Capital et travail/Préface

La bibliothèque libre.
Traduction par Benoît Malon.
Librairie du progrès (p. 19-24).


PRÉFACE


Le Julien, que je publiai en 1862[1], était une attaque contre le Mob[2] littéraire. Il va de soi qu’en 1863, dans ma Réponse publique (Offenes Antwortschreiben), je continuai, dans une série d’articles contre le Mob politique et économiste, l’attaque qui, par une nécessité logique, trouve maintenant sa conclusion théorique provisoire dans un nouveau Julien.

J’ai été poussé au présent travail par le chapitre d’un catéchisme allemand des travailleurs de M. Schulze-Delitsch qui parut, ou qui plutôt me tomba entre les mains en juin 1863. J’emportai l’article aux bains de Tarasp, où je me rendais alors, et là seulement, pour la première fois, j’appris à connaître à fond M. Schulze, sur le compte duquel je n’étais et ne pouvais être fixé jusqu’alors. Si, par les relations des journaux sur ses discours, il m’avait été possible de me faire une idée suffisante de ce que n’était pas M. Schulze, j’étais trop équitable pour vouloir en tirer un jugement sur ce qu’était M. Schulze. C’est seulement par l’écrit, publié par lui-même, que j’ai pu le faire avec connaissance de cause.

De retour à Berlin, en octobre 1863, je résolus de montrer ce qu’était M. Schulze et de joindre, autant que possible, à l’exposition critique de son économie, et de l’économie libérale en général, le développement théorique positif de quelques-unes des bases les plus importantes de l’économie politique, et de les lier dans cette analyse critique.

Il est vrai que j’ai écrit ces pages dans une agitation continue, au milieu des soucis et des fatigues de la direction et de la correspondance, qui me sont imposées par la Société ouvrière allemande, en outre, incriminé, en même temps, dans cinq procès résultant de mes écrits agitateurs, sans avoir, par conséquent, le loisir nécessaire pour exécuter un travail théorique. Néanmoins, j’espère que ni M. Schulze ni le public ne se trouveront déçus dans leur attente.

Quelques mots à propos de la dédicace :

Celle qui est adressée à la classe ouvrière allemande s’explique par elle-même ; quant à celle qui s’adresse à la bourgeoisie allemande, il est peut-être nécessaire de la motiver.

Ce livre fera plusieurs centaines de prosélytes, parmi les bourgeois, et cela, justement, parmi les plus intelligents et les plus capables. Un fait théorique ne saurait faire davantage ; mais, ce que je n’espère pas du tout, c’est que ce livre gagne, à mes idées, la bourgeoisie en tant que classe.

Élever une classe au-dessus de ses intérêts réels ou imaginaires, c’est ce qu’une œuvre théorique ne saurait accomplir.

Toutefois, j’espère que cet ouvrage produira aussi un effet sur la bourgeoisie allemande considérée comme classe. L’effet de la honte causée par la nullité absolue et l’incapacité du Mob à l’esprit étroit qu’elle a proclamé son héros, le couronnant de lauriers et poussant des cris d’allégresse, et tout cela sur l’autorité de la Zeitungsgeschwister (camaraderie journaliste), comme dit Gœthe ! En effet, personne, parmi les bourgeois, même peu instruits, ne pourra lire ces pages sans sentir une rougeur brûlante couvrir son front, grâce à la position archicomique que prend sur le théâtre du monde un parti qui s’érige si volontiers en monde et qui a pour meneurs et héros, et en même temps pour expression de son point de vue intellectuel général comme classe, des intelligences si horriblement infirmes. Peut-être commencera-t-elle à voir plus clairement les résultats nécessairement pitoyables qui résultent de toutes les luttes pratiques et politiques. En Allemagne, moins que dans tout autre pays, et par suite de nos bonnes traditions, on pardonne ce rapetissement intellectuel ; mais c’est encore en Allemagne que cette infirmité intellectuelle est de beaucoup plus forte. C’est la destinée spéciale de l’Allemagne que la bourgeoisie y aspire au faîte de la puissance, au moment où sa décomposition se produit par suite du développement général, contrairement à la bourgeoisie de France et d’Angleterre.

La période, soi-disant bourgeoise, et je dirai, plus tard, la raison de cette dénomination, est en décadence, et, dans son aberration naïve, la bourgeoisie allemande prend la fin d’une période pour son commencement, et croit sentir en elle le souffle du printemps et le bourgeonnement ! Cet anachronisme intellectuel, agissant sur toute chose, caractérise les traits du tableau pitoyable qu’elle représente.

Si notre bourgeoisie veut encore jouer un rôle quelconque, elle ne le peut qu’en trouvant des forces pour se relever et se mettre à étudier et à penser, mais non d’après les journaux. Déjà une génération s’est écoulée depuis qu’elle a désappris toute autre manière de penser et de s’instruire, et c’est là la cause immédiate de sa dégénérescence. De grande qu’elle était autrefois, nous la voyons, aujourd’hui, rapetissée, difforme.

Encore un mot aux économistes :

Dans mon Système des droits acquis, publié en 1861, t. I, p. 264, je dis : « Sous le rapport social, le monde en est à cette question : aujourd’hui, que la propriété ne permet plus d’utiliser directement un homme (esclavage), cette même propriété doit-elle permettre d’exploiter indirectement un autre homme (salariat) ? Ce qui veut dire, en somme : la libre manifestation ou le développement de la force personnelle de travail est-elle une propriété exclusive du possesseur de la matière, de l’instrument de travail et de l’avance (capital) et, par conséquent, est-ce à l’entrepreneur, comme tel (abstraction faite de la rémunération de son travail intellectuel éventuel), que doit appartenir une part de la valeur du travail d’autrui ? tel est le profit du capital qui se forme par la différence entre le prix de vente du produit, d’une part, et la somme des salaires et indemnités de tous les travaux, y compris les travaux intellectuels, qui ont contribué d’une manière quelconque à la réalisation du produit, d’autre part. »

Tout homme expert comprendra facilement que cette phrase contient, en résumé concis, le programme d’une œuvre d’économie politique, que je me proposais d’écrire, alors, sous une forme systématique et sous le titre de : Traits principaux d’une économie politique scientifique. Je travaillais à l’accomplissement de ce projet, quand, au commencement de 1863, cette question se présenta à moi dans sa forme pratique, par la lettre du comité central de Leipzig. Je publiai ma « Lettre ouverte ». L’agitation éclata, et, naturellement, je ne pouvais plus avoir le loisir et le recueillement nécessaires pour un ouvrage théorique de ce genre.

Combien de fois ai-je regretté, depuis, que l’agitation pratique ait précédé l’agitation théorique ! Que de fois ai-je déploré qu’il ne m’eût pas été donné de me munir d’avance d’un code théorique, dans lequel l’agitation pratique aurait pu trouver des fondements solides ; car l’économie politique est une science dont il n’existe encore que les rudiments et qui est toute à faire !

Mais, autant je l’ai regretté, autant je ne le regrette plus ! Il est vrai que je n’ai pu faire entrer dans l’œuvre présente qu’une partie relativement médiocre de ce que j’aurais pu développer dans un travail systématique ; qu’elle n’aura pas l’avantage des développements graduels qui caractérisent les déductions systématiques, mais, en revanche, la vivacité et la forme polémique seront une compensation suffisante. Puis, ce sont toujours les thèses fondamentales les plus importantes que nous y avons présentées. Mais, surtout, une grande agitation s’est produite. La nation est réveillée en sursaut de son somme économique. Partout la question sociale est devenue la question du jour. Ce livre sera lu par des milliers de lecteurs qui auraient passé froids et indifférents devant un gros exposé systématique qui n’a son public particulier que parmi les savants.

Ainsi, je trouve que, même sous ce rapport, mon étoile m’a été favorable.


F. Lassalle.
Berlin, 16 janvier 1864.

x

  1. Lassalle fait ici allusion à sa polémique avec l’historien Julien Schmidt, dont il anéantit les arguments. En appliquant à M. Schulze l’épithète de Julien économiste, il veut désigner par là un écrivain aussi plat comme économiste que Julien Schmidt l’est comme historien. (Note du traducteur.)
  2. Mob, dans l’idiome anglo-américain, signifie ignorant, prétentieux, esprit borné, grossier personnage. (Note du traducteur.)