Capitaines courageux/10

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Traduction par Louis Fabulet et Charles Fountaine-Walker.
Pierre Lafitte (p. 71-80).

CHAPITRE X

Mais il en fut autrement du silencieux cuisinier du Sommes Ici. Il s’en vint, ses hardes dans un mouchoir, et prit pension sur le Constance. Ce n’était pas les gages qu’il avait pour objet, et cela lui était bien égal de dormir n’importe où. Son affaire en ce monde, comme il en avait reçu en rêve la révélation, était de suivre Harvey pour le reste de ses jours. On essaya du raisonnement, et, pour finir, de la persuasion ; mais un nègre de Cap Breton en vaut deux comme ceux de l’Alabama, de sorte que le cuisinier et le suisse durent en référer à Cheyne. Le millionnaire se contenta de rire. Il présuma que Harvey pourrait un jour ou l’autre avoir besoin d’un domestique attaché à sa personne, et il ne doutait pas qu’un volontaire valût cinq mercenaires. Que l’homme, en conséquence, restât, même s’il s’appelait Mac Donald et jurait en gaëlique. Le wagon pouvait retourner à Boston d’où, si le nègre était toujours du même avis, on l’emmènerait dans l’Ouest.

Avec le Constance, qu’en son for intérieur il détestait, partirent les derniers attributs de sa souveraineté de millionnaire, et Cheyne put se livrer tout entier aux charmes d’une énergique oisiveté. Ce Gloucester était une nouvelle ville dans un pays nouveau, et il forma le projet de « s’en emparer », comme jadis il s’était emparé de toutes les villes depuis Snohomish jusqu’à San Diego de cette partie du monde d’où il tombait. On gagnait de l’argent le long de cette rue tortueuse qui était moitié débarcadère, moitié centre d’approvisionnement de navires : en professionnel de marque il voulut apprendre comment se jouait le noble beau jeu. On lui déclara que sur cinq rissoles de poissons servies au premier déjeuner du dimanche de la Nouvelle Angleterre, quatre venaient de Gloucester, et on l’accabla de chiffres à l’appui — statistiques de bateaux, équipement, droit d’attache, capital engagé, sel, emballage, comptoirs, assurances, gages, réparations, et profits. Il causa avec les propriétaires de ces grandes flottilles auprès desquels les « patrons » n’étaient guère plus que des hommes à gages, et dont les équipages étaient presque tous suédois et portugais. Puis il conféra avec Disko, un des rares qui fussent propriétaires de leur bateau, et fit des comparaisons de chiffres dans son vaste cerveau. Il alla à l’écart se « lover » sur des câbles-chaînes dans des boutiques de revendeurs de la marine, posant cent questions avec la curiosité enjouée, non apaisée d’un homme de l’Ouest, au point que tous les gens du quai voulurent savoir « à quoi, tonnerre de Dieu, cherchait à en venir, après tout, ce client-là ». Il alla rôder dans les salles de l’Assurance Mutuelle, et demanda des explications au sujet des signes mystérieux que jour par jour on traçait à la craie sur le tableau noir ; et ce fut cause qu’il vit s’abattre sur lui les secrétaires de chacune des « Sociétés d’Assistance à la Veuve et l’Orphelin du Pêcheur » fondées dans la ville. Ils mendièrent impudemment, chacun anxieux de battre le record détenu par l’autre institution, et Cheyne tiraillant sa barbe, les passa tous à Mrs. Cheyne.

Elle demeurait dans un boarding-house près d’Eastern Point — établissement étrange que dirigeaient, semblait-il, les pensionnaires eux-mêmes, où les nappes étaient à carreaux rouges et blancs, et où la population, qui semblait avoir d’intimes rapports réciproques depuis des années, se levait à minuit pour faire des omelettes au fromage quand elle se sentait faim. Le second matin de son séjour, Mrs. Cheyne ôta ses « solitaires » avant de descendre pour le petit déjeuner.

« Ce sont des gens on ne peut plus charmants, confia-t-elle à son mari ; si bienveillants, si simples, en outre, quoiqu’ils soient, pour ainsi dire, tous de Boston.

— Ce n’est pas de la simplicité, maman, dit-il, en regardant les galets derrière les pommiers où les hamacs étaient suspendus. C’est autre chose que nous — que je n’ai pu acquérir.

— Cela ne peut être, répondit tranquillement Mrs. Cheyne. Il n’y a pas ici une femme qui possède une robe de cent dollars. Comment, nous —

— Je le sais, ma chère. Nous avons — cela va sans dire, que nous avons. Je crois qu’il s’agit seulement de la mode portée dans l’Est. Prenez-vous du bon temps ?

— Je ne vois pas beaucoup Harvey ; il est toujours avec vous ; mais je suis loin d’être aussi nerveuse que je l’étais.

— Pour moi, je n’ai jamais pris autant de bon temps depuis la mort de Willie. Jamais auparavant je ne m’étais fait une idée précise que j’avais un fils. Harvey est en passe de devenir un garçon étonnant. Faut-il aller vous chercher quelque chose, chère amie ? Un coussin sous la tête ? Bien, nous allons descendre encore jusqu’au quai pour y jeter un coup d’œil. »

Harvey fut en ces jours l’ombre de son père, et tous deux flânèrent côte à côte, Cheyne prenant les montées comme excuse pour poser sa main sur l’épaule carrée du jeune homme. Ce fut alors que Harvey s’aperçut avec admiration de ce qui ne l’avait jamais frappé jusque-là, la faculté étonnante qu’avait son père de plonger au cœur de toutes nouvelles questions comme s’il les apprenait des passants de la rue.

« Comment leur faites-vous vider leur sac sans rien dire de vos propres affaires ? » demanda le fils alors qu’ils sortaient du hangar d’un gréeur.

« J’ai eu, en mon temps, affaire à pas mal de gens, Harvey, et on arrive de manière ou d’autre à les jauger, je pense. Je me connais, aussi, quelque peu moi-même. »

Puis, après une pause, comme ils s’asseyaient sur un rebord de quai :

« Les hommes s’en aperçoivent presque toujours quand on a mis soi-même la main à la pâte, et ils vous traitent comme un des leurs.

— De la même façon qu’ils me traitent là-bas, à l’entrepôt de Wouvermann. Je fais partie de la foule maintenant. Disko a dit à tout le monde que j’avais bien gagné ma paye. »

Harvey étendit les mains et s’en frotta les paumes l’une contre l’autre.

« Voilà qu’elles redeviennent toutes douces », dit-il d’un air triste.

« Laissez-les comme cela quelques années encore, pendant que vous faites votre éducation. Vous aurez le temps ensuite de les durcir.

— Ou-ui, je le suppose », répliqua le jeune homme d’un ton peu enthousiaste.

« Cela dépend de vous, Harvey. Vous pouvez rester sous les jupes de votre mère, cela va sans dire, et lui faire des embarras à propos de vos nerfs, de votre sensibilité, et de toutes sortes de fantaisies de ce genre.

— Ai-je jamais fait cela ? » dit Harvey avec inquiétude.

Son père se tourna du côté où il était assis et étendit la main au loin :

« Vous savez aussi bien que moi, n’est-ce pas, que je ne peux rien faire de vous si vous ne vous conformez strictement à mes avis. Je peux vous diriger, étant seul, si vous voulez rester seul, mais je n’ai pas la prétention de vous gouverner à deux, vous et la maman. La vie, en tout cas, est trop courte pour cela.

— Cela ne prouve guère en ma faveur, n’est-ce pas ?

— J’imagine que ce fut en grande partie de ma faute ; mais si vous voulez la vérité, vous n’avez pas fait grand’chose jusqu’à présent. Est-ce vrai, dites ?

— Hum ! Disko pense… Dites-moi, combien estimez-vous que cela vous a coûté pour m’élever depuis le début — en chiffres ronds ? »

Cheyne sourit.

« Je n’en ai jamais conservé de traces, mais je pourrais évaluer la chose, en dollars et en cents, plutôt à cinquante mille qu’à quarante mille ; il se peut soixante. La jeune génération revient cher. Il lui faut un tas de choses, dont elle se fatigue, et le vieux crache les billets de mille. »

Harvey eut un petit sifflement, mais au fond du cœur il éprouvait plutôt quelque plaisir à penser que son éducation avait tant coûté.

« Et tout cela est un capital jeté à l’eau, n’est-ce pas ?

— Placé, Harvey. Placé, j’espère.

— En ne l’évaluant qu’à trente mille, les trente dollars que j’ai gagnés ne représentent que dix cents pour cent dollars. C’est une pêche bien piteuse. »

Harvey branla la tête avec gravité.

Cheyne se mit à rire au point presque d’en choir du haut des piles dans l’eau.

« Disko a tiré joliment plus que ça de Dan depuis qu’il a pris dix ans ; et pourtant Dan va à l’école la moitié de l’année.

— Oh ! voilà où vous voulez en venir, n’est-ce pas.

— Non. Je ne veux en venir à rien. Je ne me sens pas fier de moi à l’heure qu’il est — voilà tout. Je mériterais des coups de pieds dans le derrière.

— Je ne peux pas, mon gros, sans quoi je le ferais, je présume, si je me sentais bâti pour cela.

— Alors je m’en serais souvenu jusqu’au dernier jour de ma vie — et jamais je ne vous aurais pardonné, dit Harvey, les deux poings sous le menton.

— Précisément. C’est à peu près ce que je devrais faire. Vous comprenez ?

— Je comprends. C’est à moi qu’incombe la faute, et à personne autre. Tout de même, il faudrait bien prendre un parti. »

Cheyne tira un cigare de la poche de son gilet, en coupa le bout avec ses dents, et se mit à fumer. Le père et le fils se ressemblaient beaucoup ; car si la barbe cachait la bouche de Cheyne, Harvey avait le nez légèrement aquilin de son père, ses yeux noirs un tant soit peu rapprochés, et ses pommettes étroites et saillantes. Une touche de fard brun en eût fait de la façon la plus pittoresque un Peau-Rouge de roman.

« Vous pouvez maintenant, à partir d’aujourd’hui, dit Cheyne lentement, continuer à me coûter entre six et huit mille dollars par an jusqu’au jour où vous serez électeur. Oui, alors nous vous appellerons un homme. Vous pourrez, à partir de ce moment-là, continuer de même à vivre à mes crochets au train de quarante ou cinquante mille dollars, en outre de ce que votre mère vous donnera, avec un valet de chambre et un yacht ou bien un « ranch » de fantaisie, dans lequel « ranch » vous pourrez prétendre faire l’élevage de tout un stock de trotteurs, et jouer aux cartes avec votre entourage.

— Comme Lorry Tuck ? » lança Harvey.

« Oui, ou encore les deux petits de Vitré, ou le fils du vieux Mac Quade. La Californie en est pleine, et voici, pendant que nous parlons, un échantillon de ceux de l’Est. »

Un étincelant yacht noir à vapeur, avec rouf en acajou, habitacles nickelés, et tente rayée rose et blanc, montait dans le port en se trémoussant sous le pavillon de quelque club de New-York. Deux jeunes gens vêtus de ce qu’ils prenaient pour des costumes de mer jouaient aux cartes auprès de la claire-voie du salon, et deux femmes avec des ombrelles rouge et bleue regardaient et riaient bruyamment.

« Je ne me soucierais pas de me voir emporté là-dedans par une brise quelconque. Pas de bau, critiqua Harvey, comme le yacht ralentissait pour prendre son corps-mort.

— Ils s’amusent comme ils peuvent. Je peux vous offrir cela et deux fois autant, Harvey. Cela vous va-t-il ?

— Seigneur ! Mais ce n’est pas une manière de descendre un youyou par-dessus bord, dit Harvey, encore tout entier au yacht. Si je ne pouvais pas faire glisser un palan mieux que cela, je resterais à terre… Et si cela ne m’allait pas ?

— De rester à terre — ou quoi ?

— Yacht et « ranch » et vivre aux crochets du « vieux », et — me mettre derrière la maman quand il y a des ennuis, dit Harvey en clignant de l’œil.

— Eh bien, en ce cas, je vous prends sur l’heure avec moi, mon fils.

— À dix dollars par mois ? »

Nouveau clin d’œil.

« Pas un cent de plus jusqu’à ce que vous le méritiez, et vous ne commenceriez à les toucher que dans quelques années.

— J’aimerais mieux commencer par balayer le bureau — n’est-ce pas ainsi que commencent les gros bonnets ? — et toucher quelque chose dès maintenant, que…

— Je le sais ; nous avons tous éprouvé cela. Mais je crois que nous pouvons louer tous les balayeurs dont nous avons besoin. J’ai moi-même fait cette erreur de commencer trop tôt.

— Trente millions de dollars valaient bien une erreur, n’est-ce pas ? Je la risquerais pour autant.

— J’en ai perdu, j’en ai gagné. Je vais vous raconter. »

Cheyne tira sur sa barbe, sourit en laissant son regard franchir la nappe d’eau paisible, et prit la parole, sans s’adresser directement à Harvey, lequel eut soudain conscience que son père était en train de raconter l’histoire de sa vie. Il parlait d’une voix basse, égale, sans gestes et sans nuances, et c’était une histoire qu’auraient payée de bon cœur je ne sais combien de dollars une douzaine de grands journaux — l’histoire de quarante années, qui se trouvait en même temps celle de l’Ouest Nouveau, dont l’histoire est encore à écrire.

Elle débutait par un garçon sans famille, lâché la bride sur le cou dans le Texas, et continuait, fantastique, à travers cent changements et tranches d’existence, les scènes changeant d’État d’Ouest en État d’Ouest, de cités qui en un mois surgissaient et en une saison dépérissaient pour disparaître complètement, à de sauvages aventures dans des camps plus sauvages encore, lesquels sont maintenant de laborieuses municipalités pavées. Elle englobait la construction de trois lignes de chemin de fer et la ruine réfléchie d’une quatrième. Elle parlait de steamers, de territoires communaux, de forêts, de mines, tout cela peuplé, créé, déchiffré, creusé par des hommes de toutes les nations du globe. Elle touchait aux chances de richesse gigantesque qui avaient passé devant des yeux qui ne pouvaient voir, ou s’étaient trouvées manquées par le plus simple accident de temps et de voyage ; et à travers le changement de scènes éperdu, parfois à cheval, le plus souvent à pied, tantôt riche, tantôt pauvre, dedans, dehors, en arrière, en avant, matelot de pont, homme d’équipe, entrepreneur de travaux publics, tenancier de boarding-house, journaliste, ingénieur, commis voyageur, agent d’immeubles, homme politique, battu à plates coutures, marchand de rhum, propriétaire de mines, spéculateur, bouvier, ou chemineau, passait Harvey Cheyne, alerte et dispos, cherchant sa voie, et, comme il le disait, la gloire et l’avancement de son pays.

Il parla de la foi qui ne l’avait jamais abandonné, même quand il se trouvait suspendu à l’âpre bord du désespoir — la foi qui vient de la connaissance qu’on a des hommes et des choses. Il s’étendit, comme s’il se parlait à lui-même, sur le courage et la ressource vraiment extraordinaires qu’en tous temps il avait trouvés en soi. Le fait était d’une évidence telle dans l’esprit de l’homme qu’il ne changeait même pas d’accent. Il décrivit comment il avait eu l’avantage sur ses ennemis ou leur avait pardonné, exactement comme ils avaient eu l’avantage sur lui ou lui avaient pardonné en ces jours d’insouciance ; comment il avait supplié, cajolé, intimidé villes, compagnies, syndicats, tout cela pour leur bien durable ; s’était traîné autour, à travers, sous montagnes et ravins, tirant après lui un chemin de fer de pacotille, et, pour finir, comment il s’était assis tranquille pendant que les communautés les plus diverses mettaient en lambeaux les derniers fragments de son caractère.

L’histoire tint Harvey presque hors d’haleine, la tête un peu relevée de côté, les yeux fixés sur le visage de son père, tandis que le crépuscule s’accentuait et que le bout rouge du cigare éclairait les joues creusées de sillons et les lourds sourcils. Il lui semblait voir une locomotive en train de faire rage à travers la campagne dans l’obscurité — un mille entre chaque lueur de la porte du fourneau ouverte ; mais cette locomotive avait le don de la parole, et ses mots secouaient et réveillaient l’enfant jusqu’en la racine de l’âme. À la fin Cheyne lança au loin le bout de cigare, et tous deux restèrent assis dans l’obscurité, au-dessus de l’eau qui, en bas, lapait comme une langue.

« Je n’ai jamais encore raconté cela à personne », dit le père.

Harvey poussa un soupir.

« C’est certainement la plus grande chose qui fut jamais ! » dit-il.

— Voilà ce que j’ai eu. J’en arrive maintenant à ce que je n’ai pas eu. Cela ne vous dira pas grand’chose, mais je ne veux pourtant pas que vous arriviez à mon âge avant d’avoir compris. Je sais manier les hommes, cela va de soi, et je ne suis pas un imbécile en ce qui concerne mes propres affaires, mais — mais — je ne peux pas rivaliser avec l’homme qui a appris ! J’ai ramassé par-ci par-là le long de la route, mais j’imagine que cela transpire de toute ma personne.

— Je ne m’en suis jamais aperçu, dit le fils avec indignation.

— Vous vous en apercevrez, Harvey. Vous verrez — à peine serez-vous sorti du collège. Ne le sais-je pas ? Ne le sais-je pas à leur regard lorsqu’ils pensent que je suis un — un « mucker », comme on dit ici ? Je peux les réduire en miettes — oui — mais je ne peux les atteindre précisément là où est le foyer de leur vie. Je ne prétends pas dire qu’ils soient très, très haut, mais je sens que je suis, en quelque sorte, très, très loin. Maintenant vous, vous avez de la chance. Vous n’avez plus qu’à pomper tout le savoir alentour, et vous vivrez au milieu de gens qui font la même chose. Ils le feront avec quelques milliers de dollars de revenu tout au plus ; mais rappelez-vous que vous le ferez, vous, avec des millions. Vous apprendrez la loi suffisamment pour surveiller vos biens quand je ne serai plus de ce monde, et il vous faudra nouer des liens solides avec ceux qui sont appelés à devenir les meilleurs sur le marché (ils sont utiles plus tard) ; et par-dessus tout, il vous faudra faire ample provision de cette science-des-livres, claire, commune, qu’on apprend la tête entre les mains. Rien ne vaut cette monnaie-là, Harvey, et elle est appelée à valoir de plus en plus chaque année dans notre pays — en affaires comme en politique. Vous verrez.

— Il n’y a guère à rire pour moi dans tout cela, dit Harvey. Quatre années de collège ! Je crois que j’aurais dû choisir le yacht et le valet !

— Ne vous tourmentez pas, mon fils,
puis elle glissa hors de portée de voix et ils s’assirent pour regarder la goélette sortir du port. (p. 80.)
insista Cheyne. Vous placez votre capital dans l’affaire qui lui fera rapporter les meilleurs dividendes ; et je crois que vous ne trouverez pas votre avoir en quoi que ce soit diminué quand vous serez prêt à vous en saisir. Réfléchissez, et rendez-moi réponse demain matin. Dépêchons-nous ! Nous allons être en retard pour souper. »

Comme il s’agissait d’une conversation d’affaires, nul besoin n’était pour Harvey d’en parler à sa mère ; et Cheyne naturellement envisagea la chose au même point de vue. Mais Mrs. Cheyne vit et craignit, et se sentit un peu jalouse. Son garçon, qui sautait sur elle à pieds joints, s’en était allé, et à sa place régnait un jeune homme aux traits mordants, étrangement silencieux, qui adressait de préférence sa conversation à son père. Elle comprit qu’il s’agissait d’affaires et partant, de choses en dehors de ses attributions. Si elle eût pu conserver des doutes, ils se dissipèrent lorsque Cheyne, allant à Boston, lui en rapporta une nouvelle bague marquise en diamants.

« Qu’est-ce que vous venez de comploter tous deux, entre hommes ? » dit-elle avec un faible petit sourire, comme elle tournait la bague dans la lumière.

« Causé, rien que causé, la maman ; Harvey est un enfant qui ne prend pas de détours. »

Il n’en prenait pas, en effet. Il avait conclu un traité pour son propre compte. Les chemins de fer, expliqua-t-il gravement, l’intéressaient aussi peu que les coupes de bois, la propriété foncière ou les mines. Si son âme soupirait après quelque chose, c’était après le contrôle sur les navires à voile que son père avait nouvellement achetés. Qu’on lui promît cela dans le laps de temps qu’il considérait comme raisonnable et, de son côté, il garantissait application et sagesse au collège pour quatre ou cinq années. Aux vacances il lui serait permis de s’initier pleinement à tous les détails se rattachant à la ligne — il n’avait pas posé moins de deux mille questions à son sujet, — depuis les papiers les plus confidentiels du coffre-fort de son père jusqu’au remorqueur dans le port de San-Francisco.

« C’est une affaire conclue, dit Cheyne pour finir. Vous aurez changé vingt fois d’avis avant de quitter le collège, cela va sans dire ; mais si vous vous y accrochez dans des bornes raisonnables et n’embrouillez pas trop tout cela d’ici le jour où vous atteindrez vingt-trois ans, je vous passerai la chose. Ça vous va-t-il, Harvey ?

— No-on ; cela ne vaut jamais rien de partager une affaire en train. Il y a, à tous égards, trop de concurrence de par le monde, et Disko prétend que « les gens de même sang ont le devoir de ne faire qu’un ». Son monde ne discute jamais avec lui. C’est une des raisons, affirme-t-il, pour lesquelles ils font de si belles pêches. Dites, le Sommes Ici part pour les Georges lundi. Ils ne restent pas longtemps à terre, n’est-ce pas ?

— Ma foi, nous devrions, je crois, nous en aller aussi. J’ai laissé mes affaires aller à vau-l’eau entre deux océans, et il est temps de rallier. Je le fais à regret, cependant. Je n’avais pas eu de vacances comme celles-ci depuis vingt ans.

— Nous ne pouvons pas nous en aller sans voir Disko partir, dit Harvey, et lundi est le Memorial Day. Restons jusqu’après, en tout cas.

— Qu’est-ce que c’est que cette affaire de Memorial ? On en parlait au boarding-house. » dit Cheyne, indécis.

Lui non plus n’était pas pressé de gâter les journées d’or.

« Ma foi, autant que j’en peux juger, cette affaire-ci est une sorte de représentation consistant en chants et en danses, organisée pour les baigneurs. Disko ne s’en soucie pas beaucoup, dit-il, parce qu’on fait une quête pour les veuves et les orphelins. Disko est indépendant. Ne l’avez-vous pas remarqué ?

— Mais — oui. Un peu. Par endroits. C’est une fête locale, alors ?

— C’est l’assemblée d’été. On lit tout haut les noms des marins noyés ou égarés depuis la dernière fois, on fait des discours, on récite, et tout. Puis, prétend Disko, les secrétaires des Sociétés d’Assistance s’en vont dans la cour de derrière se battre sur ce qu’on a ramassé. La vraie fête, dit-il, a lieu au printemps. Les ministres y mettent alors tous la main, et il n’y a pas de baigneurs par là.

— Je comprends, dit Cheyne, avec la brillante et parfaite compréhension de quelqu’un né et élevé pour l’orgueil de la cité. Nous resterons pour la fête, et partirons le soir.

— Je crois que je vais descendre jusque chez Disko pour l’engager à amener tout son monde avant qu’ils mettent à la voile. Il faudra naturellement que je me tienne avec eux.

— Oui, vraiment, il le faut ? dit Cheyne. Moi, je ne suis qu’un pauvre baigneur, mais vous, vous êtes…

— Un Terre-Neuvas — un Terre-Neuvas pur sang ! » cria Harvey par-dessus son épaule en sautant dans un tramway électrique.

Et Cheyne poursuivit sa route dans ses délicieux rêves d’avenir.

Disko n’avait rien à voir avec les réunions publiques où l’on fait appel à la charité, mais Harvey déclara que tout le plaisir de la journée serait perdu, autant qu’il en allait de lui, si ceux du Sommes Ici en étaient absents. Alors Disko fit ses conditions. Il avait entendu dire — c’était étonnant comme le long de la côte on était au courant de tout ce qui se passait dans le monde, — il avait entendu dire qu’une « femme de théâtre de Philadelphie » devait prendre part à la représentation ; et il soupçonna qu’elle pourrait leur servir la chanson « Skipper Ireson’s Ride ». Pour lui, il n’avait pas plus à voir avec les femmes de théâtre qu’avec les baigneurs ; mais la justice était la justice, et quoique, à lui-même, le pied lui eût une fois manqué (ici Dan eut un petit rire étouffé) en matière de jugement, il ne fallait pas que cette chose-là eût lieu. C’est ainsi que Harvey revint à East Gloucester, et employa une demi-journée à expliquer à une actrice amusée, dont la royale réputation s’étendait sur les deux côtes, la profondeur de la bévue qu’elle allait commettre, et elle reconnut que c’était justice, comme Disko l’avait dit.

Cheyne savait, grâce à une vieille expérience, comment les choses se passeraient ; mais tout ce qui était de la nature d’une réunion publique était aliment pour l’esprit de cet homme. Il vit les tramways électriques se hâter vers l’ouest, dans le matin chaud, brumeux, remplis de femmes en claires toilettes d’été, et d’hommes au visage pâle, en chapeaux de paille, frais échappés aux pupitres de Boston, la pile de bicyclettes à l’extérieur de la poste ; l’allée et venue des fonctionnaires affairés, se congratulant l’un l’autre ; le coup de fouet et le balaiement lents de l’étamine dans l’air lourd ; et l’homme d’importance qui, armé d’un tuyau, inonde le trottoir de brique.

« LA maman, dit-il soudain, est-ce que vous ne vous rappelez pas — après que Seattle eût été incendiée — et qu’ils la firent remarcher ? »

Mrs. Cheyne fit signe que oui, et laissa tomber un regard de critique sur la rue tortueuse. Comme son mari, elle avait l’habitude de ces assemblées, à force de parcourir l’Ouest, et les comparait l’une à l’autre. Les pêcheurs commençaient à se mêler à la foule autour des portes de l’hôtel de ville — Portugais aux bajoues bleues, leurs femmes tête nue pour la plupart ou enveloppée d’un châle ; gens de la Nouvelle-Écosse, à l’œil clair, et gens des provinces maritimes ; Français, Italiens, Suédois et Danois, avec les équipages étrangers de goélettes faisant le cabotage ; et partout des femmes en noir, qui se saluaient d’un air de sombre orgueil, car c’était leur grand jour. Et il y avait tous les ministres de diverses croyances, — pasteurs de congrégations puissantes et dorées sur tranche, venus au bord de la mer pour se reposer, aussi bien que simples bergers, — depuis les prêtres de l’Église sur la Montagne jusqu’aux ex-marins luthériens à la barbe en broussaille, camarades de mer avec les hommes d’une vingtaine de bateaux. Il y avait les propriétaires de services de goélettes, larges contributeurs aux sociétés, et de petits personnages, leurs quelques bachots hypothéqués jusqu’à la pomme des mâts, aussi bien que des banquiers et des agents d’assurances maritimes, des capitaines de remorqueurs et de bateaux-citernes, des gréeurs, des ajusteurs, des déchargeurs, des saleurs, des constructeurs et des tonneliers, et toute la population mêlée des quais.

Ils passèrent le long de la rangée des sièges qu’égayaient les toilettes des baigneurs, et l’un des fonctionnaires de la ville fit la patrouille et sua sang et eau jusqu’à ce qu’il rayonnât des pieds à la tête de tout l’orgueil civique. Cheyne lui avait parlé cinq minutes quelques jours auparavant, et la plus parfaite entente régnait entre eux deux.

« Eh bien, Mr. Cheyne, que dites-vous de notre cité ? — Oui, madame, vous pouvez vous asseoir où il vous plaira. — Vous avez de ces sortes de choses-là, je présume, là-bas dans l’Ouest.

— Oui, mais nous ne sommes pas aussi vieux que vous.

— C’est vrai, cela va sans dire. Il aurait fallu que vous assistiez aux réjouissances quand nous avons célébré notre deux cent cinquantième anniversaire d’existence. Je vous assure, Mr. Cheyne, que la vieille cité se fit honneur.

— Je l’ai entendu dire. Cela rapporte, aussi. Comment se fait-il toutefois que la ville n’ait pas un hôtel de premier ordre ?

— Juste au-dessus à gauche, Pedro, Autant de places que vous voudrez pour vous et les vôtres. — Ma foi, c’est ce que je leur dis tout le temps, Mr. Cheyne. Cela représente beaucoup d’argent, mais je présume que cela ne vous touche guère. Ce que nous demandons, c’est — — »

Une lourde main s’appesantit sur son épaule de drap fin, et le patron très allumé d’un caboteur de Portland pour le transport du charbon et de la glace, lui fit faire demi-tour sur lui-même.

« À quoi, tonnerre, voulez-vous en venir, mes gaillards, en appliquant de cette façon la loi sur la ville quand tous les honnêtes gens sont à la mer ? Hé ! La ville est sèche comme un os et pue cent fois plus depuis que je l’ai quittée. Vous auriez bien dû en tout cas nous laisser un débit pour les boissons inoffensives.

— Vous ne me paraissez pas avoir jeûné ce matin, Carsen. Nous discuterons cela plus tard. Asseyez-vous contre la porte et réfléchissez à tout ce que vous avez à me dire là-dessus jusqu’à ce que je revienne.

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de vos raisonnements ? À Miquelon, le champagne est à dix-huit dollars la caisse, et — — »

Le patron s’affala sur son siège, tandis que les premiers accords d’un orgue lui imposaient silence.

« Notre nouvel orgue, dit le fonctionnaire à Cheyne avec fierté. Il nous coûte quatre mille dollars, savez-vous. Il nous faudra revenir aux grosses patentes l’an prochain pour le payer. Je n’allais pas laisser les ministres prendre toute la religion pour eux dans leur conférence. Voici quelques-uns de nos orphelins qui se lèvent pour chanter. C’est ma femme qui leur a appris. Je compte vous revoir tout à l’heure, Mr. Cheyne, on me demande sur l’estrade. »

Hautes, claires, et franches, les voix des enfants couvrirent les derniers bruits de ceux qui s’installaient à leurs places.

« Ô vous tous, Ouvrages du Seigneur, bénissez le Seigneur : louez-Le, et exaltez-Le à jamais ! »

Les femmes d’un bout à l’autre du hall se penchèrent en avant pour regarder, tandis que les sons répercutés remplissaient l’air. Mrs. Cheyne en même temps que les autres personnes, commença à sentir sa respiration s’entrecouper ; jamais elle ne s’était imaginé qu’il y eût tant de veuves au monde ; et instinctivement chercha des yeux Harvey. Il avait retrouvé ceux du Sommes Ici au fond de l’auditoire, et se tenait debout, comme par droit, entre Dan et Disko. L’oncle Salters, revenu du détroit de Pamlico la nuit précédente avec Pen, lui fit un accueil méfiant.

— Est-ce que votre monde n’est pas encore parti ? grommela-t-il. Qu’est-ce que vous faites ici, jeune homme ?

« Ô vous, Mers et Fleuves, bénissez le Seigneur : louez-Le, exaltez-Le à jamais ! »

— Est-ce qu’il n’est pas dans son droit ? dit Dan. Il a été là-bas comme nous tous.

— Pas dans ces vêtements-là, grogna Salters.

— Veux-tu bien fermer ça, Salters, dit Disko. Voilà que tu as retrouvé ta bile. Reste où tu es, surtout, Harvey. »

Alors, se levant, l’orateur de circonstance, autre pilier de la municipalité, prit la parole : il souhaita au monde entier la bienvenue dans Gloucester, et fit remarquer incidemment en quoi Gloucester l’emportait sur tout le reste du monde entier. Puis il en vint aux richesses maritimes de la cité, et parla du prix qu’il fallait, hélas ! payer la récolte annuelle. On entendrait tout à l’heure les noms de leurs morts, perdus là-bas — au nombre de cent dix-sept. (Ici, les veuves relevèrent un peu l’œil et s’entreregardèrent.) Gloucester ne pouvait pas faire parade de manufactures ou de moulins puissants. Ses fils travaillaient pour tels gages que la mer voulait bien donner ; et ils savaient tous que ni les Georges ni le Banc n’étaient de paisibles pâturages. Le mieux pour ceux qui restaient à terre, était de venir en aide aux veuves et aux orphelins ; et après quelques considérations générales il prit cette occasion de remercier, au nom de la cité, les personnes qui, dans un si parfait sentiment du bien public, avaient consenti à apporter leur concours aux réjouissances de la fête.

Harvey, pressé dans la foule des pêcheurs, se sentit parcouru d’un tressaillement qui, se glissant, rampant, et accompagné de picotements, lui commença dans la nuque pour finir dans ses souliers. En outre il avait froid, quoique la journée fût étouffante.

« C’est ça l’actrice de Philadelphie ? demanda Disko Troop en fronçant les sourcils dans la direction de l’estrade. Tu l’as renseignée à propos du vieux Ireson, n’est-ce pas, Harvey ? Tu sais pourquoi maintenant. »

Ce ne fut pas « Ireson’s Ride » que l’artiste débita, mais une espèce de poème où il était question d’un port de pêche appelé Brixham et d’une flottille de trawlers en train de tirer des bordées la nuit contre la tempête, tandis que les femmes, pour les guider, allumaient du feu au bout du quai avec tout ce qui leur tombait sous la main.


            « They took the grandam’s blanket
Who shivered and bade them go ;
            They took the baby’s cradle,
Who could not say them no
[1]. »

« Mazette ! dit Dan, en risquant un œil par-dessus l’épaule de Long Jack. Voilà qui est chic ! Cela a dû cependant coûter bon.

— En v’là une sale histoire, dit l’homme du Galway, et un port salement éclairé, Danny. »


« .........
And knew not all the while
If they were lighting a bonfire
Or only a funeral pile
[2]. »

Tout le monde se sentait pris jusqu’aux fibres par la voix de miracle ; et lorsque la chanteuse dit comment les équipages furent lancés tout ruisselants au rivage, tant vivants que morts, et comment les femmes transportèrent les corps à la lueur des feux, demandant : « Petit, est-ce ton père ? » ou « Femme, est-ce ton homme ? » on eût pu entendre les respirations devenir plus rapides sur tous les bancs.


« And when the boats of Brixham
            Go out to face the gales,
Think of the love that travels
            Like light upon their sails !
[3] »

Lorsqu’elle eut fini on applaudit peu. Les femmes cherchaient leurs mouchoirs, et nombre d’hommes levaient au plafond des yeux brillants de larmes.

« Qu’est-ce que tu as, Harvey ? Tu ne dis rien et tu es verdâtre. Tu te sens malade ?

— Je ne sais pas ce que j’ai, répondit Harvey. Je sens comme si mon intérieur était trop gros pour mon extérieur. J’ai du plomb dans l’estomac et il me passe des frissons dans le dos.

— De la dyspepsie ? Bah ! — comme c’est embêtant. Nous allons attendre la lecture, et puis nous partirons, pour attraper la marée.

Les veuves — elles l’étaient presque toutes de cette saison-là — se raidirent du haut en bas comme des gens qui vont de sang-froid au-devant d’un coup de feu, car elles savaient ce qui allait venir. Les femmes et les filles des baigneurs, en chemisettes roses et bleues, tournèrent la tête afin de voir pourquoi tout était silencieux. Les pêcheurs se poussèrent en avant tandis que le fonctionnaire qui avait causé avec Cheyne, montait d’un pas précipité sur l’estrade et se mettait à lire la longue liste des pertes de l’année, en les divisant par mois. Les sinistres du dernier mois de septembre concernaient pour la plupart des célibataires et des étrangers, mais sa voix résonnait tout de même très haut dans le silence du hall :

« 9 septembre. — Goélette Florie Anderson perdue, corps et biens, passé les Georges.
        « Reuben Pilman, patron, 50 ans, célibataire, Main Street, en ville.
        « Joseph Welsh, dit Joseph Wright, 30 ans, de Saint-Jean, Terre-Neuve. »

— Non — d’Augusta, dans le Maine ! cria une voix du milieu de la salle.

Le lecteur crayonna une correction en marge de la liste, et reprit :

« Même goélette, Charlie, Ritchie, Liverpool, Nouvelle-Écosse, 33 ans, célibataire.
        « 27 septembre. — Orvin Dollard, 39 ans, marié, noyé en doris passé Eastern Point. »

Le coup porta, car une des veuves recula sur sa chaise, ne cessant de croiser et décroiser les mains. Mrs. Cheyne, qui avait écouté, les yeux grands ouverts, renversa la tête en arrière, et étouffa un sanglot. La mère de Dan, à quelques sièges plus loin à droite, vit, entendit, et s’approcha promptement d’elle. Le lecteur poursuivit. En atteignant les naufrages de janvier et de février, les coups portèrent dru comme grêle, et les veuves ne respirèrent plus que les dents serrées :

« 14 février. — Goélette Harry Randolph, démâtée en rentrant de Terre-Neuve : Ase Musie, marié, 32 ans, Main Street, en ville, passé par-dessus bord.
        « 23 février, — Goélette Gilbert Hope : s’est égaré en doris, Robert Beavon, 29 ans, natif de Pubnico, Nouvelle-Écosse. »


« D. Harwkins, dit Williams, 34 ans, marié, Shelbourne, Nouvelle-Écosse.
        « G. W. Glay, homme de couleur, 28 ans, marié, en ville. »

Et toujours, et toujours. Harvey se sentait la gorge bouchée, et son estomac lui rappelait le jour où il était tombé du paquebot.

« 10 mai. — Goélette Sommes Ici (le sang lui picota par tout le corps). Otto Svendon, 20 ans, célibataire, en ville, tombé par-dessus bord. »

Encore un cri sourd, déchirant, de quelque part au fond de la salle.

« Elle n’aurait pas dû venir. Elle n’aurait pas dû venir, dit Long Jack, avec une petite toux de pitié.

— Ne pousse pas, Harvey », grommela Dan.

Harvey entendit bien la voix, mais le reste n’était plus pour lui que ténèbre marbrée de disques de feu. Disko se pencha en avant pour parler à sa femme qui était assise, un bras passé autour de Mrs. Cheyne, et l’autre maintenant les mains couvertes de bagues qui cherchaient à retenir, à agripper.

« Penchez la tête en avant — bien en avant ! murmura-t-elle. Cela va passer dans une minute.

— Je ne pe-eux pas ! Non, je ne pe-eux pas ! Oh ! laissez-moi… »

Mrs. Cheyne ne savait pas du tout ce qu’elle disait.

« Il le faut, répéta Mrs. Troop. Votre garçon vient de tomber en faiblesse. Cela leur arrive quelquefois quand ils font leur croissance. Vous voulez prendre soin de lui, hein ? Nous pouvons sortir de ce côté. Soyez calme. Venez avec moi. Bah ! ma chère dame, nous sommes femmes l’une et l’autre, n’est-ce pas ? Notre devoir est de prendre soin de nos hommes. Venez ! »

Ceux du Sommes Ici traversèrent promptement la foule comme une garde du corps, et le Harvey qu’ils étayèrent sur un banc dans une antichambre était un Harvey fort pâle et fort secoué.

« Il ne dément pas sa maman, fut la seule observation de Mrs. Troop, comme la mère se penchait sur son fils.

— Comment avez-vous pu supposer qu’il supporterait cela ? s’écria-t-elle avec indignation en s’adressant à Cheyne, lequel n’avait rien dit du tout. C’était horrible… horrible ! Nous n’aurions pas dû venir. C’est faux et stupide ! Ce n’est — ce n’est pas juste ! Pourquoi — pourquoi ne pas se contenter de mettre ces choses dans les journaux, à qui elles appartiennent ? Êtes-vous mieux, mon amour ? »

À vrai dire tout cela ne faisait qu’emplir Harvey de honte.

« Oh ! je crois que je vais tout à fait bien, dit-il, en faisant des efforts pour se mettre sur les pieds, avec un ricanement vite éteint.

— Ce doit être quelque chose que j’aurai mangé à mon petit déjeuner.

— Le café peut-être, dit Cheyne dont le visage était tout en traits inflexibles, comme s’il avait été taillé à même le bronze. Nous n’allons pas rentrer.

— Je pense qu’on ferait aussi bien de descendre au quai, dit Disko. On étouffe au milieu de tous ces étrangers, et l’air frais remettra Mrs. Cheyne. »

Harvey déclara qu’il ne s’était jamais de sa vie senti mieux ; mais ce ne fut guère que lorsqu’il vit le Sommes Ici frais sorti des mains des chargeurs, au débarcadère de Wouverman, que son malaise se dissipa dans un étrange mélange d’orgueil et de chagrin. Il y avait par là des gens — baigneurs et autres de même sorte — qui jouaient dans des yoles ou contemplaient la mer du bout des jetées ; mais c’est du cœur maintenant qu’il touchait les choses, — plus de choses que sa pensée ne pouvait encore en embrasser. En tout cas, il eût pu tout aussi bien s’asseoir pour hurler de douleur, car la petite goélette allait partir. Mrs. Cheyne se contentait de pleurer, de pleurer à chaque pas de la route, et de dire les choses les plus extraordinaires à Mrs. Troop, qui la dorlotait comme un enfant, au point que Dan, qui n’avait pas été « dorloté » depuis l’âge de six ans, se mit à siffler tout haut.

C’est ainsi que le vieil équipage — Harvey se sentait le plus ancien des marins — sauta dans la vieille goélette parmi les doris décrépits, tandis que Harvey dégageait l’amarre d’arrière du bout de la jetée ; puis ils la firent glisser en appuyant leurs mains le long de la paroi du quai. Chacun avait tant de choses à dire que personne ne dit rien d’extraordinaire. Harvey chargea Dan de veiller aux bottes de mer de l’oncle Salters et à l’ancre de doris de Pen, et Long Jack implora Harvey de se rappeler ses leçons en matière de choses maritimes ; mais les plaisanteries tombaient à plat en présence des deux femmes, et on est malaisément drôle quand l’eau verte du port s’élargit entre de bons amis.

« Hisse le foc et la misaine ! cria Disko, en se mettant à la barre, comme elle prenait le vent. Nous nous reverrons, Harvey. Je ne sais pas, mais j’en arrive à penser beaucoup à toi et aux tiens. »

Puis, elle glissa hors de portée de voix, et ils s’assirent pour la regarder sortir du port. Et toujours Mrs. Cheyne pleurait.

« Bah ! ma chère dame, dit Mrs. Troop, nous sommes femmes l’une et l’autre, j’imagine. Bien sûr que cela ne vous soulagera guère le cœur de pleurer comme ça. Dieu sait que ça ne m’a jamais fait pour un liard de bien ; et pourtant, Il sait que j’en ai eu des raisons de pleurer ! »

Quelques années plus tard, sur l’autre rive de l’Amérique, un jeune homme remontait à travers la visqueuse brume de mer une rue où s’engouffrait le vent et que flanquent les plus somptueuses maisons construites de bois imitant la pierre. En face de lui, comme il s’arrêtait auprès d’une grille de fer forgé, rentrait à cheval — à mille dollars le cheval eût été donné pour rien — un autre jeune homme. Et voici ce qu’ils dirent :

« Allô, Dan !

— Allô, Harvey !

— Que m’apprendras-tu de bon ?

— Eh bien, je crois que me voilà sur le point de devenir, à ce voyage-ci, cette espèce d’animal qu’on appelle un second. Et toi, en as-tu bientôt fini avec ce sacré collège surfacturé ?

— Ça se tire. Je l’avoue, le Leland Stanford Junior n’est pas à comparer avec le vieux Sommes Ici ; mais je vais entrer dans l’affaire pour tout de bon avant l’automne.

— Ce qui veut dire nos paquebots.

— Rien autre. Attends un peu que je te mette le grappin dessus, Dan. Je vais faire plier la vieille ligne jusqu’à ce qu’elle demande grâce, quand je vais la prendre en main.

— J’en accepte le risque, dit Dan, avec un bon sourire fraternel, comme Harvey descendait de cheval et lui demandait s’il entrait.

— Bien sûr, c’est pour cela que j’ai pris le tramway ; mais dis donc, est-ce que le docteur est quelque part par là ? Il faut que je noie cet idiot de nègre un de ces jours, ses mauvaises plaisanteries et le reste. »

On entendit rire tout bas, mais d’un accent de triomphe, et l’ex-cuisinier du Sommes Ici émergea du brouillard pour prendre la bride du cheval. Il ne tolérait que personne autre veillât aux besoins de Harvey.

« De la brume comme sur le Banc, n’est-ce pas, docteur ? » dit Dan d’un ton conciliant.

Mais le Celte d’un noir de charbon, doué de seconde vue, ne crut pas devoir répondre jusqu’au moment où, ayant donné à Dan une tape sur l’épaule, il lui croassa à l’oreille la vieille, vieille prophétie :

« Maître — serviteur. Serviteur — maître. Vous vous souvenez, Dan Troop, de ce que je vous ai dit sur le Sommes Ici ?

— Eh bien ! quoi, je n’irai pas jusqu’à nier que cela m’en a tout l’air, de la façon dont les choses se présentent, dit Dan. Ah ! c’était un solide petit paquebot, et de façon ou d’autre je lui dois beaucoup — à lui et à papa.

— Moi aussi », dit Harvey Cheyne.



  1.             Elles prirent la couverture de l’aïeule
    Qui, frissonnante, leur dit daller ;
                Elles prirent ensemble le berceau du bébé
    Qui ne pouvait leur dire non.
  2. « .........
    Elles se demandaient tout le temps
    Si ce qu’elles allumaient était un feu de joie
    Ou seulement un bûcher funéraire. »
  3. « Et quand les bateaux de Brixham
                S’en vont affronter les tempêtes
    Pensez à l’amour qui voyage
                Comme la lumière sur leurs voiles. »