Captive et bourreau/19

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La Gazette des campagnes (p. 135-141).

DEUXIÈME PARTIE

SUR LA CÔTE NORD.

I

PAUVRE FOLLE !


On se rappelle la scène navrante qui se passa lors de l’enlèvement d’Armande par la Chouette et le Crochu, les deux bras droits de Mélas. On n’a pas dû oublier qu’Alexandrine, frappée pour ainsi dire de vertige, tant la douleur avait été aiguë, s’était jetée sur le berceau vide de son enfant, et qu’elle ne s’était levée de là que pour donner le triste spectacle d’une intelligence dévoyée, d’une intelligence dont le foyer s’était éteint.

Le Pasteur, après avoir fait évacuer la chambre que les gens envahissaient, s’était approché de la pauvre mère inconsciente de ses actes. Mon enfant, lui dit le vénérable pasteur, soyez courageuse contre les épreuves qui vous assaillent ; Dieu éprouve ceux qu’il aime.

Dieu !… Dieu !… dit elle, comme si un éclairci s’était fait soudain dans son esprit, il sait bien lui où est mon enfant ; qu’il me la rende, mon Armande, elle que George n’a pas connue. Mais mon cœur se tait ; il ne veut pas maudire… Armande ! Armande… oh ! reviens à moi, dans mes bras ; tu étais ma vie, mon amour, pourquoi t’es tu envolée ? Ah ! le traître ! ne le voyez-vous pas, là, au détour du lit, avec sa face rouge de Satan sorti de l’enfer ? Il rit comme un démon et s’avance pour saisir mon enfant. Il la prend… l’emporte… et la mère, debout, la figure contractée, les lèvres frémissantes, les mains en avant comme pour repousser une action horrible, offrait un spectacle désolant et unique. À ses dernières paroles, elle tomba quasi inanimée sur le berceau de son enfant et demeura dans une prostration complète.

Je n’y peux rien, dit le prêtre. La douleur a été trop intense pour une constitution aussi délicate ; elle a fait une victime. Je laisse le ciel agir. Pauvre George ! tu ne méritais pas un tel sort. Que tu vas souffrir, nouveau Zacharie !

Ce dévoué curé entrevoyait dans l’avenir les douleurs qui allaient briser l’âme de celui qu’il aimait depuis qu’il l’avait baptisé. Étouffant un soupir, il sortit et laissa sa place au père et à la mère d’Alexandrine à qui incombait la tâche de veiller autant que possible sur la pauvre femme, leur fille. Jusqu’au retour de George, ils allaient être secondés dignement par Hermine, la fille de chambre qui allait s’attacher à sa maîtresse, la suivre partout où elle irait, veiller sur elle avec une sollicitude sans égale.

Plusieurs mois se sont écoulés depuis que le village a été mis en émoi par l’enlèvement d’Armande et la folie de sa mère. On était certain que c’était un coup de lâche de la part de Mélas ; aussi sa mère ne put survivre à la douleur que lui causa ce dernier acte infâme de son fils. On eut à maudire le fils et à pleurer la mère, cette Monique qui avait tant pleuré et prié pour la conversion de son fils.

Il n’y avait pas de mieux sensible dans la santé d’Alexandrine. Il est vrai que le moral était plus malade que le physique. Le choc avait été si rude qu’on pouvait espérer de suite un prompt rétablissement. Peut-être que les soins empressés, un traitement particulier, le calme intérieur, pourraient amener un mieux marquant et enrayer cette intelligence dévoyée. Un effet contraire ; un nouveau choc à une heure de lucidité pouvait amener une réaction et rendre à la société, à la famille, au foyer, une âme à cette heure sans idées déterminées, sans but, sans désirs, sans actions. On comptait sur Dieu et les circonstances pour la ramener à son état normal.

Un jour, la pauvre mère avait voulu sortir, s’éloigner momentanément de la chambre aux tristes souvenirs. On était encore au mois de septembre, et il y avait des senteurs de foin dans l’air pur et rafraîchissant du jour. Aux champs les travailleurs suaient à grosses gouttes, et pourtant le soleil avait quitté le zénith depuis longtemps. La pauvre mère, dressée dans un ample châle noir qui fait ressortir la blancheur mate de sa figure, s’avance à travers le village désert, suivie de sa compagne Hermine qui ne la laisse pas d’un pied. Ses yeux ont des lueurs étranges ; elle marche automatiquement et ses membres semblent lourds. Tout frappe son regard et paraît la jeter dans une confusion d’idées à travers lesquelles son esprit passe sans pouvoir s’accrocher à aucune.

La cloche tintait au clocher de la chapelle. La pauvre mère entre aux Saints lieux. Sur le seuil du temple, elle s’arrête : là-bas, au fond de l’église, tout près du balustre qui sépare la nef du sanctuaire, le prêtre en surplis et l’étole au cou, récite tout haut des paroles liturgiques ; quelques rares spectateurs entourent une petite tombe couverte de mousseline blanche. Encore une fleur arrachée au parterre de la vie pour aller orner, le jardin des cieux.

La pauvre folle, s’avance lentement et écartant les assistants, elle jette un regard égaré, sur ce petit tombeau qu’on va bientôt porter en terre sainte. Le prêtre a reconnu Alexandrine et il a eu le pressentiment d’une scène. En effet, comme le bedeau allait s’emparer de la tombe, un cri déchirant s’échappa de la poitrine de la folle qui se rua sur le cercueil en criant : Laissez-moi mon enfant, laissez-moi mon enfant ! et ses lèvres bleuies s’imprimaient sur la toile blanche recouvrant le petit cercueil. Ce fut une scène indescriptible. Laissez la faire, murmura le prêtre ; elle reviendra de son erreur.

En effet, Alexandrine se levait ; non ce n’est pas mon Armande, car mon cœur ne s’est pas réchauffé, lui qui a froid, privé de sa vie, et de son amour, mon Armande. Pourquoi me l’ont-ils enlevée, les sans cœur. Ne savaient-ils pas qu’un enfant est une partie de la mère, et qu’en me ravissant mon Armande ils me laissaient, sans vie, brisaient mon pauvre cœur meurtri ?

Il y eut des sanglots et des larmes parmi les quelques assistants. Comment voir cette pauvre mère, cette « Mater dolorosa, » demander à grands cris son enfant, sans se sentir ému jusqu’à l’âme ?

La pauvre mère s’était tue et, à genoux elle laissa la procession défiler vers la porte latérale de l’église. Quand le dernier assistant eut franchi le seuil de la porte, quand le calme, un instant troublé, fut revenu aux saints lieux, la folle alla éteindre les deux cierges allumés qui avaient été placés aux pieds et à la tête du petit cercueil ! Ainsi va la vie, dit-elle tout haut ; un souffle l’éteint ; puis se dirigeant vers l’autel de la Sainte Vierge, elle parut se recueillir. Oh ! il y avait un travail qui se faisait dans son esprit, mais c’était en vain qu’elle essayait à ressaisir le fil de ses idées et de ses souvenirs. Il y avait des gouttes de sueurs à ses tempes, et sa main droite comprimait son front comme si elle eut voulu en faire jaillir un éclair qui aurait pu illuminer ce qu’elle ne pouvait débrouiller. Tout à coup ses mains se joignent et s’élèvent vers la Madone, la même où George lui avait juré fidélité ; elle se prit à chanter son éternel refrain :

Mon cœur, lassé de tout, même de l’espérance,
N’ira plus de ses vœux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d’un jour pour attendre la mort.
D’ici je vois la vie, à travers un nuage,
S’évanouir pour moi dans l’ombre du passé
L’amour seul est resté…

Ici elle s’arrêta et se prit à réfléchir. L’amour, dit-elle… et son esprit cherchait toujours. C’est en vain qu’elle travaillait…

………………… comme une grande image
Survit seule, au réveil, dans un songe effacé.

Elle aurait pu ajouter, la pauvre mère :

Mes jours tristes et courts comme les jours d’automne
Déclinent comme l’ombre au penchant des côteaux
.........................
Et seule je descends le sentier des tombeaux.

Hermine pleurait, en entendant cette voix pure et simple troubler le recueillement du temple. Cette femme en longs habits de deuil, le front pâle et les joues déjà caves ; cette femme dont l’intelligence vive et brillante s’était obscurcie d’un épais nuage, c’était sa maîtresse. Elle l’aimait tant ! Et, à cette heure d’épreuve, la voyant ainsi les mains jointes, les yeux levés vers Celle que l’on nomme Consola, trix afflictorum, et chantant ces paroles du « Vallon, » avec lesquelles elle avait si souvent endormi Armande, elle sentit son cœur se briser et pleura amèrement. Elles sortirent enfin de l’église.

Alexandrine marchait vivement. Dépêchons nous, disait-elle ; Armande est là qui m’attend ; elle pleure peut-être. Pourquoi l’as tu laissée seule ? Oh ! mon Dieu, ils peuvent la ravir… et la pauvre femme courait plus qu’elle ne marchait vers sa demeure… Elle n’y arrivait que pour approcher du berceau privé du petit être qui devait l’habiter, y plonger un regard terne et sans expression. Et là, la nuit la surprenait à bercer, en chantant les couplets et les refrains que savent nos mères quand elles nous endorment.

Ainsi se passait, en grande partie, la vie de la pauvre folle. Parfois elle rencontrait sur sa route des petits-enfants. Elle les prenait dans ses bras ; as-tu vu Armande, petite ? Elle était si belle ; de grands yeux bleus ; elle ressemblait à mon George ; tu ne l’as pas vue ? — Non, répondait l’enfant. — C’est vrai ; mais elle reviendra. Oh ! mon pauvre cœur, que tu vas souffrir ; ils t’ont ravi une partie de ton être ! Et la mère pleurait, en laissant aller la petite fille qui s’éloignait et la regardait s’avancer en disant : « Elle est folle ! pauvre mère ! »

D’autres fois, elle dirigeait ses pas vers la grève et là, les cheveux au vent, pieds-nus et à peine habillée, elle demandait aux flots le corps de son enfant. Rendez-moi mon enfant si vous me l’avez engloutie ; rendez-moi son corps. Qui sait si la chaleur de mon sang ne lui donnera pas la vie une seconde fois. Je suis sa mère, moi, et il me semble que l’amour d’une mère est assez fort et assez puissant pour faire des prodiges. Elle parlait ainsi de longues heures, épuisant sa voix et ses forces à demander son enfant. Parfois les cultivateurs, dans les champs, entendaient la voix des flots leur jeter les notes éparses d’une voix suppliante et affaiblie. C’est la pauvre folle, disaient-ils, et l’ouvrage interrompu un instant reprenait son cours.