Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 5

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CINQUIÈME LETTRE


Votre mari trouve donc ma législation bien absurde, et il s’est donné la peine de faire une liste des inconvénients de mon projet. Que ne me remercie-t-il, l’ingrat, d’avoir arrêté sa pensée sur mille objets intéressants, de l’avoir fait réfléchir en huit jours plus qu’il n’avait peut-être réfléchi en toute sa vie ? Je vais répondre à quelques unes de ses objections. " les jeunes hommes mettraient trop d’application à plaire aux femmes qui pourraient les élever à une classe supérieure. " pas plus qu’ils n’en mettent aujourd’hui à séduire et à tromper les femmes de toutes les classes.

" Les maris, élevés par leurs femmes à une classe supérieure, leur auraient trop d’obligation. " outre que je ne verrais pas un grand inconvénient à cette reconnaissance, le nombre des obligés serait très petit, et il n’y aurait pas plus de mal à devoir à sa femme sa noblesse que sa fortune ; obligation que nous voyons contracter tous les jours.


" les filles feraient entrer dans la classe noble, non les gens de plus de mérite, mais les plus beaux. " les filles dépendraient de leurs parents comme aujourd’hui ; et, quand il arriverait qu’elles ennobliraient de temps en temps un homme qui n’aurait de mérite que sa figure, quel grand mal y aurait-il ? Leurs enfants en seraient plus beaux, la noblesse se verrait rembellie. Un seigneur espagnol dit un jour à mon père : si vous rencontrez à Madrid un homme bien laid, petit, faible, malsain, soyez sûr que c’est un grand d’Espagne. Une plaisanterie et une exagération ne sont pas un argument ; mais votre mari conviendra bien qu’il y a par tout pays quelque fondement au discours de l’espagnol. Revenons à sa liste d’inconvénients.

" Un gentilhomme aimerait une fille de la seconde classe, belle, vertueuse, et il ne pourrait l’épouser. " pardonnez-moi, il l’épouserait. " mais il s’avilirait. " non, tout le monde applaudirait au sacrifice. Et ne pourrait-il pas remonter au-dessus même de sa propre classe, en se faisant nommer, à force de mérite, membre du conseil de la nation et du roi ? Ne ferait-il pas rentrer par là ses enfants dans leur classe originaire ? Et ses fils d’ailleurs n’y pourraient-ils pas rentrer par des mariages ? " et quelles seraient les fonctions de ce conseil de la nation ? De quoi s’occuperait-il ? Dans quelles affaires jugerait-il ? " écoutez, mon cousin : la première fois qu’un souverain me demandera l’explication de mon projet, dans l’intention d’en faire quelque chose, je l’expliquerai, et le détaillerai de mon mieux ; et, s’il se trouve à l’examen aussi mal imaginé et aussi impraticable que vous le croyez, je l’abandonnerai courageusement. " il est bien d’une femme, " dites-vous : à la bonne heure, je suis une femme, et j’ai une fille. J’ai un préjugé pour l’ancienne noblesse ; j’ai du faible pour mon sexe : il se peut que je ne sois que l’avocat de ma cause, au lieu d’être un juge équitable dans la cause générale de la société. Si cela est, ne me trouvez-vous pas bien excusable ? Ne permettrez-vous pas aux Hollandais de sentir plus vivement les inconvénients qu’aurait pour eux la navigation libre de l’Escaut, que les arguments de leur adversaire en faveur du droit de toutes les nations sur toutes les rivières ? Vous me faites souvenir que cette Cécile, pour qui je voudrais créer une monarchie d’une espèce toute nouvelle, ne serait que de la seconde classe, si cette monarchie avait été créée avant nous, puisque mon père serait devenu de la classe de sa femme et mon mari de la mienne. Je vous remercie de m’avoir répondu si gravement. C’est plus d’honneur, je ne dirai pas que je ne mérite, mais que je n’espérais. Adieu, mon cousin. Je retourne à votre femme.

Vous êtes enchantée de Cécile, et vous avez bien raison. Vous me demandez comment j’ai fait pour la rendre si robuste, pour la conserver si fraîche et si saine. Je l’ai toujours eue auprès de moi : elle a toujours couché dans ma chambre, et, quand il faisait froid, dans mon lit. Je l’aime uniquement : cela rend bien clairvoyante et bien attentive. Vous me demandez si elle n’a jamais été malade. Vous savez qu’elle a eu la petite-vérole. Je voulais la faire inoculer, mais je fus prévenue par la maladie ; elle fut longue et violente. Cécile est sujette à de grands maux de tête : elle a eu tous les hivers des engelures aux pieds qui la forcent quelquefois à garder le lit. J’ai encore mieux aimé cela que de l’empêcher de courir dans la neige, et de se chauffer ensuite quand elle avait bien froid. Pour ses mains, j’avais si peur de les voir devenir laides, que je suis venue à bout de les garantir. Vous demandez comment je l’ai élevée. Je n’ai jamais eu d’autre domestique qu’une fille élevée chez ma grand’mère, et qui a servi ma mère. C’est auprès d’elle, dans son village, chez sa nièce, que je la laissai quand je passai quinze jours avec vous à Lyon, et lorsque j’allai vous voir chez notre vieille tante. J’ai enseigné à lire et à écrire à ma fille dès qu’elle a pu prononcer et remuer les doigts ; pensant, comme l’auteur de Séthos, que nous ne savons bien que ce que nous avons appris machinalement. Depuis l’âge de huit ans jusqu’à seize elle a pris tous les jours une leçon de latin et de religion de son cousin, le père du pédant et jaloux petit amant, et une de musique d’un vieux organiste fort habile. Je lui ai appris autant d’arithmétique qu’une femme a besoin d’en savoir. Je lui ai montré à coudre, à tricoter et à faire de la dentelle. J’ai laissé tout le reste au hasard. Elle a appris un peu de géographie en regardant des cartes qui pendent dans mon antichambre, elle a lu ce qu’elle a trouvé en son chemin quand cela l’amusait, elle a écouté ce qu’on disait quand elle en a été curieuse, et que son attention n’importunait pas. Je ne suis pas bien savante ; ma fille l’est encore moins. Je ne me suis pas attachée à l’occuper toujours : je l’ai laissée s’ennuyer quand je n’ai pas su l’amuser. Je ne lui ai point donné de maîtres chers. Elle ne joue point de la harpe. Elle ne sait ni l’italien ni l’anglais. Elle n’a eu que trois mois de leçons de danse. Vous voyez bien qu’elle n’est pas très merveilleuse ; mais, en vérité, elle est si jolie, si bonne, si naturelle, que je ne pense pas que personne voulût y rien changer. Pourquoi, direz-vous, lui avez-vous fait apprendre le latin ? Pour qu’elle sût le français sans que j’eusse la peine de la reprendre sans cesse, pour l’occuper, pour être débarrassée d’elle et me reposer une heure tous les jours ; et cela ne nous coûtait rien. Mon cousin le professeur avait plus d’esprit que son fils et toute la simplicité qui lui manque. C’était un excellent homme. Il aimait Cécile, et, jusqu’à sa mort, les leçons qu’il lui donnait ont été aussi agréables pour lui que profitables pour elle. Elle l’a servi pendant sa dernière maladie, comme elle eût pu servir son père, et l’exemple de patience et de résignation qu’il lui a donné a été une dernière leçon plus importante que toutes les autres, et qui a rendu toutes les autres plus utiles. Quand elle a mal à la tête, quand ses engelures l’empêchent de faire ce qu’elle voudrait, quand on lui parle d’une maladie épidémique qui menace Lausanne (nous y sommes sujets aux épidémies), elle songe à son cousin le professeur, et elle ne se permet ni plainte, ni impatience, ni terreur excessive.

Vous êtes bien bonne de me remercier de mes lettres. C’est à moi à vous remercier de vouloir bien me donner le plaisir de les écrire.