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Capital et travail/1

La bibliothèque libre.
Traduction par Benoît Malon.
Librairie du progrès (p. 25-93).


CHAPITRE PREMIER


Il est nécessaire, au risque d’ennuyer nos lecteurs, de commencer par reproduire ici longuement et sans en rien omettre le contenu de vos expositions, monsieur Schulze, et de ne les interrompre que par nos observations critiques.

Si nous choisissons cette méthode, nous sommes obligé de la suivre un certain temps, afin que personne ne puisse croire que nous ne prenons chez vous que le mauvais, en laissant le bon de côté.

Nous gardons même vos propres rubriques, et vous donnons la parole.


LE TRAVAIL

a) NATURE ET BUT DU TRAVAIL. — LE SELF-HELP SOCIAL

« Nous commençons, dites-vous, la discussion de ce thème important par ce qui est le plus immédiat et le plus naturel, par ce que nous voyons agir autour de nous, tous les jours et à toute heure, et dont l’entendement n’exige aucune érudition et ne demande que du bon sens et de la réflexion. Que chacun rentre, pour un moment, en lui-même, et observe ensuite les autres ; il se dira : qu’est-ce qui donne aux hommes l’impulsion à leur activité pour acquérir, leur permet de mener cette activité à bonne fin, et leur donne les moyens de suffire, avant tout, à leur entretien ? Qu’est-ce qui fait agir en nous, en même temps, cette force impulsive et productive ?

« Nous nous apercevons alors que deux choses sont innées en nous : les besoins et les facultés. Nous venons au monde avec les uns et les autres. »

« Quels sont, en effet, nos besoins ? Nous ne le savons que trop bien ; chaque heure nous le rappelle. Or, chaque besoin renferme primitivement, en lui-même, l’instinct de la satisfaction (!), et ce n’est qu’à cette pression, plus ou moins forte, que nous reconnaissons, en général, l’existence d’un besoin (!). Ainsi, nous reconnaissons le besoin de manger et de boire à la faim et la soif, c’est-à-dire au désir de manger et de boire ; le besoin de repos à la fatigue (!!), c’est-à-dire au désir de se reposer. »

« Besoin, effort, satisfaction », ainsi Bastiat commence son célèbre abécédaire politico-économique (les Harmonies économiques[1] dont nous apprendrons à connaître la valeur critique pendant toute la durée de cet exposé. Besoin, effort, satisfaction, répétez-vous comme son fidèle Sosie ; mais, comme Allemand, vous savez que, chez nous autres, Allemands, il ne suffit pas de faire de l’esprit sur telle chose, mais qu’il faut prendre, pour point de départ, des définitions basées et réfléchies, des distinctions précises et compréhensibles.

Vous voulez donc, avant tout, avoir devant vos travailleurs l’apparence de la réflexion sérieuse ; vous appuyez le doigt sur le front, et vous faites une distinction entre — le besoin de manger et de boire et la faim et la soif ou le désir de manger et de boire ; — entre le besoin de repos et la fatigue ou le désir de repos.

Nous autres, simples mortels, nous croyions toujours, et probablement vos travailleurs, avant de vous avoir entendu, avaient toujours cru aussi, que le besoin et le désir de la satisfaction étaient la même chose, exprimée en termes différents. Dans notre faiblesse intellectuelle, nous avions soutenu, jusqu’à présent, que le besoin de manger et la faim ou le désir de manger que le besoin de boire et la soif ou le désir de boire, que le besoin de repos et la fatigue ou le désir de se reposer, étaient exactement la même chose.

Mais devant votre pénétration cela n’est plus soutenable ! Vous distinguez entre un besoin et un désir particulier de satisfaction, renfermé dans ce besoin.

Voilà l’instruction que vous donnez à vos ouvriers ? Comme les gens doivent s’en retourner en triomphe chez eux, comme ils doivent se sentir instruits, après avoir appris que la faim et la soif ou le désir de manger et de boire, la fatigue ou le désir de se reposer, sont des choses différentes du besoin de manger et de boire ou du besoin de se reposer !

Cette absurde phraséologie et ces pléonasmes constituent la base fondamentale que vous donnez à vos discours politico-économiques. Et sans doute elle est aussi la base théorique conforme à ces discours, dans lesquels, depuis le commencement jusqu’à la fin, comme nous le verrons, on ne distingue rien autre que ce fatras, que cette bouillie de paroles qui doit former une couche épaisse autour du cerveau de l’ouvrier et même de tous les civilisés qui ne possèdent pas la force critique nécessaire pour réduire ce verbiage à sa complète nullité intrinsèque.

Après cette brillante distinction entre le besoin de repos et le désir de se reposer, vous continuez immédiatement en ces termes :

« Mais on n’atteint ordinairement la satisfaction que par une activité, un effort. Les pigeons rôtis ne tombent pas dans la bouche des gens (les idées encore moins, monsieur Schulze) ; on ne trouve pas dans la rue pain, nourriture, vêtements et autres choses semblables ; elles doivent être méritées (ou gagnées). »

Évidemment vous voulez dire : la nourriture, les vêtements, etc., doivent être fabriqués, produits. Mais c’est précisément ce « doivent être mérités » qui est impayable, monsieur Schulze, et vous caractérise ! Vous voulez tenir des discours économiques aux ouvriers, vous voulez leur démontrer comment les conditions économiques existantes découlent, nécessairement et régulièrement, de la pensée ; vous voulez leur expliquer la nature du travail par laquelle vous commencez vos discours. Le gain ou profit économique, dont vous parlez, est pourtant un phénomène déjà extrêmement compliqué. Ce phénomène suppose une société produisant sur la base développée de la valeur d’échange ; il suppose la propriété des capitaux, la concurrence, les entrepreneurs privés, le travail salarié. Toutes ces institutions particulières, historiques, doivent exister pour que le profit ou gain[2] économique ait lieu.

Au Pérou[3], par exemple, monsieur Schulze, dans cet empire des Incas qui jouissait d’une haute civilisation, on travaillait et on produisait prodigieusement, sans pourtant rien gagner (profiter). Du temps de l’esclavage, dans l’antiquité on ne gagnait également rien. Même dans l’économie naturelle de la première époque du moyen âge, on ne gagnait pas encore, monsieur Schulze.

De même que le gain ou profit, pour pouvoir apparaître, suppose les institutions sociales présentes, il suppose aussi leur définition, par conséquent, l’explication de la valeur d’échange, du capital, de la circulation, de la concurrence, de l’entreprise privée, du travail salarié, et d’une société faisant passer tous ses produits par le moule de l’argent. L’idée du gain, pour être comprise, doit être déduite de tout cela.

Mais vous n’avez donné aucune explication sur tous ces points, et, jusqu’à présent, vous n’avez même pas pu le faire, car vous n’êtes qu’à la seconde page de votre Catéchisme, vous occupant de la forme primitive du travail, dont vous n’avez encore déduit aucune forme sociale de travail ; par conséquent, vous ne pouvez pas encore parler de gain (profit).

Mais c’est précisément ce qui vous caractérise d’une manière impayable, monsieur Schulze ! Votre âme de petit bourgeois est tellement pleine des institutions particulières existantes aujourd’hui, que vous ne pouvez vous en détacher pour un moment, même en pensée ; vous ne pouvez pas vous en éloigner autant qu’il le faudrait pour les expliquer et les définir.

Au lieu de les expliquer, vous les supposez simplement, et c’est la méprise qui se répète à chaque page de votre Catéchisme, et qui s’annonce déjà, à son début, dans toute la délicieuse clarté de votre absurde verbiage.

Que dis-je ? Même le procès[4] naturel du travail, la simple activité de production, la formation des valeurs d’usage, vous ne pouvez vous les imaginer que sous la forme de la spéculation du capitaliste acharné après le profit.

Vous aviez raison d’appeler votre livre Catéchisme.

Le dogme du profit, par l’exploitation d’entreprise, spéculative, devenu religion, remplit votre âme, depuis le commencement, d’une ardeur toute religieuse.

L’ouvrier même n’est pour vous qu’un entrepreneur, seulement plus petit, plus restreint.

Vous continuez vos explications profondes :

« Dès que l’instinct de satisfaction d’un besoin quelconque devient assez pressant pour vaincre la paresse naturelle à tous les hommes, il stimule toutes les capacités existantes à se mettre en mouvement pour atteindre son but et les développe par l’exercice, en les transformant en forces et en habileté. Il n’y a pas d’état plus pénible que celui d’un besoin non satisfait, et cet instinct est tellement fort et tenace qu’il ne s’éteint en nous qu’avec la vie.

« Ce simple procédé : besoin, — effort, — satisfaction, embrasse toute la vie humaine, le besoin compris non seulement comme besoin physique, dans un sens étroit, mais en raison de la riche diversité des instincts et des aptitudes de notre nature. Par conséquent, c’est dans le besoin, dans l’instinct de satisfaction de ce dernier que se trouve la véritable impulsion, le ressort caché, qui met et maintient l’homme en mouvement pour l’obtention des buts signalés ; il agit d’autant plus irrésistiblement que nous ne pouvons pas vivre sans la satisfaction d’un grand nombre de ces besoins et qu’il coïncide, ainsi, avec l’instinct de conservation, le plus puissant des instincts chez tous les êtres vivants. Du sein de la satisfaction, son opposée, comme but et repos, naissent pourtant continuellement de nouveaux besoins, pour y être ensevelis à leur tour dans la circulation permanente.

« Je vous renvoie aux exemples de faim et de soif cités plus haut. Avec la dernière bouchée commence déjà la digestion ; avec les premiers pas et les premières manipulations du matin commence la dépense de forces, – toutes deux sources d’une nouvelle faim, d’une nouvelle lassitude.

« Mais l’homme est un être doué de spontanéité et de conscience, de raison et de libre arbitre. C’est pourquoi, d’un côté, il est en état de reconnaître et de comprendre la loi de cette circulation, la plus ou moins grande nécessité des besoins isolés, leur retour périodique, tandis que, d’un autre côté, il ne peut pas manquer de faire tous ses efforts pour se créer une position assurée, dont dépend si essentiellement toute son existence, et de déployer tout le pouvoir dont il est capable pour la dominer et la régulariser. Nous savons que demain et les jours suivants nous devons manger, que nous avons besoin d’un toit et de vêtements ; nous connaissons le changement des saisons, les nécessités croissantes de notre famille qui augmente les exigences des entreprises commerciales, et nous faisons naturellement tout pour avoir, en temps voulu, le nécessaire à notre disposition. Et ici, avec cette intervention consciente de l’homme dans la circulation indiquée de son existence, composée de besoin, — effort, — satisfaction, nous voilà devant le grand agent, la force suprême, la cause efficiente de l’économie humaine, dont nous nous occupons particulièrement en ce moment ; nous voilà devant le travail. Car le travail est justement toute l’activité humaine consciente, dirigée dans la prévoyance des besoins à venir et pour leur satisfaction. L’homme seul peut travailler dans ce sens, car il est le seul parmi tous les êtres de la terre auquel la nature ait accordé ces facultés : raison et volonté. Certes, l’animal emploie aussi ses forces pour la satisfaction de ses besoins, mais, ordinairement, ce n’est qu’au moment où il ressent ce besoin, et jamais au delà. Cela ne s’appelle pas plus travailler que lorsque un voyageur, pour se désaltérer, puise de l’eau à une fontaine qu’il trouve sur son chemin, ou bien cueille un fruit pour apaiser sa faim momentanée. Ce n’est que lorsqu’on met de l’eau dans des vases, pour l’usage d’un ménage, qu’on rassemble des baies ou des fruits pour les avoir en réserve, qu’on peut dire qu’on y travaille, puisqu’il s’agit alors d’un calcul, d’une prévoyance de l’avenir. »

Ainsi, comme vous le déclarez positivement, le travail n’est que l’activité humaine réglée, ayant pour but la satisfaction des besoins futurs prévus.

C’est avec un suprême sans-gêne que vous dites ces grands mots. Selon vous, l’activité dirigée à la satisfaction des besoins présents n’est pas du travail.

Au lieu de voir la différence entre le travail humain et l’activité de l’animal, simplement en ce que l’homme travaille consciemment, tandis que l’activité de l’animal est inconsciente, d’où il résulte naturellement que l’homme, en raison de son activité consciente, emploiera aussi cette activité pour les besoins à venir, en tant que les besoins présents lui en laisseront la faculté, vous allez beaucoup plus loin, et vous posez en fait que l’activité humaine se distingue de celle de l’animal en ce qu’elle a pour but la satisfaction des besoins futurs.

Comment arrivez-vous à cette distinction si monstrueusement arbitraire ? N’en savez-vous pas les étonnantes et ridicules conséquences ?

Ainsi le travail de l’esclave, attendu que l’esclave n’est pas même pour un moment possesseur de son produit et ne peut empêcher son maître de le gaspiller à l’instant, serait généralement une activité d’animal et non un travail humain ? Et pourtant c’est ce qui résulte nécessairement de cette définition ! Mais tenons-nous-en plutôt à notre état actuel. La situation des travailleurs se caractérise justement par le fait que le plus grand nombre d’entre eux ne peuvent rien mettre en réserve ; elle se caractérise par le fait que le travail journalier du plus grand nombre ne leur donne que leur pain quotidien, et par conséquent il ne peut pas même être question d’épargne, de mise en réserve pour les besoins futurs.

Vous-même l’avez reconnu, en tant que vous avez déclaré cent fois qu’il n’y avait que les sociétés de consommation et d’achat de matières premières qui puissent améliorer la condition des travailleurs. Abstraction faite de la question qui reste à élucider, si ces sociétés sont ou non en état d’améliorer la situation des travailleurs, — il est constant qu’elles n’ont pas existé dans le passé.

Pendant cette longue période de temps, la classe ouvrière a travaillé non pas pour la satisfaction des besoins futurs, mais toujours seulement pour la satisfaction des besoins présents, journaliers. Le travail salarié, quotidien, donnait le pain quotidien.

Il résulte ainsi, nécessairement, de votre définition, quand même vous voudriez vous soustraire à cette conséquence, que, pendant tous ces temps, l’activité des travailleurs, n’ayant jamais pu suffire à leurs besoins futurs et n’ayant pas d’autre compensation que la satisfaction des besoins présents, n’a pas été un travail humain, mais une activité d’animal.

Ce sont, quoi que vous disiez, les conséquences inéluctables de votre spirituelle définition. Encore une fois, comment en arrivez-vous à des conclusion à ce point arbitraires, et conduisant à des résultats si ridicules ? Je vais vous le dire, monsieur Schulze !

Chez vous, le capital est devenu religion ; c’est pourquoi il produit tout à fait les mêmes phénomènes, le même renversement, le même bouleversement, dans tous les rapports économiques, que produit la foi dans le monde religieux, au point de vue des rapports naturels.

De même que vous interprétez, depuis le commencement, la production comme un gain, vous ne comprenez aussi, d’une manière tout à fait analogue, sous le nom de travail, qu’un acte d’accumulation de capitaux, d’épargnes et de mises en réserve pour les besoins futurs. Dans votre tête de petit bourgeois, tous les rapports réels se déplacent à votre insu, d’une manière si contradictoire, que vous ne voyez le travailleur que dans le capitaliste qui taille tous les ans les coupons de ses actions de chemin de fer Cologne-Minden, etc., et les met en réserve, tandis qu’au contraire vous ne pouvez voir, dans le véritable travailleur, que l’activité de l’animal qui pourvoit à ses besoins momentanés.

Vous continuez :

« Ainsi, le but du travail est la satisfaction des besoin humains, et l’homme atteint ce but moyennant l’emploi raisonnable des forces que la nature a mises en lui. Par là (!!) nous arrivons au premier principe fondamental relativement à la position de l’individu (pour ce qui touche son existence) vis-à-vis de la société humaine : le devoir du souci de soi-même, l’abandon de chacun à ses propres forces. « Tu as des besoins à la satisfaction desquels la nature a attaché ton existence », dit cette sentence, mais la même nature t’a aussi doué de forces qu’il ne tient qu’à toi (!) d’employer justement pour suffire à tes besoins. C’est pourquoi ta destinée est pour une grande part dans tes propres mains, et tu en es responsable devant toi-même et devant tes semblables, auxquels tu ne dois pas être à charge avec tes prétentions, car eux aussi, comme toi, doivent se suffire. »

Ainsi, parce que : « le but du travail est la satisfaction des besoins humains, et que l’homme atteint ce but par l’emploi raisonnable des forces que la nature a mises en lui, nous arrivons par là (!!) à la détermination fondamentale de la position de l’individu, en ce qui touche son existence vis-à-vis de la société : au devoir du souci de soi-même, de l’abandon de chacun à lui-même.

Quelle argumentation classique !

Non qu’il soit impossible de prouver que chacun a le devoir du souci de soi-même ! Je suis également de votre avis, monsieur Schulze, que le souci de soi-même est le devoir de chacun, et, certes, ma manière de voir à ce sujet est infiniment plus étendue que vous ne pouvez même le supposer dans votre cervelle de petit bourgeois.

Mais, si facile qu’il soit de prouver cet aphorisme, — la manière dont vous le démontrez est en tout cas un tour de passe-passe fort amusant. Le saut acrobatique par-dessus le Niagara est une bagatelle auprès du double saut que vous entreprenez. Permettez donc que je vous explique seulement quelques-unes des méprises que vous fait commettre votre profonde érudition.

1) Le but du travail est la satisfaction des besoins humains, dites-vous, et l’homme atteint ce but par l’emploi raisonnable des forces mises en lui par la nature. Cette affirmation faite inopinément, aussi fondée qu’elle soit d’ailleurs, n’apparaît ici que comme une simple affirmation. En effet, cette affirmation est vraie, et comme fait généralement reconnu ne nécessite aucune nouvelle preuve, en tant que vous parlez de l’homme en face de la nature, de l’homme isolé. Robinson Crusoé dans son île solitaire atteint la satisfaction de ses besoins par le seul emploi raisonnable des forces mises en lui par la nature. Mais dans notre société humaine, cette position se modifie immédiatement d’une manière essentielle, d’un côté ou de l’autre. Selon les institutions sociales, les uns peuvent être mis à même d’atteindre beaucoup plus qu’ils n’auraient pu le faire par l’emploi raisonnable des forces mises en eux par la nature, c’est-à-dire des forces mises en eux comme individus, et les autres peuvent être empêchés d’atteindre ce à quoi ils auraient droit en employant raisonnablement les forces mises en eux par la nature. Et depuis que l’histoire existe, ce double phénomène s’est toujours produit.

Si vous avez pensé que, étant donné les institutions sociales d’aujourd’hui, une pareille iniquité, profitant aux uns, aux dépens des autres, n’était plus possible, vous deviez le démontrer par une analyse de ces institutions.

Vous deviez examiner au point de vue critique la valeur d’échange, l’argent, le crédit, le capital, la concurrence, le travail salarié, la rente foncière, et faire voir, en même temps, que toutes ces institutions sociales présentes n’influent pas du tout et ne changent en rien l’emploi raisonnable des forces que la nature a mises dans l’homme et la satisfaction des besoins humains qu’on atteint par l’emploi de ces mêmes forces, ou que respectivement ces forces augmentent pour tous les individus également, de manière que, par cette augmentation parallèle de leurs forces, et en vertu des institutions sociales, les individus sont entre eux dans le même rapport, dans la même situation uniquement dépendante de leur individualité, que s’ils vivaient dans cet état de nature créé pour l’abstraction.

Si vous aviez déduit, réellement ou du moins en apparence, de nos institutions sociales, cette preuve, alors seulement vous pourriez tirer du fait que l’homme atteint la satisfaction de ses besoins par l’emploi raisonnable des forces mises en lui par la nature une conclusion de laquelle résulterait ce qu’on pourrait nommer « devoir », en face des institutions sociales d’aujourd’hui.

Ou, d’un autre point de vue, celui qui parle des forces que la nature a mises dans l’homme ne comprend que l’homme pris comme individu isolé, ne parle exclusivement que de divers Robinson Crusoé dans leur île solitaire, car seulement les individus dans ces conditions, c’est-à-dire à l’état de nature, reçoivent leurs forces de la nature[5]. Mais les forces des hommes vivant en société dépendent des rapports historiques et sociaux déterminés, qui définissent même leurs forces individuelles en tant qu’elles ont leurs racines dans la civilisation (Bildung). Et pourtant après avoir dit :

« L’homme atteint la satisfaction de ses besoins par l’emploi raisonnable des forces que la nature a mises en lui, » vous continuez immédiatement : « Par là nous arrivons à la détermination fondamentale de la position de l’individu, en ce qui touche son existence, vis-à-vis de la société humaine, au devoir du souci de soi-même, etc. »

C’est par là, monsieur Schulze, que vous arrivez à ce premier principe fondamental ! C’est-à-dire c’est par là que vous faites une observation vraie, s’il s’agit de l’état de nature ; mais, par un grossier tour de passe-passe, vous voulez faussement l’appliquer à la société humaine, que vous n’avez encore nullement observée, dont vous n’avez pas examiné les institutions, sans vous demander si les institutions sociales existantes ne changent, n’effacent, ou peut être ne bouleversent complètement cette détermination qui n’a de valeur qu’en face de l’état de nature.

D’une détermination résultant de l’idée de l’état de nature, en vous servant de ce simple par là comme d’une planche à bascule, du pur état de nature vous franchissez d’un bond toute la longue série des développements et des rapports historiques et vous tombez dans les institutions sociales actuelles ! C’est le saut par-dessus l’histoire et la civilisation tout entière, en comparaison de laquelle le saut acrobatique par-dessus le Niagara est un pur enfantillage ! « Par là », monsieur Schulze, c’est-à-dire, par ce qui serait très admissible comme règle pour des individus isolés, vivant à l'état de nature, vous n’arrivez pas à la plus petite, la plus infime conclusion admissible dans la société civilisée, soit comme possibilité, soit même comme devoir. Voilà, monsieur Schulze, « l’instruction » que vous apportez aux ouvriers ! Cette confusion irréfléchie des principes les plus simples, ce fatras de paroles que l’analyse la plus superficielle réduit à leur nullité, tel est le bavardage instructif par lequel vous énervez les ouvriers et, par-dessus tout, leur ôtez l’instinct de classe et la force naturelle dont ils jouissaient jusqu’à présent.

À l’aide de votre absurde apologie, la thèse même du souci de soi-même, juste dans un certain sens, devient fausse et menteuse.

De deux choses l’une, monsieur Schulze :

Cette confusion (et nous verrons en outre que tout votre livre n’est qu’une suite continuelle de confusions semblables et même plus graves), cette confusion, dis-je, ou vous l’aurez faite inconsciemment — en ce cas, quand on est un brouillon de ce calibre, on devrait, avant d’instruire les masses, s’occuper soigneusement de ses propres lumières, sans quoi on ne peut communiquer aux masses que les erreurs de sa présomptueuse ignorance.

Rappelez-vous ici qu’avec l’instruction d’un commis-voyageur on peut bien faire des discours parlementaires, — mais pour instruire les masses et les relever il faut une tout autre instruction, une instruction réelle et une grande lucidité de pensée.

Si, au contraire, cette confusion est préméditée, consciente, comment doit-on vous qualifier ? Jugez-en vous-même !

La seconde confusion que vous commettez dans cette phrase est celle-ci : vous expliquez le devoir du souci de soi-même comme l’abandon de chacun à ses propres forces, abandon que vous prenez à la lettre.

Mais le devoir du souci de soi-même et l’abandon absolu de chacun à ses propres forces que vous égalisez si naïvement sont deux choses diamétralement opposées, monsieur Schulze !

Si chacun doit être abandonné à soi-même et à ses propres forces, si votre devise et celle de vos collègues : chacun pour soi et Dieu pour tous, devait être la devise de la société humaine, à quoi bon alors la société humaine ? et d’où découlerait son droit d’existence ? Pourquoi alors les hommes ne vivent-ils pas comme les animaux dans le désert, chacun poursuivant tout seul sa propre proie et différant seulement de l’animal en ce que chacun est empêché par la grille du code pénal de faire une invasion dans la sphère d’autrui ? Ce serait évidemment votre idéal de société humaine ! Mais alors on ne pourrait pas même conserver cette grille du code pénal. Car le code pénal lui-même n’émane finalement que de la communauté de l’esprit national et nullement de votre abandon de chacun à soi-même, qui, s’il était adopté comme règle principale de morale, rendrait impossible toute idée de code pénal ou même d’un code quelconque. Toute loi émane, dis-je, de la solidarité de cet esprit national s’étendant à tous, de la dépendance de chacun à tous, à l’unité, à la communauté avec tous[6].

La moralité elle-même ne provient que de cette unité et communauté de tous. Sans elles, le moral et le juste n’existeraient ni intérieurement ni extérieurement ; il n’y aurait rien d’obligatoire entre les hommes.

« Comme tout État est une société d’hommes réunis », dit Aristote en commençant sa doctrine sur l’État[7]. « Comme tout État est une société d’hommes isolés et abandonnés chacun à soi-même », dites vous en commençant la vôtre.

Vouloir fonder une société sur le principe de l'abandon de chacun à soi-même, ce serait la reculer même au delà du royaume nègre de Dahomey ; et, d’ailleurs, ce serait tellement contradictoire et impossible, que cela ne pourrait qu’exciter l’hilarité, dans le monde réel, où, par la dure nécessité des faits réels, de pareilles absurdités tombent d’elles-mêmes. Mais vouloir prêcher aux ouvriers une pareille conception de la société veut dire faire rétrograder leur conscience au delà de l’inconscience des nègres de Dahomey. Mais, comme la conscience humaine se laisse dévoyer pour un certain temps bien plus facilement que les institutions réelles, cela inspire un tout autre sentiment que l’hilarité !

Il est vrai que vous continuez :

« Que chacun porte lui-même les conséquences de sa conduite et de ses actions et ne les impute pas aux autres ; c’est sur la responsabilité de soi-même et la responsabilité morale que repose la possibilité de toute vie sociale entre les hommes ainsi que de l'État. »

Comme vous connaissez mal l’histoire, monsieur Schulze ! Au contraire, tout développement historique a toujours procédé beaucoup plus de la communauté et sans elle aucune culture n’aurait pu naître.

Le maître et l’esclave, selon Aristote[8], posent la première base de l’économie.

La famille, la tribu, conceptions diverses dans lesquelles, pendant longtemps, il n’existait directement aucune responsabilité de soi-même et aucune responsabilité morale, sont à l’origine de toute vie sociale.

Je vais vous expliquer cela, monsieur Schulze. L’antiquité, tout le moyen âge, jusqu’à la Révolution française de 1789, cherchaient la solidarité humaine ou la communauté dans le lien social obligatoire (Gebundenheit) ou dans l’assujettissement.

La Révolution française de 1789 (et avec elle la période historique qu’elle influence), révoltée avec raison contre ce lien obligatoire, chercha la liberté dans la solution de toute solidarité et de toute communauté. Mais elle ne conquit pas la vraie liberté, elle conquit seulement l’arbitraire individuel : car la liberté sans la solidarité, c’est l’arbitraire.

Le temps nouveau, le temps présent cherche la solidarité dans la liberté.

Voilà, en résumé, tout le sens, toute la suite de l’histoire jusqu’à présent.

Mais, pour montrer encore plus clairement les méprises exorbitantes qui s’entrecroisent dans le chaos de votre irréflexion, je veux répéter vos dernières paroles, pour y joindre aussitôt la phrase qui suit immédiatement.

Vous dites :

« Sur ce double principe que chacun doit porter lui-même les conséquences de sa conduite et de ses actions et ne pas les imputer aux autres ; que la responsabilité de soi-même et la responsabilité morale constituent la possibilité de toute vie sociale ainsi que de l’État. Seulement, entre êtres qui savent ce qu’ils font et qui en sont responsables, une communauté réglée par des lois morales et politiques, une réciprocité de rapports économiques et civils pour le bien de tous peut exister. »

De la manière la plus naïve du monde, vous égalisez ainsi la responsabilité morale et celle de soi-même, toute juridique, avec la responsabilité économique, comme s’il n’y avait pas la moindre différence entre les deux.

Dans le domaine juridique la responsabilité de soi-même est assurément le principe absolu, par la simple raison que dans la sphère judiciaire chacun ne dépend que de ses propres actions.

Quand quelqu’un pille ou commet un meurtre, ou toute autre action, il en est, comme individu, le seul auteur. Cette action est un produit de son libre arbitre.

Comme il dépendait uniquement du libre arbitre de l’individu de commettre ou non ces actions, la suite nécessaire et évidente en est que chacun est responsable de ses actions, et que par conséquent la responsabilité de soi-même, comme uniquement individuelle, a ici sa raison d’être[9].

Mais le domaine économique se distingue du domaine juridique par la seule petite différence que dans la sphère judiciaire chacun est responsable de ce qu’il a fait ; dans le domaine économique, au contraire, chacun est, de nos jours, responsable de ce qu’il n’a pas fait.

Quand, par exemple, la récolte de raisins à Corinthe et à Smyrne ou la récolte de blé dans la vallée du Mississippi, dans les pays du Danube et dans la Crimée, a été abondante, les négociants de raisins secs à Berlin et à Cologne, de même que les négociants de blé, qui en ont beaucoup en réserve dans leurs magasins, aux prix antérieurs, perdent par la baisse du prix peut-être la moitié de leur fortune. Si au contraire la récolte de blé a été mauvaise, nos ouvriers perdent pendant cette année la moitié de leur salaire de travail et même plus, quoique le salaire en argent reste le même, mais il ne peut leur fournir qu’une part moindre d’aliments[10].

Quand, au contraire, notre propre récolte a été bonne, il nous arrive, comme le roi de France le dit si naïvement et en soupirant dans sa réponse du 30 novembre 1821 à l’adresse des délégués français de la Chambre des députés : « Les lois ont été exécutées, mais aucune loi ne peut prévenir les inconvénients qui résultent de la surabondance des récoltes[11]. »

Quand même la récolte de coton au sud des États-Unis a manqué, ou que l’importation languit par une autre raison, en France, en Angleterre, en Allemagne, dans les filatures de coton et les fabriques de toiles peintes, les ouvriers en masse se trouvent sans pain et sans travail.

Mais quand peut-être en Amérique, au lieu d’une mauvaise récolte de coton, règne une crise industrielle ou financière, c’est-à-dire un encombrement étranger sur le marché, quand beaucoup d’hommes sans rien savoir les uns des autres ont fait la même chose et y ont envoyé des quantités excédantes, les exporteurs européens devront vendre aux encans américains leurs consignations à un prix de beaucoup inférieur au prix d’achat et les fabriques de soie et de velours à Crefeld, Elberferd, Lyon, chômeront par suite du manque de commandes. Des mines d’or et d’argent très-lucratives, nouvellement découvertes dans d’autres parties du monde, modifient par la baisse de valeur des métaux précieux tous les contrats, rendent tous les créanciers de l’Europe plus pauvres et tous les débiteurs plus riches, tandis qu’une continuelle augmentation de demande d’argent en Chine et au Japon peut avoir un effet tout contraire.

À la seule nouvelle télégraphique que le colza promet une meilleure réussite en Hollande que celle de l’année précédente, les moulins à huile en Prusse perdent tout salaire pour leur activité industrielle, et, souvent, peuvent s’estimer encore fort heureux, s’ils réussissent à vendre l’huile fabriquée au prix d’achat du colza. Chaque nouvelle découverte mécanique qui rend le produit d’une marchandise moins cher déprécie plus ou moins complètement des masses de marchandises de ce genre et ruine grand nombre d’entrepreneurs et de commerçants. Oui, aucun nouveau chemin de fer ne peut être fait, sans que les prix des biens-fonds, des maisons et des établissements dans un autre endroit ou du côté opposé du même endroit, ne soient dépréciés pour longtemps.

Cette suite d’exemples qui peut être augmentée et spécialisée à l’infini nous démontre, monsieur Schulze, combien il est vrai que dans le domaine économique, contrairement à ce qui se passe dans le domaine juridique, chacun est responsable de ce qu’il n’a pas fait.

La raison en est très-simple. Sous le rapport juridique chaque action isolée est le produit du libre arbitre individuel. Dans le domaine juridique il n’y a de commun que l’obligation (loi) ; l’action est le produit du libre arbitre de l’individu ; le domaine économique est régi par les liens sociaux ; il est par conséquent le domaine de la solidarité ou de la communauté.

L’action individuelle elle-même, le produit du libre arbitre dans le domaine juridique, ne reçoit sa sanction dans le domaine économique que par les liens sociaux. Ce sont eux qui en font ce qu’elle est, la triturent, en font leur produit et lui donnent leur caractère.

Comme dans les endroits cités vous égalisez si légèrement la responsabilité juridique et économique, et croyez avoir établi la dernière par les mêmes paroles qui justifient la première, pour commettre cette méprise il faut réellement, dans des choses tout à fait différentes et même opposées, n’avoir, pour parler comme Schelling, que l’instruction d’un barbier. L’analyse de votre thèse juridique, que vous donnez triomphant pour une thèse économique, serait suffisamment complète par ce qui précède.

Cependant, comme vous m’avez forcé d’effleurer en passant ce thème, laissez-moi lui consacrer encore quelques mots.

La communauté humaine, la solidarité se laisse méconnaitre, mais, monsieur Schulze, elle ne se laisse pas supprimer !

S’il existe des institutions sociales qui ne veulent pas reconnaître et régler cette solidarité, elle n’en existe pas moins, mais elle n’apparaît alors que comme une force brute de la nature qui se venge de ce qu’on l’ignore, comme un destin qui joue à la balle, avec la prétendue liberté de l’individu abandonné à ses propres forces. Les uns seront lancés très-haut dans la richesse par ce jeu de forces inconnues et par cela même non maîtrisées ; des centaines d’autres sont rejetés très-bas dans l’abîme de la misère, et la roue des liens sociaux passe par-dessus broyant et écrasant leurs actions, leurs aptitudes et leur travail. Le hasard joue à la balle et ce sont les hommes qui servent de balles dans ce jeu.

Peut-être comprendrez-vous, monsieur Schulze, en vous donnant sérieusement cette peine, que là où règne le hasard, la liberté de l’individu est annulée. Vous comprendrez que le hasard n’est rien autre que l’annulation de toute responsabilité de soi-même et de toute responsabilité morale, et en même temps de toute liberté.

Vous comprendrez en même temps que ceux qui veulent introduire des mesures dont le résultat doit être de limiter et d’annuler cette liberté du hasard et qui veulent en distribuer les effets, du moment où l’on ne peut les écarter et rendre ainsi insensible à tous le poids écrasant sous lequel étouffent les individus isolés, vous comprendrez peut-être que ceux qui veulent cela au nom de la solidarité, qui se laisse seulement méconnaître, mais ne se laisse pas supprimer, ne veulent pas annuler, mais établir la responsabilité et la liberté de l’individu ; qu’ils veulent lui donner l’espace et le sol nécessaires pour se manifester raisonnablement, tandis qu’à présent ces liberté et responsabilité sont écrasées et dévorées par les liens sociaux qui apparaissent comme force brute de la nature.

Les liens sociaux, monsieur Schulze, sont la vieille, très vieille chaîne orphique, dont les anciens orphiques disaient qu’elle lie et enchaîne tout ce qui existe d’une manière indissoluble. Et, chose remarquable, qui ne manque ni d’ironie ni d’un certain sens profond, cette vieille chaîne orphique porte encore aujourd’hui dans notre monde mercantile, chez nos commerçants et nos entrepreneurs, l’ancien nom orphico-stoïque ! Ce nœud des liens sociaux, cette chaîne qui lie toutes les circonstances existantes ignorées, — s’appelle dans notre monde mercantile la conjoncture[12][13].

Et la divination surnaturelle, métaphysique, sur l’effet que produisent ces circonstances inconnaissables (unwissbar), est la spéculation.

La conjoncture et la spéculation dominent notre existence économique commune, elles dominent l’agitation commune de notre monde mercantile et, par les anneaux que forment ses vagues mises en mouvement, elles agissent sur elle et déterminent la forme individuelle du filet d’eau qui coule en apparence tranquille et d’une manière indépendante sur la rive lointaine.

Elles dominent chaque existence individuelle d’autant plus intensivement que le travail de l’individu est plus dépendant de la grande industrie mercantile, et d’autant moins intensivement que cette existence appartient à une époque presque disparue ou n’existe que dans ses derniers débris.

Ou en d’autres termes :

Leur pouvoir sur chaque individu est d’autant plus intensif, que le travail de l’individu consiste à produire des valeurs d’échange, et d’autant moins intensif, que le travail de l’individu est appliqué à la production des valeurs d’utilité pour son propre usage ; cette dernière forme de travail est presque complètement disparue.

De là cette remarque faite si souvent par des marchands expérimentés, que dans la carrière mercantile ce sont précisément les spéculateurs les plus intelligents qui, le plus souvent, font naufrage, tandis que les plus stupides paraissent avoir les chances les plus favorables.

Ce fait, en apparence si surprenant et si incompréhensible, s’explique très facilement par la donnée précédente.

La somme des circonstances inconnaissables l’emporte en tout temps infiniment sur la somme des circonstances connaissables.

Plus est exacte et importante l’estimation des circonstances connaissables, sous lesquelles le spéculateur a basé son calcul raisonnable, plus sera grande la probabilité que la somme excédante des circonstances inconnaissables modifiera les résultats.

Plus le calcul réfléchi du spéculateur est adapté justement, clairement et exactement, aux circonstances connues de lui, plus il a la probabilité contre lui.

Tout ce dont nous venons de parler, monsieur Schulze, se rapporte à nos conditions économiques en général, et tout à fait en particulier aux commerçants et entrepreneurs, dont vous représentez les intérêts.

Mais dans une tout autre situation se trouvent les travailleurs. Ils sont exclus, eux, de ce jeu de hasard individuel qui exerce sur nos commerçants et entrepreneurs un tel charme, qu’ils oublient que les accidents heureux qui lancent certains d’entre eux très-haut dans la richesse ont leur contre-partie dans leur propre classe, et que c’est pour cela que des masses d’hommes de leur classe sont précipités sous les roues de la misère.

Les travailleurs sont exclus, dis-je, du jeu de hasard que présente tout notre système de production, parce qu’ils ne peuvent pas fournir la mise nécessaire pour ce jeu : le capital.

Il n’y a d’admis à ce jeu de hasard que ceux qui vendent des produits pour leur propre compte et disposent d’un capital suffisant pour fabriquer, dans des circonstances favorables, ces produits en grandes masses, ou les accaparer afin de se faire un instrument des conjonctures, concours de circonstances favorables, et se faire lancer, par ces conjonctures et sur les ailes de la spéculation, sur les hauteurs de la grande richesse.

C’est pourquoi la classe travailleuse (ouvriers et paysans) est exclue comme telle des chances favorables de ce jeu de hasard, car le travailleur n’est jamais vendeur d’un produit pour son propre compte. Ensuite, le petit artisan qui fabrique lui-même et vend pour son propre compte ses produits doit aussi être considéré comme exclu. Car l’engrenage capitaliste le rejette constamment dans le prolétariat et d’une part, malgré son activité autonome, il est empêché par son manque de capital de se servir des conjonctures favorables, tandis que, d’autre part, il est écrasé par les conjonctures défavorables contre lesquelles il est sans défense.

Toute la classe des travailleurs (ouvriers artisans) est enfermée dans un cercle[14] économique fermé, au-dessus duquel on lit l’inscription de l’enfer de Dante : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. » Mais, nous le répétons, si ces classes sont exclues du jeu de hasard des conjonctures, les charmes ne les frappent pas moins d’une manière indirecte, mais à un degré différent, sans aucun doute.

Les conjonctures favorables (période de la prospérité, de la production augmentée) agissent indirectement sur les travailleurs de tout genre, en ce qu’elles tendent à hausser quelque peu le salaire. Mais lors même que cette tendance parvient à une réalisation, il en résulte une amélioration à peine sensible et très-passagère dans la situation des travailleurs.

Il y a deux circonstances qui agissent ordinairement contre cette tendance. Si la conjoncture favorable n’est pas une conjoncture durable et générale de toutes les branches de travail, la résistance qu’opposent les entrepreneurs à toute hausse de salaire, conjointement avec la durée médiocre de la conjoncture favorable, fait que c’est à peine s’il y a hausse de salaire, ou bien elle est tout à fait insignifiante. Si au contraire la conjoncture favorable est une conjoncture durable et générale, la hausse successive du salaire de travail produit sur ces entrefaites un si grand accroissement de mariages et de familles parmi les ouvriers et par conséquent une si grande augmentation de demande de travail, qu’ordinairement l’offre de travail qui avait d’abord pris le pas sur la demande est vite dépassée par celle-ci, et le salaire retombe à son niveau précédent et souvent même au-dessous[15].

Si ordinairement les conjonctures favorables exercent sur la condition de la classe ouvrière[16] une influence si faible et si passagère, les conjonctures défavorables au contraire retombent sur lui d’un poids bien autrement écrasant. La diminution immédiate du salaire, la réduction du travail, les chômages, sont les coups de massue dont les conjonctures défavorables et la surabondance des produits causée par l’avide concurrence des spéculateurs frappent les travailleurs.

Certainement, monsieur Schulze ! Et pourtant vous trouvez surprenante la sagesse de cette même concurrence qui vous fait considérer ce monde comme le meilleur des mondes possibles.

Permettez-moi de vous dépeindre la profonde sagesse de cette concurrence par des exemples qui ne viennent pas de moi, mais d’un chef de l’économie bourgeoise libérale (qui, d’ailleurs, diffère de vous en ce qu’il connaît au moins la situation qu’il décrit), par les paroles de l’économiste statisticien anglais, tant prôné parmi les économistes bourgeois, Mac Culloch[17].

« Au début des relations commerciales avec Buenos-Ayres, le Brésil et le Caraccas, il fut exporté, dans le courant de quelques semaines, plus de produits de Manchester que pendant les vingt années précédentes. La masse des marchandises anglaises arrivées à Rio-Janeiro était si grande qu’on manquait d’entrepôts pour les mettre à l’abri, et les objets les plus précieux étaient exposés pendant des semaines entières sur le rivage à l’intempérie et au vol. D’élégants vases de cristal poli furent offerts à des gens dont la vaisselle la plus précieuse consistait en une noix de coco : des outils y furent envoyés, comme si les habitants n’avaient qu’à casser la première pierre venue pour en tirer de l’or et des diamants ; il y eut même des spéculateurs qui allèrent jusqu’à envoyer des patins à Rio-Janeiro. »

Toute l’histoire de l’industrie européenne dans ce siècle n’est qu’une repétition continuelle de spéculations extravagantes, de surexcitation fébrile de crédit, provenant de l’ignorance des faits, de surabondance effrénée de production basée sur ce crédit et des crises qui en résultent ; de baisses de prix de marchandises beaucoup au-dessous des frais de leur production, de diminution de travail et de chômages plus ou moins longs, plus ou moins continus. Vous trouverez des exemples de tout cela dans la célèbre et classique Histoire des prix de 1793-1857, par Th. Tooke.

Ainsi le dos des travailleurs est le neutre tapis vert sur lequel les entrepreneurs et les spéculateurs jouent à ce jeu de hasard qui est devenu ce qu’on appelle aujourd’hui la production. Le dos des travailleurs est le tapis vert sur lequel ces messieurs encaissent les monceaux d’or que leur envoie le coup de roulette favorable, et sur lequel ils se consolent du coup défavorable par l’espérance de meilleures chances à venir.

C’est le travailleur qui paye par la réduction de son salaire, par le sacrifice d’épargnes péniblement amassées, par le manque de travail et, par conséquent, par la perte de ses moyens d’existence ; c’est lui qui paye les insuccès inévitables de ce jeu des seigneurs du travail et des spéculateurs, bien qu’il ne soit pour rien dans leurs fausses spéculations, dans leurs faux calculs ni dans leur avidité, et bien qu’il n’ait aucune part aux heureux résultats. Et vous appelez tout cela même sans avoir le moindre soupçon de l'existence des liens sociaux et spéculant sur l’ignorance des travailleurs qui surpasse encore quelque peu la vôtre, car ils ne peuvent pas s’expliquer comment leur sort individuel se détermine par les rapports du marché universel, et en ignorent même les causes, — vous appelez tout cela, excellent Schulze, la responsabilité de soi-même et la responsabilité morale des travailleurs ! Et par ces mots sacramentels, vous cherchez à aigrir les travailleurs précisément contre les gens qui veulent établir pour eux la vraie responsabilité, tandis qu’à présent ils ne sont que les souffre-douleurs neutres du jeu de la spéculation.

On pourrait trouver une circonstance à demi atténuante à cet abus de l’ignorance du peuple, en ce que vous ne connaissez pas, même de loin, les choses dont vous vous faites le professeur.

Et d’où pourriez-vous le savoir ? Vous avez été juge d’un district seigneurial, ensuite juge au tribunal de première instance dans une petite ville, et sûrement vous vous êtes efforcé dans cette position de juge d’adjuger honnêtement à chacun ce qui lui est dû. Mais cette activité judiciaire et ces petits rapports ne pouvaient pas vous offrir une connaissance plus profonde des liens sociaux, des rapports du marché universel et du procès commun perpétuel des destinées en apparence individuelles. Les grands commerçants et les grands industriels se trouvent dans une tout autre position et rient fort sous cape de la naïveté de vos « leçons » !

Si par votre position pratique vous n’avez pu acquérir la connaissance de ces rapports, vous n’avez jamais saisi l’autre voie qui y mène, la voie de la science. De la science, en général, vous n’avez pas le moindre soupçon.

Quant à vos connaissances spéciales en économie politique, après une lecture attentive de votre livre, il devient clair pour tout connaisseur en économie politique (ce qui du reste résulte de la présente critique) que vous n’avez jamais lu, en fait d’économie politique, que le petit Abécédaire de Bastiat, et c’est tout au plus si vous avez encore feuilleté une traduction ; allemande de l’Abrégé de Say. Avec les idées embrouillées que vous avez prises de cet Abécédaire, sans aucune instruction préalable en général et sans aucune étude économique en particulier, et même en déparant et en défigurant souvent Bastiat, vous allez encore colporter parmi le peuple ce que vous avez mal lu, et vous appelez cela vos « leçons » !

Vous voyez que je suis tout à fait disposé à prendre en bonne part tout ce qui vous excuse par suite de votre ignorance, et cependant comme, monsieur Schulze, il est à peine possible d’admettre que réellement vous soyez de bonne foi quand vous parlez de la responsabilité des travailleurs dans nos conditions industrielles et quand, par l’invocation de ces mots vous enflammez les travailleurs en faveur de ces misérables conditions et voulez les détourner de l’idée d’établir un état de responsabilité et de liberté réelles, quiconque connaît ces conditions industrielles seulement extérieurement et de loin ; quiconque, aussi dépourvu d’idées qu’il fût, mais habite les grandes villes, fréquente la société des fabricants et des commerçants[18], doit absolument à la longue finir par avoir une idée de ce qu’est en réalité la responsabilité de nos travailleurs ! Peut-être la poursuite de l’étude de votre livre nous permettra-t-elle d’approfondir le doute qui s’élève malgré nous, avec une force irrésistible, relativement à votre bonne foi.

En attendant, vous continuez immédiatement après la dernière phrase citée :

« Porter atteinte à cette responsabilité de soi-même, à l’aide-toi social, en ce qui touche l’obtention des choses nécessaires à la vie, — là où déjà tout ce qu’il y a de bestial dans notre nature a sa sombre ligne de démarcation, — ce serait introduire la guerre de tous sur le champ de l’industrie et du gain, où plus qu’ailleurs la paix et la sécurité sont les conditions de la prospérité. »

Premièrement, j’ai plaisir à entendre, monsieur Schulze, que chez vous les besoins matériels de l’existence sont le point où ce qu’il y a de bestial dans notre nature a sa sombre ligne de démarcation. Peut-être chez d’autres le bestial ne fait-il que commencer là. Chez vous, au contraire, il y a sa ligne de démarcation et par conséquent s’étend jusque-là. S’il en est ainsi, tout le caractère et le contenu intellectuel de votre livre se dévoile de soi-même dans cet aveu sincère.

Mais, secondement : ce serait introduire la guerre de tous. Selon vous, si à la place de votre prétendu aide-toi social ou de l’abandon de tous les individus à leurs propres forces on donnait à la classe ouvrière, moyennant de grandes mesures organiques, la possibilité de la production solidaire, ce serait amener la guerre de tous ?

Dans quelle peau de lion enveloppez-vous vos membres ? Et que votre oreille apparaît gauche et perfide quand vous parlez ici de la guerre de tous ! La guerre de tous contre tous, bellum omnium in omnes, est un terme technique dont le grand philosophe anglais Hobbes (né en 1585) est l’inventeur.

Mais Hobbes désigne par ce terme précisément la situation d’individus abandonnés à eux-mêmes, vivant dans une autonomie et égalité absolues, le status naturalis (état de nature), en un mot, ce qu’on nomme comparativement à l’opposé de l’État la sphère de la société bourgeoise adonnée à la concurrence libre[19]. Il voit cette lutte de tous contre tous empêchée seulement par l’établissement de l’État positif et de ses lois coercitives[20]. Avant Hobbes, Montaigne (né en 1533) avait décrit cette société bourgeoise comme une guerre sans relâche où on en venait jusqu’aux couteaux. Quand la jeunesse se ruine, c’est le marchand qui gagne, l’écroulement des maisons profite à l’architecte ; le médecin vit de la mort de ses clients et leur enterrement paie le dîner du prêtre. Ici règne la loi : Le profit de l’un est dommage de l’autre[21]. Quand la libre concurrence s’est développée et est entrée dans la période où elle a été l’objet de la critique, on a en général typiquement appliqué le terme technique du philosophe anglais : la guerre de tous contre tous, à la concurrence libre, et il lui est resté jusqu’à nos jours. Sans le savoir, sans jamais avoir vu l’homme, vous préconisez avec exaltation l’état de nature que Hobbes désigne comme la guerre de tous contre tous. Vous courez après les hommes de pensée d’il y a trois siècles et vous vous enflammez aujourd’hui pour ce qu’ils avaient déclaré défectueux pour l’avenir, il y a à peu près trois cents ans, avant même que l’effrayante réalité des choses ait acquis sa gravité d’aujourd’hui.

Sans connaître l’histoire de ce terme : la guerre de tous contre tous, sans rien savoir de sa signification, vous avez un jour entendu prononcer ce mot qu’on emploie, comme je l’ai dit, pour caractériser sarcastiquement la libre concurrence. Et au lieu de voir que c’est là justement le caractère de l’état de choses que vous voulez conserver vous-même, vous trouvez que ce mot fait une belle phrase, « une phrase magnifique », comme dit le juge de paix Schaal dans le Henri IV de Shakespeare, — vous pensez qu’on peut l’employer à volonté comme une étiquette pour des bouteilles de vin, et rendre ainsi mauvaise la chose sur laquelle on l’applique. Et vous voulez faire croire que le socialisme annulerait non seulement la liberté, mais amènerait encore sur le champ de l’industrie la guerre de tous !!

O sublime Schulze !

Vous continuez :

« Cependant cette responsabilité de soi-même suppose comme supplément nécessaire la liberté du travail, l’autorisation des mouvements libres du travailleur dans l’usage des forces et des facultés à l’acquisition de ses moyens d’existence. « Si vous rejetez sur nous la responsabilité de notre existence, parce que la nature nous a accordé les forces nécessaires pour cela, vous ne devez pas nous entraver dans nos libres mouvements pour l’obtention de ce but », répondent avec raison les travailleurs à la susdite réclamation. « Nous reconnaissons que nous devons obéissance aux lois générales, tout aussi bien que les autres citoyens, que nous devons respecter le droit qui nous défend et qui existe pour nous aussi bien que les autres. Mais sur le terrain de l’acquisition, dans l’industrie et le travail doit régner la liberté, chacun doit pouvoir circuler librement et employer ses forces à son gré et selon ses moyens pour gagner sa vie et celle des siens. Si vous intervenez arbitrairement, si vous réglez et limitez, prescrivez et défendez, protégez et excluez, introduisez des privilèges et des faveurs pour des classes séparées, — prenez-en sur vous les conséquences. Et si nous sommes empêchés et limités dans le libre choix et dans l’exercice de notre activité industrielle, nous ne sommes plus en état de nous suffire, la responsabilité en retombe sur vous, et vous devez vous charger du soin de notre subsistance ! »

« Mais c’est au-dessus de ce que pourrait une classe quelconque de la société, au-dessus de ce que pourrait l’État, si même il en avait le vouloir. L’État n’est pas quelque chose qui flotte au-dessus et en dehors de l’homme, il est la totalité des citoyens, et la bourse de l’Etat ne consiste que dans ce que les bourses privées des citoyens y versent. Il est vrai que beaucoup de monde aurait pu se charger du soin de peu de personnes, et tous d’une nécessité passagère de beaucoup de personnes. Mais la classe la plus nombreuse des citoyens ayant recours à l’assistance publique, c’est-à-dire aux moyens des autres classes de la société, par conséquent, beaucoup de personnes à un petit nombre, car les finances de l’État seraient obérées ; les dépenses extraordinaires iraient de concert avec un amoindrissement correspondant des revenus de l’État. Non seulement la classe assistée quitte les rangs des payeurs d’impôts, dont le nombre s’amoindrit ainsi, on affaiblit par là la durée de la force contributive (Steuerkraft) de la minorité restante, en réduisant par la hausse nécessaire des contributions leurs fonds d’établissements, le capital industriel du pays et en même temps leurs revenus. Et véritablement une pareille manière d’agir amènerait non seulement le déficit des finances de l’État, mais la ruine morale et industrielle de la société, et avant tout de la classe ouvrière elle-même. Par le recours à l’assistance publique, dans la supposition faite que les travailleurs ne sont pas en état de se suffire par leurs propres forces, la classe ouvrière perdrait sa dignité morale, ses membres perdraient toute impulsion à l’application, à l’aptitude, à l’épargne. Toute la vie industrielle d’une nation périrait, et l’aumône engloutirait tout le capital industriel du pays, le fonds destiné à payer le salaire des travailleurs. »

Il ne me vient pas même à l’esprit de relever toutes les faussetés contenues dans ce passage. Deux remarques seulement. Vous employez ici l’artifice propre à l’entrée en campagne contre une chose que personne n’a proposée, à laquelle personne n’a songé. Personne de nous n’a proposé à obliger l’État d’assister les travailleurs par des aumônes.

En outre, monsieur Schulze, l’Etat ne pourrait-il pas introduire dans nos conditions de production un changement en faveur des classes travailleuses ? — Cette question dans la négation de laquelle vous pourriez avoir tort ou raison, — vous ne pourriez la traiter qu’après avoir développé les bases économiques : la valeur, l’échange, la concurrence, le capital, etc. Alors vous auriez pu au moins prendre l’air d’avoir déduit et démontré l’impossibilité et l’inadmissibilité de toute intervention de l’État, d’après l’analyse des institutions économiques. Jusqu’à présent vous n’avez encore expliqué aucun des phénomènes économiques ; vous n’êtes qu’à la septième page de votre Catéchisme. Les travailleurs n’ont pas encore appris de vous la moindre chose sur la valeur, l’échange, la concurrence et le capital, etc. ! Vous êtes encore à la plus élémentaire des introductions générales et déjà ici, quand vous n’avez pas même essayé de donner la moindre explication des lois économiques, vouloir déclarer l’impossibilité de toute intervention de l’État, ce n’est qu’une pure supposition.

Vous convenez par là que votre but n’est pas d’instruire les travailleurs en leur donnant des conclusions pratiques déduites de connaissances économiques préliminaires, mais que vous voulez précisément leur remplir l’esprit de suppositions creuses.

Vous continuez :

« D’où vient que la liberté du travail, de l’industrie, et la liberté du domicile, sont les premières revendications du travailleur comme conditions nécessaires de l’aide-toi social ? C’est une folie de vouloir charger quelqu’un à qui on ne reconnaît pas le droit de régler librement son sort de la responsabilité de son existence. La responsabilité et la liberté sont les bases fondamentales et réciproques du monde moral, politique et économique. »

Ainsi la liberté du travail, de l’industrie, et la liberté de domicile[22], sont vos remèdes sociaux connus !

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la Belgique, la France et l’Angleterre, où depuis bien longtemps la liberté industrielle et la liberté de domicile sont réalisées dans leur plénitude, et néanmoins la question sociale existe dans ces pays et d’une façon bien plus violente qu’en Allemagne où elle n’est qu’à son premier stade de développement[23].

b) LES MOYENS AUXILIAIRES DU TRAVAIL

Vous commencez sous ce titre la seconde partie de votre premier chapitre. Jusqu’à présent, monsieur Schulze, je vous ai suivi textuellement, copiant mot pour mot votre livre et le commentant, afin que, comme je l’ai dit au commencement, aucun de mes lecteurs ne puisse penser que je ne prends chez vous que l’absurde et que je passe le beau sous silence, et afin que chacun voie ce qu’on peut conclure de vos paroles et quel salmigondis sans nom (unglaublich gedankenlosen Brei) présente votre écrit. Pourtant je ne peux pas toujours suivre cette méthode et copier votre livre sans l’abréger. Mes lecteurs s’endormiraient et moi-même je mourrais d’ennui. Et d’autre part, si je voulais copier textuellement votre livre et l’expliquer, le mien prendrait une dimension qui lui nuirait et le rendrait inaccessible aux lecteurs auxquels il est destiné. Je tâcherai désormais, autant que le permettra leur nature chaotique, de résumer vos discours et de ne citer mot à mot que les passages qui sont la fleur de l’absurdité. Et même pour ces passages-là je serai très généreux et, tenant compte du temps et de l’espace, je vous ferai grâce de la plupart.

Sous le titre de moyens auxiliaires du travail, vous n’employez pas moins de trois pages pour traiter cette simple proposition : que la nature humaine suppose le travail. Vous l’appelez dans votre langue trouble un moyen provisoire prêté par le travail à la nature humaine.

Ici vous laissez échapper un aveu (p. 10) :

« Avant d’entreprendre une occupation quelconque, un travail dans le but d’acquérir, il faut avoir soin de se procurer les matières premières, les instruments et enfin les moyens de subsistance nécessaires pour soi-même et pour ses compagnons pendant toute la durée du travail. » Vraiment, monsieur Schulze ? Vous savez cela ? Vous convenez qu’avant de commencer un travail il faut avoir soin de se procurer les instruments de travail et les moyens de subsistance qu’il faut avoir en réserve, c’est-à-dire disposer d’un capital. Mais, s’il en est ainsi, que devient la liberté et l’autonomie du travailleur privé de moyens ? Avec toute la liberté de travail, selon vous-même, il n’en résultera rien pour le travailleur sans capital ; il ne pourra pas même commencer son travail ; donc, il sera complètement empêché de travailler, exposé à toutes les misères et toutes les exploitations, jusqu’à ce que, d’une manière ou d’une autre, on ait soin de lui procurer « d’avance » les matières, les instruments et les moyens de subsistance qu’il n’a pas. Et tout cela résulte de vos propres paroles ! La liberté industrielle, selon vous-même, grand penseur que vous êtes, pour le travailleur né sans moyens, qui a besoin de ce capital, avant de pouvoir commencer un travail quelconque dans un but de profit, et qui ne l’a pas, ne pourra être que la liberté de choisir une branche de travail à laquelle il ne travaillera pas, ou travaillera en souffrant la faim ; la liberté de domicile se résoudra en liberté de choisir l’endroit où il souffrira la faim ! Telle est la conséquence de vos propres paroles, ô penseur conséquent !

Ensuite, avec cette délicieuse logique qui vous distingue, vous vous évertuez à démontrer que l’argent n’est pas le capital, avant même d’avoir développé l’idée du capital, ce que vous n’essayez que dans le Chapitre II, et pour n’y arriver qu’à la troisième partie.
c) FORME DU TRAVAIL DANS LA SOCIÉTÉ HUMAINE

Ici nous sommes obligé de vous escorter, de nouveau, pas à pas.

Vous commencez d’abord par des phrases tout à fait justes en elles-mêmes, mais qui chez vous n’ont pas le moindre sens, puisque tous vos efforts sont dirigés à en dénaturer le sens et les conséquences.

Vous dites :

« Nous avons à examiner encore un autre élément qui détermine essentiellement le travail dans la forme et la nature de son exécution : la société humaine. »

Très-juste, monsieur Schulze ! Et si vous aviez approfondi jusqu’à ses conséquences cette phrase, de laquelle seule, si elle est bien comprise, découle toute la connaissance des choses économiques ; si elle était, chez vous, autre chose qu’une phrase banale et généralement répandue, dont vous vous servez aussi étourdiment que de phrases opposées, vous arriveriez, comme nous le verrons plus tard, à des conclusions directement opposées aux vôtres.

Vous continuez :

« Le travailleur ne vit pas seul dans une île déserte ; près de lui et autour de lui vivent beaucoup d’autres hommes avec les mêmes besoins et les mêmes désirs pour la satisfaction desquels ils ne doivent compter que sur eux-mêmes. »

En le prenant rigoureusement déjà, ici se découvre la manière superficielle dont vous comprenez cette pensée, ce qui vous empêche d’en tirer les justes conséquences.

Ce n’est pas une vie d’hommes les uns à côté des autres, qui échangent simplement, entre eux, leurs produits industriels, comme vous aimez à vous le représenter et le répéter si souvent, monsieur Schulze, qui forme la société humaine et le travail social, mais c’est la production commune. Le travail social d’aujourd’hui l’emporte infiniment sur les activités autonomes des individus suivant les uns à côté des autres, et forme un enchaînement rigoureux, nécessitant le concours de beaucoup d’hommes à la production d’un seul et même produit. Chaque atelier de fabrique, monsieur Schulze, peut vous le prouver, rien que par son inspection matérielle.

Dans la plupart des autres productions, le phénomène se produit d’une façon plus déguisée, mais se produit de même.

Tandis qu’aujourd’hui déjà la grande production de la société moderne est une production commune, coopérative, — et c’est une des contradictions fondamentales de la société existante, la distribution (des produits fabriqués) n’est pas commune, mais individuelle ; c’est-à-dire que le produit passe non-seulement comme objet, mais aussi comme valeur à la propriété individuelle de l’entrepreneur qui le fait valoir à son profit unique, tandis que la totalité des travailleurs qui ont coopéré à la production sont traités en gens qui, comme vous le dites, n’ont pas eu le soin de se procurer, avant de commencer un travail dans le but d’acquisition, les matières premières, les instruments de travail et enfin les moyens de subsistance nécessaires pour eux et leurs compagnons, pendant la durée du travail. Ces travailleurs sont par conséquent exploités dans le régime du salariat qui naît dans ces circonstances pour des gens qui ne sont pas en état d’entreprendre un travail dans un but d’acquisition.

Cette communauté de la production existant aujourd’hui et cet extrême individualisme dans la distribution est la profonde contradiction qui détermine essentiellement dans la société humaine actuelle le travail dans la forme et la nature de son exécution, contradiction que nous analyserons amplement plus loin et que nous examinerons dans ses conséquences pour le travail social.

Mais si vous aviez approfondi votre propre phrase, que la société humaine est l’élément qui détermine essentiellement le travail, quant à la forme de son exécution, si vous aviez observé la forme définie de notre production, vous auriez dû arriver vous-même au moins à constater l’existence de cette première grande contradiction. Mais le vrai comme le faux ne sont chez vous que phrases boursouflées. Au lieu d’examiner quelle est la forme et la nature définie dont la société empreint la production, vous continuez votre phraséologie :

« Au lieu d’être attaqué ou empêché dans la recherche des moyens d’existence, dans ses buts de travail, l’individu, au contraire, est provoqué, et tous, par cet instinct social mis en eux par la nature, se sentent plutôt poussés les uns envers les autres à des rapports actifs, à une jonction cordiale. (Au lieu de faire des observations économiques, vous faites de la sensiblerie.)

« Cela ne fait pas l’ombre d’un doute ; l’homme est créé par la nature pour la vie sociale avec ses semblables, car tous ses instincts et toutes ses capacités le poussent irrésistiblement à rechercher et à entretenir cette communauté. Quand même il le voudrait, il ne pourrait pas vivre comme le gibier dans les forêts, comme l’animal carnassier dans le désert. Il dépérirait dans la solitude, il manquerait à sa destination, je parle de sa destination naturelle, car sa destination théologique ne nous importe guère dans cette question. Cette destination de l’homme, comme celle de tous les êtres vivants, est le développement de tous les germes et aptitudes dont ils sont doués par la nature. (Je crois que les ouvriers dans la fabrique de votre ami, le conseiller de commerce et le fabricant Léonar Reichenheim, sont à même de pouvoir développer parfaitement tous les germes et aptitudes dont ils sont doués par la nature).

Mais l’homme n’atteint jamais un pareil développement en se renfermant en lui-même ; au contraire ce développement nécessite absolument une vie commune et un échange possible d’aides réciproques avec les êtres de son espèce. »

Dans ce chaos l’échange joue de nouveau le rôle principal ! Je vous expliquerai plus tard l’abus que vous faites de cette catégorie en la dépouillant de toute précision. Il n’est question d’échange que là où on échange des produits tout faits. Mais, probablement, le conseiller de commerce Reichenheim et ses ouvriers font un échange d’aides réciproques entre eux ! Que c’est gentil ! Que c’est sentimental !

« Sans quoi, en grande partie, la vie misérable, matérielle, serait à peine possible à l’individu, et tout son temps et ses forces s’épuiseraient dans la plus rude et la plus pénible besogne pour la recherche des moyens d’existence les plus nécessaires, sans laisser à l’homme la possibilité de la culture intellectuelle de son esprit et de son cœur. Il ne faut jamais oublier que le sort le plus pauvre, le plus humble qui puisse nous échoir en partage, est préférable à une existence en dehors de la société humaine et privée de tout contact avec les autres hommes. Le plus pauvre journalier dort du moins sur la paille, il a un toit et un vêtement, quelque mauvais qu’ils soient ; il a un morceau de pain pour apaiser sa faim et possède des ustensiles de ménage et des outils pour son travail. Mais s’il se trouve dénué et dépourvu de tout dans un désert, pourrait-il espérer se procurer ces objets ? »

Ce que vous venez de dire, monsieur Schulze, se rapporte, d’après vous-même, à chaque individu, et même à M. Léonard Reichenheim, s’il vivait en dehors de la société. Ne vous est-il jamais venu à l’esprit, monsieur Schulze, de réfléchir sur la cause qui fait que cette société humaine donne tant à un individu et si peu à un autre ?

Ce n’est pas dans le simple travail individuel qu’on en peut trouver la cause, puisque, selon vous-même, en dehors de la société humaine, nous ne sommes que de simples individus, et que, malgré toute notre force individuelle de travail, nous n’aurions tous rien (Alle mitsammen nichts hætten). Par conséquent, d’après vous-même, il faut en chercher la cause dans l’organisation existante de la société humaine ! Vous en étiez déjà convenu, en reconnaissant la société comme un élément qui détermine essentiellement le travail dans la forme et la nature de son exécution ; donc, si cela se rapporte à la nature et à la forme, cela doit aussi se rapporter nécessairement au produit net (Ertrag).

Il y aurait donc à changer, dans cette forme de production existante à laquelle la société humaine d’aujourd’hui a empreint le travail dans la nature et la forme de son exécution, précisément ce qui fait que parmi les hommes, les uns reçoivent tant de profit de la société, de la communauté humaine, et les autres, au contraire, si peu.

De cette manière, même votre mauvais livre, votre verbiage sans suite, contiendrait des phrases qui admettent aussi et reconnaissent parfaitement la nécessité d’un changement de la forme de production, la forme et nature de l’exécution du travail dont la société humaine d’aujourd’hui empreint le travail social.

Certainement vous ne craignez rien tant que d’observer de plus près votre propre phrase : que la société humaine est l’élément qui détermine la forme et la nature de l’exécution du travail.

Nous avons vu comme vous délayez cette phrase à l’explication de laquelle vous consacrez tout un article, vous payant de généralités vides, au lieu de serrer la question de près. Voyons comment vous la développez plus loin. Vous continuez en ces termes (p. 12) :

« Tâchons de démontrer comment ces rapports se trouvent liés à la circulation qui, comme nous l’avons vu, remplit la vie de l’individu, et comment les exigences de la vie individuelle et les conditions des rapports sociaux s’accordent.

« Besoin, — effort, — satisfaction étaient les trois côtés par lesquels cette circulation se présentait à nous. Si nous les observons séparément de plus près, nous remarquons une différence essentielle entre eux. Avec le besoin et la satisfaction, c’est-à-dire le commencement et la fin de cette circulation mentionnée qui se confond mutuellement l’un dans l’autre pour renaître toujours l’un de l’autre, nous avons devant nous quelque chose de personnel au plus haut degré, car cette combinaison alternative ne peut avoir lieu que dans la même personne, sans qu’une autre y prenne part. Il n’y a pas de besoin qui puisse trouver sa satisfaction dans un autre, excepté celui qui l’éprouve et vice versa. Je ne puis communiquer ni ma faim, ni ma soif, ni ma fatigue à un homme rassasié et dispos, et je n’en serai ni plus rassasié, ni plus réconforté, si quelqu’un mange ou dort pour moi. Cela ne mènera à rien ; je dois manger, boire, dormir, respirer moi-même, etc. Si j’en ressens le besoin, un autre ne saurait le satisfaire pour moi. Sachons-le bien : une fois pour toutes, il est de toute impossibilité que quelqu’un reporte sur un autre ses besoins, et que la satisfaction d’un besoin ressenti par quelqu’un puisse s’accomplir dans un autre que lui-même. Les deux procédés coïncident immédiatement et nécessairement dans une seule et même personne.

« Mais il en est tout autrement du chaînon de jonction en ce qui touche l’effort qui sert à aider le besoin dans sa satisfaction. Il peut provenir d’un autre individu que celui qui ressent le besoin et pourtant en faciliter la satisfaction. Les produits du travail humain sont transmissibles, dit la loi populaire économique, intervenant à ce propos. Nous ne pouvons ni boire ni manger les uns pour les autres, mais nous pouvons travailler les uns pour les autres, nous pouvons nous rendre réciproquement des services et pourvoir à nos besoins d’existence, — c’est la grande et sage organisation de la nature qui rend possibles en général la société et les rapports sociaux entre les hommes. »

A-t-on jamais rien entendu de pareil ? Nos travailleurs sont-ils des nègres, monsieur Schulze ? Vous parlez aux gens tout le long d’une page de ce que chacun doit manger et boire lui-même, s’il veut apaiser sa faim, etc., etc. Les travailleurs ne le savaient donc pas avant vous ? Et vous appelez ce babillage d’enfants conférence populaire aux travailleurs, monsieur Schulze ?

Vous expliquez dans une longue page aux travailleurs qu’ils ne peuvent pas reporter sur d’autres le boire et le manger, et tout cela, comme m’en fit la remarque un diseur de bons mots, pour prouver aux travailleurs qu’ils devaient reporter sur les bourgeois le boire et le manger.

Où dois-je prendre, monsieur Schulze, la patience nécessaire pour me gorger de votre bouillie de millet (Hirsebrei), et que ne puis-je la reporter sur un autre !

Vous continuez à expliquer, à votre manière lucide, la phrase que la société humaine est l’élément qui détermine le travail dans la forme et la nature de son exécution :

« Mais en outre de la possibilité de la vie sociale, cette organisation naturelle du travail qui a sa racine dans l’organisation humaine, comme nous l’avons déjà indiqué d’une manière générale, en renferme en même temps la nécessité. »

Dans cette Organisation du travail, monsieur Schulze, vous n’avez encore parlé d’aucune organisation de travail. Jusqu’à présent, vous n’avez ni décrit, ni exposé, ni expliqué en aucune façon l’organisation actuelle du travail. Tout, chez vous, n’est qu’un abus continuel de phrases, de phrases retentissantes !

Jusqu’à présent vous n’avez rien dit que cette parole enfantine qu’on ne pouvait pas reporter sur un autre le manger, mais qu’on pouvait reporter sur lui le travail. Non seulement vous l’avez rabâché, mais vous l’avez répété sur tous les tons, dans deux grandes pages. Mais, de tout cela, il ne résulte rien encore. Et tandis que vous vous en rapportez toujours à cette phrase, vous appelez cela cette organisation naturelle du travail, comme si vous aviez donné les moindres détails et quelques éclaircissements sur l’organisation actuelle, existante.

O infatigable faiseur de mots !

Vous continuez immédiatement, ou plutôt vous recommencez :

« Non seulement nous pouvons travailler les uns pour les autres, mettre réciproquement nos produits à notre disposition mutuelle, mais nous le devons, si nous voulons arriver à la satisfaction complète de nos besoins par notre travail. »

Bim ! boum ! boum !

« Car, continuez-vous, à la thèse posée par nous plus haut : Qu’en dehors de la société humaine les besoins de l’homme isolé surpassent de beaucoup ses forces, et que le dépérissement est son lot certain, nous avons irrévocablement opposé cette autre : Que dans la société humaine, par l’échange réciproque des produits du travail et des moyens d’assistance, les forces de l’homme dépassent de beaucoup ses besoins. »

Eh bien, monsieur Schulze, la première de ces deux phrases que vous alléguez en gros caractères, qu’en dehors de la société humaine les besoins de l’individu isolé surpassent ses forces, et que le dépérissement est son lot certain », est incontestablement vraie et vraiment incontestable. Elle est généralement vraie, et se rapporte à tout homme, même à Léonor Reichenheim, comme je vous en ai déjà fait la remarque, et comme vous l’admettez vous-même en l’appliquant à l’homme tout court, ce qui veut dire à tous les hommes.

Mais la seconde phrase que vous opposez à la première, en caractères tout aussi gros, que : dans la société humaine les forces de l’homme dépassent de beaucoup ses besoins, celle-là est-elle aussi généralement vraie ? est-elle applicable à tous ? Quant à Léonor Rciclienheim et beaucoup d’autres qui se trouvent dans une situation pareille ou même moins fortunée, elle est vraie, au plus haut degré, et dans des proportions différentes. Mais est-elle réellement juste, relativement à tous les hommes d’aujourd’hui ? ou relativement à la grande majorité ? ou à la moitié ? ou seulement au tiers ? ou au quart ?

Voulez-vous que je vous réponde par des données statistiques sur la situation du prolétariat en Angleterre, un pays où la liberté industrielle et la liberté de domicile régnent dans une extension absolue, et que (p. 70 de votre Catéchisme), dans votre colossale ignorance de toutes choses, vous vantez, soit précisément à l’égard de la situation de ses travailleurs, soit par l’exemple des Flandres qui jouissent également de tous les avantages de la liberté industrielle et de la liberté de domicile, et où, grâce à ces libertés, dès 1847, sur une population de moins d’un million et demi, on comptait 225,894 vagabonds, au-dessous de dix-huit ans, et dans les Flandres orientales, sur 100 habitants, 36 receveurs d’aumônes[24] !

Mais restons en Allemagne !

Lisez sur la situation de la population rurale les indications puisées dans les recherches officielles du collège royal d’économie rurale et dans l’œuvre du professeur Lengerke publiée là-dessus, en 1849, par ordre du gouvernement, et rassemblées dans mon écrit : Les impots indirects et la situation de la classe ouvrière (p. 67-74.) Vous y trouverez, à chaque page, des aveux officiels et des indications spéciales, — malgré la tendance très naturelle du document officiel à embellir la chose autant que possible. — Vous verrez, dis-je, que, quand même les prix des aliments sont modiques, ces gens manquent constamment de nourriture. En général, cette classe de gens n’atteint pas un âge avancé, naturellement à cause du misérable genre de vie, du travail excessif et des soucis causés par le besoin. Leurs forces physiques baissent, en suite de la consommation prédominante de pommes de terre et en général d’une nourriture mauvaise et insuffisante.

Vous désirez peut-être des indications statistiques sur la situation des ouvriers industriels ? Prenez alors mon Manuel des Travailleurs (Discours de Francfort) et vous y verrez (p. 27-30) les compilations que j’ai faites d’après les meilleures sources statistiques et les plus incontestées, sur la moyenne de la durée de la vie dans la classe ouvrière industrielle. Vous y lirez, par exemple, les indications empruntées aux recherches du conseiller intime Engel, directeur du bureau statistique officiel de Berlin, qui vous prouvent qu’à Berlin les rentiers vivent en moyenne 66 ans et demi, les mécaniciens, 37 ans et demi, les relieurs, seulement 35 ans, et enfin les ouvriers en tabac et en cigares, 31 ans, ou, en d’autres termes, qu’en conséquence de leur mauvaise situation ils n’atteignent pas même la moitié de la durée naturelle de leur vie.

Ou voulez-vous plutôt voir dans quel rapport numérique se trouvent entre eux ceux dont les forces et les moyens dans la société dépassent de beaucoup leurs besoins, et avec ceux chez lesquels les forces et les moyens restent de beaucoup en arrière de leurs besoins ?

Voyez de nouveau mon livre : Les impôts indirects et la situation de la classe ouvrière, où (p. 55 et surtout à la table, p. 63) j’ai démontré par les indications officielles les plus exactes que la classe extrêmement pauvre de la société, celle qui paie annuellement un ½, 1, 2 et 3 thalers d’impôts, ne constitue rien moins que le 89,06 % de toutes les classes contribuables de l’État.

Tandis que dans ma Lettre ouverte (Antwortschreiben) j’ai dû me contenter d’indications sommaires, cette fois elles étaient si spéciales et si bien fondées sur les données les plus nouvelles et les plus exactes, que, depuis la publication de mon livre sur les Impôts indirects et de mon Supplément au Manuel des Travailleurs, aucun Schulze ni aucun Wackernagel[25] n’ont pu trouver à objecter la moindre chose, et tout le bruit qu’on a fait contre mes Réponses a fini pitoyablement.

Vous avez donc ici le rapport numérique de ceux dont les forces et les moyens dans la société, comme vous le dites, dépassent de beaucoup leurs besoins, et de ceux chez lesquels ils restent de beaucoup en arrière de leurs besoins.

Mais pourquoi dois-je faire avec vous de la statistique, monsieur Schulze ?

Allez dans votre propre société ouvrière d’ici. Lequel de ces travailleurs, même de ceux qui vous applaudissent avec le plus d’enthousiasme, serait d’accord avec vous, si vous lui disiez simplement et sérieusement que ses forces et ses moyens dépassent de beaucoup ses besoins ?

Lequel de ces travailleurs ne serait pas indigné, si vous lui proposiez nettement et sans phraséologie cette manière de voir ?

Ne voyez vous donc pas, monsieur Schulze, que ces gens-là ne vous applaudissent que parce que vous avez tué en eux toute pensée par l’éternel fracas de votre grosse caisse, de vos phrases embrouillées, parce que vous avez tué chez eux la pensée à un tel point qu’ils ne savent plus du tout ce que signifient les phrases qu’ils accueillent de leurs bravos !

Quand vous dites que dans la société humaine les forces et les moyens de l’homme dépassent de beaucoup ses besoins, on n’y peut rien objecter, excepté ce que j’ai déjà prouvé plus haut, que pour vous l’actionnaire du chemin de fer de Cologne-Minden représente « le travailleur » et que en conséquence directe M. Léonor Reichenheim est pour vous l’homme, l’homme normal, personninifiant l’espèce.

Ou peut-être dans cette phrase que dans la société les forces de l’homme dépassent de beaucoup ses besoins vous avez pris l’expression vague, et à double sens : les forces de l’homme, non pas dans le sens que je lui ai attribué en l’expliquant et en l’exprimant par les mots : les forces et les moyens de l’homme. Vous l’avez pris peut-être dans le sens que dans la société les forces productives de l’homme dépassent de beaucoup ses besoins, mais non pas ses moyens, et que, bien qu’il produise beaucoup au-dessus de ses besoins, il ne profite pas pour cela de ses propres moyens. Mais, si tel est le cas, où reste donc cet excédant que l’homme produit dans la société au delà de ses besoins et qu’il n’obtient pas ? Cet excédant des forces productives humaines passe donc dans les poches d’autrui.

Et, de la sorte, vous approuveriez tout ce que je dis et tout ce que vous attaquez !

Car c’est précisément mon observation qu’aujourd’hui l’homme produit et peut produire autant qu’il lui faut à la satisfaction de ses besoins, mais que par l’organisation actuelle de la production ses forces productives ne se convertissent pas pour lui en moyen de vivre. C’est donc entendu, comme il ne peut pas vous venir à l’esprit de m’approuver et que, dans la phrase que dans la société les forces de l’homme dépassent de beaucoup ses besoins vous prenez le mot forces dans le sens de forces et moyens, comme je l’ai expliqué plus haut, il est donc entendu que, pour vous, M. Léonor Reichenheim est l’homme-type.

En effet, qu’importent les hommes qui se trouvent dans une autre situation ? On les amuse de phrases sonores. On les nourrit pendant si longtemps de cette écume, de cette bouillie de paroles, qu’à la fin toutes les fissures de leur cerveau se bouchent ; ils deviennent furieux et se lèvent contre leurs propres intérêts.

Mais, malgré l’ennui insupportable que nous fait éprouver le fouillis de paroles à l’aide desquelles vous expliquez, dans le chapitre suivant intitulé : La forme du travail dans la société humaine, vous vous êtes chargé de démontrer comment la société humaine détermine le travail dans la forme et la nature de son exécution, question que vous n’avez pas encore commencé à expliquer. Nous avons cité sans rien omettre, syllabe par syllabe, tout ce que vous avez dit dans ce chapitre. Nous n’y avons trouvé que des phrases, un mélange intolérable de lieux communs. Il est temps enfin de traiter votre sujet avec plus de vigueur ; peut-être cela viendrat-il ; voyons plus loin.

Vous continuez immédiatement après la dernière phrase citée :

« Une des causes principales de l’impossibilité des hommes de pourvoir séparément à tous leurs besoins est dans la différente répartition des forces et des capacités entre eux, dans leurs différentes facultés qui rendent les individus capables de telle ou telle occupation, mais qui n’en rend aucun d’eux capable d’exécuter tous les genres de travaux. C’est pourquoi, par l’impulsion de leur propre nature, ils ont trouvé eux-mêmes la seule issue possible. Étant donné cet état de choses, ils ont réparti les tâches entre eux. Au lieu d’entreprendre tous les travaux nécessaires à son entretien, chacun ne s’adonne qu’à l’un ou l’autre travail. Il est vrai que par cette activité immédiate il n’atteint à la satisfaction que de tel ou tel autre de ses besoins. Mais en employant tout son temps et toutes ses forces à la production de certains articles ou à de certaines entreprises, il est naturellement en état d’en produire dans cette branche spéciale plus qu’il n’en a besoin pour son propre usage, et il en conserve un excédant plus ou moins considérable qu’il peut mettre à la disposition d’autres personnes. Comme ces dernières en agissent de même de leur côté et que chacune d’elles choisit une branche de travail particulière, on peut compter avec certitude étant donné la diversité infinie des inclinations et des aptitudes des hommes, que tous les genres imaginables d’occupation seront représentés, et que la somme totale dans toutes les directions possibles en sera suffisante. Ainsi, chacun peut être sûr que, pour ce qu’il aura produit dans sa branche de travail au delà de ses besoins, il pourra recevoir des autres tout ce qui est nécessaire à la vie, en échange et à la condition que son propre produit de travail puisse servir également à la satisfaction des besoins des autres et leur soit agréable. L’un, par exemple, fabrique du drap, un autre des habits, un troisième de la chaussure, celui-ci des meubles, ceux-là construisent des maisons, s’occupent de l’agriculture et de l’exploitation des mines, etc., et chacun donne les produits gagnés qu’il n’emploie pas pour lui-même en échange contre des produits des autres. »

Ce passage surpasse tout ce que nous avons entendu jusqu’ici ! Vous parlez aux travailleurs, monsieur Schulze. Vous écrivez un catéchisme des travailleurs, et c’est ainsi que vous leur décrivez la forme du travail dans la société actuelle : « L’un, par exemple, fabrique du drap, un autre des habits, un troisième de la chaussure, celui-ci des meubles, d’autres construisent des maisons, s’occupent d’agriculture et de l’exploitation des mines, etc., et chacun donne les produits gagnés qu’il n’emploie pas pour lui-même en échange contre les produits des autres. »

En d’autres termes, vous décrivez la situation des travailleurs comme s’il ne s’agissait que d’un monde d’entrepreneurs. Dans votre fantaisie dorée tous les travailleurs de fabriques, ces parties de la machine d’une grande production commune, se transforment en petits entrepreneurs autonomes qui possèdent des produits gagnés et les vendent pour leur propre compte !!!

C’est selon vous la forme de travail dans la société humaine actuelle et ce que vous vouliez développer, c’est la manière dont la société humaine détermine le travail dans la forme et la nature de son exécution.

Puisque vous avez pu faire une erreur si grossière, pouvons-nous croire encore à votre bonne foi ! Car, si peu que vous connaissiez en détail les choses d’économie politique, autant que vous soyez resté même dans la sphère de l’économie vulgaire le petit juge de district que vous étiez primitivement, il n’est pas permis d’aller jusque là. Chaque enfant connaît assez nos conditions actuelles pour éclater de rire devant cette description du procédé de travail dans la société actuelle.

Vous résolvez la question sociale beaucoup plus rapidement que moi et sans le moindre obstacle, mais sur le papier seulement. Vous escamotez les travailleurs et vous les transformez, sur le papier toujours, en entrepreneurs !

Et le travailleur, narcotisé par cet abrutissement intellectuel, par les phrases nébuleuses avec lesquelles vous le troublez au point de lui faire perdre non seulement la raison, mais l’ouïe, la vue et le sentiment, le travailleur exalté vous crie : Bravo ! (Hoch ! ) quand vous lui dites que le travail social actuel est organisé de façon que chacun vend ses produits gagnés, que chacun est entrepreneur autonome !

Si cette affirmation est une fausseté qui empêche tout à fait de croire à votre bonne foi, et si l’on doit seulement admirer l’effronterie avec laquelle vous osez dire de telles choses devant une assemblée de travailleurs, elle prouve encore néanmoins, à un autre point de vue, une ignorance si colossale et si naïve du travail social actuel, de la forme et de la nature de l'exécution du travail déterminée par la société humaine, que c’est vraiment quelque chose de très-divertissant !

« Chacun donne les produits gagnés qu’il n’emploie pas pour lui-même en échange contre les produits des autres ! »

Monsieur Schulze ! juge de district ! n’avez-vous donc aucune conception de la forme réelle du travail social actuel ? N’avez-vous donc jamais quitté Bitterfeld et Delitsch ? Dans quel siècle du moyen âge vivez-vous donc avec votre manière de voir ?

Vous représentez le travail social d’aujourd’hui, comme si chacun acquérait avant tout, par son travail, les produits dont il a besoin lui-même et échangeait ensuite l’excédant de ces produits, dont il n'a plus besoin pour lui-même ![26].

C’est-à-dire, en d’autres termes : vous vous imaginez le travail social actuel tel qu’il l’était effectivement dans les temps éloignés du moyen âge, où chacun produisait avant tout ce qui lui était nécessaire à son propre usage, et échangeait ensuite l’excédant de ces produits, dont il n’avait plus besoin pour lui-même.

Ne comprenez-vous donc pas que le travail social d’aujourd’hui se caractérise précisément par là, que chacun produit ce qu’il ne peut pas employer pour lui-même ? Ne comprenez-vous donc pas que depuis l’avènement de la grande industrie cela doit être ainsi, qu’en cela consiste la forme et l’essence du travail actuel et que sans l’admission rigoureuse de ce point de départ, aucun côté de nos conditions économiques, aucun de nos phénomènes économiques ne pourrait être compris ?

Selon vous, M. Léonor Reichenheim, à Wüste- Giersdorf, produit avant tout le coton filé pour son propre usage. L’excédant que ces filles ne peuvent plus convertir en bas et en camisoles de nuit, il l’échange.

M. Borsig produit les machines avant tout pour l’usage de sa famille. Il vend ensuite les machines superflues. Les magasins d’habits de deuil travaillent avant tout dans la prévoyance des cas de mort dans leurs propres familles, et comme ces cas sont rares, ils échangent les restes de leurs étoffes de deuil.

M. Wolff[27], le propriétaire du bureau du télégraphe d’ici, fait venir les dépêches avant tout pour son plaisir et son instruction. Ensuite, après en avoir suffisamment joui, il les échange avec les loups-cerviers de la bourse et avec la rédaction des journaux contre leurs correspondances et leurs actions superflues !

Je descends d’une famille de négociants en gros, monsieur Schulze. Quand je n’étais qu’un garçon de dix ans, je ne pouvais pas comprendre pourquoi ma mère et ma sœur, lorsqu’elles voulaient avoir des robes de soie, allaient dans la boutique d’un marchand en détail, où elles achetaient, naturellement beaucoup plus cher, ces mêmes étoffes qui se trouvaient en masse dans le magasin de mon père. À douze ans, j’en avais déjà compris la raison pratique, qui m’avait tant intrigué d’abord. Mon père vendait des étoffes en gros, c’est pourquoi il lui était bien plus désavantageux de couper par complaisance de famille une robe d’une pièce d’étoffe en soie que de payer au vendeur en détail tout le surplus possible. En même temps, ma mère et ma sœur avaient l’avantage de trouver chez le marchand en détail, quoique en moindre quantité, un plus grand choix de modèles, et pouvaient mieux voir comment la petite fleur avec un point se rapportait à la petite fleur sans point.

Même relativement au métier, c’est devenu vrai que chacun produit ce dont il ne fait point usage. Moïse et fils, les plus grands marchands d’habits de la ville de Londres, font probablement venir les habits qu’ils portent eux-mêmes de chez un tailleur fashionable du West End, tandis que ce même tailleur dont le temps, le travail, la renommée et la façon, sont payés à un prix bien autrement élevé, agirait, par cette même raison, très pratiquement en achetant ses habits chez Moïse et fils.

Même dans l’économie rurale, le procédé naturel de la production pour le propre usage du producteur joue un rôle qui s’amoindrit de plus en plus, tant par suite de la forme-argent, par laquelle tous les produits de la production moderne doivent incessamment passer, que de la grande industrie, qui sont les deux moyens par lesquels l’industrie moderne a empreint aussi la production du sol de son caractère dominant.

Nous le démontrerons succinctement plus tard.

Ainsi le caractère distinctif, rigoureusement stable du travail dans les périodes sociales antécédentes, est qu’on produisait alors avant tout pour son propre usage et qu’on cédait le superflu, c’est-à-dire que l’économie naturelle prédominait.

Le caractère distinctif, la définition spécifique du travail dans la société moderne, est que chacun produit seulement ce qu’il n’emploie pas, c’est-à-dire que chacun produit des valeurs d’échange, à l’encontre de ce qui se faisait avant où l’on produisait surtout des valeurs d’utilité.

Ne comprenez-vous pas, monsieur Schulze, que c’est la forme et la nature de l’exécution du travail, nécessaire et toujours de plus en plus répandue dans une société, où la division du travail s’est si largement développée, comme dans la société moderne ?

Mais, si vous ne le comprenez pas, pauvre petit juge, si vous vous représentez toujours le travail inorganique sous l’image d’un boucher de Bitterfeld ou de Delitsch, qui tue peut-être son porc le plus gras pour lui-même, et n’en cède à ses chalands que ce qui ne lui convient pas, vous ne pouvez pas non plus comprendre aucun des faits et des phénomènes économiques qui régissent nos conditions sociales actuelles ! Car tous ces phénomènes découlent précisément de ce que le travail d’aujourd’hui est une production exclusive de valeurs d’échange, un travail produisant des objets qu’on n’emploie pas soi-même ! Et on ne peut le concevoir qu’en suivant rigoureusement cette définition distinctive du travail actuel.

Vous ne comprenez donc pas que ce travail, dirigé exclusivement à la production de valeurs d’échange, d’objets qu’on n’emploie pas soi-même, est la source de l’immense richesse et en même temps de l’immense pauvreté de la société actuelle ?

Vous ne comprenez donc pas que ce fait dominant a créé le marché universel, et que la production pour le marché universel n’est possible qu’avec lui ?

Vous ne comprenez donc pas que là est la cause de la surabondance de produits (surproduction), des crises, des stagnations de commerce et de travail ?

Vous ne comprenez donc pas que c’est là ce qui rend la condition de la classe ouvrière si misérable, si incertaine et exposée aux plus cruelles souffrances ? Car certainement la condition du fileur et du tisseur était encore plus assurée au temps où (comme par exemple en Angleterre jusqu’à la fin du siècle passé) l’ouvrier cultivait encore un petit champ, avait une vache et produisait pour son propre usage.

Celui qui produit lui-même les principaux moyens de subsistance pour son propre usage ne peut pas être jeté si rapidement et si profondément dans la misère, comme notre travailleur qui sans la moindre force de résistance d’un capital est journellement livré, tout entier, au marché universel, et dépend de chaque mouvement convulsif de ce dernier ! Vous ne comprenez donc pas du tout la cause générale qui a créé notre Prolétariat ?

Vous ne comprenez pas non plus, et certainement encore moins que toute autre chose ; mais par une explication que je vous donnerai plus tard, je vous forcerai à comprendre que ce n’est que lorsque la production est exclusivement dirigée vers les valeurs d’échange, lorsque le travail a pris la forme et la nature de son exécution, où chacun ne produit que des objets qui ne servent pas à son propre usage, ce n’est qu’alors, dis-je, qu’existe le capital proprement dit.

Vous ne comprenez donc rien, rien, mais rien du tout de nos conditions économiques !

Et à ce babillage d’enfant je dois opposer l’économie politique !

Les temps à venir, auxquels, du reste, mes peines et mes efforts sont destinés, me tiendront compte d’avoir accepté l’humiliation volontaire de vous critiquer !

Que chacun lise soi-même comment vous détaillez dans toute une page encore ce que vous venez de dire et le rabâchez ensuite, sans y ajouter la moindre chose. Et c’est ainsi que vous terminez ce chapitre qui porte le titre glorieux de Forme du travail dans la société humaine.

Suit le petit chapitre (p. 16). La division du travail dans ses différents embranchements, en particulier.

Mais au lieu d’exposer la division du travail dans ses différents embranchements en particulier, au lieu d’examiner et de démontrer quel est l’effet de la division du travail sur la situation des différents agents du travail en particulier, nous ne voyons qu’une suite de lieux communs qu’on trouve dans chaque abrégé et même dans les livres d’enfants sur le perfectionnement augmenté du travail par suite de sa division, sur l’empêchement de la dissipation du capital pendant le travail, favorisé par cette division, et sur l’utilisation rendue possible, moyennant cette division des forces de la nature et des trésors des différentes zones ; en d’autres termes : tandis que par votre titre vous promettez de traiter la division du travail dans ses différents embranchements en particulier, vous la traitez sur la division du travail en général.

Vous ne comprenez pas seulement le sens de vos propres en-tête de chapitres ! En-tête et contenu riment ensemble comme hallebarde et miséricorde.

En disant que vous ne faites que délayer des choses devenues depuis longtemps lieux communs, j’ai dit trop peu. J’aurais dû ajouter que vous les délayez et les gâtez !

Il y a environ cent ans qu’Adam Smith, d’après l’exemple de Ferguson[28], décrivit amplement les avantages de la division du travail au point de vue du perfectionnement de la masse des produits ; il cita l’exemple de l’épingle[29], c’est-à-dire qu’il conçut avec une intelligence concrète digne de lui la précision spécifique que le travail a dans sa forme actuelle, il montra comment dans le même atelier la fabrication d’une aussi petite chose que l’épingle est divisée en dix-huit branches différentes de travail, qui ont ordinairement chacune leurs travailleurs particuliers, de sorte que chacun ne fabrique que la dix-huitième partie d’une épingle. Il montra que le produit total de leur activité réunie l’emporte infiniment sur le produit du même nombre de travailleurs, si chacun faisait des épingles entières à part. Par cet exemple, il décrivit le travail d’aujourd’hui dans la précision distinctive spécifique qu’il a réellement. Il ne le décrit pas comme un échange de produits particuliers que des entrepreneurs particuliers autonomes, vis-à-vis les uns des autres, ont fabriqués, mais il fait voir comme la production totale de beaucoup de travailleurs réunis pour faire le même produit, chacun d’eux ne déployant qu’une activité dépendante abstraite, partitive, et, par conséquent, ne possède nullement le produit tout fait pour l’échange.

Cet exemple d’Adam Smith est si bien pris qu’il s’est stéréotypé et a passé dans tous les abrégés. Il ne varie que par l’exemple[30] de la fabrication des cartes à jouer, auquel il s’applique également.

Mais à vous, monsieur Schulze, il ne vous convient pas de montrer le travail d’aujourd’hui dans sa précision spécifique. Il ne vous convient pas de faire voir aux travailleurs, par un exemple pareil, qu’ils ne sont que les rouages dépendants d’une grande production commune. Cela doit leur être déguisé autant que possible ; il faut leur persuader, si faire se peut, que chacun échange les produits qu’il a fabriqués.

Vous vous éloignez, cette fois, de la sagesse des abrégés, et vous transportez votre exemple sur le terrain du libre-échange. Pour montrer le perfectionnement que le travail atteint par sa division, vous faites échanger les pays entre eux. Vous choisissez comme exemple de l’effet merveilleux de cette division du travail la redingote !

« La laine, dites-vous, vient peut-être de l’Australie ou de la Russie méridionale, elle a été filée en Angleterre, tissée en Allemagne ; la soie, qui a servi à coudre, vient de la France méridionale, et les ciseaux du tailleur encore d’autre part, etc., etc. »

Ainsi la division du travail est heureusement résolue en opérations autonomes d’entrepreneurs non moins autonomes échangeant réciproquement ; tout ce qui rappelle la précision spécifique du travail d’aujourd’hui et ce qui vous blesse visiblement, tout ce qui pourrait servir à ouvrir les yeux aux travailleurs sur ce sujet est soigneusement évité !

Mais, monsieur Schulze, voulez-vous sérieusement expliquer aux gens l’effet merveilleux de la division du travail, dans le sens actuel, par cet exemple ?

Cette forme de la division du travail, l’échange, a toujours existé, depuis que le monde existe. Les Phéniciens ont déjà pratiqué cette division du travail en apportant de Tyr en Grèce la pourpre et en allant chercher l’ambre jaune sur les côtes allemandes de la mer Baltique. Et c’est ainsi que vous croyez expliquer la division actuelle du travail et ses effets merveilleux ?

Au lieu d’expliquer l’effet de la division du travail, vous expliquez simplement l’effet de l’échange, soit parce que vous n’avez aucune idée du sens plus élevé et plus précis dans lequel les économistes emploient ce mot, soit que, par des motifs connus de vous, vous vouliez en cacher la signification.

Échange, échange, échange. — C’est tout ce que vous savez. Ce mot épuise tout le contenu de vos notions économiques. Vous n’avez pas le moindre entendement des formes économiques plus élevées et plus précises. Tout ce que vous voulez éclaircir, tous les phénomènes économiques beaucoup plus élevés et plus déterminés se transforment (comme je le démontrerai encore plus tard) entre vos mains et à votre insu en simple échange.

O juge de district que vous êtes !

Vous terminez cette bordée de phrases par les paroles suivantes, pleines d’onction :

« Déjà les arts et les sciences lui payent (au travail) les intérêts retenus depuis si longtemps ; quant aux travailleurs qui sauront bien comprendre cette marche nécessaire du développement social et l’utiliser en leur faveur, leur large part dans le grand héritage de l’humanité ne sera pas injustement retenue. »

Que le ciel nous préserve dans sa grâce des intérêts apportés à l’humanité par ce que vous nommez la science !

  1. Le Catéchisme de M. Schulze n’est autre chose qu’un extrait fidèle et une traduction du puéril abécédaire de Bastiat. C’est par ce livre qu’il a acquis une réputation si usurpée parmi les économistes libéraux d’aujourd’hui, avec la différence, seulement, que tout l’esprit et l’éclat du style, qui valurent à Bastiat cette fausse réputation, sont complètement perdus chez M. Schulze, et l’ennuyeuse insipidité de la chose y apparaît dans sa nudité.
        L’économiste progressiste de Berlin, M. Faucher, déclara un jour, dans une société économique d’ici, que Bastiat avait détruit Proudhon et le socialisme. Il était, certes, bien facile de détruire économiquement Proudhon, attendu qu’il n’a jamais été économiste. Quant au socialisme, il prend la liberté, à cette occasion, de rendre, par mon intermédiaire (service pour service, selon la théorie de Bastiat), ce service à M. Bastiat, avec la permission de M. Faucher. Mais il serait aussi superflu que désagréable pour le lecteur, comme pour l’auteur, de citer constamment, à côté des paroles du Bastiat allemand, les paroles identiques du Schulze français. Il suffit de constater une fois pour toutes cette identité, dont peut se persuader tout Allemand connaissant le français et tout français connaissant l’allemand. Seulement, là où l’intérêt de la précision et de l’exactitude critique l’exigera, comme, par exemple, à la théorie de la valeur et des services, nous nous permettrons de citer, à côté de la traduction de M. Schulze, les propres mots de M. Bastiat, et de l’interroger à part. Ça et là M. Schulze dit certainement des absurdités qu’on ne saurait mettre sur le compte de Bastiat, et en ce cas, par justice pour ce dernier, nous ne manquerons pas de les noter.)
  2. Gagner, profiter, mériter, n’ont qu’une seule acception en allemand : verdienen. (Note du trad.)
  3. Voir, sur la forme du travail au Pérou : History of the conquest of Peru, by William Prescott. London, 1857, tom. I, chap. II, IV et V. Ainsi on ignorait toute espèce de monnaie, quoique la fabrication et l’art y fleurissent. (Le même, p. 147 – they – had no Knowledge of money.) (Note du trad.)
    Voir aussi la Notice sur le Communisme dans l’empire des Incas, par Ch. Wiener (Actes de la Société philologique, t. IV, n° 6, 1874).
  4. Le mot procès, qui exprime un développement considérable dans l’ensemble de ses conditions réelles, appartient depuis longtemps à la langue scientifique de toute l’Europe. En France on l’a d’abord introduit d’une manière timide sons sa forme latine — processus. Puis il s’est glissé, dépouillé de ce déguisement pédantesque, dans les livres de chimie, de physiologie, etc., et dans quelques œuvres de métaphysique. Il finira par obtenir ses lettres de grande naturalisation. Remarquons, en passant, que les Allemands, comme les Français, dans le langage ordinaire, emploient le mot procès dans son acception juridique. « (K. Marx — Le Capital.) Nous emploierons aussi le mot procès dans ce sens. (Note du traducteur).
  5. Et vous ne vous figurez, en effet, vous et M. Bastiat, dans les hommes de la société actuelle, que des Robinson Crusoé isolés, vivant dans l’état de nature, seulement avec le supplément infiniment grotesque et contradictoire de l’idée que ces sauvages, vivant dans l’état de nature, « échangent » entre eux leurs produits.
  6. Si vous ne le comprenez pas, monsieur Schulze, comme c’est plus que probable, voyez : Savigny, Système des Rom., R., t. VIII. p. 533-536, et mon System der Erw. Rechte (système des droits acquis), t. I, p. 194 ff.
  7. Arist. Polit., lib. I, c. I.
  8. Arist. Polit., lib. I. c. I et II.
  9. La concession est trop forte, et il y aurait beaucoup à objecter contre cette affirmation sommaire et absolue du libre arbitre. Les codes bourgeois eux-mêmes l’ont entrevu en faisant entrer en ligne de compte les circonstances atténuantes. (Note du traducteur.)
  10. Ce n’est que pour les « érudits » que nous notons ici la règle de King-d’Avenant connue des économistes et que Tooke (Histoire des prix, V. 1, I. IV, éd. Asher) considère aussi comme approximativement vraie et selon laquelle un déficit dans la récolte de blé hausse le prix en proportion suivante, enchérissant le déficit lui-même 3-9 fois.
    Un déficit dans la quantité de blé de
    1 dixième le hausse à
    2-------------------- à
    3-------------------- à 1
    4-------------------- à 2
    5-------------------- à 4

    Mais encore plus surprenante est la baisse disproportionnée des prix après une bonne récolte.

  11. V. Moniteur, N. 335, v. I. Dec. 1821. Les lois ont été exécutées, mais aucune loi ne peut prévenir les inconvénients qui naissent de la surabondance des récoltes. « Après une récolte abondante, le prix du blé ne baisse pas, comme le croit généralement le public, en proportion à la plus grande quantité de blé, mais dans une proportion beaucoup plus forte, de sorte que la valeur générale de tout le produit de la récolte n’atteint pas la valeur générale du produit de récolte d’une année de récolte moyenne, mais souvent est de 50 % au-dessous. Selon Cordier (Mémoires sur l’agriculture de la Flandre française. Paris, 1823), la récolte de froment en France donna un produit :
    Années
    1817
    1818
    1819
    Hectolitres
    48,157,127
    52,879,782
    63,945,878
    Somme tot. de val.
    2,046,000,000 fr.
    1,442,000,000 —
    1,170,000,000 —

    De là provient la misère des paysans par suite de l’abondance des récoltes.

  12. Les stoïques grecs et romains appelaient Conjunctio rerum omnium, ἐπιπλοκή, συμπλοκή, ἐνδεσις τῶν ὄντων (enchaînement, jonction de tout ce qui existe), le lien orphique indissoluble (δεσμός ἄρρηκτος), la είμαρμένη, la chaîne du destin qui négativement lie et détermine tout ce qui existe. V. Herakleit, V. I, p. 374-379.
  13. Die Conjunctur serait mieux traduit en français par concours de circonstances, mais nous conservons le mot propre, bien moins employé en français qu’en allemand, pour rester plus fidèle au texte de l’auteur. (Note du traducteur.)
  14. Le texte allemand dit : Abtheilung littéralement compartiment. (Note du traducteur.)
  15. Voir à ce sujet mon Manuel des Travailleurs et mon écrit : Les Impôts indirects et la situation de la classe ouvrière.
  16. Nous traduisons Arbeiterstand, littéralement état ouvrier, par classe ouvrière, quand le sens le demande. (Note du traducteur.)
  17. Principle of polit. economy, ed. 2, pag. 329.
  18. Votre ami, le grand fabricant, conseiller de commerce et député progressiste, M. Léonor Reichenheim, connait au moins tout cela bien mieux ; il rit probablement sous cape de si bon cœur qu’il vous aime encore bien pour le « service » que vous rendez à sa digestion ! Il a écrit, en 1848, une brochure tout à fait socialiste sur les rapports des travailleurs (La question sociale et les moyens de la résoudre) dans laquelle il révèle une toute autre connaissance de ces choses ! À l’opposé de moi qui fait monter la moyenne du salaire de travail à l’entretien nécessaire usité chez le peuple, il déclare que les travailleurs, dans beaucoup de districts, sont dans une telle nécessité qu’ils peuvent à peine suffire à leurs besoins les plus pressants (page 9). Ramener les salaires dans les bornes de l’humanité — poursuit-il — est non seulement une nécessité, mais une obligation morale. Le principe admis souvent pour le salaire — dit-il (page 10) — n’est pas : Combien faut-il au travailleur pour pouvoir vivre humainement ? mais : De combien a-t-il besoin pour ne pas mourir de faim ? Il ne voit le moyen d’y remédier que dans une loi qui doit régler et établir le salaire ou le minimum du salaire !  ! Ce n’est qu’ainsi qu’on peut échapper à la misère et à la détresse qui s’offre à nous sous l’aspect le plus horrible dans les antres des travailleurs (car ce ne sont pas des logements) (page 11), etc., etc. Il est vrai que c’était en 1848 que le cœur de ce millionaire et député progressiste battait si chaleureusement pour le peuple.
  19. Dans le célèbre livre : Elementa philosophica de cive ; Libertas, chap. I, XII et XIII, p. 15, éd. Amster., 1647.
  20. Beaucoup plus profond que tous les juristes rationalistes pseudo-philosophes et libéraux, qui ne voient dans l’État qu’une institution consacrant la propriété qui l’a précédé comme droit naturel, Hobbes ne fait dériver la propriété que de l’État positif et comme n’étant qu’institution positive de l’État, ib., Imperium, cap. VI et XV, p. 108 : Quoniam autem ut supra ostensum est ante constitutionem civitatis omnia omnium sunt, neque est quod quis ito suum esse dicat, quod non alius quilibet idem eodem jure vindicet pro suo (ubi enim omnia communia sunt, nihil cuiquam proprium esse potest), sequitur proprietatem initium sumpsisse cum ipsis civitalibus atque esse id cuique proprium, quod sibi retinere potest per loges et potentiam totius civitatis, hoc est, per eum cui summum ejus imperium delatum est.
  21. Montaigne, Essais, liv. I. chap. XXI.
  22. Cette affirmation de la liberté de domicile ne serait pas comprise en France ; mais l’Allemagne n’a pas eu de 89 et ce n’est qu’en 1868 que ces débris du féodalisme prirent fin, en Allemagne. (Note du traducteur.)
  23. Maintenant l’Allemagne n’a plus rien à envier sous ce rapport à la France, la Belgique et l’Angleterre. (Note du traducteur.)
  24. Voir Ducpétiaux sur le paupérisme dans les Flandres. Bruxelles, 1850.
  25. Wackernagel fut un de ceux qui attaquèrent les citations statistiques de Lassalle comme inexactes. (Note du trad.)
  26. Cette exposition du procédé de la production actuelle ne tient pas chez vous à une erreur de plume ou à un lapsus linguæ, — dans ce cas je n’en aurais pas dit un mot, — mais vous vous l’imaginez réellement comme forme du travail actuel. Vous dites déjà (p. 14) : Ainsi chacun peut être sûr que pour ce qu’il aura produit dans sa branche de travail au delà de ses besoins, il pourra recevoir des autres, en échange, tout ce qui est nécessaire à son existence. Et cela ne peut pas étonner de votre part Bastiat dit bien (Harm. écon., éd. Brux., p. 102) : « L’échange, disent quelques-uns, est l’échange du superflu contre le nécessaire ; cela est contraire aux faits qui se passent sous nos yeux, car qui oserait affirmer que le paysan, en cédant son froment qu’il a semé et récolté et qu’il ne mangera jamais, donne son excédant ? » Mais dans un autre endroit (si je ne me trompe gravement) que je ne puis indiquer en ce moment, quoique je me le rappelle exactement, Bastiat déclare formellement que le travail d’aujourd’hui est un échange de l’excès de production d’un producteur contre l’excès de production des autres producteurs. La contradiction entre ces deux endroits ne doit pas étonner les personnes qui liront ce que je fais remarquer plus tard sur les inadvertances et les contradictions continuelles de ce Monsieur.
  27. Ce nom propre signifie aussi loup.
  28. Adam Ferguson, An essay on the history of civil society, éd. Basel, part. IV, sect. I. Of the séparation of Arts and Professions. — Ferguson est plus objectif qu’Adam Smith, en ce qu’il fait ressortir, en même temps, les suites défavorables du développement de la division du travail pour les facultés intellectuelles, ce qui, du reste, non plus, n’était pas inconnu à Smith. De nos jours, après ce que Lemontey et d’autres, et même J. B. Say, en ont dit, et ce que les abrégés allemands ont affirmé, elles sont assez connues, et ce n’est que dans l’abréviation du temps de travail, et dans une tout autre forme d’enseignement, que l’avenir pourra trouver un antidote efficace contre le dépérissement intellectuel que produit le développement de la division du travail. Il y a à constater ici le fait intéressant que M. Schulze, à l’opposé de tout ce qui a été reconnu, attribue au progrès produit par la division du travail dans l’industrie, l’effet de ce que le métier (œuvre manuelle) devient toujours de plus en plus œuvre d’esprit (Catéchisme, p. 38) !  ! En restant sur le fait cité par Smith, un travailleur, qui faisait avant le tout, et ne fait à présent, toute sa vie, que la 18e partie d’une épingle. Dans cette occupation naturellement dégradante pour ses facultés intellectuelles M. Schulze voit une transition du métier à l’état d’œuvre d’esprit !  !
  29. Adam Smith, lib. I, c. i (p. 13, éd. Garn.).
  30. Introduit par J. B. Say. Michel Chevalier donna l’exemple, non moins probant, de la fabrication industrielle des montres. (Note du traducteur.)