Captive et bourreau/20

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La Gazette des campagnes (p. 141-148).

II

LE RETOUR AU FOYER.


C’était au mois d’octobre 1819. Le ciel avait des teintes grises qui diminuaient la chaleur du soleil. C’était le soir, et le vent de Nord Est, précurseur de la pluie, faisait tomber les pauvres feuilles qui pendaient, jaunies, aux branches des arbres. C’était l’approche de l’automne.


De la dépouille de nos bois
L’automne avait jonché la terre.


Sur le fleuve Saint-Laurent, plusieurs navires montent avec une vitesse accélérée, poussés par un fort vent le Nord Nord Est. Parmi la flottille, un brick élégant, bien voilé, à la course vive, semble se détacher des autres et serre de plus près la côte Sud, vis-à-vis le village où Alexandrine vit d’une vie pénible et sans avenir, sans souvenir du passé hors celui de son enfant volée. Le brick a des pavillons qui s’agitent au souffle du vent, en signe de réjouissance. Une forte détonation retentit et un nuage de fumée enveloppe aussitôt le navire pavoisé.

Les habitants du village, aussi bien que le Notaire Boildieu, ont remarqué les allures étranges de ce bâtiment. Qui donc peut s’aventurer ainsi, près de la côte ? Il faut que ce soit un quelqu’un qui s’y connaisse ; mais le mystère ne tarda pas à s’expliquer.

Femme, dit le Notaire Boildieu, je n’ai pas de doute que ce soit George qui arrive. Lui seul connaît assez bien la côte pour agir ainsi. Pauvre enfant ! je le plains. Son cœur est dans la joie, et ici… Il ne put en dire davantage, toute parole s’étouffa dans un soupir, et Madame Boildieu pleura. Le Notaire ferma la croisée et regagna son bureau.

C’était bien George : il n’y avait pas à s’y tromper. Il est là, en face du village qui renferme toute sa vie, sa joie et son bonheur. Il va donc revoir son Alexandrine tant aimée. Il la voit lui sourire à travers ses larmes de joie, se jeter dans ses bras et l’entraîner ensuite vers un berceau où repose un enfant qui va lui sourire, entourer son cou et le caresser. Il voudrait débarquer à cette heure pour tomber plus vite dans les bras de ceux qu’il aime ; il doit aller jusqu’à Québec où il arrivera à cinq heures du matin. Son déjeuner pris il termina ses affaires, et traversant à Lévis, il prit la route du village, joyeux, l’allégresse peinte sur la figure.

Cinq heures de l’après-midi sont sonnées, et le soleil descend rapidement à l’horizon. George rentre au village et salue les villageois qui le regardent passer avec compassion.

Pauvre enfant ! arrête, il en est encore temps. Tu as donc bien hâte de pressurer ton cœur, un être dont l’intelligence est obscurcie ne comprendra pas la douleur. Tu es donc bien pressé de voir des ruines partout, d’apprendre que cette enfant, ta chair et ton sang, n’est plus là du moins pour consoler ton cœur du triste spectacle qui l’attend.

Il avance, et à mesure qu’il approche, la joie fait place à un pressentiment qui met une ride à son front.

Les feuilles tombent toujours et le vent les emporte dans son tourbillon jusque dans les champs et le chemin ; les oiseaux ont fui les bocages dépouillés, et seuls les goélands, sur la grève, lancent dans les airs leurs cris rauques et monotones.

Enfin, il débarque au pied de cette demeure où vit tout ce qu’il adore. Personne ne vient au-devant de lui ; la maison a l’air d’un tombeau. Cette arrivée lui glace le cœur, Alexandrine ne m’a pas vu, dit-il. Quelle joie ! comme elle va sauter de surprise et de bonheur en me voyant.

Trois coups secs et nerveux réveillent les échos de la demeure de George. Des pas lents se font entendre à l’intérieur et une main débile ouvre la porte.

À l’aspect du nouvel arrivant, Alexandrine fronce les sourcils. M’amenez-vous mon enfant ? Serait-ce vous qui l’avez volée et que le remords pousse à me le donner ! Oh ! parlez, parlez ; donnez-le moi pour l’amour de Dieu. Si vous saviez comme il a souffert ce cœur qui a battu pour elle, ce cœur dont les battements lui ont fourni le sang et donné la vie.

À ces paroles, George pâlit affreusement, et il lui fallut le chambranle de la porte pour ne pas s’affaisser.

Alexandrine, est-ce toi que je retrouve dans cet état ? Quoi ! tu ne me reconnais pas ? Qu’as tu, dis-moi ? Qu’as-tu fait de notre enfant ? Mon Dieu ! mon Dieu ! éloignez de moi le calice amer que je redoute ? Quel mystère terrible va se dévoiler ? Mon âme s’y perd. Eh ! quoi ! après tant de souffrances, de privations et de tortures morales, j’arrive au foyer que pour y trouver un cœur mort, une intelligence éteinte, une âme incapable de me comprendre, un berceau vide. Oh ! Dieu ! quel vent de malheur et de malédiction a soufflé sur cette maison ?

C’est bien le temps de dire avec le poëte : « La froide réalité a frappé de mort les doux rêves qui berçaient ma vie. »

Alexandrine !… elle me regarde et ne tombe pas dans mes bras ; Ô ciel ! ayez pitié de ma douleur. Il me semble qu’une lame froide et acérée me transperce l’âme. Je souffre trop, j’étouffe…

Vous pleurez ? dit la folle. Je vois des larmes sur vos joues. Oh ! vous n’avez pas volé mon enfant, car les méchants ne pleurent pas. Venant, et prenant George, que le chagrin accable, par la main, elle l’entraîne à travers la salle pour se rendre jusqu’à la chambre d’Alexandrine.

George, fou de douleur, sans énergie, à moitié suffoqué, se laisse conduire comme un faible enfant. Il a compris l’immensité du malheur qui venait de fondre sur lui. Arrivée près du berceau d’osier, Alexandrine en ouvrit les rideaux, et montrant l’intérieur à George, elle lui dit : C’était son nid ; voyez comme il était doux et soyeux. Comme elle dormait bien dans ce petit lit que je lui avais préparé d’avance. On est venu, au sein des ténèbres, par ces portes, et elle montrait par où la Chouette était entré. Puis la nuit est venu obscurcir mon cœur. Je ne retrouve plus mon enfant. Je l’ai demandée à la Madone, aux passants comme aux flots du fleuve et aux échos des bois. Oh ! si mon George avait été ici, il ne l’aurait pas emportée, mon Armande. Quand je vous ai vu sur le seuil de la porte, j’ai cru que vous veniez m’apporter mon enfant. Mais non ; je dois l’attendre ; elle reviendra bientôt.

Conçoit-on la douleur de George, à la vue de ces ruines mortelles qui attristaient son cœur sensible atterraient son âme portée vers les saintes joies de la famille ? Il n’ose regarder autour de lui, sonder l’immensité de l’épreuve qui vient de fonder sur lui. Il n’a déjà que trop devant ses yeux la triste et froide réalité qui lui donne presque le vertige et ébranla pour ainsi dire tout son être.

Pauvre Alexandrine ! dit-il, en regardant sa femme qui berçait un berceau vide de son enfant, toi que j’aimais plus que ma mère, plus que moi-même, pourquoi le ciel t’a t-il frappée ainsi ? Quel choc pénible a pu ébranler ton cerveau ? Oh ! je le comprends, ton cœur, brisé par la séparation qui m’éloignait de toi, s’était concentré sur ce berceau qui faisait ta vie. Le lâche ! (car je le sens là encore dans ce nouveau crime) le lâche ! il a compris que ce serait frapper un grand coup que de ravir notre enfant, et il a su agir.

Voilà l’œuvre de la vengeance et de la haine. Dieu a été trop bon pour moi, pour qu’à cette heure les angoisses que tu me causes me portent à te maudire. Non, Dieu qui sait des méchants arrêter les complots, saura faire acte de justice pour ton plus grand bien.

Pauvre Alexandrine ! en t’enlevant notre enfant, Mélas voulait te ravir la vie ; mais il n’a réussi qu’à demi. Pourquoi n’est-elle pas morte plutôt avec son enfant ? Je les aurais pleurés en attendant l’heure où le ciel s’entrouvre au repentir. Tandis qu’à présent je souffrirai de sa souffrance, je pleurerai de ses larmes ; non pas que je redoute de souffrir, de pleu­rer ; oh ! non, la souffrance est un bien, et

Toute larme, enfant,
Efface quelque chose.

Quelle épreuve pour moi qui m’en revenais, jo­yeux, tomber dans les bras de mon épouse chérie. Elle ne me reconnaîtra que rarement, moi, son George.

George ! George ! dit la folle, oh ! j’ai répété bien souvent ce mot là à mon enfant, ma petite Armande qu’il ne connaissait pas. Mais il est parti, George, mon mari. Il reviendra peut être avec Armande. Et la folle se tut pour continuer à bercer.

À ce moment Madame Boildieu entra. George se leva comme un homme ivre et se jeta dans les bras de sa belle-mère. Consolez vous, George, dit elle, votre malheur est grand ; mais il n’est pas irréparable.

— Oh ! madame, j’aurai aimé mieux trouver ici un cercueil, qu’une pauvre âme sans vie intellectuelle, un pauvre corps sans cœur capable de comprendre.

— Ne parlez pas ainsi, George. Alexandrine a des moments de lucidité qui nous font espérer qu’un jour elle reviendra à la vie de l’intelligence et du cœur. Elle comprendra parfois votre douleur ; elle vous reconnaîtra pour son George, et ce sera un rayon de soleil sur votre âme éplorée. Le grand remède, c’est le temps. Voyons ! George, il y a de la religion dans votre cœur ; sachez prendre comme il le faut l’épreuve que le ciel vous envoie. Vous avez l’aisance désormais, eh ! bien, malgré la blessure mortelle qui brise votre âme, malgré les ruines au milieu desquelles vous allez vivre, dévouez-vous pour cette âme vôtre qui n’a plus conscience de son être, ni de la vie ; veillez sur elle avec sollicitude ; aimez-la. Elle est comme un enfant et ne demande qu’à parler de son Armande, quand l’heure des ténèbres sonne pour elle. Et elle se prit alors à lui raconter tous les détails de cet épouvantable événement.

George pleurait à chaudes larmes. Le lion de la mer, si fort en face des périls de l’Océan, devenait agneau en présence de la douleur ressentie vivement. Il remercia sa belle mère, bien résolu à se dévouer pour ramener Alexandrine à la raison. Tout serait employé dans ce but. Confiant en Dieu, il allait l’entourer de soins, veiller sur elle, l’aimer davantage, d’un amour dévoué, et essayer à lui faire comprendre peu à peu sa situation. Il jouira parfois de ces heures trop courtes de lucidité ; alors il redoublera de tendresse pour lui faire sentir ce qu’elle est et combien son état l’afflige. Il se plaira, dans son dévouement de chaque jour, à satisfaire ses moindres désirs, trouvant une ample satisfaction dans le contentement intérieur qu’il ressentira et dans la pensée qu’il agit ainsi parce qu’il aime, et que c’est un bonheur de se dévouer pour ceux que l’on aime.

Quelqu’un a dit avec raison : « La paix régnera sur cette terre le jour où l’on aura compris que travailler au bonheur d’autrui c’est acquérir le nôtre. »