Carabinades/07

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Déom Frères (p. 51-62).


Premier Cas




I ls étaient quatre, venus de loin, réunis pour un soir de ressouvenir et de bonne causerie dans le cabinet de consultation de leur humble confrère de campagne… Sur une table, il y avait des bouteilles ouvertes de cognac, des flacons de genièvre, des carafons de vin, des cigares, des cigarettes, des verres…

… Et la conversation allait.

— Ça mes vieux, — c’était Charles Lincourt qui parlait, debout auprès d’une table, faisant danser dans sa main une pièce de monnaie — c’est mon premier trente-sous gagné au moyen de ma profession et bien gagné… Quelle dent ! mes amis, je m’en souviendrai toujours… Nous nous étions mis à trois pour l’extraire : c’était une molaire d’un pouce cube, à quatre pivots crochus rivés comme par des clavettes à l’alvéole.

J’avais d’abord pris mon pauvre patient comme ceci, gentiment, délicatement, en dilettante, les bouts des doigts seuls employés à la manœuvre. Au fond je voulais un peu l’éblouir, ce garçon, qui me tendait béatement sa tête crépue, la tenait fixée, immobile, inclinée suivant n’importe quel angle : 45°, 22°, 13°, avec l’air de dire : Mon Dieu ! que j’ai hâte… j’ vas-t’y être bien après.

Ouitche ! après… J’applique donc ma pince, une pince neuve à reflet d’argent, avec de gentilles petites pointes en relief pour empêcher le glissement des doigts, vous savez ?… Je me raidis, tous les muscles en contraction spasmodique, et je secoue, et je tire, et je brasse… et je r’ secoue, et je r’ tire, et je r’ brasse… Les yeux congestionnés, la figure bouffie, je soufflais, j’ haletais… et cette dent qui ne se cassait même pas, la gueuse ! À la fin je tombai épuisé, éreinté, sur un siège.

Mais lui, mon patient, avec un sourire drôle et un accent de conviction profonde :

À quien ben… ça a l’air.

— J’ pense… qu’ a quien… ben… repris-je bégayant, scandant des mots rauques à travers ma respiration montée à 70 à la minute.

Et je sentais en même temps une étrange cuisson à la main ; j’avais la paume meurtrie, dépouillée d’épiderme, toute hachée aux maudites petites pointes de la pince à Lyman.

— On va se reprendre ?… C’était mon patient qui me provoquait de nouveau ; mais ce « on » là réveilla chez moi l’idée d’aide, de coopération, d’union : cette union qui fait la force. Je mets une paire de gants pour me protéger les paumes et je hèle un passant à qui j’assigne la tâche de maintenir solidement le crâne de mon pauvre diable de patient. Jacques Lemieux — vous vous le rappelez avec ses cheveux droits sur la tête et ses mots drôles à faire se tordre de rire une barre de fer de deux pouces carrés — Jacques Lemieux était à mon bureau.

Toi, mon gaillard, lui dis-je, tu vas m’aider… Ici, comme ça, ta main à côté de la mienne… bon… Et nous nous arc-boutâmes, les jambes cambrées, les pieds appuyés aux rebords des tables, de la fenêtre, sur les barreaux des chaises…

Alors ce fut quelque chose d’homérique ; et j’aperçois encore, — quand le cauchemar me saisit, ou que dans l’effroi de rêves affreux toutes les épouvantes et les horreurs se liguent pour torturer mon imagination en déroute — j’aperçois encore la figure distorse de mon patient, contracturée rien que sur un côté à cause de la pince, les yeux chavirés, les narines battantes suffisant à peine à la respiration, et la bouche entr’ouvrant des profondeurs de caverne, et dedans cette langue qui se redressait, s’agitait, dardait…

Puis ce fut un mouvement d’ensemble où nos hans d’halètement alternèrent avec le grincement des mors de la pince sur les os des mâchoires, les craquements brusques des fauteuils, les piétinements, les crissements aigus des talons sur le plancher… Une vraie mêlée…

Tout à coup, comme après une tempête, un calme soudain, suivi tout de suite des crachements sanguinolents de mon pauvre patient…

Nous l’avions… la dent…

Et, après un moment de rinçage de bouche, il me demanda tranquillement « comment c’était ».

— Trente-sous, lui dis-je…

— Ça les vaut, approuva-t-il, sans la moindre idée de rire, et il me les remit.

Les voici, mes amis, et je les conserve toujours depuis, les traînant « pour la chance » à travers toutes les poches de mes pantalons… Sapristi ! vous fumez toujours… passez-moi donc un cigare… tas de chenapans !!…

— « Pour la chance » !… Hum ! … Moi je n’en ai pas eu autant, allez, avec mon premier cas… C’était Blondeau qui avait repris en riant, son verre de punch à la main… Moi, ce n’est pas à une dent que j’ai eu affaire la première fois, non… à un simple petit cas de diarrhée…

J’étais installé depuis la veille à Sainte-Monique : pays de framboises, de chardons, de maringouins, de bouleaux, de wawarons, de sauterelles, un sacré, pays, bon… Une vieille tante qui demeurait aux environs m’avait écrit le lendemain de mon examen final :

« Va donc t’établir Sainte-Monique … Il y a déjà un médecin, mais il n’est pas aimé et les gens vont presque tous se faire traiter ailleurs… Vas-y donc… »

Je me décide. J’entasse mes fioles, mes « os », mes bottes, tout mon bataclan. au fond de ma valise et deux jours après je faisais fixer à la porte de mon officine un immense pilon noir et or qui attroupa tout de suite une bonne douzaine d’enfants.

Dès la première nuit je m’aperçus que j’aurais — en outre de mon confrère — à lutter contre une légion d’enragés maringouins qui faisaient de la phlébotomie préventive en saignant les gens et en leur appliquant, à tort et à travers, des ventouses par tout le corps.

Le lendemain, un petit vieux m’arrive avec sa vieille… Oh ! un petit vieux comme on n’en peut rencontrer qu’à Sainte-Monique, courbé, le teint encore clair, avec des yeux gris qui clignaient drôlement comme pour se moquer du monde.

C’était elle qui était malade cependant. Oh ! elle, une petite vieille comme on n’en peut rencontrer qu’à Sainte-Monique, proprette, les cheveux tordus en deux nattes blanches sous sa coiffe, les lèvres minces, un peu relevées par une dent unique… et des yeux, gris aussi, comme ceux de son vieux, mais si doux, mais si bons, qu’on se mettait tout de suite à l’aimer, la bonne vieille…

Ils avaient préféré venir eux-mêmes… ils n’étaient pas riches — pour épargner le coût d’une visite… D’ailleurs ils demeuraient tout près et elle était si peu malade, la vieille mère, après tout… seulement une légère diarrhée de presque rien qui l’ennuyait et qui l’affaiblirait peut-être à la longue, par exemple… C’était arrivé justement comme ça l’année précédente à leur voisine… elle avait toujours retardé, patienté, patienté tout d’un coup, crac, elle était morte. Alors, elle ne voulait point s’exposer à la même chose et ils étaient venus me voir… m’étrenner, disaient-ils.

Une petite diarrhée de rien… C’était heureux, car qu’aurais-je éprouvé, grand Dieu ! si c’eut été grave, moi qui me sentais des fourmillements dans tous les tissus rien qu’à la pensée d’entreprendre mon premier cas… Et je méditai :…… Non, pas d’opiacés, ni d’astringents minéraux… cette femme pourrait bien offrir un de ces singuliers exemples d’idiosyncrasie ; alors, je lui préparai quatre poudres inoffensives de bismuth… rien que de dix grains… il ne pouvait toujours pas y avoir de danger à cette dose-là.

— Vous en prendrez une immédiatement, lui dis-je, puis une autre ce soir et demain encore, suivant l’effet obtenu.

Ensuite je lui démontrai longuement l’importance de la diète, lui fis comprendre que tout dépendait de la digestion chez elle… elle devait avoir des gaz après ses repas ?… en effet, je le savais bien… et je me remis à lui expliquer les principes d’hygiène à suivre, je lui recommandai l’exercice au grand air ; je lui exposai également combien l’équitation est salutaire dans ces cas, les bains glacés, le régime lacté : le lait de jument de préférence ou bien pasteurisé… Il y avait bien encore le lavage de l’estomac au moyen du tube Faucher : un grand tube en caoutchouc, avec un entonnoir au bout… on met le patient comme ça, vous voyez, de manière à redresser l’œsophage et on pousse le tube… Il y en a, des fois, qui ne peuvent pas l’avaler : alors on leur anesthésie la glotte avec des vaporisations de cocaïne… il n’y a rien de plus fin ; puis on lave l’estomac, on le rince…

Je compris tout de suite à leurs yeux émerveillés, à leurs mouvements de tête étonnés et approbateurs, qu’ils n’en avaient jamais vu de médecin comme moi à Sainte-Monique et que mon confrère n’avait plus qu’à se bien tenir…

Et ils repartirent.

***

Moi, durant tout l’après-midi, je songeai, en regardant les gens passer : « j’ sais pas si elle va en avoir assez de quatre… si ça ne suffit point, je lui en fournirai d’autres, sans lui rien demander de plus… Quand on commence, hein, c’est mieux… »

Vers le soir, à l’heure de l’Angélus, pendant que j’en grillais une, assis dans mon bureau, le dos vers la porte, les pieds étendus sur une chaise, j’entendis tout proche de mon oreille une respiration fatiguée qui laissa bientôt passer une petite voix soupirante, lamentable, une voix comme on n’en entend qu’à Sainte-Monique ; c’était celle de mon vieux de tout à l’heure.

Ah ! non, ça n’allait pas mieux, loin de là ; sa femme n’avait jamais été plus mal… et des coliques, monsieur…

J’en éprouvais moi-même, en l’écoutant… Mon premier cas, pensez donc… Je consultai de nouveau ma matière médicale : non, pas d’exemple d’empoisonnement par le bismuth à la dose de dix grains…

— Il vous reste deux poudres, n’est-ce pas, lui demandais-je, en m’adressant subitement à lui, eh ! bien retournez, et faites les lui prendre d’un seul coup… Ne manquez pas de venir me donner des nouvelles avant la nuit.

Lui parti, je me remis à songer… si ça ne réussit pas je donnerai un peu de poudre d’opium, rien qu’un quart de grain pour commencer… le kino ne serait pas mauvais non plus, ni l’acétate de plomb… ni le nitrate d’argent. Si ce n’était pas ces taches qui viennent à la peau… je l’essaierais… à petites doses… Dans les cas chroniques, Bartholow, Flint, Dieulafoy disent que c’est très bon…

Tous les détails de ma pathologie me revinrent à l’esprit… si c’était un cas de choléra asiatique ?… j’y pensai à ça aussi. Le temps passait m’entraînant avec lui dans mille suppositions, à travers un méli-mélo de cliniques oubliées, de formules étonnantes… de prescriptions fameuses notées dans des cahiers sur lesquels je ne pouvais plus remettre la main.

… Et je n’avais toujours pas de nouvelles…

Il était déjà onze heures ; ça m’inquiétait de plus en plus… Oh ! ça devait aller mieux pourtant : quarante grains…

Alors, en tapinois, je m’avise d’aller roder aux alentours de la demeure de ma première patiente, pour voir, pour écouter.

Glissé dans l’ombre d’un peuplier et tendant le cou, je jetai un regard dans l’entrebaillement des volets… Grand Dieu ! éloignez de moi ce calice ! tout le monde de Sainte-Monique était rendu là, toutes les commères de Sainte-Monique, le curé de Sainte-Monique, le bedeau de Sainte-Monique, et au milieu de la chambre, l’autre médecin de Sainte-Monique, mon confrère, une seringue hypodermique à la main, en train de donner une clinique avec de grands gestes vainqueurs, des roulements d’ yeux triomphants. des haussements dédaigneux d’épaules qui en disaient long sur mon compte.

Tous les autres l’écoutaient.

Quand à moi, je me sentis aussitôt entraîné par un tourbillon furieux. Tout sembla s’évanouir instantanément autour de moi, les peupliers verts, les madriers des trottoirs, les maisons blanchies à la chaux, puis tout ce monde de Sainte-Monique entrevu dans un éclair. J’éprouvais en retournant des mouvements d’oscillation, des sensations de marcher sur des vagues comme sous un commencement de chloroformisation.

Je revins à moi en reconnaissant mes fioles et mes bocaux bariolés d’étiquettes latines et je m’affaissai sur un fauteuil…

Tout à coup une commotion soudaine vint me secouer avec violence pendant que j’examinais distraitement mes drogues distribuées en ordre sur les rayons de ma pharmacie… Ciel !!

Oui… ciel ! savez-vous ce que je venais de découvrir ?… j’avais donné contre la diarrhée de ma première patiente de Sainte-Monique, quarante grains de calomel…

Le lendemain je disparaissais…

Toi, Thomas, si tu veux aller chercher mon pilon — il y est encore — je te le donne.

Mais Thomas qui l’avait écouté tout le temps se leva, esquissant toutes sortes de sauts et de contorsions folles, comme un épileptique ; hurlant, criant : Hourrah ! pour le médecin de Sainte-Monique !… Vive le médecin de Sainte-Monique !… Buvons à la santé du médecin de Sainte-Monique. … Buvons du gin, du de Kuyper de Genève… c’est trop drôle… He is all rightall right. … Hip… hip… hip… Hourrah ! Tiger !!!!!… Et il versa une tournée.