Captive et bourreau/07

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La Gazette des campagnes (p. 37-41).

IV

UN CHOIX.


Enfin, la calèche patriarcale, traînée par un superbe étalon canadien, fait son entrée au village. Il y a bien des têtes aux fenêtres ; ils reçoivent maints saluts de bonnets de coton et de laine, ces bonnets devenus si rares et qui vont si bien au cultivateur Canadien. Quelle joie de partout. L’église est là toute jeune, toute éblouissante sous les rayons du soleil qui va se plongeant tout entier dans une fournaise ardente, de l’autre côté des Laurentides ; le fleuve est calme et sillonné ci et là de quelques canots indiens chassant le marsouin et la pourcie ; les oiseaux ont des voix plus ravissantes encore ; les insectes ont un bourdonnement joyeux ; l’air a des parfums de salin qui fortifient les poumons des jeunes gens accoutumée à l’air plus ou moins vicié de nos collèges.

George et Mélas ne sont pas insensibles à ces harmonies de la nature, aux charmes de ces concerts éternels dont l’homme a le plus grand rôle. Ils sont à peine débarqués que deux bras nerveux enlacent leur cou dans une étreinte passionnée, une étreinte de mère, et l’air retentit des baisers sonores qu’on échange. Tout est mis de côté : le ménage, le train, le soin des animaux, etc. Rien ne les occupe : on est tout entier à ces chers enfants qui arrivent au milieu d’eux, pour y rester toujours ; au moins ils ne doivent pas retourner au Séminaire.

Les pauvres mères ! la joie du retour se lit dans leurs grands yeux. Cette grande et excitante nouvelle, comme une traînée de poudre, fit en un clin d’œil le tour du village. À toutes les tables, chez tous les cultivateurs, surtout à la veillée, dans le cercle des fumeux, on ne parle que du George à Mme Dubois ; son air digne et recherché ; sa politesse aisée avait frappé l’œil scrutateur de l’habitant. Mélas eut des admirateurs : il était gros et gras, bien dodu, il allait faire un bon travaillant ; on le disait malin en diable, sarcastique et mordant, au besoin jusqu’au sang.

Pour l’honneur du village, je dirai qu’en cette occasion le colportage n’eut pas besoin d’être monté à grands frais d’orchestre. Cela se fit si vivement que la grande Angèle ne le sut qu’en dernier de tous. Elle faillit en avoir une attaque d’apoplexie, elle qui était sèche et maigre comme un hareng dompté. Si elle eut été superstitieuse, elle aurait accusé certainement sa bonne étoile de lui avoir fait défaut ce soir là. Oh ! elle saura bien reprendre le temps perdu. Temps perdu ! lecteur ! O tempora ! o mores ! ce sont là de nos coups… de théâtre.

— Allons, mon George, viens souper. Tu dois avoir faim ?

— Passablement.

— Tu vas reprendre vite ce que tes études t’ont fait perdre, tu vas voir.

— C’est ce que j’espère, maman. Il me faut engraisser, car voyez-vous, comme disait Mélas, pour travailler il nous faut du lard… sur les côtes. Pas trop, mais assez.

— C’est vrai George. Mais tant que nous vivrons, ton père et moi…

— Ne parlez pas de cela. Je veux, je dois travailler. Eh ! quoi, je me laisserais aller à un repos énervant ? À quoi m’aurait servi, je vous le demande, d’aller user ma santé sur les bancs d’un collège ? Je perdrais insensiblement le peu de connaissances que j’ai. Ne rien faire, ce serait folie. Tout homme, s’il ne travaille, voit tous les vices germer sur son chemin. Il lutte en vain, sans énergie ; il faut qu’il succombe. Je travaillerai, maman ; si non, j’aurai des remords ma vie durant.

— Allons, George, quelles idées as-tu ? Tu sais bien que nous voulons te garder avec nous. Nous sommes bien, riches même ; tu ne serais pas en peine de vivre ! Prends femme et reste avec nous…

— Ne parlons pas de cela, mère ; ma résolution est prise. Je ne veux rien devoir à autrui. Ce que mes parents ont ramassé, c’est pour eux, sur leurs vieux jours. Pour moi, quand je prendrai femme, je veux pouvoir lui dire : Je vous apporte mon âme, mon nom et tout ce que j’ai gagné à la sueur de mon front. N’est-ce pas beau, cela, maman ?

— J’avoue que c’est beau, mon fils ; mais ce n’est pas aussi bon pour le cœur d’une mère. Je sais bien, mon fils, que le bon Dieu le veut ainsi : que le fils se sépare du père et de la mère, pour aller chercher ailleurs ce qu’il lui faut, et que nous, parents chrétiens, prêtant l’oreille à la loi naturelle qui l’exige, nous courbions nos fronts ; mais, mon George, quand on veut prévenir cet éloignement, quand on a les moyens ici, pourquoi chercher dans les périls, dans les entreprises, ce que nous avons sous la main ?

— Maman, je ne suis pas maître de ce qui se passe en moi. Je sens une volonté plus forte que la mienne et plus forte que mon amour pour vous, qui me pousse vers un but, le seul objet de mon ambition : c’est une idée fixe, c’est comme une vocation claire, ou mieux c’est une monomanie.

— Ainsi, mon George, tu voudrais partir ?

— Mère, ce soir, sous les grands ormes, je pourrai vous chanter :

La mer m’attend, je vais partir… bientôt, mais je ne suis pas sûr de revenir dans deux ans, Capitaine.

— Comment ! tu veux aller sur mer ?

— Oui, maman. N’est-ce pas beau de servir son pays de cette manière ? Il faut, là comme ailleurs, des cœurs francs et probes. Vous m’avez fait ainsi. N’est ce pas un sort digne d’envie, que de devenir Capitaine, commander sur un vaisseau, être là le maître, pour protéger et adoucir les mœurs de ces bandits dont la poitrine dérobe plus d’un noble cœur ?

— Tais toi, George ; tu me fais peur.

— Ne craignez rien, ma mère. Oh ! redoutez pour moi d’autres ennemis que ceux de la mer. D’ailleurs il faut que je suive cette voix qui m’appelle et me dit : la mer doit être ton partage. Il y a en moi je ne sais quoi de mystérieux qui poussait autrefois Attila, le fléau de Dieu, vers des contrées inconnues. Ainsi, mère, j’irai sur l’eau ; dans quatre ans, je serai Capitaine. Oh ! le beau temps alors ; et ses grands yeux avaient jets de flamme, rayonnements de l’âme émue et fière du jeune homme qui se croyait déjà Capitaine de vaisseau. Malgré ses appréhensions, George vit sa mère résignée.

— À la grâce de Dieu ! dit-elle en soupirant.

— Et Mélas, lui, que fait-il ?

— Il reste à la tête du magasin, à la place de son vieux père, qui aime encore mieux les manchons de la charrue que la plume.

L’on continue ainsi à parler d’avenir.. L’heure du coucher les surprit sous les grands ormes, admirant les beautés d’un ciel sans pareil. Le ciel rayonnait si doucement, les fleurs avaient des parfums si exquis, le fleuve coulait en murmurant si mollement ! C’était un tableau sublime, capable d’élever l’âme jusqu’à Dieu, l’auteur de toutes merveilles.