’aurai pour moi que Cécile, et peut-être le gouverneur du jeune lord. Vous ne comprenez rien sans doute à ce louage, à ces étrangers, au chagrin que mon beau-frère m’a témoigné. Connaissez-vous Plombières, ou Bourbonne, ou Barège ? D’après ce que j’en ai entendu dire, Lausanne ressemble assez à tous ces endroits-là. La beauté de notre pays, notre académie et M. Tissot nous amènent des étrangers de tous les pays, de tous les âges, de tous les caractères, mais non de toutes les fortunes. Il n’y a guère que les gens riches qui puissent vivre hors de chez eux. Nous avons donc, surtout, des seigneurs anglais, des financières françaises, et des princes allemands qui apportent de l’argent à nos aubergistes, aux paysans de nos environs, à nos petits marchands et artisans, et à ceux de nous qui ont des maisons à louer en ville ou à la campagne, et qui appauvrissent tout le reste en renchérissant les denrées et la main-d’œuvre, et en nous donnant le goût avec l’exemple d’un luxe peu fait pour nos fortunes et nos ressources. Les gens de Plombières, de Spa, de Barège ne vivent pas avec leurs hôtes, ne prennent pas leurs habitudes ni leurs mœurs. Mais nous, dont la société est plus aimable, dont la naissance ne le cède souvent pas à la leur, nous vivons avec eux, nous leur plaisons, quelquefois nous les formons, et ils nous gâtent. Ils font tourner la tête à nos jeunes filles, ils donnent à ceux de nos jeunes hommes qui conservent des mœurs simples un air gauche et plat ; aux autres le ridicule d’être des singes et de ruiner souvent leur bourse et plus souvent leur santé. Les ménages, les mariages n’en vont pas mieux non plus, pour avoir dans nos coteries d’élégantes Françaises, de belles Anglaises, de jolis Anglais, d’aimables roués Français ; et supposé que cela ne gâte pourtant pas beaucoup de mariages, cela en empêche beaucoup. Les jeunes filles trouvent leurs compatriotes peu élégants ; les jeunes hommes trouvent les filles trop coquettes ; tous craignent l’économie à laquelle le mariage les obligerait ; et, s’ils ont quelque disposition, les uns à avoir des maîtresses, les autres à avoir des amants, rien n’est si naturel ni si raisonnable que cette appréhension d’une situation étroite et gênée. J’ai trouvé longtemps fort injuste qu’on jugeât plus sévèrement les mœurs d’une femme de marchand ou d’avocat que celles de la femme d’un fermier général ou d’un duc. J’avais tort. Celle-là se corrompt davantage, et fait bien plus de mal que celle-ci à son mari : elle le rend plus ridicule, parce qu’elle lui rend sa maison désagréable, et qu’à moins de le tromper bien complètement, elle l’en bannit. Or, s’il s’en laisse bannir, il passe pour un benêt ; s’il se laisse tromper, pour un sot : de manière ou d’autre il perd toute considération, et ne fait rien avec succès de ce qui en demande. Le public le plaint, et trouve sa femme odieuse parce qu’elle le rend à plaindre. Chez des gens riches, chez des grands, dans une maison vaste, personne n’est à plaindre. Le mari a des maîtresses s’il en veut avoir, et c’est presque toujours par lui que le désordre commence. On lui rend trop de respects pour qu’il paraisse ridicule. La femme ne paraît point odieuse, et ne l’est point. Joignez à cela qu’elle traite bien ses domestiques, qu’elle peut faire élever ses enfants, qu’elle est charitable, qu’on danse et mange chez elle. Qui est-ce qui se plaint, et combien de gens n’ont pas à se louer ? En vérité, pour ce monde l’argent est bon à tout. Il achète jusqu’à la facilité de conserver des vertus dans le désordre, d’être vicieux avec le moins d’inconvénients possible. Un temps vient, je l’avoue, où il n’achète plus rien de ce que l’on désire, et où des hommes et des femmes, gâtés longtemps par son enivrante possession, trouvent affreux qu’il ne puisse leur procurer un instant de santé ou de vie, ni la beauté, ni la jeunesse, ni le plaisir, ni la vigueur ; mais combien de gens cessent de vivre avant que son insuffisance se fasse si cruellement sentir ! Voici une bien longue lettre. Je suis fatiguée d’écrire. Adieu, ma chère amie.

Je m’aperçois que je n’ai parlé que des femmes infidèles riches ou pauvres ; j’aurais la même chose à dire des maris. S’ils ne sont pas riches, ils donnent à une maîtresse le nécessaire de leurs femmes ; s’ils sont riches, ce n’est que du superflu, et ils leur laissent mille amusements, mille ressources, mille consolations. Pour laisser épouser à ma fille un homme sans fortune, je veux qu’ils s’aiment passionnément : s’il est question d’un grand seigneur fort riche, j’y regarderai peut-être d’un peu moins près.