Camées parisiens/1
’artiste, de nouveau, se recommande à vous, en vous apportant d’autres portraits encore, ciselés par lui dans le coquillage aux tendres nuances de chair et dans la pierre dure aux couleurs superbes. Le premier que vous verrez cette fois porte sans doute la trace des larmes de l’ouvrier, car c’est l’image d’un grand homme qu’il aimait fraternellement, et dont la vie ici-bas fut une lutte, une agonie et un martyre. Ô misère ! il est mort immobile et muet ; la Douleur avait terni son regard de héros ; elle éteignait déjà son visage rayonnant de force et de joie, et il est tombé vaincu, faible, mais triomphant aussi, car déjà se reflétait dans ses vives prunelles l’aurore des sphères mystérieuses, où maintenant, voyant et libre, il s’enivre des parfums aimés et perçoit par des sens nouveaux la tranquille gloire de la Beauté et la silencieuse musique des astres !
n portrait peint par Émile Deroy, et qui est un des rares chefs-d’œuvre trouvés par la Peinture moderne, nous montre Charles Baudelaire à vingt ans, au moment où riche, heureux, aimé, déjà célèbre, il écrivait ses premiers vers, acclamés par le Paris qui commande à tout le reste du monde ! Ô rare exemple d’un visage réellement divin, réunissant toutes les élégances, toutes les forces et les séductions les plus irrésistibles ! Le sourcil est pur, allongé, d’un grand arc adouci, et couvre une paupière orientale, chaude, vivement colorée ; l’œil long, noir, profond, d’une flamme sans égale, caressant et impérieux, embrasse, interroge et réfléchit tout ce qui l’entoure ; le nez gracieux, ironique, dont les plans s’accusent bien, et dont le bout arrondi et projeté en avant, fait tout de suite songer à la phrase célèbre du poète : Mon âme voltige sur les parfums, comme l’âme des autres hommes voltige sur la musique ! la bouche est arquée et affinée déjà par l’esprit, mais à ce moment-là pourprée encore et d’une belle chair qui fait songer à la splendeur des fruits ; le menton est arrondi, mais d’un relief hautain, puissant comme celui de Balzac. Tout ce visage est d’une pâleur chaude, brune, sous laquelle apparaissent les tons roses d’un sang riche et beau ; une barbe enfantine, rare, idéale de jeune dieu, le décore ; le front haut, large, magnifiquement dessiné, s’orne d’une noire, épaisse et charmante chevelure qui, naturellement ondulée et bouclée comme celle de Paganini, tombe sur un col d’Achille ou d’Antinoüs ! — En 1848, nous voyons, dans le portrait peint par Courbet, Baudelaire, rasé alors, coiffé de cheveux courts très-noirs, et dont le visage, transfiguré par plus de foi et plus d’ironie encore, est déjà celui d’un créateur et d’un sage. Mais comme la beauté de cette face puissante s’était achevée et complétée tout à fait dans les dernières années de la vie du poète, alors que pâle et tranquille sous ses longs, rares et fins cheveux blancs, il regardait enfin la vie avec calme et déjà ne cessait plus de sourire !
on-seulement ce joli et sérieux petit visage au beau front, aux yeux vifs, aux regards d’enfant, à la bouche pensive, est couronné d’un gracieux fouillis de cheveux blonds, mais les traits eux-mêmes et le col élégant et fin sont d’une harmonie blonde. Sous les costumes de théâtre, on devine un corps d’une beauté riche quoique si mince et flexible, et voilà bien la nymphe grecque des poètes, à qui on voudrait un de ces noms : Hymnis, Mélitta, Eudore, Myrtium, plein des murmures et des lumineux frissons de l’Ilyssos, si, malgré le Z, son nom de Marie Roze ne la peignait si bien, car, en la voyant, on songe à la chair rosée d’une églantine ou à ce titre de Musset, plus divin que les titres de toutes les odes qui existent : Sur trois marches de marbre rose !
e titan en habit noir dit-il quelque
chose en effet, lorsque plus
bruyant et plus terrible que ses collègues Brontès et Stéropès, il fabrique et
débite ses foudres dans la célèbre armoire aux paroles, à côté du verre d’eau
sucrée ? Pas toujours peut-être ; mais
qu’importe ? Ce front bosselé, ce nez indigné, cette lèvre inférieure qui va au
devant de l’objection, cette prunelle
tranchante, ce sourcil en zig-zag de feu, ce tas de cheveux irrités, cette joue
mobile sont mieux que des traits éloquents, ils sont l’Éloquence même ; ils
forgent la foudre et foudroient pour le
plaisir, pour rien, comme Caussadé a
tué Latournelle. Ne voyez-vous pas que
cette barbe étrange s’agite autour du
visage comme les serpents de l’éclair ou
comme les furies d’un ouragan déchaîné ? Et toute cette tête hautaine et
singulière ressemble à celles que Flaxman, dans sa Théogonie, donne aux
géants qui représentent les révoltes des
Forces aveugles et les convulsions désordonnées du Chaos !
clair, flamme, feu follet, vision
de paillettes frissonnantes et de
diamants d’un regard noir envolés dans
le tourbillon de la danse folle, cette
toute petite fée endiablée, tantôt séduisante et furieuse, bondit, s’enfuit, glisse
sur les feuilles peintes et, comme une
poussière d’or, s’élance et voltige dans
un rayon ; et de là, elle vous sourit avec
son regard de feu, avec sa toute petite
bouche écarlate ; et la lumière des flammes de la rampe, les éclairs du lustre,
les flûtes amoureuses, les violons semblent danser avec elle et, pris de vertige,
l’appeler tous à la fois de son nom vif et
dansant : Mariquita !
’elui-là, Eugène Giraud, dont les
portraits valent mille fois ceux
que mon outil essaye ici de faire vivre,
est bien l’homme de la peinture et de
la poésie qu’il aime. Comme son œil aimable est brave ! comme sa chevelure
d’un dessin bien accusé, comme son
nez hardi, sa lèvre virile et affable, cette
taille déliée, svelte et mince, et cette
moustache, et ce bouquet de barbe si
récemment devenu blanc par une coquetterie du hasard, sont bien d’un
heureux capitaine d’aventure à la Dumas, fait pour triompher toujours en se
jouant, intrépide comme une épée, gai
comme une chanson, ingénieux et varié comme les tons délicieux d’une riche palette ! Et son jeune fils dont la
beauté est comme un superbe épanouissement de force et de joie, avec
son œil calme, son cou robuste, son
visage de lutteur où foisonne un léger
duvet, et sa chevelure bouclée, aux larges masses gracieuses et farouches, nous
donne l’idée de ce que fut Héraclès enfant lorsque le vigilant Eurytos lui enseignait à tendre l’arc et lorsqu’Eumolpos Philamonide l’instruisait à assouplir ses doigts sur la lyre de buis !
es traits aristocratiques dans le
vrai sens du mot, c’est-à-dire d’un
grand caractère et faits pour les apothéoses durables de la Statuaire. Ces yeux
proéminents et si bien fendus, ce nez
un peu long, à la bosse spirituelle, ces
lèvres épaisses, minces du haut, fortement arquées et formant une toute
petite bouche, ce menton fin, mais où
pourtant la chair s’affirme, ce contour
du visage qui échappe à l’ovale vulgaire,
méritent que le sculpteur couronne sa
belle tête d’une de ces coiffures immortelles et compliquées, faites de touffes,
de tresses et de boucles, comme celle de
la Diane de Poitiers, que le génie seul
invente et qui semblent avoir existé
réellement, tant elles sont plus vraies
que la nature ! Oui, c’est ainsi que les
Germain Pilon, les Jean Goujon et les
Coysevox représentaient dans leur gloire
les amantes des rois, grandes, fières,
portant sur leur cou divin quelque joyau
étrange et tenant dans leur longue
main, aux doigts en fuseau, l’arc d’or
de la déesse Diane. À la Comédie, Sylvia, Célimène et Cydalise, madame
Plessy (qui de son vrai nom se nomme
Sylvanie) a toujours l’air d’être prête
à dire au héros qui va entrer les mots
magiques : « Je vous aime, » avec
toute l’affectation qu’ils comportent, et
nous devinons sans peine qu’en l’affaire
dont il s’agit, ce Dorante ou ce Mario
sera tout bêtement un Jocrisse, malgré
sa triomphante mine de Chérubin adoré
et son merveilleux habit luisant, sur
lequel vient d’éclore tout un jardin de
fleurs !
on, vous dis-je ! au contraire, il
est mince, il est pâle ; il ne les a
pas, ces traits heurtés dont vous parlez ;
car ce diable d’homme aux petits yeux
de feu, vif, souple, éloquent, insensé,
dompteur de peuples et de gandins, a
en lui un millier de démons, je ne sais
quel vif argent, bien plus ! Paris lui-même ! Il fait ce qu’il veut, il est ce qu’il veut, Richelieu, Diogène, Lauzun,
Chérubin si vous insistez : sa parole et sa cravache sifflent ; il ponctue de son
immortel sapristi ! une phrase piquée
de la tarentule, qui dure cinq actes, tape
sur le ventre du père, démasque l’intrigant, affole les demoiselles, épouse l’ingénue, laisse pousser ses favoris, passe
sa main dans ses cheveux, tient tête à
Mademoiselle Fargueil, boit le lait des
bravos furieux, traverse les ronds de papier du paradoxe et de l’idéal, et s’écrie
enfin, haletant, mais non rassasié : Applaudissez, Athéniens, c’est du Barrière !
out le monde a vu passer dans les
rues du quartier latin une femme,
quelque chose, un fantôme dont l’aspect
inouï vous prend aux cheveux et vous
traîne vivant dans la vague nuit du
Rêve. La tête étroite, terreuse — elle
est coiffée d’un vaste chapeau qui a dû
appartenir à madame de Cayla, — est
d’une invraisemblance shakspearienne
(le crâne a disparu, usé sans doute par
la lime du temps !) et s’est réduite à la simplicité des bonshommes au trait que
dessinent les enfants épris de chimères.
L’œil regarde où regardent les yeux des
statues. Le corps : un piquet sur lequel
flotte un tas de haillons divers, devenus
harmonieux à force de traîner dans la
pluie du ciel ! Et sur sa main, couleur
de terre brune, d’où toute chair est
bannie, cet Être impersonnel porte un
perroquet, un perroquet vivant qui,
peut-être, a baisé les lèvres roses de la
Pompadour. Oh ! quelle ode triomphante à la gloire du Superflu, cet oiseau de flamme et d’émeraude promené
par cette ombre qui, elle-même, n’existe
pas, et qui a un oiseau !
oiffés de toupets rouge feu et bleu
faïence, tachetés de chrome et d’écarlate, vêtus de maillots où tantôt
flambent Orion et Sirius, où d’autres
fois brille une Lyre absurde, ils s’envolent dans les airs, se prennent, se mêlent, retombent sur le front l’un de
l’autre, deviennent un monstre à deux
têtes, jouent du violon au milieu de
tout cela, s’effacent comme des fantômes, reparaissent étincelants de paillettes et d’astres ; puis, de nouveau, sont
lancés, flèches vivantes, par je ne sais
quel Arc invisible ; et ces adolescents
aux visages de Deburau-Apollon flânent violemment dans l’éther, comme
des oiseaux, avec le sérieux d’une satisfaction enfantine. Parfois, — nous l’avons
tous vu, — ils jouent et se désarticulent le même soir à Paris et à
Marseille ; j’imagine qu’ils sautent de
l’une à l’autre de ces villes, grâce à
leurs bonds prodigieux. Des réalistes
expliquent cette ubiquité des Price
en prétendant qu’ils sont quatre au
lieu de deux ; mais je hais ces transformations bourgeoises des faits surnaturels ! Ajoutez que nos deux clowns
sont peintres, musiciens, gentlemen
accomplis, et qu’ils lisent dans son
propre idiome… qui ? le poète des
poètes, Homère !
ntre les grandes dames de France,
madame la duchesse de Morny, —
une femme de Balzac ! — est assurément, quoique née en Russie, la plus Parisienne de toutes par l’infinie et inépuisable variété des formes que revêt
en elle la Grâce toujours mouvante et
diverse, comme la vie ondoyante de
cette mer d’Ionie où le poète voyait
naître et s’enfuir de délicieuses lignes
féminines. Les petits traits si nobles, d’une si délicate finesse aristocratique,
imposent l’admiration, sans doute, mais
une admiration charmée, naïve ; car ils
ont, comme les allures du corps lui-même, cette mobilité enfantine, heureuse, jamais lassée, qui n’exclut pas le
sérieux et qui est comme la floraison
de la bonté ineffable. Madame la duchesse de Morny n’est pas grande et
paraît l’être, tant le bel ensemble de sa
personne, où toutes les lignes sont arrondies, donne cependant une expression de mignonne et fière sveltesse. La
bouche, aimable et bienveillante et
d’une distinction suprême, est assez
parfaite pour que l’œil de l’artiste soit
heureux de ne pas la voir trop petite ;
l’œil étincelle et brille sans dureté ; sur
le front, où réside une intelligence
souveraine, les cheveux châtains s’éclairent d’une lumière blonde, et d’eux-mêmes s’arrangent en diadème. Et,
modèle désespérant et idéal, dont la façon d’être change sans cesse et se transforme, et qui ne quitte une pose que
pour en prendre une plus belle, cette
admirable femme, qui eût été reine dans La Comédie Humaine, s’arrête
souvent, par une lutte inconsciente qui
pour elle est un triomphe, à l’attitude
irrésistible de la Polymnie appuyant
sur sa petite main éclairée de rose sa
tête jeune et charmante.
n de ses portraits, par un rare
bonheur, nous le rend dans une
attitude qui fut bien la sienne, et avec
son expression la plus vraie. La pose
est celle d’un voyant, d’un inspiré ! le
haut de la tête, où vivent la Pensée et
l’Enthousiasme, est tout entier dans la
lumière, et la bouche triste et indignée
que ne peut cacher la longue moustache transparente, le menton indécis qui
montre combien ce poète fut peu destiné à l’action, se baignent dans l’ombre, ainsi qu’une partie de la joue, un
peu creusée déjà, mais d’un contour si jeune. Le nez droit, court, arrondi, est
l’intelligence même ; mais voyez, toute
la tête, c’est ce large front lumineux
plein de pensées, que semble éclairer la
vision des choses éternelles ; c’est cet
œil d’un gris bleu, si brillant toutefois
et si désespérément levé vers le ciel ;
c’est cette longue chevelure appauvrie,
mais si fine, si sensitive, et exprimant
par son mouvement une vie si intense ;
c’est ce regard qui, énergiquement rassemblé, prend quelqu’un à témoin et dit : Vous savez si j’aime le vrai, le
juste, la splendeur du Génie, la Beauté
éternellement calomniée ! — Sois tranquille, nous aussi, nous le savons, et nous savons aussi comme la fièvre de
l’admiration a desséché ta vie en sa
fleur. Ô jeune homme dont les premiers chants furent pénétrés d’une tendresse si émue, victime que l’Étude
avait choisie pour montrer comme elle
est une maîtresse jalouse, ô poète, cœur
brisé, ô prunelle avide et curieuse, ô
subtil esprit en éveil, ô mon frère endormi, chère âme !
ui, elle a été une Parisienne, j’en
atteste l’esprit du divin Musset,
la sanglante raillerie du grand Heine et
la forte et saine tristesse de Baudelaire.
Elle a été et elle sera, car c’est sa destinée de renaître sans cesse et toujours
plus belle et plus glorieuse ; mais pour
le moment, hélas ! il est bien vrai que
son grand cœur semble avoir cessé de
battre. J’ai contemplé de mes yeux cette
morte héroïque, dont le front était souillé de boue ; et sa chevelure traînait
autour d’elle, emmêlée dans les larges
feuilles de laurier. Si horrible à voir
près de la pourpre cruellement éclatante,
sa pauvre lèvre entr’ouverte était devenue plus blanche qu’un lys, et à travers ses mains se jouait la lumière rose.
Cependant le tragique dominateur de
ce grand siècle, le célèbre Monsieur
Prudhomme, dont l’œil est celui d’un
hibou et dont le nez décrit exactement
un quart de cercle, Prudhomme, dont
le chapeau est comme une tour d’ébène,
dont le faux-col escalade les cieux et
dont les lunettes vertes ressemblent à la
vaste mer, était penché sur sa victime
avec l’expression d’une joie féroce. Du
bout de son parapluie rouge il lui crevait l’œil, et il lui défonçait le front à grands coups de talons de bottes, tandis
que, pareilles à l’écharpe d’Hamlet, les
basques de son habit noir s’envolaient
désordonnées, furieuses et fougueusement tordues par le vent du nord !
Mesdames, Cy finist la première douzaine des derniers Camées Parisiens, par l’image de cette morte que j’ose adorer encore, à l’heure même où les Philistins ont fait connaître que la maison est à eux, et où la rieuse Julia Baron, coiffée d’une perruque aux anneaux de soie blonde, comme les poupées de Huret, chante La Polonaise et l’Hirondelle, avec sa flèche en diamant qui lui sort de l’œil !
- Janvier 1868.