Candide, ou l’Optimisme/Garnier 1877/Chapitre 14

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Candide, ou l’Optimisme/Garnier 1877
Candide, ou l’OptimismeGarniertome 21 (p. 164-167).
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CHAPITRE XIV.
COMMENT CANDIDE ET CACAMBO FURENT REÇUS CHEZ LES JÉSUITES DU PARAGUAI.


Candide avait amené de Cadix un valet tel qu’on en trouve beaucoup sur les côtes d’Espagne et dans les colonies. C’était un quart d’Espagnol, né d’un métis dans le Tucuman ; il avait été enfant de chœur, sacristain, matelot, moine, facteur, soldat, laquais. Il s’appelait Cacambo, et aimait fort son maître, parce que son maître était un fort bon homme. Il sella au plus vite les deux chevaux andalous. « Allons, mon maître, suivons le conseil de la vieille ; partons, et courons sans regarder derrière nous. » Candide versa des larmes : « Ô ma chère Cunégonde ! faut-il vous abandonner dans le temps que monsieur le gouverneur va faire nos noces ! Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous ? — Elle deviendra ce qu’elle pourra, dit Cacambo ; les femmes ne sont jamais embarrassées d’elles ; Dieu y pourvoit ; courons. — Où me mènes-tu ? où allons-nous ? que ferons-nous sans Cunégonde ? disait Candide. — Par saint Jacques de Compostelle, dit Cacambo, vous alliez faire la guerre aux jésuites ; allons la faire pour eux : je sais assez les chemins, je vous mènerai dans leur royaume, ils seront charmés d’avoir un capitaine qui fasse l’exercice à la bulgare ; vous ferez une fortune prodigieuse : quand on n’a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre. C’est un très-grand plaisir de voir et de faire des choses nouvelles. — Tu as donc été déjà dans le Paraguai ? dit Candide. — Eh vraiment oui ! dit Cacambo ; j’ai été cuistre dans le collège de l’Assomption, et je connais le gouvernement de los padres comme je connais les rues de Cadix. C’est une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume a déjà plus de trois cents lieues de diamètre ; il est divisé en trente provinces[1]. Los padres y ont tout, et les peuples rien ; c’est le chef-d’œuvre de la raison et de la justice. Pour moi, je ne vois rien de si divin que los padres, qui font ici la guerre au roi d’Espagne et au roi de Portugal, et qui en Europe confessent ces rois ; qui tuent ici des Espagnols, et qui à Madrid les envoient au ciel : cela me ravit ; avançons : vous allez être le plus heureux de tous les hommes. Quel plaisir auront los padres quand ils sauront qu’il leur vient un capitaine qui sait l’exercice bulgare ! »

Dès qu’ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit à la garde avancée qu’un capitaine demandait à parler à monseigneur le commandant. On alla avertir la grande garde. Un officier paraguain courut aux pieds du commandant lui donner part de la nouvelle. Candide et Cacambo furent d’abord désarmés ; on se saisit de leurs deux chevaux andalous. Les deux étrangers sont introduits au milieu de deux files de soldats ; le commandant était au bout, le bonnet à trois cornes en tête, la robe retroussée, l’épée au côté, l’esponton à la main. Il fit un signe ; aussitôt vingt-quatre soldats entourent les deux nouveaux venus. Un sergent leur dit qu’il faut attendre, que le commandant ne peut leur parler, que le révérend père provincial ne permet pas qu’aucun Espagnol ouvre la bouche qu’en sa présence, et demeure plus de trois heures dans le pays. « Et où est le révérend père provincial ? dit Cacambo. — Il est à la parade après avoir dit sa messe, répondit le sergent, et vous ne pourrez baiser ses éperons que dans trois heures. — Mais, dit Cacambo, monsieur le capitaine, qui meurt de faim comme moi, n’est point Espagnol, il est Allemand ; ne pourrions-nous point déjeuner en attendant sa révérence ? »

Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours au commandant. « Dieu soit béni ! dit ce seigneur, puisqu’il est Allemand, je peux lui parler ; qu’on le mène dans ma feuillée. » Aussitôt on conduit Candide dans un cabinet de verdure, orné d’une très-jolie colonnade de marbre vert et or, et de treillages qui renfermaient des perroquets, des colibris, des oiseaux-mouches, des pintades, et tous les oiseaux les plus rares. Un excellent déjeuner était préparé dans des vases d’or ; et tandis que les Paraguains mangèrent du maïs dans des écuelles de bois, en plein champ, à l’ardeur du soleil, le révérend père commandant entra dans la feuillée.

C’était un très-beau jeune homme, le visage plein, assez blanc, haut en couleur, le sourcil relevé, l’œil vif, l’oreille rouge, les lèvres vermeilles, l’air fier, mais d’une fierté qui n’était ni celle d’un Espagnol ni celle d’un jésuite. On rendit à Candide et à Cacambo leurs armes, qu’on leur avait saisies, ainsi que les deux chevaux andalous ; Cacambo leur fit manger l’avoine auprès de la feuillée, ayant toujours l’œil sur eux, crainte de surprise.

Candide baisa d’abord le bas de la robe du commandant, ensuite ils se mirent à table. « Vous êtes donc Allemand ? lui dit le jésuite en cette langue. — Oui, mon révérend père, » dit Candide. L’un et l’autre, en prononçant ces paroles, se regardaient avec une extrême surprise, et une émotion dont ils n’étaient pas les maîtres. « Et de quel pays d’Allemagne êtes-vous ? dit le jésuite. — De la sale province de Vestphalie[2], dit Candide ; je suis né dans le château de Thunder-ten-tronckh. — Ô ciel ! est-il possible ! s’écria le commandant. — Quel miracle ! s’écria Candide. — Serait-ce vous ? dit le commandant. — Cela n’est pas possible, dit Candide. » Ils se laissent tomber tous deux à la renverse, ils s’embrassent, ils versent des ruisseaux de larmes. « Quoi ! serait-ce vous, mon révérend père ? vous, le frère de la belle Cunégonde ! vous qui fûtes tué par les Bulgares ! vous, le fils de monsieur le baron ! vous, jésuite au Paraguai ! Il faut avouer que ce monde est une étrange chose. Ô Pangloss ! Pangloss ! que vous seriez aise si vous n’aviez pas été pendu ! »

Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les Paraguains qui servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Il remercia Dieu et saint Ignace mille fois ; il serrait Candide entre ses bras, leurs visages étaient baignés de pleurs. « Vous seriez bien plus étonné, plus attendri, plus hors de vous-même, dit Candide, si je vous disais que Mlle Cunégonde, votre sœur, que vous avez crue éventrée, est pleine de santé. — Où ? — Dans votre voisinage, chez M. le gouverneur de Buénos-Ayres ; et je venais pour vous faire la guerre. » Chaque mot qu’ils prononcèrent dans cette longue conversation accumulait prodige sur prodige. Leur âme tout entière volait sur leur langue, était attentive dans leurs oreilles, et étincelante dans leurs yeux. Comme ils étaient Allemands, ils tinrent table longtemps, en attendant le révérend père provincial ; et le commandant parla ainsi à son cher Candide :


  1. On en comptait trente et une dès 1717.
  2. Voyez la lettre de Voltaire à Frédéric, en date du 6 décembre 1740.