Calligrammes/La Victoire (Apollinaire)

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Calligrammes
Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916)
Mercure de France (p. 193-197).
LA VICTOIRE


Un coq chante je rêve et les feuillards agitent
Leurs feuilles qui ressemblent à de pauvres marins

Ailés et tournoyants comme Icare le faux
Des aveugles gesticulant comme des fourmis
Se miraient sous la pluie aux reflets du trottoir

Leurs rires amassés en grappes de raisin

Ne sors plus de chez moi diamant qui parlais
Dors doucement tu es chez toi tout t’appartient
Mon lit ma lampe et mon casque troué

Regards précieux saphirs taillés aux environs de Saint-Claude

            Les jours étaient une pure émeraude

Je me souviens de toi ville des météores

Ils fleurissaient en l’air pendant ces nuits où rien ne dort

Jardins de la lumière où j’ai cueilli des bouquets

Tu dois en avoir assez de faire peur à ce ciel
                  Qu’il garde son hoquet

On imagine difficilement
À quel point le succès rend les gens stupides et tranquilles

      À l’institut des jeunes aveugles on a demandé
      N’avez-vous point de jeune aveugle ailé

Ô bouches l’homme est à la recherche d’un nouveau langage

Auquel le grammairien d’aucune langue n’aura rien à dire

Et ces vieilles langues sont tellement près de mourir
Que c’est vraiment par habitude et manque d’audace
Qu’on les fait encore servir à la poésie

Mais elles sont comme des malades sans volonté
Ma foi les gens s’habitueraient vite au mutisme
La mimique suffit bien au cinéma

          Mais entêtons-nous à parler
          Remuons la langue
          Lançons des postillons

On veut de nouveaux sons de nouveaux sons de nouveaux sons

On veut des consonnes sans voyelles
Des consonnes qui pètent sourdement
            Imitez le son de la toupie
Laisser pétiller un son nasal et continu
Faites claquer votre langue

Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité

Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne


Les divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants

Habituez-vous à roter à volonté
Et quelle lettre grave comme un son de cloche
            À travers nos mémoires
Nous n’aimons pas assez la joie
De voir les belles choses neuves
Ô mon amie hâte-toi
Crains qu’un jour un train ne t’émeuve
                  Plus
Regarde-le plus vite pour toi
Ces chemins de fer qui circulent
Sortiront bientôt de la vie
Ils seront beaux et ridicules

Deux lampes brûlent devant moi
Comme deux femmes qui rient

Je courbe tristement la tête
Devant l’ardente moquerie
Ce rire se répand
Partout
Parlez avec les mains faites claquer vos doigts
Tapez-vous sur la joue comme sur un tambour
                            Ô paroles
            Elles suivent dans la myrtaie
            L’Eros et l’Antéros en larmes
Je suis le ciel de la cité

                          Écoutez la mer

La mer gémir au loin et crier toute seule
            Ma voix fidèle comme l’ombre
            Veut être enfin l’ombre de la vie
Veut être ô mer vivante infidèle comme toi

La mer qui a trahi des matelots sans nombre
Engloutit mes grand cris comme des dieux noyés
Et la mer au soleil ne supporte que l’ombre
Que jettent des oiseaux les ailes éployées

La parole est soudaine et c’est un Dieu qui tremble
Avance et soutiens-moi je regrette les mains
De ceux qui les tendaient et m’adoraient ensemble
Quelle oasis de bras m’accueillera demain

Connais-tu cette joie de voir des choses neuves

Ô voix je parle le langage de la mer
Et dans le port la nuit les dernières tavernes
Moi qui suis plus têtu que non l’hydre de Lerne

La rue où nagent mes deux mains
Aux doigts subtils fouillant la ville
S’en va mais qui sait si demain
La rue devenait immobile
Qui sait serait mon chemin

Songe que les chemins de fer
Seront démodés et abandonnés dans peu de temps
Regarde

La Victoire avant tout sera
De bien voir au loin
De tout voir
De près
Et que tout ait un nom nouveau