Captive et bourreau/12

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La Gazette des campagnes (p. 80-86).

IX

UN DÉPART.


— Dis donc, Pierre St Luc, on dit que George Dubois quitte le village ?

— Pas possible ! un si beau petit gars. Dis-moi donc c’t’envie qu’il a.

— C’est comme ça la jeunesse, mon cher, ça vous apprend un peu de latin, on bourre ça de grec, puis ça prend la clef des champs, et voilà.

— Mais quoi qui veut faire ?

— On dit qu’il va dans l’Europe, l’autre bord de la mer. Il veut faire un Capitaine.

— Tiens ! c’est peut être une bonne idée, José ! Qui sait si ce n’est pas sa vocation. C’est un gentil petit garçon ; bonne conduite, actif ; il fera son chemin.

— Oui, pour arriver jusqu’à avoir le magot du Notaire avec sa Demoiselle.

— Tiens !

— Toujours la même maladie, José. Tu ne peux pas voir un jeune homme fréquenter une fille à l’aise, toute suite : « Ah ! c’est pour le magot. » Sais-tu que ça peut faire bien du mal. Rappelle-toi ces mots, José :


Les abeilles piquent fort
Et les méchantes langues plus encore.


Ainsi parlaient deux habitants du village. Pierre St-Luc était à l’aise et à cette heure il travaillait dans sa batterie ; tandis que José Carrot, vieux garçon enragé voyait ses terres en ruine comme son taudis. Il allait répondre vertement à Pierre St-Luc sur sa dure réprimande, quand une voix de femme cria de la maison :

Pierre, viens donc !

— Quoiqu’il y a ?

— M. George est ici et voudrait te voir.

— Tiens, dit José, tu pouvais bien le défendre, ce petit monsieur qui vient te voir.

— Bonjour José, et que le magot ne t’empêche pas de dormir.

En effet, c’était George qui venait voir ses voisins. On était au mois d’octobre. C’était une splendide journée ; cependant il y avait des ombres au ciel et le soleil, déclinant à l’horizon, n’avait plus que des rayons d’une chaleur plus ou moins intense. Pauvre George ! c’était sa dernière soirée au village ; il venait voir tous ses amis, se réservant la dernière soirée pour ses parents et pour Alexandrine qu’il ne reverra que quand il plaira à Dieu.

On lui serra cordialement la main chez Pierre St-Luc ; on lui souhaita un bon voyage et un prompt retour. La femme St-Luc eut même une larme ; elle était mère, elle comprenait les souffrances.

L’ombre s’allonge au pied de la montagne. C’est l’heure des adieux. George, rêveur, les yeux attachés au sol, suit le chemin qui mène chez le Notaire Boildieu. Sept heures ne sont pas encore sonnées, dit il ; j’ai le temps de prendre des forces dans le saint lieu, à l’autel de Marie, l’étoile de la mer : Stella Maris. Il entre. Déjà les ombres épaisses, tombant de la voûte, planaient au sanctuaire, la lampe tournoyait dans un cercle de lumière vacillante ; partout la paix la plus profonde. George s’agenouille, comme autrefois dans l’humble chapelle du Séminaire. Les souvenirs montent à flots pressés et envahissant son âme ; une sensation étrange agite tout son être et le tient dans une prostration poignante. Le cœur lui fait mal, il a un serrement de gorge qui empêche les sanglots de passer et l’étouffe ; sa prière ardente expire sur ses lèvres ; enfin, les larmes se font un libre passage ; il est soulagé puisqu’il pleure. Ses larmes tombent une à une sur le plancher du temple, et sa prière de feu fait descendre dans son âme un rayon d’espoir ; tout absorbé en lui, au milieu des souvenirs qu’il évoque, il n’aperçoit pas une ombre se glissant au saint lieu ; cette ombre s’est agenouillée près de lui.

George continue à pleurer, en priant au pied de la Madone à qui il confie sa vie et celle qu’il aime autant sinon plus que lui-même ici-bas. Pauvre enfant ! elles sont douces ces larmes du cœur ; pourtant c’est le brisement du départ, ce sont les sanglots des adieux. Es-tu seul à pleurer et à demander à l’humble femme de Nazareth secours et protection !

Combien de temps passa t-il ainsi aux pieds de la Vierge Marie que tout chrétien invoque comme sa mère et qui veille surtout sur les marins ? Il ne le sut pas lui même.

Soudain, une main s’est détachée de l’ombre agenouillée près du pilastre, et cette main a effleuré l’épaule de George.

— Ma mère ? murmura-t-il tout haut.

— Non, George, c’est moi, ton Alexandrine.

— Mon Dieu ! pourquoi cette joie au milieu de ma douleur, comme un rayon du soleil dans la nuit noire. Comprends-tu, Alexandrine, combien je t’aime. Ces larmes que tu as vues tomber dans le silence du temple, ces sanglots que tu as entendus, ces prières qui sont tombées de mon cœur en feu, c’est toi qui en est la cause ; car, vois tu, je t’ai vouée mon bonheur comme je t’ai donné mon âme, et le départ me fait voir que tu es devenue une partie nécessaire de moi-même.

— Silence, mon George, lui dit-elle tout bas, ne troublons pas le silence mystérieux du temple. Viens avec moi ; et tous deux, dans l’ombre du soir, au pied de l’autel qu’illuminait faiblement la lueur mourante de la lampe, ils récitèrent ensemble le « Souvenez vous, » cette sublime prière qui réconforte et soulage, qui console et qui fait espérer.

Cette prière terminée, Alexandrine, les yeux baignés de larmes, le cœur gonflé, se penche à l’oreille de son compagnon :

Mon George, dit elle, que mes paroles n’offensent pas Dieu, mais, « je jure devant l’image de ma Mère Immaculée d’être à toi pour la vie ; sinon, j’aimerais mieux mourir. »

George n’eut qu’un serrement de main à donner pour réponse. Ils sortirent du temple.

Rendus à la maison, on se réunit au grand salon, et dans une causerie où dominait une atmosphère pesante et pleine de deuil, on tâche de trouver l’heure le plus gai possible. La conversation est gênée dans sa marche ; on craint de toucher des cordes sensibles et prêtes à se rompre, en se parlant du départ.

Enfin, par un hasard plus ou moins fortuit, nos deux enfants se trouvent seuls au grand salon orné à l’antique. Dans cette heure décisive et pleine de larmes pour deux âmes qui allaient être longtemps séparées, il leur était bien permis de se parler sans oreilles indiscrètes.

— Pauvre enfant, dit George, demain, à cette heure qui me retrouve auprès de toi, j’aurai mis l’espace entre toi et moi, un espace infranchissable, que la pensée seule pourra anéantir en revenant auprès de toi ; oui, demain, à cette heure, j’aurai pris le chemin de l’exil volontaire.

— Je le sais que trop, George. Mais je me souviendrai que le poëte a dit quelque part :

Pour venir au repos, il faut avoir souffert.

Eh bien ! je serai forte, parce que je veux goûter mieux le bonheur après avoir souffert.

— Ces paroles, ma chère Alexandrine, me font du bien au cœur. Elles relèvent mon moral déjà trop affaibli par des larmes amères. Jusqu’ici j’ai combattu contre mes parents qui ne voulaient pas me voir suivre cette carrière ; j’ai eu la force de lutter et de mettre à néant tous les arguments que pouvait mettre en avant leur cœur éploré ; mais aujourd’hui que je suis en présence de ce départ qui me brûle, je regrette presque d’avoir tant combattu ce projet qui va me séparer de toi pour longtemps.

— Non, mon George, sois courageux ; une brave Canadienne, forte comme ses ancêtres, ne t’affligera pas par ses larmes, une main sur mon cœur brisé pour en comprimer les sanglots et en étouffer la plainte, je te dis : « Va, suis l’appel de Dieu. Moi, je resterai au foyer solitaire, priant et attendant le retour de mon bien aimé George. La Madone verra peut être mes larmes couler durant l’absence, mais elle entendra aussi ma prière, et tu me reviendras.

— Alexandrine, ange que Dieu plaça à mes côtés, tu me rends fou d’amour ; Dieu m’est témoin de la pureté de cet amour que je te porte ; tu es le sujet de ma douleur, tu seras plus tard ma joie et ma consolation…

— Comme tu seras aussi la mienne, George. Allons ! voilà mon père qui revient ; c’est le moment ; sois fort, mon George, mon amour et ma vie ; crois en ma sincérité comme en ma fidélité. Tiens ! garde cette petite croix d’or en souvenir d’Alexandrine qui va rester seule et malheureuse ; elle te protégera contre la fureur des flots et des vents. J’y ai imprimé mes lèvres en murmurant ton nom ; va, sois-moi fidèle, et tu me retrouveras au retour la même qu’à cette heure, t’aimant follement et demandant à Dieu notre union prochaine. Alexandrine éleva sa main droite jusqu’à la hauteur des lèvres de George qui y déposa un baiser.

Les adieux se firent paisiblement, grâce à la force d’Alexandrine. Mais c’était une force factice et toute de nerfs ; aussi, à peine George fut-il parti que renfermée dans sa chambre, chaste et pudique retraite, elle étouffa dans les sanglots ses plaintes et sa douleur. Les larmes la soulagèrent ; elle put prier paisiblement aux pieds de l’humble croix de bois appendue à la muraille et s’étant livrée au sommeil, elle eut des songes roses. Dieu avait pitié de la douleur ; il voulut que son sommeil fut paisible pour que son réveil ne fut pas trop pénible, quand la réalité décevante viendrait lui serrer l’âme.

Quand elle ouvrit les yeux, le soleil avait commencé sa course et déjà il inondait l’appartement d’un jet de lumière. Alexandrine eut un sourire navrant. Ouvrant sa fenêtre, elle vit au loin, sur le chemin du roi, un attelage filant vers Québec avec une grande rapidité. La pauvre enfant agita à la fenêtre son mouchoir encore humide. Un cri s’échappa de ses lèvres : de la voiture on avait répondu.

Adieu ! mon George, adieu ! tu emportes avec toi le cœur de ton Alexandrine.