Captive et bourreau/06

La bibliothèque libre.
La Gazette des campagnes (p. 32-36).

III

UN JOUR QUI COMPTE.


Savez vous ce que c’était qu’une sortie du Séminaire ? Ce devait être au temps passé comme de nos jours ; un brouhaha indescriptible ; un va et vient d’enfer : cris, pleurs, sauts de joie, trépignements, baisers sonores des parents venus pour chercher leurs enfants, serrement de mains entre des amis qui ne se reverront peut être jamais : ils se convient aux grandes assises du Jugement dernier.

C’était à la fin de juin 1810. Les élèves s’étaient levés avec une pluie fine. Mais un clairon doré dans le Nord avait mis sur leur front un rayon d’espoir ; le temps tournerait au beau sur la fin ou vers le milieu même du jour. C’était ce que les élèves désiraient. En effet, qu’il pleuve à verse pendant la distribution des prix, qu’importe, pourvu qu’on puisse allumer la pipe par un beau soleil et arriver gaillardement au village natal.

Donc ce matin du dernier de juin 1810, il pleuvait, mais la pluie allait diminuant. L’heure solennelle est arrivée. Sur le théâtre improvisé, un large tapis étale ses roses blanches et rouges entrelacées de mille autres fleurs artificielles. Au bas, une large table supporte un amas de prix de toutes couleurs. Pendant que les élèves, à tour de rôle, vont chercher leurs prix, écoutons deux élèves qui, dans un coin de la salle du Séminaire de Québec, parlent ensemble. Ce sont les fils respectifs de Mmes Vincent et Dubois : Mélas et Georges.

George est un grand blond à l’œil vif et souvent mélancolique, son front est large. Deux bosses saillantes attestent qu’il y a de l’intelligence et du talent dans cette petite tête ronde. Sa figure est maladive, un cercle de bistre entoure ses yeux qui ont parfois une fixité étrange. Ajoutez à cela une verve facile, de la chaleur dans la discussion, un geste à la Mirabeau, une pause qu’il sait adopter aux circonstances, et vous aurez le portrait de George Dubois à l’âge de 21 ans.

Son confrère et son ami, Mélas Vincent, n’a rien de bien distingué, si ce n’est une main potelée et bien faite. Il est trapu, court, bien pris pour être un squatteur ou un coureur des bois. Ses sourcils noirs se joignent à la racine du nez qui est large et épaté, signe d’une nature sauvage dans ses emportements, passionné dans ses entreprises. Il est intelligent : trop peut être. Son esprit avait une finesse sarcastique qui laissait à désirer un peu plus de charité chrétienne. Il était le cauchemar de bien des élèves, de ces prudes qui rougissent d’un rien, tant le scrupule leur a tourné la tête. Voilà en quelques mots, le portrait de notre ami Mélas Vincent, à 18 ans.

Tels étaient les portraits des deux jeunes gens parlant amicalement pendant la distribution des prix, au Séminaire de Québec.

À cette heure, les philosophes senior — les finissants — sont à faire, en termes émus, par la voix d’un de leur confrère, leurs derniers adieux à leurs vieux professeurs, à tous leurs amis, à l’Alma Mater qui abrita leur jeunesse, qui les vit grandir dans le droit sentier, et pour la prospérité de laquelle ils forment des vœux de fils.

— Nous ne faisons pas d’adieux solennels, nous, George ; et pourtant c’est notre dernière heure à passer sous ce toit ?

— On dirait que c’est un rêve, Mélas ! Et pourtant, mon Dieu, c’est la réalité, c’est certitude, car maman me l’a écrit.

— Et à moi aussi, George. Oh ! on a beau rire, sauter et vouloir faire le joyeux, le cœur comprend, serre et tremble.

— Laisse donc. Mélas ! Bah ! l’homme n’est il pas voyageur ? N’est-il pas un nomade dont le pèlerinage ne finit qu’au tombeau ?

— C’est vrai, George ; mais entre le berceau et la tombe il y a plus qu’un pèlerinage muet. Il y a les parents, les frères, les amis.

— Tout le monde est frère, Mélas. Si l’on en laisse ici, c’est pour en trouver d’autres qui nous tendront la main au village. Ainsi, n’attristons pas ce jour, où tout est rose et velouté. Vois ce ciel qui resplendit d’un éclat inaccoutumé, écoute ces murmures de joie s’élevant de partout, ouïe ces concerts du dehors où les épais nuages ont fait place à un azur resplendissant : tout cela se mêle aux accords de joie et d’allégresse qui vibrent à l’unisson dans mon âme, et montent comme l’encens au sanctuaire, vers le trône de Dieu.

— Tape là, George. Ta bouche est d’or. Soyons des amis sincères pour la vie. Nous sommes nés sous le même ciel, George, j’allais dire sous le même toit, car nous sommes voisins au village. On dirait que la nature nous a unis au portique de la vie, pour que nous le soyions à la fin de nos jours, au revers de la tombe.

Et les deux amis se tendirent la main ; l’union était scellée en un jour qui comptait dans leur vie, le jour où ils devaient franchir le seuil de cette maison sacrée pour ne plus le repasser. Les élans de leurs cœurs, non éprouvés au contact du monde, étaient sincères, car ils ne prévoyaient pas l’avenir. Ils ne savaient pas que l’homme, quoique poussé par la nature à rechercher des mains amies, à vivre en société, pris d’un vertige soudain, fuyait le monde, et n’écoutant que la rage du cœur qui ne peut alors dominer la raison, il s’abaisse parfois jusqu’à faire couler le sang de son semblable, et cela pour un intérêt mesquin, un vil point d’honneur, une bagatelle, un rien. Oh ! l’homme.

« Ce Dieu tombé qui se souvient des cieux, » a dit Lamartine, est un être incompréhensible. Voyez ces deux enfants qui grandissent l’un à côté de l’autre, deux plantes jumelles dans la forêt. Ce sont deux amis inséparables. Plus tard les exigences de la vie, ou le caprice du hazard, les jette dans des voies différentes. Un rien, un souffle glacé passe. Les voilà brouillés. D’amis qu’ils étaient hier, les voilà ennemis jurés, bien heureux encore si les yeux ne sont pas témoins de ces scènes navrantes de deux hommes s’entredéchirant à belles dents comme des loups affamés.

Mais nos deux amis étaient sincères, eux. Ils croyaient à l’immortalité de leur amitié. Ils s’aideraient l’un l’autre, s’encourageraient, se fortifieraient dans leurs épreuves, se joindraient ensemble pour aplanir les aspérités de ce chemin douloureux — cette voie de Golgotha — qu’on nomme la vie.

Tout est terminé, le soleil a du haut, et les lèvres de l’horizon ne se fermeront pas sur lui avant plusieurs heures. Nos deux amis, le cœur en joie, filent déjà sur la route de Lévis vers leur village. Quand donc apparaîtra-t-il à l’horizon bleu, ce clocher qui dit tant aux hommes ? Comme le chemin est long, malgré que les rossignols chantent dans les buissons, que les oiseaux des mers jettent à la brise leurs cris joyeux !