Captive et bourreau/18

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La Gazette des campagnes (p. 125-134).

XV

CONVALESCENCE.


Se figure-t-on l’émotion dont tout le village fut saisi, en apprenant que Mélas était l’auteur du lâche attentat qui avait failli coûter la vie à son ami George.

Pauvre mère de Mélas ! elle crut en mourir de chagrin. Comme elle fut empressée auprès de George ! Elle essayait de réparer les torts de son fils, en se multipliant, pour mieux le servir, pour lui donner du soulagement.

Quand le médecin eut constaté que l’os seul de la poitrine avait été fracturé, et que le couteau continuant sa marche, dirigé qu’il était par une main peu sûre, avait labouré les chairs, l’espoir revint au cœur de tous les parents et amis du malade qui était sans forces, tant il avait perdu du sang.

Alexandrine, sa fiancée, celle qui devait s’unir à lui dans quelques jours, se sentit au cœur une joie qu’on comprendra facilement. La transition de la douleur à la joie est si vive quand on n’a pas encore vingt et un ans, car alors on n’a pas l’expérience que la joie est un roseau fragile que le vent casse le soir pour renaître bientôt et se briser ensuite sous l’effort des tempêtes.

George était bien faible. Il lui avait fallu une constitution robuste pour résister à un pareil coup. Il était dans un état de faiblesse affreux, constamment il fallait un mouchoir pour essuyer les sueurs qui coulaient à ses tempes ; son front était pâle et déjà des rides s’y accentuaient.

Il est trois heures de l’après-midi ; le soleil est aux trois quarts de sa route. C’est au mois de septembre, et les parfums des fleurs, les chants si doux des hôtes des bois odoriférants, la brise tiède et les âcres senteurs montant de la grève, tout cela s’engouffre par la croisée ouverte et vient remplir l’appartement de George d’une atmosphère pure, limpide et réconfortant. Le ciel est bleu comme celui tant vanté de l’Italie, ce ciel de « Corine » ; la mer a des reflets d’acier sous les baisers d’un soleil attiédi. Partout la paix dans la nature. On travaille aux champs, à la ferme, de toute part. C’est une délicieuse après-midi qui fait dire parfois aux écoliers : Oh ! c’est péché d’être enfermé par une si belle journée ! « Qui de nous n’a pas dit ces paroles ? Oh ! on ne comprend pas alors que dans le monde il faut remuer, s’agiter au souffle de mille et une nécessités qui nous empêchent de souvent jouir de ces heures si douces ; au Collège, aux heures de repos, on jouit, car l’avenir ne nous occupe pas.

À cette heure de l’après-midi, nous trouvons George assis sur son lit de souffrance, adossé contre une pile d’oreillers moelleux et blancs comme de la neige. Sa lèvre est pendante : signes de douleurs non aiguës mais continuelles ; sa figure pâle et souffreteuse, les yeux languissants, la chevelure longue et négligée, les mains croisées sur les genoux, on le prendrait pour la statue de quelque martyre, un Saint Victor, venant d’expirer sous la lance d’un bourreau. Non loin de lui Alexandrine, sa fiancée, lit un passage de Lamartine où il raconte, en termes émus, les premières impressions de sa jeunesse.

— Alexandrine !

— Quoi, George ?

Il ne put en dire davantage ; sa pauvre tête s’affaissa sur sa poitrine. En un instant elle est à son chevet. George lui dit-elle, George qu’as-tu ?

— Je souffre encore… oh ! le lâche…

— Paix mon George, dit Alexandrine mettant sa main sur ses lèvres ; remercie le bon Dieu de t’avoir épargné, et sache bien lui pardonner la souffrance comme je lui ai déjà pardonné, quand j’ai vu que le ciel ne t’enlevait pas de mes bras. Toi, mon George, t’enlever ! Oh ! non ; il t’a voulu conserver pour me rendre heureuse.

— Repose-toi, Alexandrine ; là, assis-toi à mon chevet et laisse-moi reposer ma tête sur ta main. Que mes yeux te voient et se ferment à force de te regarder. Oh ! si tu savais le bonheur éprouvé en te voyant près de moi, en sentant pour ainsi dire chaque palpitation de ce cœur que tu m’as donné, qui est à moi à cette heure et qui le sera pour toujours avant peu, je l’espère, mon ange. Quand je pense que la tombe s’est ouverte sous mes pas et qu’elle m’aurait privé de l’immense bonheur de te voir ; quand je pense que la mort aurait pu m’enlever, seul, loin de toi, ne pouvant te dire au moins : Alexandrine, je meurs en t’aimant : le cœur me fait mal, et ma blessure se rouvre sous l’effort d’un frisson glacial qui me court par tous les membres. J’ai été des jours sans comprendre ce qui se passait autour de moi ; mais une consolation, c’est qu’il me semblait distinguer tes traits à travers le voile que j’avais devant les yeux. Le cœur n’était pas mort, et il me présentait ta présence à mon chevet, aux heures de luttes, j’oserais dire aux heures d’agonie.

Ainsi parlait George, et de sa main défaillante il essuyait les sueurs qui baignaient son front et son visage.

— Ne te fatigue pas, mon George, à me parler, à me prouver ton amour dont je n’ai jamais douté. Laisse-moi te dire ma douleur en te voyant aux prises avec la mort et te criant du fond du cœur : « Amène-moi, ne me laisse pas seul avec mon cœur. » Toi mort, le monde n’aurait plus été qu’un vaste tombeau, car pour moi tu es tout le monde et ta perte m’aurait laissée inconsolable. À cette heure qui me voit heureuse auprès de toi, je pense à la joie éprouvée en te servant fidèlement, en me dévouant pour toi que j’aime plus que moi-même. C’est si beau, si consolant de pouvoir se multiplier pour ceux qu’on aime ; peut on jamais trop prôner notre amour, nous pauvres enfants qui nous attachons avec la fermeté du lierre au cep qui le soutient ?

— Ne parle pas ainsi Alexandrine ; ta voix me pénètre jusqu’au cœur ; sainte enfant, je sais combien tu m’aimes et je sens que tu m’es chère. Écoute ces voix du dehors qui montent jusqu’à nous, eh ! bien, elles ne sont pas plus douces à mon oreille que ta voix, quand tu murmures tout bas : « mon George, je t’aime. »

Ainsi s’écoulaient les journées quand Alexandrine, quittant sa mère, pouvait venir passer quelques heures auprès du pauvre malade revenant difficilement à la santé. Pourtant on s’apercevait de jour en jour qu’il prenait plus de force ; un mieux sensible se faisait sentir dans son apparence, dans ses faiblesses.

Le jour de l’an 1817 était venu. On était encore aux jours des grandes questions politiques ; nos Canadiens, fils de braves, discutaient leurs droits et revendiquaient une liberté promise et non accordée définitivement. Le Parlement (neuvième de ce nom) s’était ouvert le 15 janvier de cette même année (1817), et c’est là que Papineau fut élu Président, Cet homme, destiné à jouer un grand rôle, ne comprit pas toujours sa mission ; mais paix à son cercueil ; il dort au champ non bénis, et l’oubli veille presque sur son tombeau à Montebello.

George suivait avec intérêt les péripéties de ce drame émouvant qui devait avoir pour dénouement les batailles de St-Charles et de St-Denis.

Le printemps revint avec son cortège de fleurs, de gais soleils, d’oiseaux babillards et d’insectes bourdonnants. La nature se dépouille de son vêtement usé et sa parure verte réjouit les regards longtemps attristés par les vestiges d’une neige sale et pourrie. George était parfaitement rétabli. On ne s’occupait plus de Mélas ; depuis deux ans on ne savait ce qu’il était devenu. Peut-être avait-il fait comme Judas, se pendre de désespoir, ou bien encore il avait pu périr sur la mer avec sa faible embarcation : le fleuve aurait été son triste tombeau. Seule la mère Vincent s’apercevait du vide que Mélas avait fait dans son cœur ; Mélas le traître, Mélas le meurtrier, c’était son fils, l’enfant de la douleur.

Enfin ! l’heure est venue de partir pour la haute mer. Mais avant, il faut unir jour la vie ces enfants qui s’aiment tendrement. Tout fut convenu et fait bien tranquillement. Pas d’étalage de toilette coûteuse ; rien de pompeux, mais quelque chose de simple comme les mariages de la primitive église : du blanc partout et des couronnes de fleurs.

Toute la paroisse aima ce mariage simple mais grand ; aussi y eut-il foule. On aimait George, et surtout depuis que Plume-d’aigle avait manqué le ravir à l’estime de tout le monde. Il y eut des larmes de joie et des sanglots de douleurs, car Alexandrine sentait un vide entre George et elle, lui qui allait partir dans quelques jours.

Huit jours s’étaient écoulés depuis leurs serments de n’être qu’à eux pour la vie et de s’aimer charitablement. On les retrouva sur ce même banc qui les vit se jeter dans les bras l’un de l’autre, à l’heure du retour de George après cinq années d’absence. Alexandrine est pâle et toute défaite. Des larmes abondantes parties comme de deux sources, coulent sur son visage attristé. Elle a mis sa robe bleu-ciel et le soleil couchant fait reluire sa chevelure qui a des reflets d’acier. Les perles à ses doigts ont moins de prix que celles qui tombent de ses yeux. Sa tête se penche et rencontre pour appui l’épaule de son mari

— Mon George, tu pars de nouveau ? Oh ! pourquoi ce départ me trouve-t-il encore sans énergie sans force et sans armes ? Je suis si bien dans tes bras où je suis tout à toi ! Pourquoi me repousser ? Pourquoi t’éloigner ? Pourquoi ne pas me garder là près de ton cœur dont la chaleur empêche le mien de mourir. Oh ! ne brisons donc pas cette chaîne étroite qui nous unit. Mon George, mon amour, ma vie, mes larmes et mes caresses ne pourront pas te retenir dans mes bras ?

— Le devoir m’appelle, Alexandrine, et ton cœur noble et vaillant comme celui de toute notre race, me comprendra ; tu sauras me cacher tes larmes afin que mon courage ne faiblisse pas en face des exigences de mon état, j’oserais dire de ma vocation.

— Oh ! George, je comprends ton devoir ; mais je ne sais pourquoi mon cœur se brise dans une étreinte mortelle. Il y a parfois en nous des voix qu’on ne devrait pas méconnaître. Elles sont parfois messagères du ciel ; eh ! bien il y a en moi quelque chose qui me fait souffrir et qui me dit que je souffrirai, malgré que je sache que souffrir est une loi pour tous, riches et parias. George, mon espoir, ma vie, garde-moi ; ne t’en va pas, ou je vais mourir.

— Console-toi, mon enfant, console-toi. Tu restes seule au foyer ; mais qui sait si la solitude ne s’éclairera pas par la présence d’un petit chérubin que tu aimeras pour nous deux ; car j’espère bien que Dieu a béni notre union, et qu’il nous donnera un berceau, et dans ce berceau nous confondrons nos cœurs et notre amour mutuel qui devra toujours être fort comme la mort. Sois sage et forte pour moi et pour cet enfant à naître qui fera notre joie.

— Je tâcherai… et elle entoura le cou de George de ses deux bras nerveux.

Longtemps ils restèrent ainsi, le regard rivé l’un à l’autre et tous deux plongés dans une extase muette. On aurait dit Hector et Andromaque se parlant d’adieu avant l’heure du départ pour la guerre de Troie.

Passons sous silence les sanglants adieux de George et d’Alexandrine. Il est des scènes qu’on ressent mieux qu’on ne peut les rendre.

Venons contempler un frêle enfant dans un petit berceau d’osier, auprès du lit d’Alexandrine ; c’est un ange ; il est beau comme son père, mais il a les traits de la mère. C’est une petite fille rose et pleine de vie que sa mère a appelée Armande. Quelle joie depuis son apparition. Le logis triste d’Alexandrine s’était éclairé d’un flambeau par l’arrivée de ce petit être qui compte et tient une place dans un jeune ménage. Comme sa mère l’aimait ! et quelle mère n’aime pas son enfant ? Elle la chérissait tellement qu’elle craignait que le ciel ne lui reprochât tant d’amour en lui enlevant cette enfant, une partie d’elle même, sa vie et son sang.

L’enlever ? avant que George ne l’ait prise dans ses bras, ne l’ait pressée sur son cœur paternel ? Allons donc ! ç’aurait été un crime, et le ciel n’en est pas capable. Mais qui connaît les desseins impénétrables de Dieu ? Les fleurs naissent, sourient au soleil et parfois le soir, quand elles ne sont pas souillées par une main marâtre. Ainsi de ces petits enfants qui viennent, fleurs si fraîches, orner le parterre du foyer conjugal.

Pendant que George navigue sur l’Océan — et parcourt les mers du vieux monde, tandis qu’Alexandrine, tout à son enfant, attend avec anxiété le retour de celui qu’elle aime ardemment, Mélas, dont on n’a pas eu de nouvelles, a fait du chemin. Rendu sur la côte Nord, il trouva moyen de se faire admettre au nombre d’un parti, d’une tribu sauvage. Il n’a pas abandonné son projet de vengeance, comme on le verra et comme on l’a déjà vu.

Dans ces tribus sauvages nomades, il se trouve toujours de ces êtres faibles et remplis de passions. C’est vers eux que Mélas devait aller leur tendre la main en s’en faisant des séides fidèles : il flatterait leurs passions, et il pensait bien pouvoir réussir. Il allait mettre à profit les mauvais instincts de la nature humaine.

Après quelques jours de recherche et d’examen, il crut avoir trouvé ses hommes. La Chouette et le Brochu, deux sauvages à la figure rébarbative, aux appétits grossiers et ivrognes fieffés, lui parurent avenants. La connaissance se fit promptement ; il parla peu, mais il sut agir beaucoup. Une année ne s’était pas écoulée qu’on l’avait admis au nombre de la tribu après toutes les formalités, toutes les cérémonies requises en pareil cas. Le temps coula ainsi en trames méditées et en projets de vengeance.

Un jour Mélas partit du village ; il fut un mois absent. Quand il revint, il paraissait plus gai. C’est alors qu’il travailla à s’assurer ses deux alter ego.

L’hiver 1818-19 se passa à la chasse où Mélas montra plus d’adresse que par le passé, car l’habitude est la grande chose, et il commençait à s’y faire. Le mois d’août venu, on vit partir du village Mélas et ses deux acolytes, en canot sauvage. La cabane resta solitaire, une vieille gitane devait venir la garder. L’absence de Mélas avait porté à profit. Il avait eu l’audace de se rendre jusqu’au village, de s’assurer lui-même de la naissance d’un enfant par l’entremise de la mère de Plume d’aigle, d’examiner la topographie des lieux, afin de mieux assurer la réalisation de ses plans. Il partait, mais sûr d’avance de ne pas échouer, car George n’y était pas, et quelles défenses peuvent offrir deux femmes au milieu de la nuit. Ils arrivèrent donc près du village où Mélas avait vu le jour ; il vit ce clocher que ses yeux avaient si souvent regardé ; là tout près de l’église, sa vieille mère qui le pleurait encore, son enfant prodigue ; il vit ce bois où il avait mis sur son front le signe de Caïn : tout cela glissa sur son âme maudite comme un boulet sur une surface plane. L’enfer le possédait tout entier ; il n’y avait plus de place dans son cœur pour un bon sentiment.

Arrêtés sur la grève, ils se consultèrent et leur plan fut arrêté.

Mélas donna ses indications qui furent suivies à la lettre.

On se rappelle l’enlèvement de l’enfant, le malheur de la mère, l’excitation de tout le village, etc. Hélas ! tout était consommé. La vengeance allait avoir son cours, une vengeance diabolique qui ferait trois victimes : George absent, la mère devenue folle, et une enfant bien chétive qui comprendrait plus tard la douleur de sa triste situation.

Triste situation pour ces trois êtres frappés dans ce qu’ils ont de plus cher. Ce sera le sujet de la seconde partie de ce livre.