Carabinades/09

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Déom Frères (p. 69-74).


Souvenir d’Hôpital




S uzanne, la petite Suzanne ; — ceux de mon temps s’en souviennent tous. Car il n’y en avait pas un d’entre nous qui n’allait pas siroter son minuscule verre d’absinthe sous l’œil velouté et railleur de cette cabaretière idéale.

Pour nous — et j’entends par là, les étudiants d’alors — après nos promenades aventureuses à travers les rues de la ville, la route la plus courte qui nous ramenait à nos mansardes était toujours celle qui passait par le cabaret de Suzanne.

Je prouve cette thèse anti-géométrique par le témoignage de mon ami Robin. Voici comment ce chemin est plus court, me répétait-il :

— En partant de chez Suzanne, j’ai tellement hâte de revenir que l’enthousiasme me donne des ailes et je gagne cinq minutes sur le temps du trajet.

Ce raisonnement avait cours dans toute la Faculté, excepté peut-être auprès du Dr Dagenais, qui,

« Ne sachant pas dans sa candeur naïve »


pourquoi nous filions si précipitamment sa leçon terminée, était épaté de ce zèle infatigable à l’égard de nos malades d’hôpital :

— Encore un cas d’ovariotomie ? demandait-il au dernier sorti…

Nous l’avions ainsi habitué à nous voir détaler en grande hâte, en invoquant une importante opération à l’hôpital : les terme vieilli, variante d’ovariectomies pleuvaient d’ordinaire.

Mais Suzanne aussi, n’était-ce pas un cas intéressant ?

N’était-elle pas suprêmement attirante, quand, avec son petit nez busqué à l’affût, ses yeux toujours rieurs, ses grands cils palpitant sur le duvet de pêche de sa joue, elle blaguait sans façon avec nous.

Ah ! la bonne fille et pas scrupuleuse, en brave cabaretière qu’elle était.

N’est-ce pas, ça s’explique cet air déluré, un peu déhanché, un peu gamin peut-être… Depuis dix ans qu’elle vivait dans ce restaurant, au milieu des chansons grivoises, des rires, du tumulte des habitués en train de faire la noce.

Ses parents voyant le chic et la crânerie qui se détachaient de toute la personne de ce diablotin de Suzanne, l’avaient poussée avant l’âge, derrière leur comptoir, pour mieux harponner la pratique.

Et voilà comment était arrivée la popularité de Suzanne parmi nous. Elle devint un véritable camarade.

Mais si elle était gaillarde et endevante avec ses phrases en l’air et ses yeux en dessous, ça n’allait pas au delà.

D’une honnêteté… Excellente fille que je vous dis !

Et si elle distribuait libéralement ses chopes et ses bocks, elle m’aurait pas été plus chiche de ses giffles si un mal élevé se fut permis la moindre rigolade déplacée à son égard.

Le grand Marcel a bien pu se vanter, parmi ses amis, de lui avoir serré le petit doigt, en acceptant le verre de vermouth qu’elle lui offrait, un jour qu’ils étaient seuls : mais mon ami Robin, lui qui avait choisi vainement l’occasion du premier de l’An pour embrasser Suzanne, m’a toujours affirmé : c’est impossible.

Pourtant…

***

Oui, pourtant… mais n’anticipons pas.

Vous connaissez ce que c’est que l’hôpital. Des lits et puis des lits ; des chambres et puis des chambres ; des malades et puis des malades.

C’est parmi tous ces maux que l’étudiant acquiert la science de les guérir, et c’est par là que la maladie est encore bonne à quelque chose.

Ces malades de toutes sortes et de toutes catégories sont sous le contrôle direct des médecins de l’hôpital et indirectement sous celui des étudiants qui, faisant à tour de rôle leur quinzaine de stage suivant les ordonnances du chef, pansent les blessures, désinfectent les plaies, les ulcères, seringuent, poudrent, enfin se font la main aux mille détails de la chirurgie.

Un jour, j’étais ainsi stagiaire, traînant sous le bras, de chambre en chambre, mon arsenal de diachylon, de pinces, d’iodoforme, de seringues, de sublimé, de coton, faisant les pansements en bon carabin, quand je frappe au numéro…quinze… oui, il me semble que c’est quinze.

J’entends, de l’intérieur, une petite voix sur un timbre de : — deux lagers et un sauterne :

— Entrez s’il vous plaît.

Diable !… pensai-je.

J’entre.

C’était Suzanne dont le large rire désarmait l’artillerie de ses trente-deux dents : et puis tout de suite :

— Vous ne pensiez pas me trouver ici, docteur ?

On a beau avoir du détachement, quand on est étudiant et qu’on se fait appeler docteur, ça nous met un nimbe autour de la tête. C’est un peu comme le petit vicaire qu’on prend pour son curé.

— En effet, répondis-je… Et que faites-vous ici ? qu’avez-vous ?

— Ah ! je suis bien malade. Il faut que vous me guérissiez le plus vite possible.

— Certainement que je vais vous guérir ; vous êtes une trop brave fille pour que je vous laisse ainsi souffrir.

Alors, elle m’avoua ses douleurs et ses maux.

Elle était prise et très mal prise d’une vilaine métrite…

Je commençai donc le traitement, faisant scrupuleusement mon devoir, et, de jour en jour, l’amélioration se faisait sentir.

Suzanne ne savait trop comment me dire sa reconnaissance, car elle n’ignorait pas, au fond du cœur, qu’il faut une bonne dose de dévouement pour accomplir certaine besogne parfois, à l’hôpital.

Au bout de deux semaines elle était tout à fait mieux, prête à retourner à son comptoir.

***

Et comme elle laissait sa chambre d’hôpital je la rencontrai dans la rue.

— Ah ! que vous êtes gentil de m’avoir si bien guérie, me dit-elle en me tendant la main ; puis regardant subitement autour de nous, elle ajouta :

— Voulez-vous m’accompagner jusqu’à la gare ?

— Pourquoi donc ?

— Vous me feriez bien plaisir en venant.

Joliment intrigué et ne comprenant rien à ce caprice, je cédai : nous n’étions qu’à quelques pas de la gare du Pacifique.

Et rendus là, sous la longue marquise. Suzanne, se jetant tout de suite à mon cou :

— Ici, du moins je puis vous embrasser à l’aise, les gens vont croire que je vous fais des adieux touchants.

Et j’entendis autour de moi deux bonnes vieilles me plaignant :

Encore un qui « émigre en Amérique ».

… Mais moi, revenant songeur de la gare, je ne pus m’empêcher de murmurer :

— Ce Robin… qu’avait-il donc avec son : « c’est impossible. »