Carabinades/05

La bibliothèque libre.
Déom Frères (p. 31-37).


Mes Disséqués




L ugubre, avec des rafales chaudes comme des soupirs de damnés, la nuit cache sous son éteignoir immensément sinistre mon village et sa montagne.

C’est en novembre.

On se meut péniblement ; et c’est en haletant que, de fondrières en fondrières. on tiraille ses talons emboités à chaque pas dans un tire-botte invisible.

En liant, au-dessus des têtes, de grands nuages, comme des morceaux d’étamine mal déchirée, flottent à l’aventure. Au delà, la lune répercute des rayons rougeâtres, verdâtres, à reflets glauques de vieux bronze rongé de patine.

Et en bas : le clapotement de la vague sur le galet lavé et délavé : les grands ormes qui redressent leurs têtes sous la bourrasque, en sifflant : la croix du vieux clocher dont les tringles grincent sur leurs arcatures ; la buée moite qui s’échappe de la rivière ; les grandes pierres tombales qui oscillent lourdement sur leurs socles ; tout ce qui est horrible joint à tout ce qui fait peur ; une nuit sinistre d’automne.

C’est en novembre.

En marchant, on craint de froler des spectres et l’on s’imagine à tout instant sentir dans son cou le souffle froid de leurs haleines : en se retournant on les verrait, mais on n’ose.

C’est en novembre et la nuit les morts se promènent en agitant leurs linceuls. C’est leur mois. Les cimetières, étalant leurs pierres blanches comme le linge au lavoir, cachent derrière chacune d’elles un squelette qui fait cliqueter ses vertèbres. On ne veut pas le croire, mais le frisson vous empoigne aux dents et à la peau rien que d’y songer.

N’est-ce pas ? Je connais ce que c’est que le cadavre. J’en ai vu sous tous les aspects : ceux que l’on hisse à l’amphithéatre de dissection au moyen de poulies rauques et de cabestans criards, ceux que l’on sort ensanglantés des voitures d’ambulance. J en ai vu dans leur tombe, dans leur lit, dans leur fosse : à la morgue, sous le scalpel dans les salles d’autopsie, en charpie sur les rails, étendus exsangues sur les grèves ; partout gangrenés, putréfiés, sphacelés, décomposés, épilés, gonflés de gaz comme des outres ou décharnés comme des squelettes à articulations mécaniques. Et je me pique d’être de ceux qui ne croient pas aux revenants et n’en ont point peur.

Sans cela l’on ne m’eût point vu par ce soir tourmenté, à minuit, gagner le plus naturellement du monde la route planchéiée du vieux cimetière pour jouir à mon aise du spectacle qu’offrait la nature à cette heure-là.

Est-ce par métier, est-ce par l’effet de la lecture, est-ce par tempérament ? je l’ignore, mais les tableaux macabres où les nuages se crèvent avec des flamboiements d’épée, où les embruns furieux déferlent bruyamment sur la rive comme se déchargent des tombereaux de pierres, où le vent qui tourbillonne sous le globe de la cloche, à travers les colonnettes et les crénelures du clocher, prend des accents de trompettes, où les tuiles s’arrachent violemment aux clous du toit de la sacristie pour aller s’enfoncer comme des dards dans la glaise fraîchement remuée d’une fosse ; tous ces tableaux-là m’ont toujours plu particulièrement — comment dirais-je ? — intéressé.

Et j’allais donc machinalement, les cheveux en broussailles sous le vent, quand tout à coup, à ma gauche, derrière un immense monument granitique, j’entendis des soupirs aigus comme des sifflements, et en même temps je me vis subitement environné de toute une troupe de squelettes dansant une pyrrhique macabre.

Chacun conservait encore le masque hideux que la mort lui avait donné à son dernier spasme, et franchement j’eus froid au cœur.

Cohorte infernale qui m’enserrait dans son cercle, m’étouffait de son haleine méphitique, et à laquelle je ne pouvais pas me soustraire. J’étendis la main pour m’appuyer quelque part, car mes jambes fléchissaient et je me sentais défaillir ; un squelette m’offrit son omoplate sans bras.

Et soudain, j’aperçus à l’endroit du cœur, planté comme un poignard, le robinet de cuivre vert-de-grisé que les carabins introduisent dans l’aorte pour y injecter leur solution d’albumine et préparer ainsi les artères à la dissection.

Malédiction ! Tous étaient ainsi brutalement transpercés ; et je reconnus mes cadavres d’autrefois, déchirés, mordillés, déchiquetés par mes forceps, écharpés, tranchés, disséqués, scarifiés par mon scalpel jusque dans les nerfs et les muscles.

Ils étaient encore tels que le croquemort me les avait apportés à l’amphithéâtre. Il y en avait trois surtout dont je me souvenais plus nettement.

Le premier était celui d’une fille, impudique jusque dans les moëlles, qui avait passé sa jeunesse à vendre ses baisers dans un lupanar de la rue Sainte-Hélène, à Québec. Ce fut une affaire tragique qui nous l’amena. Une nuit, son amant pris de jalousie — l’amour va donc jusque-là — lui avait férocement ôté la vie en lui transperçant les deux tempes d’une balle, puis s’était ensuite tué lui-même sur elle. — Musset eût parfaitement reconnu en cela l’œuvre de « Rolla ».

La justice scrute toujours ces drames horribles. Les cadavres furent d’abord transportés à la morgue pour l’enquête, puis de là à l’amphithéâtre de dissection. La fille perdue n’avait suivi que la filière ordinaire tout en évitant l’hôpital.

Je reconnus parfaitement son corsage débridé de mousseline légère spéciale à l’espèce ; son masque convulsé, portant encore en relief le mince filet de sang qui suintait des tempes, gardait son même rictus blasphématoire, et la poudre de riz, et le fard et le carmin n’avaient pas été lavés.

Le second était un grand diable, mort à Beauport de l’anthrax hideux qu’il avait eu, encavé entre les épaules : hideux par ce pus scabieux qui filtrait à travers une espèce de cagoule à plis de suaire ; hideux par l’expression de figure affreuse, — véritable grimace sardonique — que la douleur avait plaquée sur cette face morte.

Ajoutez à ça la plus parfaite empreinte d’hébétement que l’idiotisme ait jamais affichée à la lèvre et à l’œil d’aucun de ses enfants.

Quant au troisième, le crâne entr’ouvert distillant sa cervelle, teint de sang comme s’il fût sorti de l’écorcherie, il était tel qu’on l’avait apporté sur le brancard. Matelot norvégien, tombé d’une vergue sur le rebord de l’écoutille où il s’était fracassé la tête : il tenait encore à la main un grelin dont il semblait vouloir me ligoter.

Et plus loin, dans les ombres et clairs inattendus que répand la lune, toute la bande découpe sur l’architecture sépulcrale ses gestes épileptiques, ses contorsions démoniaques ; tantôt un râle, un soupir, tantôt un sifflement, un cri ; puis le silence.

Tous ces disséqués — démembrés d’un bras ou d’une jambe, sans entrailles, sans cœur, décapités ou scalpés, les muscles en lambeaux, les nerfs arrachés — étaient horribles à voir.

J’allais me rendre………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ding, ding, ding : c’était mon timbre de nuit.

— Venez vite, docteur ; c’est pour la femme du père Chose. « a se meurt ! »

— Oui, oui, j’y vais

Diable de rêve ! et je me frottai les yeux…