Camées parisiens/3

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René Pincebourde, éditeur (Petite Bibliothèque des curieux) (Troisième et dernière sériep. 71-110).


TROISIÈME DOUZAINE


Mesdames



Je reprends ma petite œuvre inachevée, après quatre années bien plus longues que quatre siècles, car depuis le temps où je m’amusais à ces babioles, des événements affreux ont changé la face du monde, et un roi barbare, devenu empereur depuis lors, mais qui n’apprendra pas l’élégance parisienne, est venu ici coiffé d’une casquette, sur laquelle aucun statuaire, si habile qu’il soit, ne
parviendra jamais à arranger congrument la couronne de laurier. L’horrible Guerre au rouge panache mouvant a dévasté nos campagnes sanglantes ; vieux, nous avons repris le fusil et le harnais du soldat ; les meilleurs d’entre nous sont morts, hommes du peuple, ouvriers des métiers, princes aussi et ducs ayant dans leurs veines le brave sang de leurs aïeux, et aussi des artistes divins, tels que celui-là, si jeunes qui accourut pour remplir son devoir d’homme et de citoyen, rapportant dans sa prunelle l’éblouissement de l’Orient, et sous son front tout le chœur impatient des chefs-d’œuvre futurs. La balle qui l’a frappé au front nous a tous éclaboussés de son sang ; et ensuite, Paris a brûlé comme une allumette, sans même servir de prétexte à quelque Domitius à barbe de cuivre rouge, désireux de chanter un poëme lyrique sur la destruction d’Ilios. Continuons cependant de créer et de vivre selon nos petits moyens ; car la meilleure vengeance que Paris puisse tirer de l’Allemagne, c’est de s’obstiner à être Paris, et le géomètre qui travaille pour le roi de Prusse n’obtiendra pas que ce monarque se fasse livrer l’esprit français, comme il s’est fait livrer, ô douleur ! la vaillante ouvrière Alsace, et le généreux pays sur lequel plane encore la figure de la guerrière Jeanne d’Arc !

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I

ALPHONSE KARR


Tel que je l’ai vu à Nice, il y a peu d’années encore, sous le noir plafond de rosiers qui s’étendait devant sa maison, quel visage spirituel et robuste, tourmenté dans le calme, exprimant bien la force herculéenne de celui sur lequel la Sottise a toujours compté pour tuer les monstres de ses marais et pour nettoyer ses étables, en y faisant passer un furieux fleuve de Bon sens, qui emporte tout dans son flot rapide et sonore ! Le large front, si ferme et hardi, sans bosses vides ! bien découvert aux extrémités sous une chevelure drue, noire comme l’Érèbe et tondue de près, les yeux non démesurément ouverts, mais lumineux, sagaces, avec une étincelle de flamme et bien abrités sous leurs sourcils presque droits, le nez osseux, torturé, à l’arête large, aux narines coupées très-hardiment, et s’enflant un peu au bout comme celui des grands penseurs, les joues solides, hâlées par le soleil et le vent de la mer, accusaient une énergie invincible, et la bouche ironique, bienveillante, sensuelle, aux lèvres pourprées, éclatait de vie dans une longue barbe ondoyante et tortueuse comme celle de Clément Marot. Ensemble heureusement accompagné par la cravate de soie blanche qui entoure son cou, et par la veste de velours noir qui habille son corps d’athlète. — Plus vrai encore fut l’Alphonse Karr de la première jeunesse, maigre, nerveux, vêtu d’une blanche robe de moine, irrité par le spectacle de la Bêtise humaine, et ne portant alors qu’une légère et noire moustache de Scaramouche, qui semblait ponctuer la poésie de son génie railleur, venu en droite ligne d’Aristophane. Aujourd’hui, après qu’il a neigé sur ce chêne formidable ! Alphonse Karr ressemble au Pape des Sages, car sa très-longue barbe, qu’il porte en éventail, est devenue blanche comme le plumage d’un cygne, et sur son visage quelques légères rides sont les coups de griffe que lui donne en s’enfuyant l’insaisissable Chimère !



II

MADAME BLANCHECOTTE


Balzac, si obstiné à trouver l’Allégorie moderne, eût vu chez cette Parisienne, à qui la pureté de son rêve a conservé l’air aimable de la jeunesse, l’image même de la Volonté unie à la Résignation. Il eût admiré que cette chevelure châtain foncé aux reflets doux, que ces magnifiques sourcils, que ce front tourmenté par des violences de pensée, que ces yeux bruns expressifs, si brillants et si mobiles, souvent fermés à demi, que cette coupe de visage d’où une expression ineffable de bonté et de douceur exclut la vulgarité, que cette bouche où la lèvre très-prononcée et la mâchoire large rappellent que Saint-Vincent-de-Paul faisait ses œuvres charitables avec sensualité, et que ce menton qui timidement se retire, aient pu s’harmoniser dans le calme obtenu par un constant effort, et aient reçu de la majesté du devoir infatigablement accompli une grâce délicate et suprême. Car ce visage de poète, comme celui de certains prêtres, a quelque chose de l’ingénuité de l’enfance, récompense d’un ordre surnaturel et presque divin que Dieu accorde à ceux de ses serviteurs qui humblement tracent un droit sillon, sans songer un moment à se parer de leurs souffrances et à se glorifier de leur génie !



III

HENRI ROCHEFORT


Qu’il y a de bonté, de naïveté, de folie, d’intrépidité, et quels trésors de tendresse dans cette tête inquiète de Don Quichotte, modelée à la diable, fine, maigre, osseuse, un peu grêlée, au vaste front haut et bombé, à la légère barbe noire enfantine, aux moustaches minces, à la haute chevelure noire, crêpée, touffue et furibonde, au nez arrondi, mollement régulier, à la bouche incisive, nette et songeuse. aux yeux flamboyants et obscurs, cachés dans des cavernes noires ! Tel Shakspere avait vu son Mercutio, si follement spirituel, si insoucieux, et qui cependant appartenait, marqué d’avance, à la Fatalité tragique. Et c’est sans doute à propos de ces destinées-là que pendant les longues nuits au bord de la mer, on entend le vent aigu et les flots tumultueux que sillonne un invisible fouet, rire de leur rire épouvantable.



IV

SARAH BERNARDT


Elle est la seule Comédienne que le Statuaire ait faite exprès pour exercer l’art de la Comédie, car elle est grande comme Rosalinde, et assez mince pour pouvoir porter tous les costumes ! De plus, elle est si bien faite pour exprimer la Poésie que, même lorsqu’elle est immobile et silencieuse, on devine que sa marche, comme sa voix, obéit à un rhythme lyrique. Un statuaire grec, voulant symboliser l’Ode, l’eût choisie pour modèle. Une véritable actrice doit pouvoir jouer Juliette et Lady Macbeth, Iphigénie et Ériphile, Chimène et Pauline, et par conséquent ne doit être ni blonde ni brune. Aussi Sarah Bernhardt, avec son beau teint de Hollandaise, n’est-elle ni blonde ni brune ; car ses cheveux sont blonds si elle les mouille, et bruns si elle les pommade ! et, de plus, si bien frisés, ondés et crespelés naturellement en tignasse idéale et en divine crinière de Déesse, à la façon de la chevelure de Diane de Poitiers emmêlée par Jean Goujon, qu’il n’y a qu’à y fourrer le poing et à y planter une épingle pour leur imposer la plus élégante et la plus compliquée de toutes les coiffures. Que Henri Heine ne l’a-t-il connue lorsqu’il a peint dans Atta Troll son Hérodiade ! Avec quel amour il eût copié sur son visage de reine de Cappadoce ou de Néréide, qui fait songer à la nacre des mers, son front étroit avec la peau très-tendre et très-luisante, ses sourcils un peu rapprochés et plus touffus à la naissance du nez, ses yeux bruns très-longuement fendus et peu ouverts, ordinairement langoureux, mais quand elle s’anime, s’éveillant et sautillant comme des diamants noirs ; et cette prunelle excessivement petite, qui, lorsque la Comédienne dit un mot ironique, semble se jeter hors de l’œil et vous percer ; le nez hébraïque et pourtant très-gracieux par un bridage de la narine, qui semble enlevée par la petite bosse qui est au milieu du nez et qui signifie poésie et lutte ; et, sans oublier le menton bien arrêté, résolu, la bouche gracieuse aux lèvres rouges, très-fines, qui laisse voir un magnifique et terrible éblouissement de dents blanches ! Et, jusqu’à la fin des âges, toujours l’image de Sarah Bernhardt sera évoquée lorsque Ruy Blas dira : Elle avait un petit diadème en dentelle d’argent !



V

FRÉDÉRICK LE MAÎTRE


Qu’il fut beau ! c’est avec une tête d’Apollon, avec la chevelure d’un dieu et avec un corps d’Antinoüs souple comme celui d’Arlequin Protée qu’il jouait Edgard de Ravenswood et Robert-Macaire, et il n’avait eu qu’à s’habiller en Napoléon, sans rien changer à son visage réel, pour réaliser un Napoléon plus antique et plus idéal que celui de Gros et pareil à une pure médaille, car sa beauté était si prodigieuse qu’elle pouvait même être portée avec emphase ! Plus tard, l’ironie que ce grand railleur avait dans l’esprit modela son propre visage, éclaircit ses cheveux sans rien leur ôter de leur élégante furie, ouvrit ses paupières toutes grandes, releva démesurément l’arc des sourcils, tira le nez en avant et en releva le bout, et des deux côtés de ce nez creusa deux rides violentes et railleuses ; douloureusement abaissa les deux coins de la bouche, dont parfois un des coins se relève sans attendre l’autre, de sorte que cette bouche, alors tordue, a l’air de dire, comme celle de Marguerite d’Écosse mourante : « Fi de la vie ! qu’on ne m’en parle plus ! » Et par instants, dans un rapide éclair, on voit redevenir olympien et héroïque ce visage fatigué par mille créations, mais qui d’ailleurs, même dans les contorsions et dans l’accablement, ne peut pas exprimer autre chose que la poésie et le génie, car avec lui comme avec Balzac, les galériens et les portiers eux-mêmes ont du génie !



VI

CÉLINE CHAUMONT


Potelée et bien faite pourtant, et avec de beaux bras et une poitrine et des épaules, car le corsage de cette miniature n’a rien à enlever à celui de bien des femmes dont les puissantes dimensions atteignent à la peinture d’histoire, elle est plus petite et plus mignonne que Déjazet, qu’elle a modernisée, et que l’oiseau colibri et que l’oiseau-mouche. C’est — n’y cherchez rien autre chose ! — une bouche fine et lumineuse, d’où la chanson et le bon mot s’envolent, ou plutôt elle est une Épigramme de l’Anthologie traduite par Henri Meilhac et faite femme. Très-femme, par exemple. Si l’ovale du visage, d’une ligne trop rapide court au petit menton arrondi ; si la chevelure à la mode cache un front puissant ; si les yeux ne laissent voir que leur étincelle, s’enfoncent et n’ont qu’un point de lumière, comme les sourcils n’ont qu’un point d’ombre ; si le nez malicieux et arrondi au bout semble un peu large et court, c’est qu’il faut que tout laisse le premier rôle à ces lèvres spirituelles, enfantines et féroces, d’où la Raillerie ailée s’enfuit victorieusement comme une flèche rapide !



VII

LE MARÉCHAL BAZAINE


Dans ce large visage d’airain aux lueurs cuivrées, dans ce front chauve orné seulement de quelques cheveux blancs et plats, il y a certainement une volonté indomptable. Les sourcils se relèvent ; les yeux demi-fermés, habitués à contempler la figure des batailles, regardent au loin ; le nez est osseux et hardi sans tourner à l’aquilin ; la moustache, encore noire, n’ombrage que les coins des lèvres et laisse voir la bouche nette et rusée. comme cela est indispensable chez un chef qu’on doit non-seulement entendre, mais voir commander. La longue, claire et légère impériale ne cache que très-peu la largeur du menton et des mâchoires, exprimant les vastes appétits, et qui se retrouve dans les têtes de tous les rois et de tous les chefs triomphants, comme dans celles des capitaines d’aventure. L’oreille est très-petite chez ce soldat, comme celle d’une Impéria ou d’une Cléopâtre. Le torse qui est de bronze, comme le visage, porte bien l’uniforme de maréchal de France et les broderies, et l’on admire combien le fondateur de la Légion d’honneur a été ingénieux en mettant sur la poitrine des Grands Officiers, à côté du cordon rouge dans lequel les Grecs auraient vu le ruisseau de sang que fait couler la Guerre implacable, la plaque étincelante, diamantée, ruisselante de calmes feux comme les froides étoiles, qui du moins représente les mystérieuses joies et les éblouissements vertigineux de la Victoire.



VIII

BLANCHE PIERSON


Née impératrice, reine et duchesse, et même comédienne, ce qui est plus difficile, il n’y a pas dans Paris, à la comédie ni dans la vie, une figure plus aristocratique et plus souveraine que celle-là, qui, par sa ferme, délicate et élégante beauté, où triomphent à la fois la ligne et la couleur, met à néant la vieille querelle de la Peinture et de la Statuaire. Façonnée, encore mieux que Sarah Bernhardt, pour être une actrice, elle peut être à son gré, et toujours avec style ! une vierge ou une courtisane, ou, ce qui est le dernier mot de l’art et de la vie, une dame parisienne. Lorsqu’elle joua dans La Princesse Georges le rôle de Madame de Terremonde, elle avait mis sur elle des tas de diamants et des tas de grosses fleurs de toutes les couleurs, comme pourrait le faire une dame de la Halle deux ou trois fois millionnaire qui voudrait étonner ses voisines, et avec cela elle était simple ! Les cheveux d’un blond célèbre ; le front large et lisse ; les sourcils droits, plus foncés que les cheveux ; les yeux bleus, pleins de regards et de profondeur, malgré ce bleu, qui est non pas froid et mort comme le pâle azur des prunelles de dompteur, mais étincelant comme le soleil dans la mer Tyrrhénienne ; le nez droit et fin, projeté en avant, avec les narines très-fines, transparentes et d’un rose nacré, et (caractère très-remarquable et délicieusement étrange !) une petite fente sur le bout du nez, très-nette et très-accusée ; la bouche discrète et rose ; les dents très-belles et d’un blanc doux et bon ; le menton petit, mais ferme ; l’oreille allongée, merveilleusement bien ourlée ; tel est le froid programme d’un spectacle que pourrait seul reproduire le Vinci, du pinceau dont il peignait la Joconde. Mais quant à cet impérieux, délicat et presque invisible duvet qui si tendrement estompe d’une ombre vague et légère la lèvre supérieure, ne demandez pas ce qu’il signifie, car vous forceriez le frivole artiste de ces caprices à se pencher sur l’inconnu formidable et sur les attirants abîmes de la Physiologie !



IX

HENRI REGNAULT


Le visage apparaissait olivâtre mais lumineux dans le farouche encadrement de cette barbe noire, touffue et légère, et de cette chevelure noire naturellement frisée, demi-courte et relevée comme dans un buste antique. Le front ferme, large, où tout est équilibré, éclatant de génie, était d’un créateur ; les yeux droits, profonds, embrasés, pensifs, rapprochés des sourcils ; le nez impérieux et tranquille ; la bouche calme, reposée, dessinée d’une ligne puissante et pure, exprimaient à la fois la volonté furieuse et la résignation indomptée de l’ouvrier dont la pensée visionnaire contient des mondes, et sur le torse élégant et fin du dompteur de chevaux, naturellement le paletot rejeté en arrière formait le revers d’un de ces habits du seizième siècle que peint Titien. Sur le si jeune et mâle visage de ce héros qui revivra dans de blanches statues, il y avait la sereine tristesse de l’artiste qui doit emporter avec lui la moitié de son œuvre, mais aussi l’inconsciente et formidable joie des pures victimes destinées à une mort sanglante !



X

LA COMTESSE DASH
marquise de saint-marc


Il aurait fallu reproduire sa charmante image il y a quelques années, alors qu’elle offrait le mélange curieux et contrasté d’une très-grande dame et d’une piquante beauté brune. Sur son front si beau, on croyait voir passer les pensées. Ses yeux noirs, spirituels et bons comme des yeux qui ont tout vu et qui ne se sont lassés de rien, étaient d’une mobilité étrange qui ne fatiguait pas, tant les regards avaient de douceur, et le visage doré, couleur d’ambre, le nez petit, mutin, gracieux, la bouche d’un beau rouge, creusée aux extrémités de petites fossettes, le petit menton d’un ferme et joli dessin, étaient divinement aimables. Deux lourdes nattes noires encadraient alors cette chaude et lumineuse pâleur. Plus tard, la comtesse Dash portait deux grosses touffes poudrées, et ses joues dont la coloration s’était modifiée et adoucie, apparaissaient roses dans cette neige. Avec ses jolies petites dents qu’elle avait gardées, elle a été une des rares femmes dont la vieillesse s’éclaire de la tranquille et heureuse lumière d’un beau sourire.



XI

HENRI LITOLFF


Ah ! refus des directeurs, envie des rivaux, haine des imbéciles, travail dans les chambres froides, misère, souffrances de ceux qu’on aime affreusement mêlées à la fièvre de la création, emportements, délires, amours, efforts surhumains, démons acharnés contre le génie de l’homme, malheurs, accidents, ennuis ridicules, crimes du sort ! non, impuissants que vous êtes, vous n’êtes pas non plus parvenus à enlaidir celui-là, et c’est même en vain que vous avez essayé de dénuder son vaste front de poète, sur lequel il y avait une telle chevelure crespelée et farouche que, malgré tout ce que vous en avez arraché, elle est encore inextricable et profonde comme une forêt. C’est en vain que vous avez plongé dans les joues de Litolff vos doigts furieux comme ceux d’un statuaire romantique ; c’est en vain que vous avez creusé cruellement de vos ongles ses yeux victorieux, que vous en avez cerclé le dessous et que vous avez voulu rapprocher l’un de l’autre son nez et son menton ; en dépit de vous il est beau ! Et beau d’une beauté qui n’a rien de trop résigné, car dans ces traits convulsés et calmes habite, cachée en des replis imperceptibles, la rafraîchissante et vengeresse Ironie. Et comment n’y serait-elle pas ? car lorsqu’enfin on eût ouvert à Litolff un petit théâtre, et qu’il y eût fait entrer (comme le cheval de bois dans Ilios) la divine Lyre soigneusement cachée dans l’étui d’un chapeau chinois, il se souvint alors que depuis vingt années, lui fermant obstinément leurs portes, les directeurs avaient voulu tuer en lui la virilité de l’art, la puissance créatrice ; mais il borna sa vengeance contre eux à composer un chef-d’œuvre de musique bouffe, dont le héros fut la victime de Fulbert, Abélard !



XII

L’IMPÉRATRICE EUGÉNIE


La tête bienveillante et pensive de l’impératrice Eugénie est merveilleusement parée d’une superbe chevelure blonde aux reflets rouges, et les deux boucles tombantes qui complètent la coiffure sont disposées comme celle de Marie-Antoinette. D’ailleurs, dans le port gracieux et noble de l’Impératrice, quelque chose en effet rappelle la démarche de la Reine, et avec l’amère volupté qu’on ressent à accueillir les pressentiments effrayants, elle se plaisait à accentuer par des détails de costume cette vague ressemblance qui existe seulement dans les attitudes, car l’Impératrice a l’air mélancolique et brisé d’une femme qui souffre et que tout désabuse, tandis que Marie-Antoinette était presque roide de majesté et de fermeté. Le front de l’Impératrice paraît plus haut que large. Elle a les yeux d’un brun rouge, très-rapprochés du nez et bridés vers les tempes, ce qui donne au regard quelque chose de fatal. Ses sourcils épais, mais beaux et droits, se rejoignent. Elle a le nez long du penseur, l’oreille belle et de forme allongée, la bouche d’un beau dessin, presque grande et très-gracieuse, avec un sourire contraint qui toujours accuse de douloureuses pensées. Les joues admirables naguère, maintenant tombent un peu, et le menton, alors trop peu saillant, s’est accentué, de même que la Volonté, qu’il représente, a dû, en des crises imprévues, grandir et se développer soudainement comme une fleur hâtive. Au théâtre ou dans les fêtes, l’Impératrice adoptant la seule simplicité qui lui fût permise, portait presque toujours un joyau unique, le plus souvent un collier de diamants, dont nul n’a jamais songé à voir même la fastueuse richesse, tant les froides splendeurs des pierreries étaient naturellement effacées par la femme qui les portait, car le juge suprême de la Beauté idéale et vivante, Théophile Gautier ! comparait avec raison aux harmonies des plus belles statues grecques la magnifique ligne de son cou et de ses épaules.

Mesdames, Cy finist la Troisième Douzaine des derniers Camées Parisiens. Les autres ont été faits sous l’Empire, et je cisèle ceux-ci sous la République, dont volontiers j’eusse donné ici l’image brillante de force, de jeunesse et de joie, que j’eusse à mon gré coiffée du laurier invincible, ou de la blonde couronne d’épis, ou du casque d’airain de la guerrière Antiope, si je n’eusse craint qu’une lettre de M. Barthélémy Saint-Hilaire ne vînt me désavouer, et que le Président de la République n’annulât brusquement la décision que j’aurais prise, comme il a fait souvent pour celles des conseils municipaux. Et de sa fière lèvre écarlate, pareille à celle de la déesse Athèna, elle eût semblé dire : « France ! ne désespère jamais, puisque tu es le pays de la cithare et de l’épée ; puisque tu es la terre de ceux qui savent travailler industrieusement, et qui tous, pour que tu ne meures jamais, veulent bien verser à flots leur rouge sang, et mourir ! »


Novembre 1872.