Carabinades/06

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Déom Frères (p. 39-50).


Une Erreur de Diagnostic




S i cela a du bon sens, bonté divine ! de les voir encore ensemble, ces deux-là, à chasser les bluets, à grimper dans les pommiers, à se faufiler dans les bois noirs… si leurs parents le savaient… Oui, je vais faire cesser ça, moi, par exemple …je le dirai à monsieur le curé… »

La vieille demoiselle Philomène se parlait ainsi, à part elle, en les guignant entre ses rideaux de mousseline pendant qu’ils se jetaient en riant des cœurs de pommes par-dessus la haie toute proche.

« Ces deux-là » c’étaient Lucie, une petite blonde aux yeux vifs et pleins de candeur mutine — une excellente fille au fond — et Louison, le fils du voisin, un gars gentil et bien fait qui avait enflammé le cœur de Lucie de son regard d’étincelle… Mais son père, à elle, s’opposait aux avances de l’amoureux, lui refusait l’entrée de sa maison… Ils ont bien le temps, grand Dieu !… des enfants encore…

Des enfants ?… peut-être, mais qui s’aimaient beaucoup et qui trichaient souvent la consigne pour se le dire.

C’est cela qui avait scandalisé Philomène, elle dont la figure bilieuse, faite à la truelle, avait toujours tenu les aspirants à distance. Avec les années sa mauvaise bile, toujours aigrie de plus en plus, avait tourné au vinaigre, puis à l’acide nitrique fumant… Vraiment, elle en laissait échapper les âcres émanations, quand elle racontait les entrevues hâtives et secrètes dont elle était parfois témoin, la manière avec laquelle Lucie fixait son regard sur Louison : Il faut voir cette effrontée…

C’est peut-être vrai qu’elle le reluquait souvent en dessous, qu’elle se cachait derrière les massifs d’arbres pour lui parler, tâchait de le rencontrer partout en cachette… mais pourquoi son père aussi… hein ?…

… Comme elle se l’était promis, Philomène était en effet allée, le dimanche suivant, trouver le curé à son presbytère.

C’était l’abbé Grégoire, ce curé-là, un bon homme au fond, pas bien fin, qui ne jouissait jamais autant que quand il lui était donné occasion de se fourrer le nez — et il l’avait long — dans les affaires intimes de ses paroissiens.

À cause d’une douce manie, il avait toujours rêvé ça de grandir son humble rôle de curé de campagne au rôle plus large et plus solennel de l’apôtre. Il se posait dans toutes les circonstances comme le pacificateur, le mystérieux niveleur, l’arrangeur miraculeux de toutes choses : une espèce de providentiel entremetteur aux mains toujours tendues pour les bénédictions.

Oh ! comme il aurait aussi désiré faire un miracle quelconque, un tout petit miracle de rien du tout, et travailler ainsi de compagnie, bras dessus bras dessous, en bons copains, avec saint Benoit, saint Antoine et les autres d’en Haut… Il se vantait même d’avoir de temps en temps des petits colloques secrets avec la sainte Vierge.

Il s’était longuement essayé à combattre — à coups de neuvaines, de processions. d’évangiles lus sur la tête des malades — la sécheresse, le rifle des enfants, les fléaux de la grêle, des chenilles et des sauterelles, mais sans grand succès… À la fin, voyant que ses paroissiens perdaient quelque peu confiance, il s’était résolu à leur conseiller de joindre à ses prières un peu d’onguent, quelques galions de bouillie bordelaise… Après tout, ça ne pouvait pas faire de mal, disait-il…

Quant aux messes pour obtenir providentiellement de la pluie, il ne se décidait plus à en annoncer du haut de la chaire qu’après avoir télégraphié à l’observatoire de Toronto. Cela réussissait pas mal. Ce qui faisait dire à ce renégat de Casimir, son paroissien : Pour la pluie, notre curé, y est pas mauvais, mais pour le rifle, les chenilles, y’ vaut pas une « pétaque. »

Oh ! ces innocents travers, ces douces manies qui indiquaient chez lui une fêlure bien visible, ces lubies continuelles que ses indulgents paroissiens se racontaient sans malice, en se secouant les épaules, ils les lui pardonnaient bien, à lui qui tendait toujours ses mains pour les bénédictions, ou les pardons, ou les quêtes, avec le même inébranlable zèle.

Vrai, il était bien un peu fou…

C’est à lui que s’était adressée mademoiselle Philomène.

… Elle lui en avait conté long. Et comme il paraissait tellement s’intéresser à ses histoires, l’encourageait tant de ses airs penchés, de ses regards attendris, de ses bonnes paroles de pitié complice, elle lui avait donné une foule de détails, d’interminables explications coupées à propos de réticences subites qui ajoutaient encore, exagéraient, grossissaient l’affaire à la mesure d’un vrai scandale.

— Elle s’en aperçut, je suppose, aux yeux et aux ah ! stupéfiés de l’abbé Grégoire, car tout de suite, comme une caresse, comme un baume de pitié pour la réputation malmenée de sa voisine Lucie, elle ajoutait subitement tendre, — pour donner aussi sans doute une tournure de sympathie et d’intérêt à la dénonciation qu’elle venait de faire : Puis… vous savez, elle n’est… pas bien… y paraît…

— Pas bien ?… avait demandé l’abbé Grégoire avec effarement, l’esprit déjà transporté aux fonds insondables des abîmes infinis de perdition.

Mais le tinton sonnait : ding… dong, ding… dong ; alors la vieille Philomène avait saisi son paroissien doré, son parasol et enfilé la porte.

***

… Pas bien… ah ! il avait parfaitement deviné… Quelle honte ! quelle tristesse pour sa paroisse ce serait, pensait-il en disant sa messe. Et pendant qu’il détaillait les évangiles et les épitres à voix distraite, il réfléchissait avec angoisse au moyen d’étouffer le mal, d’empêcher les mauvais propos, les réflexions qui germeraient inévitablement de ce scandale qu’il imaginait tout prêt d’éclater.

Et ces angoisses le faisaient encore plus souffrir, avivées par sa constante manie de réformateur, de providentiel entremetteur : si on allait ne point l’écouter cette fois, le rebuter dans ses apostoliques démarches d’envoyé de Dieu…

Entre ses bras, levés pour une roulade d’orémus, il reconnut Lucie, qui, de derrière une colonnette dorée de la nef, dardait sur lui son œil clair… justement, il la ferait demander, cette mauvaise brebis, par un enfant de chœur, après la messe.

.........................

Et elle vint.

Oh ! elle paraissait très douce et gentille en plein, la brebis, et pas mauvaise du tout : au contraire un doux air de tendre et sympathique ingénuité semblait nimber son front. Ses yeux seulement, des petits yeux mutins, paraissaient il est vrai beaucoup aimer à rire, mais à part ça…

Elle se présenta naturellement intimidée devant l’abbé Grégoire qui se demanda tout de suite en la voyant si candide, si douce, si apparemment honnête, sous quel aspect décevant d’angélique innocence l’esprit du mal parvenait adroitement à se dissimuler parfois.

Mais comme il en avait vu bien d’autres, il commença sur un ton sévère :

— Ce n’est pas joli, ce que j’apprends sur ton compte, Lucie.

Celle-ci baissa aussitôt les yeux, confuse sans savoir.

— Je vois que tu comprends ce que je veux dire… En effet tu te conduis mal, ni plus ni moins.

Et comme la belle fille fière se redressait spontanément, cette fois.

— Non, non, ne nie pas… ne nie rien… je sais tout… reprit-il vivement

— Mais, monsieur le curé… je…

— Tu l’aimes donc bien ce vilain gars, pour agir ainsi avec… Tu l’aimes donc bien…

— Oui… je l’aime en effet… beaucoup… mais nous ne faisons rien de mal…

— Tut… tut… tut…

— Je le rencontre quelquefois en cachette, c’est vrai… parce que… parce que mes parents ne veulent pas le laisser venir à la maison…

— Ils sont bien payés maintenant tes parents, n’est-ce pas ?… car…tu n’es pas bien… pas bien, oui… tu sais…

Lucie ne répondait plus, abattue sous l’interrogatoire curieux de son curé. Et celui-ci reprenait encore :

— Enfin, oui… tu n’es pas… bien…

Elle avait envie de pleurer, la pauvre petite, honteuse jusque dans les yeux qu’un prêtre put lui faire d’aussi indiscrètes questions.

Ça tombait à une mauvaise date, sans doute, car dans un tremblement de gêne, elle acquiesça timidement de la tête.

— Si ce n’est pas trop malheureux, pauvre enfant… que dit ton père de ça ?… ta mère ?…

Mais mon Dieu ! elle n’en avait seulement pas parlé… Toute sa mine confuse le disait et bientôt elle éclata en larmes abondantes.

— Alors il faut que tu te maries… Louison le voudra-t-il, lui ?…

Elle fit signe que oui, de la tête.

— C’est bon, retourne-t’en… et dis à ton père de venir me rencontrer ici.

… Le père, un vieux sec et renfrogné, arriva aussitôt :

— Bonjour, monsieur le curé…

— Bonjour, monsieur… asseyez-vous… Bien oui, c’est assez délicat… n’est-ce pas… il faut des sacrifices, n’est-ce pas… la charité… c’est à propos de votre fille… vous savez, n’est-ce pas… vous devez la marier.

La marier ?… oh ! elle en a bien le temps, allez… Et avec qui ?…

— Avec Louison Doré… oui, n’est-ce pas… vous savez…

— Louison Doré ?… un pauvre gars qui n’est pas établi et ne le sera Dieu sait quand… Des enfants, tous deux, d’ailleurs… Ils ont bien le temps d’avoir de la misère…

— Non monsieur, ce serait mieux tout de suite… n’est-ce pas, le pasteur juge mieux… puis, n’est-ce pas la charité, la prière, le sacrifice… Des fois, n’est-ce pas, il arrive… des malheurs… des hontes… Le pasteur, n’est-ce pas… le sacrifice… Louison…

Le vieux Doyon le regardait sans faiblir.

— Je comprends tout ça, monsieur le curé, c’est vrai… mais elle est trop jeune encore, il vaut mieux la faire attendre…

— Non, il ne faut pas attendre… je n’ai pas besoin d’insister, n’est-ce pas, ni d’expliquer, n’est-ce pas… ce serait pire plus tard… La charité…

Le bonhomme ouvrit de grands yeux drôles.

— Que voulez-vous dire ?… je ne comprends…

— Bien n’est-ce pas, à force de la laisser courir seule, votre fille… elle … n’est-ce pas… Le scandale est déjà assez grand…

Tout en continuant de regarder son curé, le vieux Doyon était devenu vert, affreusement bouleversé par la colère et la honte. Et il cherchait à bégayer des mots qu’il ne trouvait pas pour exprimer sa complète stupéfaction.

— C’est une épreuve, expliquait l’abbé… Non sans doute, n’est-ce pas, vous ne méritiez pas un tel malheur, mais il peut se réparer peut-être… la prière, la charité… N’est-ce pas, c’est fait ; alors à vous de ne rien dire, de ne rien faire éclater mal à propos.

Et son regard brillait déjà en songeant comme il allait vous arranger ça habilement : toute la paroisse n’y verrait que du feu.

— Comme ils consentent tous deux à s’épouser, je le sais, continua-t-il, permettez-le leur tout doucement, sans esclandre, n’est-ce pas, de manière à n’éveiller les mauvais soupçons de personne.

***

… Quinze jours après, la noce avait lieu ; j’en étais. Belle noce, ma foi, car le père Doyon était riche et très estimé.

Tout le monde fut heureux, mais personne plus que Lucie et Louison à qui le bonheur s’était offert si inopinément et qui étaient tous deux très gentils sous leurs toilettes neuves.

***

Une année plus tard, par une pluie du diable, je vois arriver mon Louison qui venait me chercher, bride abattue … Il ne voulait même pas entrer tant c’était pressé…

— Hein ! lui dis-je en riant : c’est pour tout de bon, cette fois.

Il me regarda un instant, puis voyant à mon air entendu et moqueur que j’étais au courant de la fugue stupide de l’abbé Grégoire, il éclata de rire tout bonnement.

— Il l’a, à la fin, son miracle, me dit-il.

— Comment ? repris-je…

— Bien oui, vous ne savez pas, cet innocent-là, pour expliquer sa bêtise, a bien essayé de faire accroire à ma belle-mère que c’était dû à ses neuvaines, à ses nombreuses messes payées, à ses aumônes qu’il avait réussi… à obtenir du ciel… par miracle, que… que… au diable, j’ sais pas comment vous dire ça.

— Le mystère de l’Incarnation à l’envers, je suppose ?…

— Justement ; mais comme je lui dois ma Lucie, je ne m’en suis jamais plaint… Vite, dépêchez-vous, docteur…