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Carnets de guerre d’Adrienne Durville/1914

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Année 1914

Samedi 1er août 1914

À 5 heures, affichage à Valmondois de la mobilisation, valise, adieux, départ à 9 heures.

Dans le train, entendu conversation d’ouvriers socialistes : « nous sommes f… si le gouvernement ne met pas auprès de chaque général un délégué ou un député armé d’un revolver, avec l’ordre de dire marche ou crève !… » — Quels idiots ! — Arrivée à Paris à 10 heures, ni fiacres, ni tramways, ni autobus ; obligée d’attendre une heure pour avoir le métro — Minuit — Coucher.

Dimanche 2 août

7 h Messe et Communion. Dieu protège la France et ceux que nous aimons.

10 h. Rue François I pour savoir à quelle heure on part. Rencontré Mme de Nanteuil. Achat d’une cape ; ordre de revenir à 2 h pour le départ.

11 h. Je rentre rue de Condé ; valise, je me mets en tenue et pars chez les Genest.

12 h. Déjeuner chez les Genest qui me témoignent la plus grande affection et me donnent monnaie et provisions. M. G. me procure une auto et me conduit prendre ma valise, puis chercher Mme des Lonchamps, enfin rue François I où il nous quitte brusquement pour cacher son émotion. Nous passons 2 heures rue François Ier à attendre que toute la paperasserie, comptes, etc. soient terminés. Adieux à Mme d’Haussonville[1], départ à 4 heures, conduites à la gare de l’est dans l’auto de M. d’Hautpoul.

Parcours triomphal, ovations sur les grands boulevards et devant la gare. Nous apprenons que le train de Belfort ne partira qu’à 9 h. du soir ; impossible de quitter la gare, il n’y a aucun moyen de locomotion ; nous nous installons dans une salle d’attente et passons le temps comme nous pouvons jusqu’à 6 heures. Chacune fait sa correspondance ; j’écris à Renée, Fernand, Louis, Cécile et ma tante Bonvallet. Nous lisons les journaux : « violation du territoire, attaque d’un poste de douaniers à Petit-Croix ».

6 h. ½. Nous allons dîner chez Duval, on nous fait fête sur la place, cela devient gênant !

8 heures. Installation dans le train ; les femmes de France[2] nous ont chipé notre wagon ; réclamations ; un grand chef intervient ; nous nous casons dans un compartiment de 1re ; il est au complet.

Mme de Marthille — inf. major

Mme des Lonchamps

Mme de Nanteuil

Mme Zeller

Mme Renault

Mlle de Lareinty de Tholozan

Moi.

Mauvaise nuit, on dort mal ou pas du tout, et le train est d’une lenteur désespérante.

Lundi 3 août

Tout le monde est réveillé à 4 heures et constate avec désespoir que nous ne sommes pas encore à Troyes[3].

5 h. Arrivée à Troyes ; nos voisins les officiers descendent tous ; il ne reste que le commandant Chalaust qui se trouve être un ami de Mme Zeller.

10 heures ; arrivée à Chaumont ; nous nous précipitons au buffet pour tâcher de trouver quelque chose ; tout est envahi on ne trouve rien ; un jeune lieutenant peut nous avoir une douzaine de saucissons chauds à l’ail, et il veut absolument les payer !

11 heures. Déjeuner, un saucisson dans du pain pour chacun, les sandwiches des Genest ont été mangés le matin, un biscuit et c’est tout ; le café à l’eau plaît.

Midi. Langres, le commandant descend ; nous avons causé avec lui depuis le matin, et nous séparons les meilleurs amis du monde.

3 heures. Vesoul.

4 h ½. Lure. On voit les Vosges, le paysage est admirable ! Orage

6 heures. Arrivée à Belfort par la pluie battante ; on attend une heure avant d’entrer en gare.

7 heures. Nous arrivons enfin par la pluie battante, personne à la gare ; pas de présidente de la C. R., aucun renseignement, c’est la pétrouille, comme dirait Paul, et il pleut sans arrêt.

Après bien des démarches on finit par trouver un certain M. Claudon, membre du Comité qui nous fait recevoir non sans peine, au Grand Hôtel, quartier général des officiers. Nous dînons, enfin, (le saucisson est loin) dans une immense salle bondée d’uniformes où nous faisons une entrée sensationnelle. Heureusement que nous sommes en groupe, ça serait trop gênant.

Après le dîner, nous restons un peu dans le Hall ; Mme des Lonchamps retrouve un ami, Mme de Marthille reconnaît le général Pauffin de St Morel. Puis le médecin principal du 7e corps d’armée, notre grand chef, vient se présenter et demande si nous ne pourrions pas quitter Belfort, pour former une ambulance immobilisée à l’arrière du champ de bataille ; cela serait le rêve, mais il faut l’autorisation de Paris. Ce que nous voyons ce soir nous donne une piètre idée de l’organisation de la Croix-Rouge à Belfort et nous n’avons qu’une idée, nous en aller.

Nous nous couchons avec délice après une toilette complète dont nous avions terriblement besoin. Je partage la chambre de Mme des Lonchamps ; elle est bien gentille et ces quelques mois de vie commune nous lieront beaucoup.

Mardi 4 août

Nous faisons la grasse matinée et sommes juste prêtes pour le déjeuner.

Mme de Marthille nous annonce qu’elle a déniché nos ambulances ; il y en a 4 et nous serons forcées de nous séparer. Mme de M., Mme Z. et Alyette de Lareinty restent à la principale. Mme des L. et moi allons à une autre organisée dans le lycée de filles, Mme de N. va dans un couvent et Mme R. dans un magasin « le Bon Marché ».

2 heures, visite au médecin principal civil et aux différentes ambulances. C’est la mienne la mieux, il y a un commencement d’organisation fait très intelligemment par la directrice du lycée, mais c’est bien peu et presque tout est à faire.

7 heures. Notre dernier dîner à l’hôtel ; cette fois, c’est le général gouverneur de Belfort qui vient se présenter à Mme de M.. Devant un tel personnage, nous nous levons ahuries. Depuis Paris, nous vivons au milieu d’acclamations et de déférence ; cela n’a rien de désagréable. Le préfet lui-même est aux petits soins et se charge de nous apprendre les nouvelles.

Ce soir, c’est l’assassinat par les Allemands de Samain, le directeur du souvenir français en Lorraine[4], et d’un curé belge. La guerre est déclarée ; tout le monde y va avec un tel entrain et une telle gaieté que l’on croirait plutôt à d’immenses manœuvres.

10 heures. Nous allons coucher à N. D. des Anges, ambulance no I ; nous y sommes très mal et c’est très sale ; pas de matelas, des paillasses, le reste à l’avenant ; nous rions comme des folles ! À la guerre comme à la guerre ! C’est le cas de le dire et il est probable que nous en verrons bien d’autres.

Mercredi 5 août

Organisation des ambulances ; le préfet envoie un bouquet avec sa carte à Mme de M.. C’est très chic ; nous retrouvons l’équipe 10 de Mlle Lopez qui est désignée pour le service d’avant ; elles n’ont rien à faire, couchent sur un matelas rempli de punaises et sont fort mal reçues ! Cela fait un vrai contraste avec notre situation ; l’ambulance s’arrange.

5 heures. Nous partons toutes les 7 empilées dans l’auto de la C. R. pour voir le Lion ; notre chauffeur, qui a un patriotisme fougueux, nous emmène d’abord au champ d’aviation où notre drapeau et notre uniforme nous font pénétrer. Nous avons la veine de voir atterrir un aéroplane qui vient de survoler l’Alsace. Il n’a rien vu, mais raconte qu’il a atterri ces jours derniers à Mulhouse et qu’il a été sur le point d’être fait prisonnier ; on a tiré sur lui 3 coups de canon et plus de 1 500 coups de fusil ; il s’en est tiré sans autre mal que 3 balles dans son appareil.

Nous repartons, croyant aller au Lion, mais notre chauffeur nous emmène à une vitesse folle sur la route conduisant à la frontière, nous traversons les troupes échelonnées sur la route, il a fallu arrêter notre chauffeur absolument emballé et qui nous voyait déjà à Altkirch ! Nous avons enfin rebroussé chemin à Roppe et sommes revenues par une autre route.

Le lion est admirable, en granit rouge, accoté à la Citadelle ; il a un air de force victorieuse, absolument impressionnant ; celui de Paris n’en donne aucune impression ; comme disait notre chauffeur : les Allemands voudraient bien l’avoir, mais ils ne l’auront pas.

Jeudi 6 août

Nous continuons à organiser notre hôpital ; nous serons très bien et la directrice Mlle Roch, bien matée le premier jour par Mme de M. est très gentille et nous aide beaucoup dans nos arrangements. Nous avons ordre d’être très fermes et Dieu sait si Mme de M. nous en donne l’exemple.

Mme des L. étant brevet supérieur, a le Haut commandement sur l’ambulance, et je suis le commandant adjoint. Nous faisons marcher les infirmières et lingères comme de vrais soldats. Il est tout naturel que nous exigions des autres l’obéissance passive que nous pratiquons nous-mêmes.

Lettres de Renée et d’Adèle ; j’apprends que Paul est parti pour destination inconnue. Dieu le protège.

Nouvelles militaires ; les Allemands ont fusillé 17 alsaciens et le maire de Saare, qui ont donné des renseignements aux Français ou qui ont essayé de gagner la frontière — les villages de Belgique sont brûlés. — Quelles brutes !

Les magasins de Belfort sont tous fermés, les hommes de 15 à 60 ans étant réquisitionnés d’office pour le service militaire, garde civile ou ambulances etc.

Le médecin chef nous dit que lorsque les combats seront commencés, nous serons réquisitionnées pour le service de l’avant. Nous n’avons qu’à attendre ; mais l’effort des Allemands se porte sur la Belgique et le nord. Nous n’aurons pas grand-chose par ici.

Vendredi 7 août

Nous allons toutes à la messe ; c’est commode d’avoir une chapelle chez soi.

Le 7e corps a quitté Belfort à 2 heures du matin, il marche sur la frontière.

Deux enfants de 15 ans qui ont servi d’éclaireurs sont fusillés. Un sous-officier blessé a été achevé par les femmes d’un poste de douaniers allemands — officiel —

Affaire désagréable. Des demi-mondaines ont endossé notre costume et ont une tenue déplorable. Ordre nous est donné de ne sortir en tenue que pour gagner nos ambulances respectives, le reste du temps toujours en civil. Mme de M. fait une plainte à notre médecin chef, qui fait de lui-même un rapport au corps d’armée. Une seule d’entre nous ira maintenant chercher le courrier à l’hôtel, deux fois par jour ; si les autres courent après les soldats, il ne faut pas que l’on dise que nous flirtons avec l’état-major. Tous ces ordres sont forts sages.

L’équipe Lopez couche maintenant à Notre Dame, au moins, elles n’ont plus de punaises ; elles n’ont toujours rien à faire, ce n’est pas comme nous, et elles sont assez tristes, alors que nous sommes fort gaies.

Notre ambulance avance ; quand la pharmacie sera complétée, nous pourrons avoir nos malades ; je crois qu’on les attendra encore longtemps.

7 heures. Nous apprenons que notre 7e corps est arrivé à Altkirch à 15 kilomètres de la frontière, les Allemands reculent. Notre chauffeur n’a pu résister et est parti jusqu’à l’arrière des troupes. Il rapporte d’Alsace un saucisson monumental. Les habitants sont dans la joie.

Dépêches officielles de la préfecture : Liège est pris après une résistance désespérée. C’était à prévoir. L’Angleterre marche, un croiseur allemand est détruit ; la coalition contre l’Allemagne devient générale, les Autrichiens reçoivent une pile. Tout va bien !

Reçu une lettre de Renée et une de Fernand, affecté à l’hopital St Martin. Aucune nouvelle de Louis, où est-il.

Nous passons la soirée ensemble ; nous nous entendons fort bien, et Mme de M. est un vrai chef ; tout marche à la baguette.

10 heures. On vient nous dire qu’il y a eu ce soir un engagement à la frontière la plus proche d’ici ; le colonel, un lieutenant, et trois soldats seraient blessés, et que nous pouvons nous attendre à avoir du monde demain. C’est peut-être une fausse nouvelle comme on en dit à chaque minute.

Aujourd’hui, rencontré une troupe immense de femmes et d’enfants qui quittent la ville. Ordre est donné d’évacuer toutes les bouches inutiles en cas de siège.

On les envoie dans le centre de la France. Ce cortège était navrant ; on a eu là vraiment l’image de la guerre ; jusqu’ici, on a du mal à réaliser cette idée, rien ne pouvant nous en donner l’impression. Nos premiers blessés nous plongeront en pleine réalité.

Samedi 8 août

Organisation de notre ambulance ; le pasteur et les aumôniers viennent visiter ; ils trouvent tout fort bien ; c’est réellement celle là qui est la mieux. Mme R. voudrait bien lâcher la sienne, aussi mal organisée que possible et que les médecins n’auraient pas dû accepter. Je vais tâcher de la faire venir avec moi. Nous entendons des aéroplanes toute la matinée. Ceux que nous voyons se dirigent sur l’est.

Le président du tribunal vient nous trouver : il faut mettre fin au scandale causé par ces infirmières de contrebande, épuration du service de santé, toutes celles qui ne pourront présenter leur livret et leur carte d’identité seront emballées dans un train, et chassées de la ville : nous sommes en état de siège.

L’engagement d’hier ne s’est pas passé à la frontière mais à Altkirch pris par nos troupes après une résistance désespérée ; c’est de là que viennent les premiers blessés ; le colonel du 11e dragons a la vue perdue, le lieutenant de France a une balle dans le cou ; il y a de plus un officier aviateur aux fes de France ; les soldats sont à l’hôpital militaire.

Les troupes doivent arriver à Mulhouse ce soir.

Reçu lettre très affectueuse de Marguerite, elle oublie seulement de me parler de Bernard, et ne me donne pas l’adresse de Louis ; je vais lui demander.

Toujours pas de réponse de Mme d’Haussonville.

5 heures. Arrivée de nos premiers blessés, 5 d’abord, puis 4, puis 2, dont un sous-officier. Il n’y a pas de désarroi, mais tout le monde travaille ferme. J’aide le docteur Ihler aux premiers pansements pendant que Mme des L. fait toute la paperasserie d’arrivée et il y en a !

Tous nos soldats ont été blessés à Altkirch[5] ; il n’y a heureusement rien de grave, aucune balle n’étant restée dans la plaie. Les sœurs arrivent prendre leur poste, ce qui nous permet d’aller dîner à 8 heures à N. D. des Anges.

Je boucle vivement ma valise et nous revenons de suite ; Mme de N. a aussi des blessés à son ambulance, c’est la dispersion de l’équipe.

Avec la sœur de garde de nuit nous nous installons à la stérilisation pour tout finir de préparer ; il est minuit.

Altkirch a été pris après une grande résistance ; des habitants en civil (Allemands) tiraient des fenêtres des maisons.

Aucune nouvelle du reste de la guerre.

Dimanche 9 août

Nous nous levons à 5 h. ½ ; comme nous nous sommes couchées à 1 heure cela ne fait pas beaucoup de sommeil, mais ce n’est qu’un détail. Nous ne sommes pas venues ici pour dormir.

6 h. ½ messe au couvent des maristes évacué par les religieux et transformé en caserne. Nous y allons à tout hasard, un prêtre réserviste disait sa messe dans la sacristie, on voyait son pantalon rouge qui passait sous son aube !

Dans la matinée, arrivée d’un vieux lieutenant de territoriale, un peu caricature, mais brave homme, il a une jambe un peu fêlée, ce ne sera rien.

D’ailleurs tous nos malades vont bien, les plaies des balles se ferment avec une grande rapidité ; ce sont tous de braves garçons qui se trouvent bien soignés et qui le disent très gentiment.

Nous apprenons que les Français ont traversé Mulhouse, les habitants mettent devant leur porte des baquets de vin pour que les soldats puissent y puiser en passant. On vient de partir d’ici en auto pour installer dans la ville, le buste de Poincaré et des drapeaux français. Quelle que soit la suite, l’effet moral est immense.

Liège que je croyais pris, résiste admirablement.

Notre aumônier, l’abbé Dauphin, qui est fort bien et très sympathique, vient tous les jours apporter à nos soldats les nouvelles, et le seul journal qui paraisse ici, l’Alsace ; je tâcherai de garder tous les nos.

Le soir, Mme des L. et moi posons l’appareil plâtré de notre vieux lieutenant. Pendant ce temps, des caoutchoucs que j’avais mis bouillir, et que j’oublie, brûlent. C’est ma première bêtise, espérons que ce sera la dernière.

Lundi 10 août

Nous nous levons à 5 h.½ ; c’est l’heure que nous avons adoptée. Déjeuner des malades, soins, pansements, ils vont de mieux en mieux. Tout marche sur des roulettes ; les services sont bien compris, et en trois jours, nous avons dressé notre personnel. Chacun a son coin particulier d’où il ne sort pas « The right man in the right place » comme disent les Anglais. Mlle Roch, la directrice des cours secondaires où notre ambulance est installée est vraiment très gentille et d’une intelligence remarquable, elle nous est fort utile.

Les malades déjeunent à 11 heures ; nous après ; il fait si beau que nous nous installons dans le jardin ; c’est à peine si on peut se croire en guerre.

2 heures ; visite de Mlle Tissot, infirm de notre société attachée au champ d’aviation, le colonel la renvoie, la situation devenant trop dangereuse pour une femme ; elle voudrait bien servir autre part. Nous la faisons enrôler par Mme de Marthille.

Mme de M. et Mme Z. viennent nous voir, inspection générale de notre ambulance et félicitations. Ces dames trouvent que c’est bien mieux ici qu’à N. D. des Anges ; il est convenu que l’une de nous ira de temps en temps dîner avec le reste de l’équipe pour se retremper dans notre bonne camaraderie.

La réponse de Mme d’Haussonville est arrivée ; liberté absolue nous est donnée et nous sommes devenues complètement à la disposition du corps d’armée, prêtes à partir dans les 2 heures pour l’avant.

On envoie en même temps trois infirmières de Paris ; avec Mlle Tissot qui resterait, cela nous permettrait de laisser en bonnes mains ce que nous avons organisé. Tout marche maintenant, il n’y a plus qu’à suivre le courant.

On se bat autour de Mulhouse ; les Allemands reviennent à la charge ; on prévoit que ce sera sérieux.

Il y a, paraît-il, énormément de troupes sur la frontière autrichienne et beaucoup d’Allemands massés près de Bâle. Si la bataille se dessine par là, ce sera effroyable ; il faut nous attendre pour cette nuit à des nouveaux blessés. J’écris à Bresles.

Mardi 11 août

Rien cette nuit ; nous avions fait coucher dans la maison un infirmier militaire, il n’a pas eu à se déranger. Nos blessés vont bien, on leur donne leurs pantalons et nous les installons dans le jardin, après les pansements. Visite d’un major ; il veut savoir si on peut évacuer nos malades sur un hôpital du centre pour faire place à de nouveaux arrivés. Le combat autour de Mulhouse devient grave ; on parle de 8 000 blessés pour nous et 30 000 aux Allemands chez qui notre artillerie fait des ravages effroyables.

Des régiments presque entiers seraient anéantis ; comme nos troupes sont moins nombreuses, elles reculent et nous pouvons très bien être bombardés ici.

Nos malades déjeunent dans le jardin, ils sont gais comme des pinsons et espèrent être bientôt en état de retourner au feu. Nous en aurons sans doute d’autres ce soir.

Mme des L. vient de recevoir un cadeau : un petit bout de culotte provenant du premier prisonnier prussien amené à Belfort. Je suis jalouse, et je réclame aussi un bout de culotte pour moi.

Pour me consoler, Mme Ihler me promet un casque de prussien ; ce sera plus encombrant à rapporter !

Toute la journée, nouvelles contradictoires, plutôt mauvaises, les Français reculent de plus en plus, un bataillon de chasseurs à pied a lâché pied ; cela ne nous donne guère de gaieté. Vers 6 heures, grande nouvelle, la retraite de nos troupes n’était qu’une ruse de guerre destinée à attirer les Allemands ; le corps d’armée d’Épinal est arrivé en arrière et ils sont maintenant cernés dans la forêt de Hart où on se prépare à les écraser ; le bataillon de chasseurs a perdu une grande partie de ses officiers, ce qui a causé une panique chez les hommes ; cela arrivera peut-être encore plus d’une fois.

Ce soir, nous attendons des blessés annoncés ; mais on les envoie par erreur à N. D. des Anges.

Pendant le dîner, nous entendons le canon assez proche. C’est un aéroplane allemand que l’on veut atteindre ; je ne sais pas le résultat.

10 heures ; je me couche pendant que Mme des L. s’installe pour veiller ; on sonne, je me précipite, croyant à une arrivée de blessés ; ce sont deux jeunes filles de la C. R. de Dôle, envoyées comme infirmières, sans crier gare, et qui ne savent où aller coucher, les hôtels étant réquisitionnés pour les officiers ; on les a conduites ici et elles demandent des indications. Avec la sévérité des consignes sur la circulation, on ne peut les renvoyer, Mme des L. leur offre l’hospitalité dans une salle vide, elles auront toujours un lit cette nuit et se mettront en règle demain.

Dernières nouvelles. Mulhouse et Altkirch brûlent, les Allemands ont fusillé 350 Alsaciens francophiles.

En réponse, on garde à la prison militaire des otages allemands qui seront fusillés à leur tour si leurs compatriotes continuent leurs sauvageries ; ce sont de vraies brutes.

Mercredi 12 août

Mme des L. qui a veillé toute la nuit, me réveille à 5 h. ½ comme d’habitude et je puis aller à la messe à l’ambulance de Mme de N., presque en face de la nôtre.

Vers 8 heures, un major vient voir nos blessés et les trouvent tous en état de partir ; on presse un peu l’heure du déjeuner, on refait les paquetages et ils se préparent au départ, tous tristes de nous quitter et de quitter une maison où l’on était si bien. Ils nous ont tous remercié de tout leur cœur ; l’un d’eux surtout, Beauseigneur, brigadier au 11e dragons de façon particulièrement touchante. Il nous a dit qu’il espérait être bientôt en état de retourner au feu, et qu’il penserait à nous en chargeant. Nous aussi avons regretté tous ces braves garçons, auxquels nous nous étions attachés depuis cinq jours que nous les soignions. L’ambulance paraît bien vide maintenant.

Nous invitons le Dr Ihler à déjeuner avec une des infirmières ; il nous apporte une bouteille de vin d’Alsace, récolté dans la propriété de sa belle-mère, à Thann ; nous la buvons joyeusement au succès de nos armées et à la reconquête de son pays d’origine.

Quelques minutes après, on m’appelle pour me montrer une nuée de cigognes, qui volent au-dessus de notre jardin ; c’est la première fois que je vois de ces oiseaux. Les pauvres bêtes ont quitté l’Alsace, chassées par la bataille et elles volent éperdues sans savoir où aller. Après quelque temps, elles s’éloignent et nous les perdons de vue.

3 heures. Visite intéressante, M. Meyer, notre comptable, nous amène un avoué de Belfort, qui accompagne M. Helmer, de Colmar, défenseur de Hansi. Il a pu quitter l’Alsace, trois jours avant la mobilisation sachant ce qui l’attendait s’il restait. Nous lui avons tout fait visiter.

Il a tout trouvé bien, et nous a félicitées de façon fort aimable.

Des aéroplanes passent continuellement au dessus de notre tête, venant de l’est ou y allant. Ils sont bien beaux avec leur disque tricolore au-dessous de leurs ailes et tous nos vœux les accompagnent.

4 h. ½. Nous partons prendre le thé chez Mme de N. qui nous l’a demandé, quand Mme R. arrive en courant ; on fait évacuer son ambulance du B. M. et elle vient nous demander si nous pouvons prendre des malades. Bien entendu que oui ; nous lâchons le thé et préparons notre chambre, tout étant en ordre c’est l’affaire de quelques minutes. Nos malades arrivent ; ah ! ils ne ressemblent pas aux premiers, ceux-là ; ce ne sont pas des blessés, frappés en pleine santé et encore tout remplis de l’excitation du combat ; ce sont de pauvres garçons démolis, déprimés par une maladie quelconque, entérite, sciatique, etc. et qui sont tristes comme des bonnets de nuit. Le docteur passe la visite et donne ses prescriptions ; c’est plus compliqué que dans la chirurgie et il faudra veiller à ne faire aucune confusion.

Nous devions aller dîner aux Anges ; comme le thé, le dîner est supprimé ; je compte les pulsations pendant que Mme des L. et une religieuse prennent les températures ; cela nous mène jusqu’à 8 heures, et nous pouvons dîner.

10 heures. C’est mon tour de veiller ; j’aurais préféré le faire avec nos blessés d’hier, plutôt qu’avec les nouveaux arrivés qui vont très probablement passer une mauvaise nuit.

Comme on les a mis dans la salle Pasteur qui ouvre sur l’antichambre ; c’est là que je m’installe pour la nuit ; Horreur ! une chauve-souris, attirée par la lumière entre et tournoie sur ma tête ; Mme des L. qui écrit à côté de moi, m’aide à faire la chasse et nous finissons par la faire passer dans la cuisine où nous l’enfermons.

Les nouvelles de ce soir étaient très bonnes ; un corps d’armée allemande a été coupé en deux ; un des tronçons sommé de se rendre, a refusé, et on se prépare à l’écraser. Nous avons entendu le canon une partie de la journée. Les pertes allemandes sont effroyables, paraît-il. Les Alsaciens qui sont dans les rangs allemands se rendent prisonniers sans combattre, et une fois arrivés ici, demandent à s’engager dans nos troupes.

Je continue à mettre de côté les numéros de l’Alsace ; mais comme je les reprête à mes soldats, je crains bien de ne jamais avoir la collection complète.

Jeudi 13 août

5 heures ½. Ma nuit a fini par passer ; je l’ai trouvée un peu longue et je me suis engourdie dans mon fauteuil entre 4 et 5 h.

J’ai surveillé mes soldats qui dormaient mal. J’avais un peu envie de rire de me voir rôder au milieu de tous ces troupiers endormis.

Je suis allée réveiller Mme des L. et ai donné tous les médicaments prescrits ; puis je suis allée me rhabiller et faire ma toilette, ce qui m’a bien reposée.

Le major passe tous les matins pour voir les hommes qui peuvent partir ; il nous en a enlevé trois ; j’en regrette un, qui était fort souffrant et surtout très démoralisé et qui aurait eu grand besoin de plusieurs jours de tranquillité pour se remonter. Il avait eu sur lui un grand morceau de manteau d’un cavalier prussien prisonnier et il m’en a donné un petit bout ; j’en suis bien contente. Nos autres malades partiront sans doute demain ; l’un d’eux est victime d’une canaillerie allemande ; en Alsace, parmi les habitants, il y a autant d’Allemands immigrés que d’Alsaciens véritables, et nos pauvres soldats ont déjà plusieurs fois manqué d’être empoisonnés par ces habitants qu’ils distinguent mal des autres et qui leur offrent vin ou friandises. On a pu arrêter ainsi un individu qui avait préparé des victuailles pour les Français ; le soldat que nous avons ici a accepté ainsi un pain dont il a mangé une certaine quantité et il a bien manqué y rester ; le pain qui lui reste est complètement décomposé à l’intérieur.

Il fait un temps splendide et nous avons installé dans le jardin ceux qui peuvent se lever ; ils sont déjà plus gais qu’hier.

Depuis 5 heures du matin, le canon n’arrête pas.

4 heures. Un officier se présente, le lt Delorme du 5e Rgt d’artillerie ; il arrive du combat et est trop souffrant pour continuer ; on l’envoie se reposer 8 jours avant de retourner au feu. Pendant que Mme des L. envoie à l’hôp. militaire chercher les renseignements dont il a besoin, il nous donne des détails sur les combats de ces jours derniers. Voilà 5 jours qu’il ne s’est pas déshabillé et qu’il n’a pu dormir que quelques heures sur le bord de la route ; il est à bout de forces et ne demande qu’un lit ; naturellement, nous lui disons de rester ici, mais comme il est désigné pour l’hôpital divisionnaire il faut qu’il y aille.

L’entrée à Mulhouse s’est faite sans aucune difficulté, les Allemands s’étaient retirés dans la forêt du Hart où 3 corps d’armée étaient cachés. Nos pauvres soldats ont vu tomber sur eux ces milliers d’ennemis et il y a eu pendant quelques heures un désordre effroyable, presque la déroute. Puis on s’est ressaisi et devant la supériorité en nombre des ennemis on a battu en retraite jusqu’à la frontière. Cette retraite s’est faite sans beaucoup de pertes. De l’avis général, les obus allemands ne valent rien, ils éclatent trop haut et ne blessent personne, tandis que les nôtres font des ravages effroyables. Les premiers jours, il n’y avait pas d’ordre du tout, mais depuis que le Gal Pau est arrivé, tout marche à merveille ; il a commencé par mettre à pied le Gal Bonnaud pour avoir éreinté le 7e corps. Nos troupes ont maintenant repris l’offensive, mais il faut reprendre tout le terrain qu’elles avaient déjà occupé.

On nous amène un petit chasseur à pied ; quelques heures après, son lieutenant vient le voir ; cet uniforme me va au cœur ; je tâche d’avoir quelques renseignements sur le corps de Paul, il ne sait rien.

7 heures. Je commence à tomber de sommeil. Mme des L. et Mlle R. doivent aller dîner aux Anges ; dès que la sœur de garde sera arrivée, je me coucherai avec délices.

10 heures. Je commençais à peine à m’endormir quand on sonne, je me relève précipitamment et passe blouse, tablier et coiffe. Ce sont trois blessés qui arrivent, un sergent et deux soldats qui ont combattu toute la journée dans une grêle de balles et d’obus ; ils ont fait 6 kilom à pied après avoir été blessés avant de trouver une voiture et 2 infirmiers pour les amener. Je les fais déshabiller par la sœur et l’infirmier pendant que je prépare de quoi les panser ; l’un deux n’a presque rien, une éraflure au poignet causée par un obus ; les deux autres sont plus sérieusement atteints, le sergent à la cuisse, l’homme au ventre ; leurs caleçons sont traversés de sang. Mme des L. rentre, le Dr Ihler arrive, nous faisons vite pansements. Ils n’ont pas mangé depuis 2 jours et pas plus dormi que le lt Delorme. Celui-ci est arrivé ce soir pour coucher ici, l’hôpit divisionnaire n’ayant que des paillasses ! Je dors debout ; j’abandonne le reste à Mme des L. et je vais me coucher ; je suis debout depuis 40 heures !

Vendredi 14 août

Reçu enfin des nouvelles de Louis, par dépêche, puis par une lettre de Ed. Durville.

Il est à St Cyr avant de se diriger vers Reims ; je le crois en sûreté. Toujours rien de Paul.

10 h. Visite du préfet, fort aimable ; il visite tout et nous complimente très gentiment. Nos soldats ont été ravis de le voir.

L’abbé Billot, directeur de l’ambulance des Anges vient nous voir, accompagné de notre aumônier.

Lui aussi visite de haut en bas et daigne trouver notre organisation à son goût.

3e visite ; un capitaine d’état-major arrive à son tour, demander des renseignements à nos blessés d’hier qui auraient vu des cavaliers autrichiens. Il nous dit que tout va le mieux du monde, mais que l’effort le plus considérable se portera beaucoup plus au nord.

3 heures ; le major vient faire sa tournée quotidienne ; il nous enlève 5 malades transportables. Nous n’en avons plus que 5, c’est bien la peine d’avoir 80 lits.

Le lieutenant de chasseurs revient ; comme il n’a rien à faire, il reste à causer ½ heure. J’ai enfin compris le mouvement de Mulhouse et la faute du Gal Bonnaud. L’occupation de M. et la retraite qui l’a suivie étaient ordonnées d’avance, mais le mouvement a été exécuté beaucoup trop vite, et sans la valeur des troupes qui ont été admirables, le 7e corps était écrasé ; le Gal commandt le 7e corps a été mis en disponibilité : quelle honte d’être cassé sur le champ de bataille ; le Gal Pau a repris ses troupes en main et l’offensive va commencer. Mais tout cela ne sont que des engagements ; on attend la première grande bataille ; elle sera effroyable.

5 heures. Tout Belfort est en rumeur ; le comt d’armes veut faire évacuer tout le monde possible et tout ceux qui ne sont pas de réelle utilité doivent s’en aller. Un peu plus on nous privait de notre médecin. Il faut un permis spécial qu’on obtient qu’avec les plus grandes difficultés ; je suis sûre que l’on va nous priver de la moitié de notre personnel. Cela prouve que l’on s’attend à un bombardement et que l’on ne veut pas de victimes inutiles. Voilà une chose que je n’écrirai pas à ma famille !

9 heures. Un de nos malades nous inquiète, celui qui est blessé au ventre. Mme des L. et Mlle R. vont chercher le médecin. Il demeure très près d’ici, mais en dehors de la ville. Elles sont arrêtées à la porte par le fonctionnaire et très impressionnées de voir cette baïonnette devant leur nez. Heureusement que leur livret militaire leur a permis de passer. Il faudra tâcher d’avoir le mot d’ordre tous les jours si pareil cas se représente ; mais cela sera bien difficile. Celui de ce soir est : Héros !

Samedi 15 août

J’ai du mal à croire que c’est aujourd’hui l’Assomption ! Nous vivons de façon si bizarre. Messe à 5 heures. Nos malades vont bien ; on mettra dans le jardin ceux qui pourront se lever. Un capitaine et deux soldats blessés sont morts à l’hôpital militaire. Il y a eu un grand nombre d’amputations. Pauvres gens.

Le major vient ; nous arrivons à lui escamoter nos malades et nous les gardons tous aujourd’hui ; il ne demande d’ailleurs pas mieux. Il nous confirme ce que nous savions déjà et que tous les soldats revenant du combat disent : les Allemands achèvent les blessés restés sur le champ de bataille, c’est ignoble !

Il pleut, impossible de faire sortir nos malades. Notre pauvre sergent enrage d’être couché ; il a pourtant la cuisse traversée d’une balle. Sa compagnie est celle qui depuis le commencement de la guerre a essuyé le plus terrible feu ; il ne reste que 98 hommes vivants et blessés sur 267. Tout le reste est mort, y compris le capitaine. Un des survivants est venu ce soir voir son sergent, c’est celui qui est resté le dernier, il a rapporté le sabre de son capitaine tué, un sabre allemand et un tambour qu’il n’a pas voulu abandonner. Ces deux hommes se sont embrassés, c’était impressionnant ! Mme des L. m’a raconté cette scène que je regrette de ne pas avoir vue ; j’étais en face au couvent au salut pour l’Assomption.

Notre lieutenant de chasseurs est revenu chercher son soldat ; il nous a dit que les Allemands étaient partis ; ils se sont rembarqués dans des masses de trains filant sur Nancy, ce qui va augmenter leur force de ce côté là. Malheureusement, notre 7e corps trop éreinté par les derniers combats n’a pu les poursuivre ; il a fallu donner 48 heures de repos aux troupes, ce qui a mis le Gal Pau en fureur ; ils ne pourront partir que demain.

Les nouvelles que l’on a ici du reste de la guerre sont assez bonnes, mais au fond, on ne sait rien.

Je reçois une lettre de Camille : le nom des Sénac prononcé par hasard amène une découverte curieuse : Mme des L. est amie d’enfance de Mme Chevignard et c’est chez sa tante, Mme de Béchevel qu’Auguste a couché à la Quérye en allant au mariage. Les Sénac et les des L. se sont rencontrés déjà plusieurs fois au bridge Chevignard. Mme des L. qui connaît Lily à fond déclare que c’est une « rosse ». Par contre, elle trouve les Sénac charmants. Nous bavardons jusqu’à 11 heures du soir sur ce sujet palpitant. Il est temps de nous coucher pour pouvoir être levées à 5 h. ½.

Dimanche 16 août

Messe à 5 h. ½ ; je crois que j’y dors un peu. Visite du major ; il nous amène un confrère, professeur à la faculté de Lyon, actuellement simple soldat. Il trouve que c’est trop bien et que nos malades sont trop heureux. Tous les officiers et majors qui viennent déclarent que c’est ici qu’ils viendront se faire soigner.

Notre sergent ne va pas ; sa blessure est presque guérie, mais il a tous les symptômes d’un empoisonnement ; informations prises, il a bu du vin en Alsace, offert par les habitants ; c’est le second cas que nous voyons en 5 jours. Le pauvre garçon souffre beaucoup et malgré que ce soit un garçon de bonne famille et très bien élevé, s’est soulagé le cœur en me disant tout à l’heure d’un ton convaincu « Ah ! Les cochons ! ». C’est tout à fait mon opinion.

Nos troupes avancent vers le Rhin ; nous aurons autant d’empoisonnements à soigner que de blessures !

Midi. Déjeuner. Visite à Mme de Nanteuil.

4 heures. Mme des L. va aux Anges pendant que je garde la maison.

Presque pas de nouvelles ; on dit que 1 600 prisonniers ont été amenés à Belfort cette nuit pour éviter les manifestations des habitants.

Mme de Nanteuil vient prendre le thé avec les Ihler ; toujours rien de neuf.

Lundi 17 août

Notre sergent va mieux, les autres aussi ; rien de bien intéressant et notre inaction nous pèse. Je bénis l’arrivée affolée d’un jeune homme de 18 ans environ qui souffre d’une lymphangite consécutive à une piqûre. On lui a dit que c’était mortel et il se voit déjà enterré. Je lui fais un pansement et Mme des L. lui dit de se mettre en règle avec les autorités pour venir se faire panser régulièrement.

Pas de nouvelles ; les renseignements se confirment que les ordres de mobilisation allemande envoyaient leurs réservistes rejoindre leurs corps à Épinal, Reims, etc. ; et que le 20e jour, ils devaient être sous Paris. Tu parles !! comme disent nos soldats.

2 heures. Le jeune homme de ce matin revient, renvoyé par le major ; je l’installe dans ma salle, il est très inquiet de son sort. Ce ne sera rien du tout et dans quelques jours il sera remis.

Notre aumônier arrive bouleversé ; un curé d’un village frontière a été arrêté et amené ici, accusé d’avoir sonné les cloches au moment de l’arrivée des Français pour en prévenir les ennemis. Par une malheureuse coïncidence, la sonnerie de l’Angélus qui avait été supprimée pendant 8 jours, avait été reprise ce jour là sur la demande des religieuses et c’est juste à ce moment que nos troupes sont arrivées. Il passe demain en conseil de guerre ; c’est un ami de notre aumônier, un prêtre de 55 ans qui est extrêmement francophile ; ce serait une monstrueuse erreur de le fusiller, car en plus de la question morale, cela ferait un effet déplorable sur la population d’Alsace. On tâche d’obtenir un sursis pour permettre aux témoignages de se produire en sa faveur.

Il arrive toujours des prisonniers qui sont ravis de s’être fait prendre. Ils chantent et le disent à tout le monde.

On vient nous offrir un bout de cravate d’un drapeau de mairie allemande ; j’en garde soigneusement quelques centimètres.

10 h. soir. Bain ; c’est une vraie jouissance et tant que nous n’avons pas encore de typhiques nous gardons la baignoire pour notre usage personnel.

Mardi 18 août

Toujours rien de neuf ; nous passons notre temps à écrire des lettres ou à lire, nos 5 malades ne nous donnant pas beaucoup d’occupations. Je viens de finir l’histoire du siège de Belfort en 1870, quelle différence comme mentalité et comme préparatifs avec ce que je vois aujourd’hui.

11 h. Nous avons un 6e malade de l’artillerie alpine qui commence un abcès dans la gorge. Il nous offre à toutes deux, un edelweiss et un brin de lavande rapportés des Alpes ; je les serre précieusement avec ce que j’ai déjà comme souvenirs de guerre.

Le lieutenant Vérité (j’ai ainsi baptisé ce monsieur qui s’appelle Weité) vient annoncer à Mlle R. la prise d’un croiseur autrichien devant le Monténégro, et la retraite précipitée des Allemands vers Strasbourg ; ce n’est pas encore officiel, mais il tient cela d’un de ses camarades de l’état-major. Les troupes du midi arrivent toutes par ici ; nous avons plusieurs corps d’armée, mais les opérations s’éloignent de plus en plus, et si cela continue, nous n’aurons rien vu de la guerre.

Il y a les blessés pourtant ; dans les dernières escarmouches, beaucoup d’officiers morts ; on a rapporté à notre sergent Oberreiner son livret militaire retrouvé sur le champ de bataille. Tout le monde attend la grande bataille ; elle sera longue, il faudra bien 8 jours au moins pour savoir quelque chose.

3 heures ; je viens d’aller faire un tour après déjeuner pour prendre un peu l’air, la seule chose officielle ce soir est la prise d’un drapeau allemand par le 10e bat. de chasseurs. C’est le premier de la guerre, à quand les autres ?

Je rapporte une carte de la frontière que j’installe solennellement dans notre bureau. Melle R. retrouve des petits drapeaux. Quelle joie de les planter sur les villes que nous occupons. On avance lentement mais sûrement ; l’aventure de Mulhouse qui n’a rien été mais aurait pu si mal tourner, a servi de leçons.

Reçu une lettre de Renée ; ils sont sans nouvelles ; c’est encore plus dur que pour nous qui dans notre milieu militaire en attrapons toujours quelques bribes. Elle me dit n’avoir rien de Paul depuis le 5, jour où il disait être à Rosières aux Salines ; où est-il maintenant ?

Notre major a été expédié au Valbois, je le regrette, il était très accommodant. Celui qui le remplace paraît moins agréable ; il nous enlèvera deux malades après demain.

4 heures ; Trois nouveaux arrivent, ce sont des éclopés qui ne nous resteront pas longtemps.

Le petit soldat du 235e revient voir son sergent ; il a été nommé caporal et est proposé pour la médaille militaire ; il est resté le dernier sur le champ de bataille.

Mme Obrecht arrive pour veiller ; par extraordinaire toute notre soirée est prise par des soins divers, et nous nous couchons à 10 heures, ayant à peine eu le temps de lire le journal.

Mercredi 19 août

Soins, pansements comme tous les matins ; nous avons en tout 9 malades, ce n’est donc pas extrêmement long ; nous restons auprès de notre sergent à bavarder un peu ; il a deux de ses cousins qui ont fait leur service militaire en Allemagne et qui, le premier jour de la mobilisation allemande, ont pu filer et sont venus s’engager dans un de nos régiments de la frontière, et ils sont légions en Alsace qui en ont fait autant, on parle de 6 000. Les deux frères de Mme Ihler sont à la tête du service des renseignements et ne quittent guère le Gal Pau. Ils n’ont jamais quitté Thann depuis la guerre et s’occupaient de ce service bien avant la guerre. Naturellement, ils ont passé la frontière à temps pour ne pas être fusillés. L’un d’eux est venu ce matin voir si personne ici ne connaîtrait en Alsace des hommes sûrs pour servir de guides. On veut placer l’artillerie de façon à bombarder la forêt de la Hart qui contient une masse d’Allemands.

On nous assure que les Français sont à Molsheim à 15 Kil. de Strasbourg. J’attends confirmation avant d’avancer mes petits drapeaux.

Ma carte a un grand succès ; nous passons de bons moments à l’étudier.

Les Allemands et les Français sont très près les uns des autres ; on voit les feux d’un bivouac allemand des lignes françaises ; qu’attend-on ? Mulhouse est de nouveau occupée ; et le lieutenant « Vérité » vient de m’avancer deux de mes petits drapeaux.

Le curé de St Cosme est acquitté. Par contre un ménage d’Allemands-Alsaciens qui avaient trompé des Français sur l’occupation allemande a été condamné le mari aux travaux forcés, la femme à mort.

La circulation dans Belfort est de plus en plus réglementée, on continue à expulser le plus possible.

2 heures. Visite de Mlle Lopez et de Mme Zeller. Mlle L. et toute son équipe sont très occupées à l’hôpital militaire. Il y a pas mal de blessés graves et des blessés allemands, ceux là très abîmés par nos projectiles ; l’artillerie française fait des ravages énormes et un lieutenant allemand soigné à l’hôpital a dit hier qu’on devrait faire une loi défendant l’emploi du Canon 75. Ils ont pourtant bien essayé de l’avoir par tous les moyens possibles.

Ordre est donné d’évacuer le plus possible toutes les ambulances de façon à avoir de la place, la grande bataille que l’on attend toujours pouvant nous amener une grande quantité de blessés.

5 heures. On dit que le Gal Joffre vient de télégraphier que nous tenions la ligne Metz-Strasbourg ; ce serait bien beau, est-ce vrai ?

Le lieutenant nous annonce l’entrée des Français à Munster. Les détails commencent à se faire jour sur la retraite de Mulhouse. Nous aurions 4 compagnies faites prisonnières ; le Gal Curey, commandant d’une division, a été cassé ainsi que le Gal Dubail. Cette première affaire a été d’une maladresse qui aurait pu devenir fatale. On a su en France l’occupation de Mulhouse, a t’on connu comme nous ici, la retraite précipitée qui a suivi ? Heureusement que maintenant tout est réparé.

Jeudi 20 août

Je descends à 6 h. ½ dans les salles, tout dort encore ; j’en profite pour aller à la messe chez les sœurs.

Les nouvelles nous arrivent ; grand combat hier à Mulhouse et Dornach. Une batterie allemande a été détruite complètement et tous les canons amenés ici ; les Allemands se sont cachés dans des maisons portant le drapeau d’ambulance, et nos soldats sans défiance ont été fusillés des fenêtres.

Un cycliste a filé prévenir notre artillerie, et là encore, le 75 a fait merveille ; il y a des victimes en masse du côté des Allemands ; 4 officiers de Belfort sont tués. L’indignation est générale de voir la déloyauté des Allemands qui s’abritent derrière la Croix-Rouge pour tirer sans danger ; on ne devrait faire aucun quartier à de pareilles gens.

Notre sergent va vraiment mieux et nous sommes plus tranquilles ; il commençait à nous inquiéter. Il fait un temps superbe et sauf celui qui a une balle dans le ventre, tous nos soldats sont dehors.

Visite de Mme de France ; elle rentre à Paris en emmenant son fils et elle nous propose d’emporter nos lettres ; je vais lui en donner une pour Renée.

3 h. Visite de l’abbé Billot. Il soigne en ce moment aux Anges un lieutenant qui a été blessé après la traversée de la forêt de la Harth, près du Rhin ; ce serait un fameux saut depuis hier.

Deux de nos malades viennent de partir guéris, et regagnent leur corps, ils promettent de nous envoyer une carte d’Alsace.

Mme de Marthille est souffrante ; Mme des L. va prendre de ses nouvelles, pendant que je monte la garde. Nous ne pouvons pas nous absenter toutes deux ensemble.

4 heures. J’apprends que les 5 canons pris aux Allemands sont sur une place de Belfort ; je n’y tiens plus, et puisque c’est l’heure où nous pouvons être un peu tranquilles, je vais les voir avec Mme Ihler. On les a rangés autour de la statue « Quand même » de Mercié. Ce voisinage les rend symboliques et cela vous prend le cœur. Les prisonniers continuent à arriver en masse, et l’on attend de nouveaux canons.

7 heures. Arrivage de malades ; nous laissons notre dîner commencé pour les recevoir ; rien de grave ; tous ces pauvres gens sont fourbus, surmenés, arrivés au dernier degré de l’épuisement physique. Ils viennent de Mulhouse et nous racontent des horreurs dont ils ont été les témoins, blessés achevés à coups de crosses, et bien d’autres qu’ils ne veulent nous répéter ; une pourtant : un blessé français recueilli dans une maison alsacienne a été repris par les Allemands qui l’ont traîné dans un bois voisin et l’ont cloué par la gorge avec sa baïonnette contre le tronc d’un arbre !

Chaque jour qui passe amène un nouveau récit de ce genre ; de tous ces témoignages, un fait se dégage bien net les prussiens achèvent les blessés et égorgent les prisonniers.

L’exaspération et la haine grandissent chaque jour et l’on finit par se demander pourquoi on n’use pas ouvertement et officiellement de représailles. La prison regorge d’otages civils, c’est le cas où jamais de menacer de les fusiller si les assassinats continuent.

9 heures ; Grand coup de feu ; des blessés cette fois, dont quelques uns le sont assez sérieusement ; ils arrivent de Dornach où la mêlée a été terrible ; deux ont le bras cassé, l’un souffre beaucoup ; nous avions peur d’une hémorragie qui ne s’est heureusement pas produite.

Le docteur demeurant juste de l’autre côté de la porte des Vosges, il est impossible de l’avoir la nuit, la sortie ou l’entrée de la ville étant interdite sans un laissez-passer spécial ; nous faisons les pansements, les réconfortons de notre mieux ; il est près de minuit quand nous pouvons nous coucher.

Vendredi 21 août

Lever 5 h. ½. Soins, pansements ; il y a plusieurs malades qui pourront partir ces jours-ci et laisser la place à de nouveaux blessés. Il en arrive des quantités et l’on estime que pour un Français, il faut compter trois Allemands. Quelle boucherie !

Reçu lettre de Cécile, qui m’écrit de Buglain, et une dépêche de Louis arrivé à Reims ; la lettre que j’ai écrite à St Cyr ne lui est pas parvenue. Toujours rien de Paul.

Journée de bousculade ; sauf le temps des repas, je ne me suis pas assise jusqu’à 10 heures du soir.

Mme Ihler m’apporte encore des roses ; j’ai rarement vu des espèces aussi belles.

J’ai vu arriver un train de blessés parmi lesquels un officier allemand qui se voyant sur le point d’être pris a tué une femme et un enfant pour être vengé d’avance ! Les soldats demandaient qu’on le leur livre ! Quelle haine s’amasse contre cette race. Nos soldats blessés nous disent l’ardeur et l’élan avec lesquels ils ont combattu. Que de beaux et bons mots nous entendons ; tout serait à retenir, dans des genres bien différents.

Aucune nouvelle militaire autre que l’occupation de Colmar.

Samedi 22 août

Matinée habituelle, soins, pansements ; tout le monde va de mieux en mieux. Visite du Dr Veau, chirurgien des hôpitaux fort aimable ; il nous dit que tous les hôpitaux de Belfort sont archi-bondés. Nous nous étonnons un peu que l’on ne déverse pas davantage dans les ambulances ; informations prises, Mme des L. va voir le médecin-chef pour lui rappeler que nous avons encore de la place et qu’il est inutile d’entasser ces pauvres malheureux.

Reçu lettre de Beauseigneur, bien tournée et pleine de cœur ; la moitié de nos blessés est à Marseille, l’autre à Lons-le-Saulnier.

Pendant que je fais les pansements toute une fournée de prisonniers passe devant nos fenêtres ; je suis très en colère de ne pas les avoir vus.

2 heures. Je vais à la poste répondre à Louis par télégramme, et de là avec Mlle Roch revoir les canons. Il y en a 22 maintenant autour de la statue. Quel beau spectacle.

4 heures ; j’ai enfin vu des prisonniers en retournant à la poste pour un de nos soldats, ils étaient blessés et arrivaient en auto. Je les ai regardés sans la moindre sympathie ; ce ne sont plus des ennemis loyaux, mais de véritables assassins.

Quatre de nos malades rejoignent leur corps. Deux autres les remplacent. Visite du Gal Lecomte. Aucune nouvelle militaire.

Dimanche 23 août

Messe à 6 heures. Soins donnés à un chauffeur qui revient de la Hart. La forêt a été canonnée hier pendant 6 heures de suite, elle est détruite et les Allemands sont rejetés sur le Rhin.

Cela a l’air d’aller moins bien en Lorraine et dans le Nord.

La femme condamnée a été fusillée hier.

Il y a à l’hôpital militaire un soldat criblé de balles ; les Allemands l’ont fait prisonnier, déshabillé, et mis nu en avant de leur troupe. Un autre a vu de ses yeux 15 prisonniers français fusillés par les soldats.

Le contraste est saisissant avec ce qui se passe ici où il arrive des masses de prisonniers tous les jours !

3 heures. Mme des L. va aux Anges avec Mlle R. ; tous nos malades sont dehors ; je regrette de n’avoir pas d’appareil ; cela ferait une jolie photo. Mme Oberreiner est auprès de son mari ; ils sont bien gentils tous deux.

6 heures ; Les nouvelles de ce soir ne sont pas brillantes ; on annonce un combat sérieux et des pertes importantes en Lorraine. Pourvu qu’aucun des nôtres ne soit blessé.

L’hopital militaire est une pétaudière, tout y va de travers et l’encombrement y est formidable ; et avec cela, peu de morts, heureusement !

Aux canons de la place d’Armes est venu s’ajouter un biplan capturé aux Allemands.

Lundi 24 août

Soins habituels, c’est-à-dire, températures et pulsations, déjeuners, toilettes, visite du médecin et pansements, en voilà jusqu’au déjeuner.

11 h. Visite du Dr Riss. Par ordre du Dr Landouzy, médecin inspecteur, les hôpitaux auxiliaires de Belfort ne serviront que d’hôpitaux d’étapes et doivent rester vides le plus longtemps possible pour le cas d’investissement ; en conséquence, nous ne devons conserver que les malades presque guéris qui pourront rejoindre leurs corps d’ici deux ou trois jours ou au contraire ceux qui ne sont pas transportables. Tout le reste doit partir de suite.

Cet ordre va laisser très peu de malades dans les ambulances ; aussi l’on va probablement fermer celle de Mme de Nanteuil pour mettre ici les malades qui resteront.

2 heures ; nous allons toutes deux aux Anges voir Mme de M., de là chez les sœurs conférer avec Mme de N. elle n’a pas l’air ravi des ordres reçus et attendra une décision du comité de la C. R.

Il est question de nous faire partir pour Mulhouse.

En rentrant, nous retournons voir les canons et le biplan allemands. C’est un avion blindé qui a cependant été transpercé d’une balle dans son tuyau de gaz. On l’a capturé à Cernay[6]. Rencontre du Général Pau. Mauvaises nouvelles de Lorraine.

Lunéville est occupé par les Allemands ; on recule sur Nancy ; la bataille est engagée sur tout le front et durera plusieurs jours. Que Dieu nous donne la victoire.

Reçu lettres d’Adèle et de Mme Gauthier ; les dernières nouvelles de Paul sont du 13, cela fait 10 jours ; il doit être en plein combat !

Celui de nos malades blessés au ventre a recommencé à souffrir ; en enlevant la croûte de sa blessure, le Dr découvre avec surprise la balle qui était restée et qui a dû se promener. On lui a retirée et il la gardera en souvenir de ses exploits.

4 heures. Contre visite. Décision pour les évacuations, 15 partiront demain et les 12 autres dans quelques jours.

Deux rejoignent leurs corps. Mme Oberreiner et quelques blessés partent pour l’arrière, du côté de Marseille, sans doute, le reste ira à l’ambulance de convalescence du Valdois ; il y en a quelques-uns que je regretterai.

Visite de M. R. Il confirme ce que nous savons déjà ; l’hôpital militaire va être évacué pour cause de désinfection ; l’encombrement a amené la gangrène. L’administration militaire est au-dessous de tout.

9 heures. Mme des L. se couche ; après sa nuit de veille, elle en a besoin, et moi je m’apprête à passer la nuit à mon tour. Il passe des autos en quantité ; vont-elles chercher des blessés ?

Mardi 25 août

L’avantage de passer la nuit, c’est qu’on n’a pas à se réveiller le lendemain.

C’est la St Louis, aujourd’hui. J’espère que Loulou aura eu ma dépêche. J’ai écrit cette nuit à Marguerite.

11 heures. Matinée de bousculade avec tous les préparatifs de départ ; les pansements à faire, les paquetages à préparer et les déjeuners à faire servir, ne nous laissent pas une minute de repos ; les deux qui rejoignent leur corps partent les premiers, puis les cinq blessés gagnent la gare en auto ; tous sont émus, surtout M. Oberreiner ; nous les regrettons bien aussi, troisième départ pour le Valdois des convalescents ; il ne nous en reste plus que 12 dont deux assez sérieusement atteints.

Grande émotion ; nous entendons le canon très près, c’est un aéroplane allemand qui passe au-dessus de notre tête et que l’on canonne ; il monte de plus en plus, nous voyons distinctement la fumée blanche des schrapnels qui éclatent près de lui ; il ne paraît pas atteint et se perd dans les nuages.

Comme j’aurais voulu le voir dégringoler. Quelques minutes après, nous entendons le bruit d’un avion français qui se lance à sa poursuite.

Le lieutenant vient chercher Loton pour l’emmener au recrutement ; il nous apprend que le Gal Pau commande non seulement l’armée d’Alsace, mais encore l’armée des Vosges jusqu’à la Meurthe ; la bataille est engagée jusqu’à Mons, nos troupes ont pris nettement l’offensive et tout paraît aller bien ; mais les pertes sont très sérieuses.

3 heures. Je monte dormir un peu, quand Mme des L. vient me réveiller ; dans quelques minutes le Gal Pau sera ici ; il avait promis sa visite hier quand nous l’avons vu au Gd Hôtel ; je suis prête juste à temps. Il a été parfait pour nos pauvres blessés, leur parlant tour à tour et les laissant éblouis. Comme il connaît particulièrement Mme des L. il a été avec elle et moi d’une amabilité charmante. Naturellement, il n’a pu nous dévoiler de secrets ; mais nous avons quand même eu des nouvelles ; la bataille du nord est terrible et il faut y envoyer le plus de troupes possible ; on évacue l’Alsace pour renvoyer au nord les corps d’armée qui l’occupent ; comme résultat pour nous, c’est le siège presque certain ; c’est ce qui ressortait des ordres que nous recevons depuis deux jours. Le plus terrible est le sort des malheureux Alsaciens qui ont tout à craindre des représailles allemandes. Le Gal a fait envoyer dans le midi tous les otages pris à Thann et à Mulhouse et qui seront fusillés dans le cas de vengeances sur les Alsaciens. Le préfet fait dire à Mme H. de rappeler immédiatement sa fille qui est toujours à Thann. Mes pauvres drapeaux, va-t-il falloir tous les enlever.

Le Gal Pau nous a affirmé sa certitude absolue du résultat définitif ; nous devons être vainqueurs, mais la lutte sera rude, et il ne faut pas s’attendre à des succès perpétuels sans avoir jamais un revers ; quant aux pertes, elles sont déjà considérables, encore plus du côté allemand que du côté français.

5 heures. Alyette de Lareinty vient de perdre sa mère ; elle va partir tout de suite pour Paris ; Mme de Nanteuil devait l’accompagner, mais on lui refuse l’autorisation de quitter Belfort ; j’avais préparé une lettre pour Renée à faire passer par Paris, je dois y renoncer.

Mme des L. va embrasser Alyette, puis à la gare ; on a fait revenir le 42e de Mulhouse pour l’envoyer dans le Nord ; elle désire voir le lieutenant Pareinty. Le 35e part également ; on ne laissera en Alsace que le 18e corps d’armée pour garder les positions ; tout le reste remonte pour renforcer les effectifs français.

Le biplan allemand de ce matin a lancé sans résultat quelques bombes sur le champ d’aviation.

Le Gal Pau est allé aux Anges ; il a eu des paroles très belles pour dire aux officiers blessés que leur devoir était de ne retourner au feu que quand ils auraient la plénitude de leurs forces, et qu’ils devaient remonter le moral de leurs hommes ; enfin partout où il passe, il trouve juste le mot à dire. À nous, il avait recommandé la gaieté avant tout ; cela tombait bien : ici tous les malades sont comme des pinsons.

Mercredi 26 août

Avec nos 12 malades, le service est vite fini ; je voudrais bien rattraper ma lettre à Renée ; j’apprends qu’elle a été mise à la poste ; si on l’ouvre, elle n’arrivera pas ; aussi je vais en récrire une plus banale.

Heureuse nouvelle ; M. Richardot envoie à Mlle Roch une lettre disant que le médecin inspecteur vient d’apprendre de l’état major que 5 corps d’armée allemands ont été culbutés à Nancy. Nous sommes tous dans la joie.

Notre petit Loton qui veut s’engager est reconnu bon pour le service ; Mme des L. en causant avec lui tous ces derniers jours l’a mis en rapport avec l’aumônier et il s’est confessé dans une allée du jardin pendant que les autres malades étaient d’un autre côté. S’il reçoit une balle, il sera en règle ; c’est une bien charmante nature.

La petite Mme Oberreiner est venu nous dire que son mari est parti bien installé dans un wagon de 2e classe. Dès qu’il sera arrivé à destination, il enverra une dépêche à sa femme pour qu’elle aille le rejoindre ; nous aurons sûrement une lettre un de ces jours.

Mme Ob. a emporté comme une relique le caleçon que j’ai enlevé à son mari à son arrivée et qui était trempé du sang de sa blessure ; la mère est venue aussi nous remercier de tout ce que nous avions fait pour son fils. Elle nous apporte l’illustration pour que nous ayions un peu de nouvelles de Paris.

4 h. Visite de Mme de N.. Elle a vu le lt Keller qui lui confirme la nouvelle des 5 corps d’armée détruits ; ce ne sera officiel que dans quelques jours. L’avion allemand que nous avons vu hier a été atteint près de la frontière.

Mme Ihler amène sa belle-sœur que l’on a ramenée en une heure de Thann ; comme l’on évacue l’Alsace et que les Allemands vont très certainement y revenir, les plus exposés des Alsaciens rentrent en France ; elle nous dit ce qu’elle a vu de ses yeux, les Allemands mettant en avant de leurs troupes des jeunes filles alsaciennes pour empêcher les Français de tirer, fusillant à tort et à travers, brûlant des villages entiers, massacrant prisonniers et blessés, enfin des horreurs indignes. Quelle différences avec nos admirables soldats !

Loton revient du recrutement, il doit partir tout de suite pour Besançon où on l’équipera et l’instruira un peu avant de l’envoyer au feu. Nous lui bourrons ses poches de provisions, je lui glisse une petite pièce dans la main et nous lui disons adieu. S’il n’est pas tué pendant la guerre, Melle Roch a promis de ne pas le perdre de vue.

Lecture de l’Alsace : un bel article de Lavisse parlant de sacrifice. Nous en avons tous notre part, Mme des L. tremble pour son mari, moi pour Paul, car je sais Louis en sûreté pour l’instant. Ils doivent être en plein dans la bataille de Nancy ; sont-ils seulement encore vivants. C’est la pensée qui ne nous quitte pas ; nous vivons une vie d’émotions intenses, nos angoisses patriotiques, nos inquiétudes personnelles, l’âme et le corps de nos soldats auxquels nous devons songer sans cesse, comme tout cela diffère des petitesses de la vie habituelle.

Au point de vue religieux, Mme des L. est épatante ; sans jamais avoir l’air d’y toucher, elle sait dire le mot qu’il faut ou se taire à propos ; comme je sens que je ne saurais pas si bien, je la laisse faire, me contentant de prier pour la soutenir. Cela va maintenant être le tour d’Amat !

On a de nouveau rempli l’ambulance des Anges ; hier on disait le contraire ; je n’ai jamais vu d’ordres aussi contradictoires ; l’administration militaire me paraît au dessous de tout.

Jeudi 27 août

Arrivée de trois malades dont deux artilleurs venant de Mulhouse. Comme nous allons probablement évacuer trois malades demain, notre chiffre restera toujours le même.

Reçu lettre Sénac et Bonvallet ; j’ai des nouvelles de tous les cousins, une partie est au feu, combien en reviendra-t-il ? Nous pouvons avoir le bulletin des armées ; la poésie de Zamacoïs sur le pauvre petit enfant fusillé est merveilleuse. On parle du conclave ; comme la mort du Pape passe au second plan en ce moment !

Changement de ministère, pourquoi ?

4 heures. Nous allons prendre le thé chez les Ihler ; Mlle Cahet nous remplace pour le peu qu’il y a à faire à cette heure-ci.

Visite de l’aumônier : Amat et Marty.

Reçu une lettre d’Anna ; enfin des nouvelles de Paul ; il est en Lorraine sur le front, et a déjà des trophées ennemis.

Les troupes d’Alsace se retirent et filent sur la Belgique ; il ne reste plus ici que les troupes de défense de la place plus le corps d’armée qui gardera la frontière. Aurons-nous un siège ?

Visite du Gal Lecomte ; il a pu embrasser son fils, revenant de Mulhouse ; ce dernier a vu non seulement achever des blessés par les soldats, mais ce qui est encore plus ignoble, par des civils porteurs du brassard de la Croix-Rouge.

Les 80 lits des Anges sont remplis ; on nous envoie deux malades qui ne peuvent y trouver place ; il est probable que maintenant, cela va être notre tour.

Il y a 2 jours, on nous faisait tout partir, aujourd’hui on recommence à nous en envoyer. Quelle administration !

L’hôpital militaire a été évacué pour cause d’infection ; ce qui s’y passe est fantastique !

Vendredi 28 août

Messe à 6 heures. Soins habituels. Passage de régiments, revenant d’Alsace et qui vont s’embarquer pour le Nord. Ils sont gais et pleins d’entrain.

Reçu lettres de Renée et de Cécile ; l’enfant d’Andrée est mort, je lui écris un mot ainsi qu’à sa mère.

2 heures, visite de Mme de N. et Mlle de Barberac ; elle trouve notre installation épatante et voudrait bien être avec nous.

5 heures. Visite d’Éloy ; il s’embarque tout à l’heure pour le Nord, et a voulu nous dire adieu ; c’est un brave garçon un peu godiche, mais combien reconnaissant.

Aucune nouvelle militaire ; l’évacuation de l’Alsace continue non seulement par les troupes, mais encore des Alsaciens francophiles qui craignent le retour et les féroces représailles de ces monstres d’Allemands.

Samedi 29 août

Visite de Mme Oberreiner qui nous apporte des fleurs et des nouvelles de son fils ; il est à Valence, assez fatigué du voyage.

Visite de Mennegaux, guéri et envoyé en congé de convalescence pour un mois ; il ne veut pas en profiter et va tâcher de se faire renvoyer au feu le plus vite possible.

Roche vient nous dire adieu avant de partir pour Lure.

Reçu lettre de Jeanne Augrain.

Calme plat dans toutes les ambulances ; on s’attend à de prochains combats sur la frontière, peut-être même à l’investissement ; cet investissement possible est devenu la marotte du Gal Thévenet et lui inspire toutes ces mesures d’évacuation de civils et de blessés.

2 heures. Je vais aux Anges avec Mme de N. ; on nous donne quelques détails sur les soins à l’hôpital. La gangrène y a été apportée par des blessés venant de Mulhouse : on ne leur avait fait aucun pansement depuis celui du champ de bataille. Ce n’est pas étonnant qu’il en soit mort beaucoup ; on fait des masses d’amputations, dont un certain nombre qu’on aurait pu éviter, mais les médecins ont été affolés par le nombre des blessés et l’état dans lequel on leur amenait.

4 heures ; le Dr Ihler apporte son appareil et nous photographie dans le jardin avec les malades levés.

Aucune nouvelle militaire, rien ne passe plus ; Belfort est vide ; plus de troupes en comparaison de ce que nous y avons vu ; de moins en moins de civils, impossibilité de sortir de la ville ou d’y entrer sans permission spéciale ; tout cela donne une impression d’isolement pénible ; on se sent bien loin du reste du monde. Que sera-ce quand nous serons investis ?

Aujourd’hui 4 semaines que j’ai quitté Valmondois !

Dimanche 30 août

Messe à 6 heures. Lettre de Loton arrivé à Besançon et qui est tout prêt à partir ; il paraît enchanté de son sort.

Visite d’un fonctionnaire de la police qui veut voir le docteur ; il nous raconte l’exécution de la femme fusillée l’autre jour ; elle a montré beaucoup de courage ; demain ce sera le tour d’un homme qui a tiré sur nos sentinelles.

Mme des L. et Mlle R. vont déjeuner aux anges ; reçu lettres de Chambéry, Valmondois, Nancy plus une de Mme Genest. Les dernières nouvelles de Paul sont du 19, il allait bien.

4 heures. Mme des L. et le Dr Ihler conduisent Amat au Dr Braun ; on lui arrache une dent parfaitement saine !

Nouvelles militaires ; évacuation du champ d’aviation transporté à Épinal, départ des matériels d’ambulances, voitures, etc. pour Sedan et Annecis. On se bat sur la ligne St Quentin-Mezières et les Allemands marchent sur la Fère ; par contre, nous avançons un peu en Lorraine. On se confirme de plus en plus dans l’idée qu’il n’y aura plus rien par ici, à moins de siège et de bombardement, mais comme il n’y a plus d’Allemands par ici, qu’ils sont tous remontés au nord, ce n’est pas encore pour tout de suite. On s’est servi, paraît-il, des nouvelles poudres Turpin[7] en Belgique et les effets sont foudroyants.

Tout cela ce sont des on-dit venant du Gal Lecomte ou du lieutenant Weité ; la seule chose officielle est la marche sur la Fère, c’est d’ailleurs la plus grave et la plus inquiétante.

Les renforts partis d’ici sur le Nord doivent être à peu près arrivés.

Le frère de Mme Ihler a parcouru les villages d’Alsace avec son auto prévenant tous les hommes ayant échappé à l’autorité militaire allemande qu’ils feraient mieux de ne pas rester. Il y en a déjà 3 000 au col de Bussang. Ceux qui ne pourront s’engager seront dirigés vers le Centre pour faire la moisson ou travailler aux champs.

La lettre de Mme Genest me parle de la mort de M. Japy neveu de Mme d’Andiran ; c’est justement le capitaine d’Oberreiner et de Ruez, celui dont le caporal St Julien a rapporté le sabre et les moustaches.

Marg. Boulangé me demande s’il n’y a pas ici un Jacques de la Rivière parent de sa belle-mère ; je crois avoir entendu ce nom aux Anges, j’irai demain aux renseignements. Mme des L. veille, je puis me coucher de bonne heure.

Lundi 31 août

Départ de 4 malades qui rejoignent leur corps. Les autres vont mieux et partiront cette semaine. Nous allons être complètement à vide.

Enfin des nouvelles de Paul datées du 27. Il s’est battu le 25 et malgré un feu violent n’a pas une égratignure. Dieu le protège !

2 heures. Je vais aux Anges : le lt de la R. est bien le neveu de Mme Boulangé ; je ne puis malheureusement pas le voir aujourd’hui, je reviendrai demain et resterai à déjeuner.

Mme de M. est toute bouleversée ; l’autorité militaire lui fait enlever 2 malades atteints du tétanos et qui n’en ont plus que pour quelques heures ; ne pourrait-on les laisser mourir tranquilles ; il y a pourtant bien peu de contagion à craindre. L’un deux se raidissait pour dire une dernière fois adieu à son lieutenant qui pleurait comme une fontaine ; c’était atroce. Ce qui se passe dans le service de santé est vraiment inouï. Berger n’en pouvait plus d’émotion.

Les nouvelles militaires ne sont pas brillantes ; le Cl de Sérigue a dit hier à Mme de M. que l’investissement et le bombardement de Belfort étaient à peu près certains pour dans très peu de temps ; pour le bombardement, il a même dit trois jours ; est-ce sérieux ?

Les Allemands avancent sur la Fère[8].

J’ai peur pour Louis à Reims, c’est bien près.

Je lui remets des lettres, par un truc, on va essayer de leur faire éviter le stage de 5 jours à Vesoul ; nous verrons si cela arrive plus vite.

4 heures. Les photos sont ratées, on recommence aujourd’hui.

M. Rich. et le lt nous apporte une bonne nouvelle venant de la préfecture, mais non officielle. La pointe que les Allemands font sur la Fère aurait été coupée ; si c’est vrai, c’est très heureux ; cela va donner le temps aux troupes envoyées d’ici d’arriver.

Malgré tout, on se prépare à Paris.

10 heures. Je m’installe pour veiller ; j’écris à Renée en lui parlant d’un siège possible, mais sans trop insister.

Mardi 1er Septembre

Juste un mois depuis la mobilisation.

11 heures. Visite du lieutenant de la Rivière ; il a appris hier soir que je l’avais cherché et est venu ce matin ; c’est un gentil garçon du 42e, en garnison à Belfort ; il a été blessé à la main et au bras par deux balles à Dornach, mais ce n’est pas grave et dans huit jours il pourra regagner son régiment. Il m’a raconté ses impressions de combat, l’élan, l’enthousiasme, la folie héroïque de tous, sa rage en recevant sa première balle qui ne l’a pas empêché de continuer à se battre, le râle du premier homme qu’il a tué, la lâcheté des Allemands qui font d’abord le plus de mal possible pour se rendre dès que l’on tombe sur eux, de façon à courir moins de risques ; c’est ce qui explique le grand nombre de prisonniers. Aussi est-il décidé maintenant à ne plus faire de prisonniers et à tuer tout ce qu’il pourra. Nous avons parlé des Boulangé, bien entendu, qu’il aime beaucoup ; j’espère le revoir avant son départ.

En allant aux Anges, je télégraphie à Louis pour avoir de ses nouvelles.

Déjeuner assez lugubre ; tout le monde a l’air de s’ennuyer ; quelle différence avec notre cordialité d’ici.

Après déjeuner longue conversation avec Mme Zeller et Mme Renault ; elles n’ont presque plus rien à faire non plus ; d’ici huit jours, ce sera vide partout ; jamais Mme de M. ne consentira à rester dans ces conditions. Mlle Tissot me parle d’un malade qui m’a fait chercher partout ; un certain Verrier qui m’était envoyé par quelqu’un dont elle n’a pu me dire le nom ; je ne sais qui cela peut être, mais je ne comprends pas que l’on ne m’ait pas trouvée, ce n’est pas si difficile, on me connaît ici dans trois ambulances.

4 heures ; Photos dans le jardin, lecture de l’Alsace, thé chez Mme de N., salut à 6 heures ; si cela n’est pas exaspérant de mener une vie pareille alors qu’on se tue là-haut.

Reçu lettre de Mme Durand, on s’affole à Versailles et dans la banlieue ; cela me paraît exagéré, les Allemands n’y sont pas encore, quand nos renforts seront arrivés, il y aura sûrement une bataille importante, mais on ne les laissera pas descendre ainsi sans les arrêter en route ; je suis pourtant inquiète de Marguerite et de Bernard qui se trouvent juste sur le chemin. Qui m’aurait dit, il y a un mois que c’est moi qui serais en sûreté à Belfort alors que ceux que j’ai laissés derrière moi pourraient courir quelques risques.

Aucune nouvelle, les journaux de Paris n’arrivent pas.

Mercredi 2 septembre

L’investissement de Belfort paraît de moins en moins probable, il n’y a plus ni troupes allemandes, ni troupes françaises de ce côté, on ne fera plus rien par ici.

Mme des L. reçoit une lettre de son ami le commandant Gascoin ; elle lui avait écrit par aéroplane, et c’est par aéroplane que la réponse lui revient, c’est assez amusant.

Les photos ne sont pas brillantes, je ressemble tout à fait à une citrouille.

J’écris à Bresles pour avoir des nouvelles.

La bataille qui se livre actuellement pourra-t-elle couper la marche allemande.

On nous apporte un petit boulet creux destiné à contenir la nouvelle poudre Turpin ; le gouvernement français aurait demandé aux puissances l’autorisation de s’en servir, les Allemands employant des balles dum-dum. J’espère bien qu’avec cela on pourra anéantir le plus d’ennemis possible.

Mme des L. me rapporte un brin de bruyère cueillie par Mlle Tissot sur le champ de bataille de Montreux Vieux en Alsace, où elle s’est rendue en fraude ce matin avec un officier. Je le serre bien précieusement comme une relique, en attendant que je puisse un jour en cueillir moi-même.

Mme de N. vient prendre le thé après avoir accompagné Mme des L. et Mlle R. au cimetière sur les tombes des officiers et soldats morts à l’hôpital des suites de leurs blessures ; j’essaierai d’y aller à mon tour, quoique je n’aie pas de permis pour passer la porte, en prenant celui de Mme des L.. Il s’agira de ne pas se faire pincer ! Cas de conseil de guerre !

Jeudi 3 septembre

Grande émotion ce matin. Nous apprenons que le gouvernement a quitté Paris devant la marche des Allemands. Pourvu que l’effet moral ne soit pas trop mauvais.

2e émotion, celle là moins grande ; un avion allemand a bombardé Belfort cette nuit ; je dormais si bien que je n’ai rien entendu ; une bombe, destinée au hangar de dirigeable est tombée dans le cimetière, une tout près de la maison du docteur, la troisième, je ne sais où ; en fait de dégâts, il n’y a qu’un toit de démoli. C’est étonnant comme cela laisse tout le monde calme. Nous ne pensons même pas que cela peut nous tomber sur le nez un jour ou l’autre.

Nos malades deviennent de moins en moins nombreux, 4 partent ce matin dont deux blessés, l’un d’eux est celui qui accompagnait Oberreiner, l’autre a eu le bras cassé à Dornach ; ils étaient restés assez longtemps et nous regrettons de les voir partir ; eux sont désolés de s’en aller. Il ne nous en reste que 4 qui partiront samedi ; tout est vide partout.

Flemme intense ; nous lisons, écrivons dans le jardin ; il fait un temps idéal.

4 heures ; encore photos ; un aéroplane passe au dessus de notre tête.

6 heures ; évolutions splendides d’un superbe avion militaire, éclairé par le soleil couchant.

Nous apprenons que le fils de la concierge a été tué le 13 août à Montreux-jeune ; l’employé de la mairie chargé de cette triste mission l’annonce d’abord au père avec beaucoup de tact et de délicatesse ; Cris, larmes, désespoir. Une note comique au milieu de ce drame ; il y a quelque temps un pain est tombé en se retournant, c’est le fils qui l’a ramassé, donc c’est lui qui devait mourir le premier ! Mme des L. et moi essayons de consoler ces pauvres gens.

Mme de N. et Mlle Tissot viennent dîner ; nous apprenons des choses intéressantes : on emploie comme engins de guerre des espèces de flèches en vrille qu’on laisse tomber des aéroplanes et qui peuvent transpercer un cheval ; les Allemands, en plus de la balle dum-dum qui cause des ravages effroyables ont des baïonnettes à dents de scie ; c’est un vrai retour à la barbarie.

Mlle Tissot est allé au ballon d’Alsace ; vers St Dié, il y a plus de 5 000 cadavres, surtout allemands et on a demandé 1 500 hommes de bonne volonté, jeunes gens ou vieillards pour les enterrer, c’est atroce. Le général Lescot qui a fait des bêtises sérieuses est mis à pied ; le Gal de Castelnau a un blâme, c’est son corps d’armée qui a flanché en Lorraine et est cause de notre recul du Donon. Il y a beaucoup de morts dans les officiers aviateurs.

Mme de N. nous lit la lettre de son mari ; on s’attend au ministère au siège de Paris, mais toutes les précautions sont prises et on espère l’écrasement des Allemands. Que ce soit là ou ailleurs, cela m’est égal, pourvu qu’il n’en reste plus.

Vendredi 4 septembre

Messe aux Maristes ; j’y suis seule avec un major et trois infirmiers, c’est une messe militaire. Nos concierges sont un peu remis, surtout la femme ; chez ces gens là, tout se passe en cris, et c’est plus vite calmé.

Détails sur l’aimable visite de l’aéroplane allemand : on venait de donner des ordres pour empêcher de tirer la nuit sur les aéroplanes de crainte de blesser un Français par erreur ; il y a toujours des espions à Belfort comme ailleurs ; dès le lendemain, on était prévenu de l’autre côté de la frontière et la nuit d’après, trois bombes nous tombaient sur la tête ; les seuls qui avaient le droit d’ordonner le tir, les officiers de garde des forts, se trouvaient cette nuit là dans un café avec d’aimables personnes costumées en infirmières puisque c’est l’uniforme adopté par elles ; cela va coûter cher aux officiers, mais ils ne l’auront pas volé.

Le lieutenant Weité qui nous raconte cela nous apporte quelques journaux de la région ; aucune nouvelle intéressante sinon l’élection du pape ; je suis heureuse d’apprendre que c’est un ami de la France.

2 heures. Je vais à mon tour au cimetière avec Mlle R ; ce n’était pas la peine d’être émue en passant la porte, on ne m’a pas demandé de permis ; il est vrai que cette porte n’est pas intéressante pour la défense. Je suis allée porter quelques fleurs sur la tombe des soldats et officiers morts à l’hopital militaire.

Comme il vaut mieux être tué net d’une balle que de mourir comme sont morts ceux-là.

Visites de Mlle de Barberac qui s’ennuie aux Anges, de Mme de N., de l’aumônier qui nous apporte des prunes, à moi le bismuth ! Le lt Obrecht nous envoie des poires et le « Temps » nous pouvons enfin lire un vrai journal !

6 heures. Salut chez les sœurs ; les prières pour la France sont vraiment bien émouvantes.

Enfin des nouvelles de Louis ! Il m’a écrit cinq fois, je n’ai rien reçu. Ma lettre écrite à St Cyr lui arrive seulement ; il va bien et quitte Reims, je lui réponds de suite.

Lettres de Marguerite et d’Yvonne, banales ; de Mme Morel qui m’annonce leur départ de Valmondois ; j’aime autant les savoir tous à Paris que d’être dans la banlieue ; le pauvre petit Bernard ne va pas bien. Aurons-nous encore un malheur à déplorer de ce côté.

Samedi 5 septembre

Départ de nos derniers malades ; ils sont guéris et ils rejoignent leurs régiments ; le pauvre Amat qui n’a pas le feu sacré, ne demanderait qu’à rester ; je crois qu’il se souviendra de la maison.

Je passe ma journée dans le jardin à lire et à préparer les objets de pansement pendant que Mme des L. et Mlle R. sont allées aux Anges. Aucune nouvelle militaire, pas une lettre.

Longue conversation avec M. Richardot, secrétaire du médecin-chef ; nous parlons du service de santé à Belfort et demandons pourquoi l’on nous a forcées à évacuer des blessés qui auraient pu se guérir chez nous ; la raison est bien celle que nous pensions. Belfort étant place forte ne doit jamais penser qu’au siège et n’agir qu’en vue du siège ; les hôpitaux doivent être vides dans cette éventualité comme on doit avoir le plus de vivres et le moins d’habitants possible. Conclusion, s’il y a un siège et un bombardement, nous sommes aux premières loges pour faire quelque chose, s’il n’y a rien du tout, nous nous croiserons les bras tout le temps de la guerre. Pour l’instant, il faut attendre pour voir comment les choses vont tourner ; le siège devient de moins en moins probable, la défense est tellement formidable. Quand les Allemands auront été repoussés en Lorraine, peut-être essaieront-ils de se rabattre par ici.

Dimanche 6 septembre

Messe à 7 heures. N’ayant plus personne, nous n’avons pas besoin de nous lever trop tôt. Mme des L., fatiguée, se recouche et dort jusqu’à midi. Déjeuner, lettres à Cécile et Adèle.

2 heures. Promenade dans les rues avec Mme de N. pour dérouiller un peu mes jambes. Nous allons à la gare, à la cathédrale et revoir le Lion, mais d’en bas, car pendant la guerre on ne peut monter jusque là.

Lecture du Temps, prêté par le lt Obrecht, de l’Alsace ; les Allemands ont l’air d’abandonner Paris et de redescendre au Sud ; opinions des différents officiers aviateurs : c’est très mauvais, ils vont prendre notre armée de l’est par derrière ; opinion d’un officier d’état-major. « Enfin, les voilà amenés où nous les voulons depuis le commencement ». Comme c’est facile de se faire une opinion personnelle.

6 heures, salut ; dîner, coucher de bonne heure.

Lundi 7 septembre

Pas une lettre, pas un journal ; les communications avec Paris sont décidément coupées.

On vient d’envoyer au parc d’artillerie de Belfort des pièces et du matériel de siège venant de Versailles ; cela indiquerait qu’il y aura quelque chose plus tard ; comme place forte de notre côté, il n’y a que Neuf-Brisach ou le fort de Istein.

Le bruit court d’une grande bataille au camp de Châlons ; on parle même de 15 000 Allemands tués ou prisonniers !

Toujours rien à faire, Mme de N. vient avec son ouvrage, le lieutenant Obrecht m’apporte le Temps de jeudi dernier, ce n’est pas récent ; on y dit un mot de notre avion allemand. Couture, somnolence, thé, flemme. Visite de Mme Zeller et de l’aumônier. Salut à 6 heures. Dîner, coucher de bonne heure.

Mardi 8 septembre

Fête de la Nativité ; journée d’Adoration et prières pour la France dans tout le diocèse.

L’abbé Dauphin disant sa messe à St Vincent à 7 h. ½, j’en profite pour ne pas me lever trop tôt.

Bonnes nouvelles ce matin ; la grande bataille continue, les Allemands reculent ; impossible d’avoir des journaux de Paris, il n’y a que quelques feuilles locales ; le siège de Belfort paraît définitivement abandonné, les troupes du duché de Bade ayant regagné le Nord pour remplacer celles envoyées contre les Russes.

L’abbé Dauphin vient déjeuner avec Mme de N.. Au café, longue visite du lt Obrecht qui nous apporte l’Illustration. Nous apprenons des choses effroyables, on a fusillé un certain nombre d’officiers du 15e corps d’armée devant leurs régiments et on a dû décimer quelques compagnies ; puis on a encadré ces troupes par des marsouins qui avaient ordre de tirer sur ceux qui reculeraient[9]. C’est le corps de Marseille qui a lâché pied sur Lunéville ; ces méridionaux ne sont vraiment pas patriotes ; nous en avons pourtant eus ici qui étaient bien braves !

Je vais aux Anges avec Mme de N. qui se fait emballer par Mme de M. dans des termes peu parlementaires. Quel caractère !

Nous apprenons que Maubeuge est prise et le Gal Percin fusillé. Je savais déjà depuis quelques jours qu’il n’avait pas défendu Lille et avait noyé ses poudres et encloué ses canons ; c’est une affreuse canaille et si c’est vrai, voilà un châtiment bien mérité. Que de généraux blâmés ou mis à pied déjà : Bonnaud, Curey, Dubail, Lescot ! C’est dans des moments comme ceux ci qu’on voit les incapables ou ceux qui ne sont pas à la hauteur de leur tâche.

6 heures : Salut à St Vincent.

Le lt Weité nous envoie une quantité de fruits ; tout le monde nous gâte.

Toujours aucune lettre.

Mercredi 9 septembre

Je vais avec Mme de N. voir les dépêches ; les nouvelles sont bonnes, les Allemands reculent toujours, et les Russes continuent à avancer ; on ne parle pas de Maubeuge. Je crois quand même que la guerre sera longue, aussi j’achète de la laine blanche pour me faire une écharpe pour l’hiver. Ce sera une façon de nous occuper en attendant les blessés.

On entend le canon très loin, les hostilités auraient-elles recommencé en Alsace ?

Mme des L. que l’inaction agace et qui a un permis de circulation, profite du beau temps pour se promener ; elle est allée avec le Dr visiter le cimetière des mobiles de 1870, le fort de la Miotte, le monument du Pluviose et du lt Engel.

Je passe l’après-midi avec Mme de N. à lire et travailler.

6 heures. Salut.

On se bat près de Thann ; confirmation de la capitulation de Maubeuge et de l’exécution de Percin, mais pas officiellement.

Reçu lettre de M. Boulangé ; elle a quitté Nancy et est à Tours ce que je trouve fort sensé ; mais elle m’apprend la fuite en Angleterre de ma tante et de Jeanne, atteintes de bombardite aigüe. C’est de la folie. Que pouvait-on craindre à Dieppe ; la flotte allemande n’est pas près d’y arriver.

Elle me donne des nouvelles des cousins, Maurice est blessé à l’épaule, Jean a traversé sans dommage les combats de Belgique, Pierre était vivant le 1er, aucune nouvelle de Paul Augrain !

Mlle R. rentre de chez son père, elle m’apporte un permis de circuler que M. R. lui a donné pour moi ; c’est très gentil et je le remercierai quand je le verrai. S’il fait beau et que nous n’ayons rien à faire, je pourrai à mon tour me dérouiller un peu les jambes ; bien entendu, Mme de M. n’en sait rien.

Jeudi 10 septembre

L’engagement de Thann a été un succès pour nous ; on a amené cette nuit quelques blessés à l’hopital ; nous allons peut-être recommencer à en avoir. On nous dit que beaucoup de trains contenant des Russes et des Anglais ont passé en gare de Belfort et que les opérations vont reprendre en Alsace. Tant mieux. Mais d’où viennent ces troupes : de Marseille, sans doute ; est-ce là le fameux fait nouveau dont parle Kitchener ? J’avoue plutôt croire à notre poudre Turpin !

Reçu lettre d’Adèle qui me donne des détails sur la rentrée à Paris ; il me semble qu’en banlieue, on s’est bien affolé.

Mme de N. vient nous lire quatre lettres de son mari qui peignent admirablement l’état de Paris ces derniers jours ; on croyait presque les Allemands aux portes et l’on a été surpris et même un petit peu déçu de leur mouvement de recul.

Maintenant la grande bataille tant attendue est engagée sur un front énorme ; c’est la plus grande qu’ait jamais vue l’histoire. Que va-t-il en sortir ; même vaincus maintenant, nous sommes toujours sûrs du résultat final ; mais je voudrais une victoire bien à nous. Jusqu’à présent, cela va très bien et nous gagnons tous les jours un peu de terrain.

Le lt Weité nous rapporte un bruit intéressant. On a pu surprendre une communication de T. S. F. allemande, venant du côté de Troyes ; les A. demandaient du renfort ; on leur a répondu : servez-vous de votre cavalerie ; à cela on répondit, impossible, nous sommes entourés par l’artillerie française.

Que tous les détails de cette guerre seront intéressants à connaître plus tard.

4 heures ; nous allons prendre le thé chez le Dr, de là au cimetière ; j’étrenne mon permis.

6 heures. Salut. J’apprends que le Gal Gallieni a trouvé dans la maison Mercedes 40 autos blindées et munies de mitrailleuses, prêtes à être livrées aux Allemands aux portes de Paris ; il les a achetées 1F pièce puis a fait arrêter tout le personnel sous l’inculpation d’espionnage.

Les Allemands ont reculé de 40 Kilom. ; deux drapeaux sont pris.

L’aumônier est tout bouleversé : son ami intime le commandant du 22e bat. de chasseurs d’Albertville, vient d’être tué le 3 août[10] en Alsace, près de Gérardmer d’une balle en pleine poitrine. Quelle belle mort pour un soldat ! Je plains seulement sa femme et ses 5 enfants.

M. Richardot nous apprend que le Dr Rebout médecin chef viendra prochainement visiter notre ambulance. Est-ce que l’on s’attend à quelque chose de sérieux par ici ?

Vendredi 11 septembre

Les troupes passent de nouveau à Belfort ; artillerie et infanterie défilent sans arrêt devant nous. Elles viennent de la frontière suisse et vont au ballon d’Alsace. Il est probable que les hostilités vont reprendre par ici.

Le médecin-chef a fait ce matin le tour des ambulances ; il a fait évacuer le peu qui restait des malades pour avoir toute la place à sa disposition. En prévision de nouveaux blessés, nous faisons quelques changements dans la maison : Mme des L. s’installe dans la chambre Moisan, moi j’en prends une dans l’appartement de Mlle R. et nous transformons notre ancienne chambre en salon pour les officiers ; cela nous manquait jusqu’ici.

Les nouvelles officielles sont bonnes ; les Allemands ont reculé de 60 kilomètres depuis le commencement de la bataille.

Je vois sur le journal la mort du Capitaine Larchey, d’Annecy ; c’est déjà le troisième officier du bataillon tué à l’ennemi. Les autres étaient de jeunes sous-lieutenants inconnus.

Reçu cartes de Camille et de Fernand, Louis est à Noisy-le-Sec ; aucune nouvelle de Marguerite ; on ne sait ce qu’elle est devenue.

Détails intéressants sur la cause de la chute du ministère donnés par M. Richardot. Messimy aurait ordonné à Joffre d’aller au secours des Belges ; le Gal a refusé disant que les conditions étaient mauvaises, mais devant un ordre formel, il a dû obéir. Résultat : la défaite de Charleroi où il y a eu 160 000 hommes hors de combat, 110 000 Allemands, 50 000 français. C’est alors que le Gal Joffre aurait mis le gouvernement en demeure de choisir entre Messimy et lui. On a eu l’intelligence de comprendre qu’il n’y avait pas à hésiter et c’est comme cela que nous avons Millerand.

Toujours pas de confirmation de la chute de Maubeuge. Espérons que c’est une fausse nouvelle.

Quant à Percin, on ne sait plus ; la seule chose sûre, c’est que c’est bien par son ordre formel que Lille qui devait empêcher l’entrée des Allemands, n’a pas même résisté. Quelle canaille et que les balles auraient été bien placées.

Samedi 12 septembre

Bonne nouvelle ce matin ; on nous annonce une grande victoire, nous courons à la préfecture voir les dépêches ; le Gal Joffre annonce que la grande bataille se termine par une victoire incontestable ; trois armées allemandes sont en retraite, la quatrième commence à reculer ; on a pris l’artillerie de tout un corps d’armée, soit 140 canons, un ou deux drapeaux et fait une masse de prisonniers.

Je suis dans une joie délirante, tous les visages sont illuminés. Que cette retraite se change en déroute, et ce sera l’écrasement.

Quelques blessés arrivent à l’hôpital militaire ; les avis sont contradictoires : les uns disent que nous n’aurons plus rien par ici, d’autres au contraire que cela va recommencer.

Visite de Mme Zeller et de Mlle Tissot ; sauf contre ordre nous irons demain visiter le fort de la citadelle, absolument interdit aux hommes : on suppose sans doute que des femmes n’y comprendront rien et notre qualité d’infirmières est un passeport.

Nous travaillons toute la journée dans le bureau avec Mme de N.. Il pleut sans arrêt. Séance de vaccin général.

6 heures. Salut ; pas de nouvelles plus récentes.

Dimanche 13 septembre

Messe à 7 heures aux Maristes ; nouvelle séance de vaccination pour ceux qui n’étaient pas là hier ; mon bras commence à me faire un peu mal.

Les nouvelles sont toujours bonnes, la retraite allemande s’accentue en Champagne et commence en Lorraine ; c’est la vraie victoire. À quand la réoccupation de notre Alsace ?

2 heures : Rendez-vous au Tonneau d’or avec Mlle Tissot pour aller à la Citadelle.

Pendant que nous attendons, Mme des L. entame une conversation avec le Gal Lecomte ; il ne peut que confirmer les bonnes nouvelles.

Nous sommes reçues au fort par le lieutenant connaissant Mlle T.. Nous grimpons sur les immenses talus après avoir traversé une quantité de chemins souterrains. La vue est admirable sur Belfort et les Vosges. Nous allons ensuite voir les casemates installées tout récemment pour abriter le gouverneur et son état major pendant le fameux siège tant attendu ! Ce sont de vraies caves avec des murs de 3 m. d’épaisseur ; comme fenêtres d’étroites meurtrières laissant arriver à peine de jour et d’air. Quels tombeaux, et comme on aimerait mieux être tué en plein soleil. Il est vrai qu’ils n’ont pas le droit de se faire tuer. Du bureau du commandant, nous sortons sur le balcon et nous voyons le lion à vol d’oiseau. Quel colosse !

Au point de vue militaire, nous n’avons pas vu grand chose, les canons sont enterrés et invisibles, et l’on marche sans presque s’en douter, sur le toit des casemates. Ce lieutenant est fort aimable, et nous causons avec lui de bien intéressantes choses. Lui non plus ne croit pas au siège. Il faudrait 80 à 100 000 hommes pour investir Belfort et les Allemands ne peuvent plus le faire aujourd’hui avec quelque utilité pour eux ; on reprendra plutôt la marche en avant à travers l’Alsace quand le moment sera venu. Pour l’instant, le plus pressé est de « bouter les Allemands hors de France ». C’est l’affaire, paraît-il, d’une quinzaine de jours.

En sortant de la citadelle, nous allons goûter aux Anges ; nous y apprenons que l’on demande des infirmières de bonne volonté pour veiller à l’hopital militaire ; nous nous proposons et Mme de M. se charge de suite de la négociation avec Mlle Préault, infirmière de l’hôpital. Naturellement nous sommes acceptées, mais Mme de M. s’apercevant que Mme des L. a le plus grand désir de veiller le soir même, ne trouve rien de mieux que de le lui défendre et de me l’ordonner à moi, tout cela rien que pour faire acte d’autorité. Cela ne nous plaît ni à l’une ni à l’autre, mais la discipline est là pour nous faire dire « Bien, Madame » ; comme un sous-lieutenant répond : « Bien, mon colonel ! ».

Il est 5 h. ½ ; pour être à l’hopital à 6 h. ¾, j’avale mon dîner en quelques minutes. Mlle R. emmène Mme des L. dîner chez son père avec le lieutenant et M. Richard.

Nous partons ensemble pour nous séparer quelques minutes après.

Je trouve à l’hopital Mlle Préault, Mlle Lopez et Mlle Revol qui me montrent les divers locaux où j’aurai à m’occuper cette nuit. Il y a 5 officiers, assez gravement blessés ; je me mets au courant, et m’installe pour ma nuit, installation sommaire, car je sais que je serai dérangée toutes les cinq minutes.

Lundi 14 septembre

Nuit assez peu agréable ; si les deux capitaines sont des hommes parfaitement bien élevés, le lieutenant est une brute qui nous traite comme on ne traite pas des domestiques. Il est si mal qu’on lui pardonne ce qu’on ne passerait pas à un autre. Un des sous-lieutenants est criblé d’éclats d’obus, l’autre n’a pas grand chose.

De 2 à 6 heures, il fait un froid terrible et j’ai beau m’envelopper le mieux que je puis, je suis gelée.

Je retrouve mon ambulance avec plaisir et puisqu’il n’y a rien à faire, je me couche et dors jusqu’à midi.

Mme de N. vient travailler et goûter avec nous. Les nouvelles sont de plus en plus excellentes ; les Français continuent la poursuite de l’ennemi.

J’écris à Chambéry ; le jeune lieutenant Favre qui y pars en congé de convalescence emportera ma lettre ; j’espère avoir ainsi plus vite des nouvelles de Paul. Reçu lettre des Cuinet, à Dinard.

6 h. ½ ; Mme des L. part pour l’hôpital où elle va veiller à son tour ; le lt Weité vient me chercher pour aller dîner chez M. Roch ; je suis fort bien reçue et à 9 h. Mlle R. et moi reprenons le chemin de notre home, sous la conduite du lieutenant ; il fait nuit noire, tout est éteint pour ne pas signaler la ville aux avions allemands ; la traversée du pont est impressionnante ; ce halte la, qui vive ? lancé par le factionnaire vous arrête net ; après la réponse si belle : France ! du lieutenant, celui-ci avance seul pour donner le mot de ralliement et nous passons ensuite l’une après l’autre ; j’avais beau m’y attendre, je n’oublierai pas l’impression causée par cette baïonnette croisée devant ma poitrine. Nous rentrons ensuite paisiblement pour nous coucher avec délices.

Mardi 15 septembre

Dès le matin, je cours aux nouvelles avec Mme de N. ; les Russes ont remporté une grande victoire et les Allemands ont évacué notre territoire entre Nancy et les Vosges ; Quand serons-nous de nouveau à Mulhouse et Colmar ?

J’ai enfin des nouvelles de Bernard. Marg. est aux Petites-Dalles[11] ; avec qui, je n’en sais rien ; je suis bien contente de les savoir en sûreté et j’espère que l’air de la mer leur fera du bien à tous les deux. Une lettre aussi de Mme Morel ; elle se croise avec celle que j’ai écrite hier.

Nous passons la journée chez Mme de N. où nous prenons le thé. Mme Zeller arrive et nous fait ses confidences ; la vie aux Anges n’est plus tenable avec le caractère de Mme de M. qui brouille tout et a trouvé le moyen de se faire détester de tous ceux qui l’approchent. Si nous devons continuer à n’avoir rien à faire, ce sera terrible. Si nous pouvions nous faire envoyer autre part, ce serait le rêve, mais un rêve bien irréalisable !

De plus, comme il n’y a plus de malades nulle part, nous apprenons que le comité a envie de fermer notre ambulance et celle de St Vincent ; nous serions forcées de retourner aux Anges, pour n’avoir d’ailleurs, pas plus à faire qu’ici. C’est une vraie catastrophe. Nous verrons demain ce qui a été décidé.

6 heures. Salut.

Les Français sont rentrés à Amiens.

Mercredi 16 septembre

Nouvelles banales ; les Allemands continuent à reculer, mais plus doucement.

9 heures ; visite de l’abbé Mossler qui reste jusqu’à midi à bavarder après avoir visité la maison. Quel homme intelligent et quel saint prêtre. Nous causons de toutes sortes de choses. Il nous raconte la surprise d’un officier allemand soigné à l’hopital militaire et convalescent, de voir les troupes de la garnison si tranquilles ; il croyait que la paix était faite et Belfort investi. On l’a détrompé, on lui a donné les journaux parlant de notre victoire et de leur déroute, on lui a dit que les Anglais se battaient avec nous, chose qu’il ignorait. Il n’est pas encore revenu de son ahurissement.

2 heures. Mme de Marthille vient nous voir avec Alyette ; elle est, par hasard, de très bonne humeur et d’une amabilité charmante. Pour l’instant, on ne ferme aucune ambulance ; nous sommes donc tranquilles de ce côté.

Je vais reporter le Temps à Mme Obrecht ; elle me donne le suivant que son fils n’a pas eu le temps de nous apporter, et des poires superbes dont je bourre mes poches.

6 heures. Salut ; l’abbé M. me dit que deux des officiers que j’ai veillés l’autre nuit sont bien mal ; c’est Mme de N. qui veille ce soir, elle aura peut-être un drame.

Reçu lettre de Clémence qui répond à la mienne ; elle est à Soisy, et bien effrayée ; le beau-fils de sa nièce, lieutenant d’artillerie, a été grièvement blessé à Dinant.

Lettre d’Anna : aucune nouvelle de Paul depuis le 29. Louis est à Tours ; je vais lui écrire d’aller voir M. Boulangé.

Visite de M. R. et du lieutenant W.

Intéressantes nouvelles militaires : 1o le Gal Pau reforme une armée du côté de Lyon et qui doit venir à Belfort pour traverser l’Alsace avec Mayence comme objectif. 2o Deux corps d’armée, le 8e et le 14e, se sont embarqués à St Nazaire pour destination inconnue, probablement Anvers. 3o Nous avons ici plus de 80 000 hommes dont 8 000 turcos[12]. 4o On envoie toutes les nuits un bataillon en Alsace pour harceler, fatiguer et effrayer les Allemands ; après une petite escarmouche, notre bataillon rentre et est remplacé le lendemain par un autre ; cela a un double avantage ; cela fatigue les ennemis en les tenant toujours sur le qui-vive, puis ils s’habituent à des combats peu importants jusqu’au moment où une grosse masse tombera dessus pour les écraser.

Je crois que d’ici peu nous aurons à faire ; puis on parle toujours d’envoyer le service de santé à Mulhouse quand nous y serons solidement établis.

Jeudi 17 septembre

Je cours aux nouvelles dès 8 heures ; la grande bataille continue dans l’Argonne[13] ; les Allemands se cramponnent pour ne plus reculer, ce qui est assez naturel. On ne saura rien de précis avant quelques jours.

Reçu une lettre de Camille ; Paul est blessé ! Heureusement peu grièvement d’une balle dans la cuisse. C’est tout à fait la blessure de Maréchal et d’Oberreiner ; je sais par expérience que ce n’est pas grave. Il a pu se faire envoyer à Chambéry où sa femme le soigne ; c’est une vraie chance pour tous les deux. Je lui écris bien vite combien je suis fière de lui et heureuse qu’il s’en tire à si bon compte ; me voilà tranquille sur son sort pendant un bout de temps. Il a été blessé le 6, mais où, je n’en sais rien, le nom du village ne me disant pas grand chose. Ma lettre à Renée par le lieutenant Faure a dû n’arriver à Chambéry que lorsqu’il y était déjà.

Le lieutenant Ob. nous apporte le Temps ; nous bavardons un peu sur l’artillerie en général et notre 75 en particulier, qui continue à broyer les Allemands en pâtée. Comme nouvelle, rien d’autre que la reprise prochaine et cette fois définitive des opérations en Alsace.

Visites ; Mme Renault, Mlle de Barberac, Mme de St Michel qui vient d’avoir son frère et son beau-frère tués en combattant. Que de deuils pour tous.

Discussion politico-religieuse entre Mme de N. et Mlle Roch. Il vaudra mieux les éviter à l’avenir ; nous sommes trop loin d’elle sur ce sujet. Quel dommage de voir une personne si charmante avec de telles idées.

Pour faire croire en Allemagne à la prise de Belfort, les Allemands ont eu une idée lumineuse ; ils se sont procuré une quantité de cartes postales du Lion et tous les soldats de Mulhouse et d’Alsace ont reçu l’ordre de les envoyer à leurs familles avec ces mots « Grus aus Belfort ». Ce n’est pas nous qui ferions une chose pareille.

Vendredi 18 septembre

Messe aux Maristes à 6 heures. Il fait une vraie tempête depuis hier ; nos pauvres soldats doivent en souffrir.

Aucune nouvelle officielle.

Reçu une lettre de la petite Renée qui m’annonce la blessure de Paul ; ce n’est pas grave et elle croit qu’il sera remis dans trois semaines ; ce brave Paul a continué à commander pendant 1 h. ½ après avoir été blessé. Elle m’apprend de tristes choses : d’abord les graves blessures de son beau-frère, puis la mort de presque tous les officiers du 11e : Fockedey, Rousse, Larchey ; le commandant Augé et Sabardan sont épargnés, jusqu’à quand ![14] Cette nouvelle m’impressionne, je revois encore ces deux capitaines si sympathiques, et me recevant à Annecy si aimablement. Quelle douleur pour leurs femmes, et comme je voudrais pouvoir leur dire toute ma sympathie.

Lettre de ma tante Bonvallet ; ils sont tous à Chateaubriant après avoir passé par Londres. Elle espère pouvoir rentrer bientôt à Dieppe.

Mme de M. vient me dire de veiller ce soir à l’hopital. J’accepte d’abord, puis comme je suis assez mal en train, Mme des L. a la gentillesse de me remplacer ; je prendrai son tour demain ou après.

Toujours rien comme nouvelles, on attend le résultat de la Grande bataille.

Samedi 19 septembre

Aucune nouvelle ; les journaux continuent à ne rien dire.

Lettres de Renée et de Camille ; ils me disent ce que je sais déjà ; la blessure de Paul, celle de M. Maurouzier, et la mort des officiers d’Annecy.

La tempête continue de plus belle ; il fait très froid, il pleut, on se croirait en décembre. C’est lugubre.

Visite de Mme Z. et de Mme R.. Elles sont à bout de patience ; Mme de M. est de plus en plus insupportable, brouille tout, gêne tout et assomme les médecins militaires qui en ont plein le dos. Ne pourrait-on l’envoyer organiser quelque chose autre part. La vie va devenir impossible ; et encore Mme de Nanteuil, Mme des L. et moi, nous sommes relativement à l’abri.

Dimanche 20 septembre

Messe à 7 heures aux Maristes. La pluie et le vent font rage ; nos pauvres soldats vont tomber malades par cet horrible temps. Nous faisons faire du feu.

Les nouvelles sont assez bonnes sans être encore bien importantes ; mais ce qu’il y a d’horrible, c’est le bombardement de la cathédrale de Reims : c’est au moins le Kronprinz[15] qui aura ordonné cette chose abominable. Que pourrons-nous bien faire quand nous serons chez eux, pour leur faire payer tout cela.

Rien de nouveau ici : il faut attendre l’issue de la bataille avant de recommencer la marche en avant.

Reçu lettre de Mme Durand, il n’y a pas non plus de blessés à Versailles.

Mme Z., Mlle de B. et Mme R. arrivent des Anges demander que l’on assure la veille ce soir. Mme de N. veut bien le faire pour que je me repose encore une nuit ; ce sera mon tour demain.

Fausse joie : un malade nous arrive envoyé par le Valdois ; cela nous paraît bizarre, mais nous faisons quand même coucher notre malade. C’est une erreur, un quart d’heure plus tard un sergent-major arrive le chercher ; on devait l’envoyer simplement à l’infirmerie et non pas dans un hopital. Comme il est assez démoli et qu’il fait un temps de chien, nous le garderons cette nuit et le rendrons demain matin.

Lundi 21 septembre

La cathédrale de Reims est entièrement détruite, c’est la chose qui frappe le plus dans les nouvelles d’aujourd’hui ; on n’en parle qu’avec autant de fureur que de chagrin. Il faut vraiment n’avoir rien dans le cœur ni le cerveau pour commettre des actes pareils.

Mme de N. a eu une nuit très pénible ; le lieutenant Lombard se meurt et comme il est très vigoureux, la lutte est horrible. Il avait le délire, se croyait au milieu des Allemands ; il a arraché son pansement qu’elle a dû refaire. Il a fallu qu’elle passe plusieurs heures auprès de lui dans cette atmosphère épouvantable. Elle en est encore toute impressionnée. Que vais-je avoir cette nuit ?

Notre unique malade repart, navré, emmené par son sergent ; celui-ci nous apprend qu’il est Parisien et a un magasin d’ouvrages bd St Germain. Dans l’espoir d’avoir notre clientèle, il nous promet des éclopés, en attendant les blessés futurs.

Mme des L. va se faire piquer contre la fièvre typhoïde ; je ne suis pas encore décidée à suivre son exemple ; il sera temps plus tard.

Thé chez le Dr Ihler ; je n’y vais pas ; il est préférable que quelqu’un garde la maison puis j’aime autant me reposer avant la nuit de veille.

Mardi 22 septembre

Nuit assez calme, mais assez froide et bien ennuyeuse ; j’écris à Mme Gauthier, Cécile et Marguerite plus deux cartes à Fernand et Mme Genest. Le lieutenant Lombard a déliré toute la nuit ; ses parents ne l’ont pas quitté. Quelle lutte. Je rentre à 6 h ½ et me couche jusqu’à midi.

Mme des L. est au lit avec un accès de fièvre, c’est la conséquence de sa piqûre.

L’aumônier vient déjeuner avec Mme de N. ; aucune nouvelle intéressante.

Le lt Obrecht apporte le Temps et une superbe carte qu’il installe dans notre bureau avec une quantité de drapeaux pour suivre la marche de la bataille ; nous serons maintenant tout à fait bien renseignés. Aucune nouvelle, le combat continue toujours.

Dans tous les journaux, on ne parle que de Reims ; l’indignation est générale. Quelle vengeance pourrons-nous trouver contre des brutes pareilles ?

Mercredi 23 septembre

Mme des L. va mieux, elle pourra se lever aujourd’hui. Je vais aux nouvelles avec Mme de N. ; nous avançons légèrement, mais toujours rien de décisif. Que cela paraît long.

Il fait très beau, mais froid ; le soleil semble bon après l’horrible temps de la semaine dernière ; nous en profitons pour faire un petit tour avant d’acheter nos journaux. Dans la rue de l’Arsenal que nous ne connaissions pas, on a une vue superbe sur la citadelle et les fortifications.

Reçu lettre de Fernand et de M. Boulangé.

Visite aux Anges pour voir Mlle Revol couchée ; elle s’est piquée en faisant un pansement et elle a un énorme panari qui la fait souffrir horriblement.

Jeudi 24 septembre

La bataille continue sans grand changement, que c’est long.

Enfin une lettre de Louis, la première ; il me donne un tas de détails intéressants sur sa vie ; cela me fait grand plaisir. Lettre aussi de sa femme ; l’air de la mer convient bien à Bernard. Elle me parle de sa fuite, précédée de la mise en sûreté de leurs objets précieux. Ils pourront sans doute rentrer bientôt à Bresles[16] quand la retraite allemande sera plus complète.

Visite de Mme Zeller, Mlle de Barberac et Mlle Petus ; conversation habituelle sur Mme de M.. C’est à n’y pas tenir.

Ordre du ministre de la guerre : Pour éviter aux infirmières des Sociétés l’ennui d’être confondues avec les personnes de toutes sortes ayant pris leur costume ; défense de sortir dans la rue en tenue. Voilà une mesure qui vous fait plaisir ; cela était bien désagréable de croiser toutes ces filles et de risquer d’être prises pour elles.

Le lt W. et M. R. arrivent ; toujours rien de nouveau.

On vient me demander de veiller ce soir ; le tour se rapproche joliment. Dîner à 6 heures.

Vendredi 25 septembre

Nuit ennuyeuse, mais calme et moins froide ; lettres à Louis et à M. Boulangé. Je me couche en rentrant jusqu’à midi.

Lettre de Cécile, rien de nouveau.

Le lt Obrecht apporte le Temps ; il vient d’expédier des canons pour Ste Marie aux Mines, c’est là qu’est sa femme et il ne peut y aller, c’est dur.

Il fait un temps superbe, nous passons l’après midi dans le jardin ; on entend très distinctement le canon. Que se passe-t-il en Alsace ?

Mme des Lonchamps revient des Anges : on demande des infirmières pour Dannemarie ; voilà enfin le départ pour l’Alsace, mais qui enverra-t-on ? On ne peut laisser nos ambulances sans personnel. Il est probable que Mme de M. commencera par fondre son équipe et celle de Mlle Lopez pour ensuite choisir à son aise. Je ne sais trop ce que je préfère ; le départ est bien tentant, d’un autre côté, le séjour à Belfort avec des blessés et sans Mme de M. sera très agréable ; Mme de N. et Mme des L. sont comme moi ; d’ailleurs on ne nous demandera pas notre avis, et nous n’aurons qu’à obéir. C’est encore heureux que les deux solutions nous plaisent l’une et l’autre. Il n’y a qu’à attendre les événements.

J’ai bien mal à la tête, aussi je me couche en sortant de table.

Samedi 26 septembre

Lever tard. Je vais aux nouvelles, en civil, puisque nous ne pouvons plus sortir autrement ; cela n’avance guère vite, que cette bataille de l’Aisne est donc terrible.

Mme de N. et moi allons aux Anges pour tâcher d’apprendre du nouveau sur le départ. Il n’en est plus question pour l’instant, Mme de M. est de plus en plus toquée ! — Courses diverses — Il fait beau, nous restons dans le jardin jusqu’à 3 heures ; thé ensuite chez Mme de N. avec les Ihler, Mme Zeller et Mme Renault.

8 heures. Arrivée de malades. Enfin ! Ils ne sont que dix, mais c’est toujours cela. C’est M. Meyer qui nous les amène ; il était à la gare au moment de l’arrivée d’un train sanitaire venant de Dannemarie ; il s’est adressé au major faisant la répartition et nous a amené une auto pleine. On lui fera recommencer ce petit exercice. Nous les couchons et leur servons à dîner. Ils viennent tous d’Alsace où ils sont aux avant-postes depuis le commencement de la guerre. Il y en a trois qui paraissent bien abattus.

Dimanche 27 septembre

Messe à 7 heures aux Maristes. Mme de N. est jalouse de nos malades. Pauvres gens ; ils sont si bien chez nous où le plus petit soldat est cent fois mieux que les officiers soignés à l’hôpital militaire. Nous suivons, quand nous le pouvons, les articles de Barrès[17] sur le service de santé ; c’est encore au-dessous de la vérité et il s’y passe des choses révoltantes. On se refuse systématiquement à envoyer des malades dans les ambulances privées, la comparaison étant trop à leur désavantage, et la Croix-Rouge, dans n’importe quelle société a contre elle une partie des médecins militaires, ceux de carrière et non les réservistes.

4 heures. Nous allons chez Mme de St Michel lui faire une visite, laissant les malades à Mlle Roch ; elle habite chez son cousin, le capitaine de Beaurieu, dont l’appartement a une vue superbe sur le lion et la citadelle ; c’est certainement l’endroit de la ville d’où on le voit le mieux.

Le lt Weité apporte quelques nouvelles : on progresse légèrement dans l’Aisne. Le 171e part demain pour la frontière d’Alsace.

8 heures. Un de nos malades a 40°6, un autre 40°, un troisième 39°6 ; cela fait un joli trio ; Que prépare le premier ; méningite ou typhoïde ?

Lettre de Mme Morel et de Mme Durand : les nouvelles de Paul sont bonnes ; il va commencer à se lever.

Lundi 28 septembre

Nous reprenons nos soins habituels ; cela semble bon d’avoir quelque chose à faire, et tous ces pauvres gens sont si contents de se voir un peu choyés. Mme des L. va à l’hôpital pour sa piqûre ; elle en profite pour aller voir le médecin-chef, sous prétexte de lui demander certains renseignements, et pour lui rappeler l’existence de notre ambulance ; avec l’anarchie qu’il y a aux Anges et la réputation de Mme de M., il faut un peu faire bande à part et nous tirer d’affaire seules. Le médecin-chef a été fort aimable, a constaté qu’en effet notre ambulance avait été oubliée, et qu’il faisait son affaire de remettre les choses au point. Nous verrons les résultats. S’il y avait moyen d’arriver jusqu’à Landouzy, ce serait encore mieux.

Pendant ce temps, j’ai la visite de Mme R. qui m’apprend le prochain départ de Mme Z. rappelée à Paris pour les études de son fils ; si elle peut les organiser sans être forcée de rester, elle reviendra dès qu’elle le pourra. Je le voudrais bien, c’est une femme charmante et une bien agréable compagne.

Nouvelles assez bonnes ; les Allemands reculent toujours à gauche, et leurs très violentes attaques ont été repoussées au centre. Dans les milieux militaires d’ici, on croit qu’ils donnent en ce moment leur plus grand effort.

Nos deux lieutenants envoient aujourd’hui des quantités considérables de munitions que l’on prend dans la réserve des forts, pour la bataille de l’Aisne. Quant au 171e et au 172e, ils sont partis pour Toul.

6 heures ; Deux de nos malades ont plus de 40° ; avant de partir pour veiller à l’hôpital, je leur fais avec Mme des L. un enveloppement froid ; cela doit être très désagréable.

Mardi 29 septembre

Nuit assez calme, mais pénible ; le pauvre lt Lombard souffre le martyre, le capitaine Heym gémit plus que jamais, quant au capitaine Robin, il est tout à fait gâteux. Quelles ruines que ces hommes si forts il y a deux mois.

C’est la fête de St Michel, patron de la France ; avant de rentrer, messe à St Vincent.

Nos malades ont besoin de soins ; nos trois fiévreux ont encore tout près de 40° ; il faudra faire des enveloppements toute la journée ; aussi je ne me couche pas, je dormirai mieux ce soir.

2 heures ; une grande surprise : la visite d’Édouard Boulangé. Sa femme m’avait écrit qu’elle lui dirait de venir me voir, s’il le pouvait, mais je ne l’attendais pas aussi tôt. Quel plaisir cela m’a fait, et lui même paraissait tout heureux de me retrouver. Nous avons bavardé de tout et de tous, échangeant nos nouvelles des uns et des autres. Il me parle de Nancy qui conserve sa physionomie habituelle malgré le canon qui ne cesse pas de se faire entendre depuis plus d’un mois ; des villages détruits et ravagés par les Allemands, de la débâcle de Mohrange, de Mulhouse, de Charleroi, de la fameuse poudre Turpin que le public ignore, mais dont on parle ici depuis si longtemps. Il paraît que les Anglais ne voulaient d’abord pas s’en servir, mais qu’après le bombardement par un Zeppelin du palais royal d’Anvers, ils ont été les premiers à la réclamer ; les effets sont bien ceux que l’on m’avait dit : asphyxie foudroyante ; les ravages ont été effroyables autour de Nancy où les Allemands ont eu des morts en quantité. D’ailleurs, cette guerre est une boucherie, de part et d’autre ; que de deuils et de ruines de tous les côtés.

Il compte que la naissance du bébé aura lieu dans une huitaine de jours ; je lui demande de me prévenir dès qu’il saura quelque chose ; je reçois une lettre de Renée : Marguerite est revenue à Paris, Bernard étant malade, et installée dans mon appartement ; Édouard était au courant de la fuite à Dieppe, je peux lui donner des nouvelles plus fraîches. Je lui demande de revenir me voir dès qu’il le pourra et nous nous séparons à regret.

Mme Zeller part ces jours ci pour Paris, je lui donnerai des lettres pour Renée et d’autres ; cela arrivera bien plus vite. Elle emporte une lettre cachetée pour la C. R. de Paris ; c’est sûrement une plainte contre Mme de M.. Puisse-t-elle remettre les choses d’aplomb.

Les nouvelles militaires ne sont pas mauvaises ; on avance toujours un peu ; ce gigantesque effort tire à sa fin.

Mercredi 30 septembre

Soins à nos malades ; trois ont tellement de fièvre qu’il faut leur faire des enveloppements froids toute la journée. J’écris à Renée ; Mme Zeller emportera ma lettre.

Série de visites : Mme Zeller et Mme Renaut, Mme de Nanteuil et l’aumonier, Mme de St Michel, tout le monde prend le thé ici. Nous faisons nos adieux à Mme Z. ; pourra-t-elle revenir ?

Le lt Weité apporte quelques nouvelles : on envoie dans l’Aisne de l’artillerie lourde et des munitions ; un officier de tirailleurs arrivé à Belfort lui a dit avoir vu le débarquement des Cipayes ; il y en a 70 000 ; ils n’ont dû arriver sur le front que depuis trois ou quatre jours seulement : Quant aux italiens, une troupe de Garibaldiens doit faire une démonstration en Autriche pour forcer la main à l’Italie ; cela, avec réserves.

Mme des L. part pour veiller à l’hôpital ; avant de me coucher, je fais avec la sœur de garde, le dernier enveloppement des malades.


Jeudi 1er octobre

Deux mois depuis notre départ !

Lettre de M. Boulangé : le moment approche et elle s’inquiète : Jean va bien ; Maurice est mieux.

Nos malades sont bien décidément des typhiques ; nous ne pouvons les garder, il faut les envoyer à Rethenant. C’est désolant de ne pouvoir les soigner ici.

Lettre d’Oberreiner ; il est remis et doit rejoindre son corps le 9 ; nous le reverrons au passage.

Les nouvelles militaires sont toujours les mêmes, on progresse : à quand la nouvelle de la victoire.

Départ des typhiques pour Rethenant ; ils ont navrés et nous aussi.

Bonnes nouvelles le soir ; l’aile gauche progresse de plus en plus et va arriver à envelopper les Allemands.

Vendredi 2 octobre

Messe à 6 h ½. Soins aux malades. Nous tricotons des ceintures, manchettes, etc. pour les soldats cet hiver.

Lettre d’Adèle, elle m’annonce la mort de son cousin Bourgoin ; je la vois aussi dans le journal.

Rien de neuf au point de vue militaire sinon le débarquement à Belfort de cuirasses destinées à l’infanterie ; cela prouverait que l’on va recommencer par ici.

Il est question de nous envoyer à Rethenant aux contagieux ; pour cela il faut la vaccination contre la typhoïde. Mme de N. et moi commencerons lundi.

Deux nouveaux malades arrivent, envoyés par l’hôpital ; les démarches de Mme des L. ont produit leur effet ; puis l’on commence à nous voir à l’œuvre dans nos veilles de nuit.

Dîner à 6 heures ; départ pour l’hôpital.

Samedi 3 octobre

Soins aux malades. Lettres d’Anna, d’Adèle, de Mme Durand.

Aucune nouvelle intéressante, il n’y a qu’à s’armer de patience.

Mme Renaut vient nous dire adieu ; elle repart pour Paris sans savoir si elle pourra revenir.

Mme de N.  et moi allons à l’hôpital ; nous voyons le médecin-chef et Landouzy, les deux grand manitous, fort aimables. Nous leur glissons de ne pas nous oublier et nous emportons une promesse : sera-t-elle tenue.

Dîner à 6 heures : départ pour la veille ; je croise en route une voiture de malades, est-elle pour nous  ?

Dimanche 4 octobre

Nuit très pénible et très fatigante ; j’ai vu le moment où la patience allait m’échapper avec le lt Lombard ; c’est un mourant et il est sacré, mais quelle brute, je n’en peux plus. Les autres sont bien gentils.

Messe à 6 ½ à St Vincent.

La voiture de l’hôpital était bien pour nous, onze malades : le courant reprend. Soins toute la journée ; encore deux autres malades le soir.

Visite du lt Weité : le fort de la Miotte qui depuis déjà longtemps intercepte les dépêches allemandes toujours triomphantes et très longues, n’en a eu qu’une seule hier soir, disant : « Rien de nouveau » ; ils commencent à baisser le ton.

Salut à 6 heures. Mme des L. va veiller ; je me couche en sortant de table.

Lundi 5 octobre

Soins habituels, nous avons juste 21 malades dont quelques uns très occupants.

Déjeuner à St Vincent chez Mme de N. avec l’aumônier.

2 heures : Mme de N. et moi allons à l’hôpital nous faire piquer contre la fièvre typhoïde, cela n’est pas douloureux mais donne un très violent malaise et beaucoup de fièvre. Je verrai cela ce soir et demain.

Nouvelle sensationnelle : Mme de Marthille est rappelée par dépêche à Paris ; elle donne un prétexte quelconque à ce rappel, mais c’est sûrement la plainte du comité qui fait son effet : attendons les évènements.

Les nouvelles militaires sont bonnes ; on avance plus vite ; Poincaré va partir pour le quartier général, ce qui, de l’avis de tous les officiers d’ici implique la fin de la bataille et la victoire tant attendue.

Toujours rien en Alsace que des escarmouches sans importance ; tous nos malades en arrivent, épuisés par deux mois de fatigues, mais ils disent qu’on n’y fait pas grand chose.

Mon dos et mon épaule me font grand mal.

Mardi 6 octobre

Journée passée au lit, tout au moins jusqu’à 3 heures avec fièvre, abrutissement et grande douleur dans le dos ; ce sérum nous secoue terriblement.

Mlle Préaut nous amène une de ses infirmières qui a un panari et qui sera mieux soignée ici qu’à l’hôpital. C’est très flatteur ! Le fait est que le médecin major qui est venu faire son pansement a été ébahi de la façon dont tout était préparé et dont je l’ai servi : il n’est pas habitué à une formation pareille ; naturellement il n’a témoigné aucun étonnement et ce n’est qu’après son départ que nous avons su cela.

Un de nos malades est bien mal d’une pneumonie ; trois autres nous arrivent, mais peu gravement atteints ; à quand de vrais blessés !

Rien de nouveau au point de vue militaire.

Mercredi 7 octobre

Mme de M. est partie ce matin pour passer 24 heures à Paris. Si elle pouvait ne pas revenir, quel débarras pour tout le monde.

Je suis encore engourdie, mais moins ; cela ne va pas durer.

Soins toute la journée ; les malades sont bien plus occupants que les blessés ; c’est à peine si nous avons le temps de lire un journal.

Les nouvelles sont assez bonnes ; la bataille bat son plein dans le nord. On nous confirme de source privée ce que l’on m’a dit il y a quelques jours. Nous avons poussé jusqu’aux forts de Metz et celui de St Blaise serait tombé sous les coups de nos canons de marine ; mais on tient en haut lieu à ce que cela reste ignoré encore et rien d’officiel n’en parle.

Encore deux malades nouveaux ; le pauvre Galmiche est de plus en plus mal. L’aumônier l’a administré ce soir. Je n’ai pu assister qu’à la fin de la cérémonie, car le major arrivait juste pour le pansement de son infirmière, Mme des L. a servi de répondant.

Lettre d’Yvonne : Jean a été nommé sous-lieutenant le 25, il se bat continuellement, son père est dans l’angoisse, Maurice va mieux.

Lettre du sergent Roche, écrite en pleine bataille et très intéressante ; aucun de ces braves gens ne nous oublie.

Jeudi 8 octobre

Soins toute la matinée ; même pas le temps de voir les dépêches.

Nous apprenons le brusque départ de Mlle P. pour Paris, rappelée à la suite de potins à l’hôpital militaire. Quelle horrible boîte.

La seule nouvelle militaire intéressante est une victoire russe à Augustovo ; de notre côté, on avance péniblement, c’est un vrai siège que cette bataille.

À Toul, un obus est tombé sur un ballon gonflé d’hydrogène ; l’explosion a tué 46 aérostiers[18] sur 54 qui se trouvaient là.

Visite sensationnelle, trois majors de l’hôpital viennent voir l’infirmière ; l’un est le fameux Bousquet alias Punch au rhum (il flambe ses opérés comme des poulets) ex médecin-chef pendant le congé de Landouzy, ours mal léché, impoli et désagréable.

Vendredi 9 octobre

Les nouvelles sont bonnes, on avance presque jusqu’à la mer du nord.

Galmiche va mieux, nous allons peut-être le tirer d’affaire ; en revanche, un autre, Crétien, va plus mal.

Soins ; dégringolades et montées d’escalier, c’est effrayant le nombre d’étages que nous devons grimper par jour.

Le major arrive, je l’aide au pansement, celui là est fort aimable, et doit nous envoyer de vrais blessés quand il y en aura. Nouvelle visite de Bousquet qui inspecte tout et voudrait déjà voir la moitié de nos malades partis ; c’est une rage ! on ferait bien mieux de les laisser se guérir tout à fait plutôt que d’encombrer encore le midi ou le centre.

Un peu de repos dans l’après-midi ; salut à 4 heures ; soins jusqu’au dîner ; aucune lettre aujourd’hui.

Mme de Marthille va-t-elle revenir ou non ?

Samedi 10 octobre

Lettres de Cécile, de Mme Gauthier, de Clémence et de Marie Hochon, rien de particulier.

Mme de M. est revenue, est-ce pour tout à fait ?

Le lt Obrecht apporte le Temps ; rien comme nouvelles militaires, c’est le calme plat et il faut s’armer de patience.

Dîner à 6 heures, départ pour l’hopital.

Dimanche 11 octobre

Nuit assez calme ; j’ai causé assez longuement avec le capitaine Heym ; c’est son frère aîné qui commandait le fort de Troyon dont la belle résistance a empêché le passage de l’armée allemande.

Autre conversation avec le lieutenant Vincenti, sur ce qu’il a fait en Alsace. Messe aux Maristes à 7 heures !

Soins toute la matinée.

Pas de nouvelles.

Lundi 12 octobre

Anvers est prise ; cela nous navre, pour l’effet moral d’abord, puis les armées occupées au siège vont nous retomber sur le dos.

Lettre de Renée : Paul a dû quitter Chambéry le 10, d’abord pour Limoges en attendant la ligne de feu ; nous allons recommencer à trembler.

2 heures ; je vais à l’hôpital pour ma seconde piqûre ; nous y retrouvons Mme de M., de retour de Paris ; jamais elle n’a été si aimable ; elle a dû recevoir un fort abattage en haut lieu.

Visite aux Anges ; Alyette de Lareinty vient d’apprendre que sa propriété située près de Lassigny est saccagée ; les arbres du parc n’existent plus, les meubles sont brûlés, les objets d’art volés ; les Allemands ont été exaspérés de ne pas trouver de champagne dans les caves.

La nuit de Mme des L. à l’hôpital a été mouvementée, un capitaine du génie a eu la poitrine défoncée par un timon et est mort à 5 heures après une nuit de souffrances et d’agonie.

Mardi 13 octobre

Impossible d’aller à la messe pour le 13 comme je l’aurais désiré, mais Mme des L. éreintée, reste un peu couchée et je fais le service.

Lettre de Tours ; le bébé est né, un tout petit garçon ; tout s’est bien passé et Marguerite va bien ; mais on me parle d’une blessure de Jean comme si j’étais au courant ; j’écris à ma tante pour avoir des détails.

L’abbé Mossler s’en va, aumônier sur la ligne de feu en Alsace ; nous allons bien le regretter.

Pas de nouvelles intéressantes au point de vue militaire.

Lettre d’Yvonne : le pauvre Jean a reçu un éclat d’obus dans l’œil ; on craint qu’il ne perde la vue de ce côté là ; il est très surexcité et se croit toujours dans la tranchée. Pauvre garçon !

Salut à 4 heures ; soins toute la soirée.

Mercredi 14 octobre

Journée banale sans grands évènements ; pas de nouvelles militaires sérieuses, on recommence à parler d’un siège pour ici ; cela paraît bien improbable maintenant ; nous tenons toujours la frontière d’Alsace et occupons Cernay et Dannemarie ; il est vrai qu’il n’y a guère que des territoriaux et qu’une poussée un peu violente pourrait les bousculer ; on aurait alors affaire aux 60 000 hommes massés autour de Belfort.

Jeudi 15 octobre

Lettre de Renée : Paul reste à Chambéry jusqu’au 25, il aura le temps de recevoir ma lettre.

Lettre de ma tante : le pauvre Jean est sérieusement blessé ; un œil emporté, me dit-elle, Yvonne n’en disait pas tant.

Lettre de Mme Zeller qui n’a pas l’air de vouloir revenir ; elle croit au rappel de Mme de M. et sera sûrement déçue quand elle saura qu’elle reste toujours ici.

On continue à parler du siège possible, sans avoir l’air d’y croire beaucoup, d’ailleurs.

Rien de nouveau dans le Nord que la prise de Gand par les Allemands et de l’occupation d’Ypres, par nous.

Je vois dans le journal, la mort de M. Lobligeois, l’ancien camarade de Paul.

Arrivée de 7 nouveaux malades.

Thé chez Mme de N. à 4 heures. Conversation avec M. Jourdan qui regagnera son poste dimanche, l’aérostation devant partir lundi ; pour où, l’Alsace ou le Nord.

Soins toute la soirée.

Vendredi 16 octobre

Soins toute la matinée. Lettre de Paul : il va mieux et ne partira qu’à la fin du mois, il me donne des détails intéressants sur la manière dont il a été blessé. Son beau-frère a été amputé de la jambe droite et fait de l’infection généralisée. Quelle horrible chose pour la pauvre Anne.

Lettre de Mme Z. ; elle est absolument décidée à revenir si Mme de M. s’en va ; sinon, elle restera à Paris ou ira ailleurs.

Arrivée de 5 malades dont un russe, travailleur civil, ne sachant pas un mot de français ; heureusement qu’un de nos malades sait le russe, il servira d’interprète tant qu’il sera là.

Mme de St Michel, Mme de N. et M. Jourdan viennent prendre le thé. L’aérostation part lundi pour Ferrette[19] ; il nous enverra des blessés s’il y en a et tâchera de nous faire venir si l’on installe une ambulance quelque part. C’est un homme fort distingué et de conversation agréable.

Nous avons maintenant 30 malades, il y a de quoi nous occuper ; sauf 2 qui sont de vraies brutes, tous les autres sont bien gentils ; tous les corps de métier sont représentés, voyageur de commerce, valet de chambre, ouvriers, paysans, etc., et tout cela fait bon ménage.

Samedi 17 octobre

Soins toute la journée ; nos deux grands malades vont bien maintenant ; cela fait plaisir de les avoir tirés d’affaire.

Je vais voir Mme de N. pour lui parler de sa nuit de veille, Lombard est mourant ; s’il n’est pas mort d’ici ce soir, ce sera pour moi cette nuit. Quelle agréable perspective.

Salut à 4 heures ; conversation avec M. Jourdan et Mme de St M.. Je rentre dîner à 6 heures.

Dimanche 18 octobre

Nuit pénible, passée en partie dans la chambre de Lombard agonisant ; c’est tout à fait la fin et je m’attends à toute minute à le voir mourir entre mes mains ; sa mère est effondrée, le père gémit ; quels moments horribles et que cette nuit est longue. Il vit encore quand je pars. Quelle force de résistance

Soins toute la journée ; je me sens un peu fatiguée.

Mme des L. va au Grand Hôtel voir le Gal Lecomte, Mme de Nanteuil va voir aux Anges Mme de Marthille pour avoir une permission de 4 jours pour Paris, permission qui lui est accordée sans difficulté. Des conversations il résulte que l’on pense que les combats reprendront par ici dans une quinzaine de jours. Il y aurait un corps d’armée allemand près d’Huningue[20] et nous faisons des tranchées formidables pour leur barrer le passage.

La grande bataille du Nord va commencer ; elle aura une grande importance ; je reçois une lettre de Marguerite me disant qu’on fait des tranchées à Bresles dans la crainte d’un retour offensif.

Mme des L. va veiller ; je tombe de fatigue et me couche à 8 heures.

Lundi 19 octobre

Mme des L. revient de l’hôpital ; le pauvre Lombard n’est pas encore mort ; quelle longue agonie.

Deux de nos malades partent, dont notre russe ; il revient deux heures après avec deux gendarmes qui viennent enquêter sur lui ; pendant ¼ d’heure c’est un charabia impossible ; tout finit enfin par s’arranger, il couchera encore une fois ici et on l’enverra demain à la place pour en finir.

Nous apprenons la mort de Lombard qui a eu lieu dans la matinée, enfin !

Visite du Gal Lecomte à qui Mme des L. avait recommandé un de nos malades sachant plusieurs langues pour le faire entrer comme interprète au service des renseignements. Il paraîtrait que cet homme est jugé de façon très défavorable, son frère est soupçonné d’espionnage et il ne faut à aucun prix lui confier une mission importante. Il y a à Belfort des masses d’espions et la surveillance doit être très grande. Nous sommes ahuries, qui aurait pu penser à cela ? On lui dira simplement qu’il n’y a pas de place pour lui.

Le Gal nous dit que les nouvelles sont bonnes mais on compte encore un mois avant la retraite des Allemands hors de notre territoire.

Mardi 20 octobre

Soins. À 8 heures, arrivée de Jeanblanc notre malade sorti d’hier, il part pour la ligne de feu à Commercy et vient nous dire adieu ; c’est un très brave garçon qui a demandé à partir de suite et qui fait partie du dernier envoi du 171e ; il ne reste plus un homme au dépôt.

Visite d’un major, l’oncle d’un de nos malades ; il trouve très bien notre installation et promet de nous envoyer des blessés quand il y en aura.

Salut à 4 heures ; on entend le canon ; le lt Weité nous dit le soir que c’est le fort de Roppe qui a tiré à boulets perdus sur les tranchées allemandes à 16 kil., en Alsace. C’est la première fois qu’un de nos forts a eu à tirer. On fabrique à force des munitions pour l’armée du Nord.

Lettre de M. de N. : Joffre aurait parlé de l’entrée à Berlin pour le mois de juin. Cela fera un an de guerre.

Conversation politique avec Mlle Roch ; la pauvre croit encore au patriotisme des radicaux, et elle est navrée de commencer à voir la vérité.

Mercredi 21 octobre

À 9 heures, service à l’hôpital pour le lt Lombard, nous y allons toutes ; celles du moins qui l’ont soigné ou veillé.

Beaucoup d’officiers et de soldats, très beau discours de l’aumônier, regrettant discrètement qu’une croix ne soit pas venue embellir ses derniers jours, et adoucir le chagrin des parents ; le pauvre garçon est mort juste deux mois après avoir été blessé, deux mois qui n’ont été qu’une agonie.

Nouvelles militaires banales, rien de nouveau ; mais ce n’est pas pour Commercy qu’est parti le 171e, c’est pour l’Alsace ; cela va recommencer. Mme des L. va à l’hôpital pour sa dernière piqûre.

Visite de Mme de St Michel ; elle vient maintenant presque tous les jours passer quelques moments avec nous. Visites d’adieu de M. Jourdan qui part demain matin pour Traubach avec son ballon et ses aérostiers ; c’est bien décidément les opérations qui vont reprendre. Nous nous séparons tous fort bons amis et nous espérons bien le revoir.

Visite quotidienne du lt Weité qui nous apprend des choses intéressantes : Joffre aurait dit au ministère qu’il pouvait chasser les Allemands en 15 jours mais qu’il faudrait pour cela sacrifier 150 000 hommes, et qu’il préférait y mettre un mois, c’est bien ce que le Gal Lecomte nous avait dit ces jours-ci.

Le 171e a été décimé par la faute de son colonel, grièvement blessé lui-même et mis à pied. Les troupes méridionales ont encore flanché au col de Saales, déclarant qu’elles en avaient assez et qu’on en fusillerait si on voulait, mais qu’elles ne marcheraient plus. Quelle honte et quels horribles gens que ces méridionaux.

Jeudi 22 octobre

Aucune nouvelle militaire.

Visite de Mlle Heym qui passe une partie de l’après-midi avec nous ; son frère est bien long à se remettre ; nous l’invitons à prendre le thé et à venir se promener un peu avec nous demain ; il fait beau, il faut profiter de nos permis avant l’hiver.

Soins toute la journée, lettres à Fernand, Anna et Mme Morel ; je les donnerai à Mme de N. qui part demain pour Paris.

Vendredi 23 octobre

Soins toute la matinée ; rien de nouveau au point de vue militaire.

Lettre de ma tante qui me donne des nouvelles de Jean, le pauvre garçon sera défiguré et est menacé de perdre un doigt, Paul Augrain a une fièvre typhoïde.

Visite du Dr Falconet, le major qui nous fait nos piqûres ; il examine tout et admire en conséquence : c’est un homme intelligent.

Arrivée d’un malade, je crains que ce ne soit un typhique, nous ne pourrions pas le garder.

Après déjeuner nous allons conduire Mme de N. à la gare, en passant par les Anges où nous voyons tout le monde, fort aimable, d’ailleurs. Il est presque impossible de pénétrer dans la gare et sans le capitaine de Vergesse, nous aurions dû y renoncer ; Mme de N. est ravie de partir, elle revient mercredi soir, Mme de M. lui ayant rogné un jour de son congé ; nous rencontrons Mme de St M. et la ramenons à l’ambulance.

En y arrivant, grosse émotion ; on entend le canon tout près, des détonations sèches comme quand on tire sur un aéroplane, et en effet, c’est bien cela ; nous voyons ce monstre juste devant nous à une grande hauteur ; la canonnade crépite de toute part, tous les forts tirent, le Salbert, la Justice et les autres ; nous voyons les obus éclater près de lui, et je fais les vœux les plus ardents pour qu’il soit atteint et descendu au plus tôt ; malheureusement, l’aviateur a trouvé que cela devenait trop sérieux et il a viré de bord ; nous l’avons vu s’éloigner vers l’est environné de la fumée des obus éclatant autour de lui ; je veux espérer que Roppe, Bessoncourt ou Dannemarie ne l’auront pas manqué. Il n’a jeté aucune bombe et on suppose que cette visite faite en plein jour était une reconnaissance provoquée par le débarquement ici de troupes fraîches venant du centre. Belfort fourmille d’espions et l’arrivée de ces troupes a sûrement été annoncée tout de suite. Un officier a remarqué un de ces derniers soirs qu’une lumière se rallumait et s’éteignait de façon irrégulière à une des fenêtres de la ville ; c’était de la télégraphie optique ; tout près de chez nous on a découvert un poste de télégraphie sans fil ; et comme cela tous les jours ; c’est effrayant.

Une histoire fantastique est arrivée à l’hôpital militaire et fait le tour de la ville ; elle nous arrive de source authentique. Un des majors, chef de service, pour punir une infirmière qui lui avait caché pipe, tabac et cigarettes et qui refusait de les lui rendre, l’a couchée sur sa table d’opération et en présence de tous les infirmiers, lui a administré une fessée de première classe sur la partie charnue de son individu. L’affaire arrivant aux oreilles de Landouzy, l’infirmière a été envoyée à Rethenans ; quant au médecin, a-t-il été puni, on n’en sait rien. Mais que dire d’un établissement où de pareilles choses peuvent se passer.

Nous profitons du beau temps pour aller faire un tour en emmenant Mme de St M. Je bénis mon permis de circuler qui me procure le plaisir de marcher un peu. Nous sortons de Belfort par la porte de Brisach, datant de Vauban, elle est splendide et les murailles qui dominent la route à cet endroit forment un cadre imposant. Nous allons au cimetière des mobiles de 1870 où sont enterrés 1 800 de ces braves, nous passons devant le fort de la Justice et montons à la Miotte, non sans avoir été arrêtées deux fois par les sentinelles. Du haut de la crête, la vue est splendide ; un peu voilée par la brume, malheureusement. Au nord et à l’ouest, les Vosges toutes bleues, à nos pieds Belfort, l’étang des Forges, le parc d’aviation, des bois couleur de rouille, le Salbert tout doré par l’automne, derrière nous, à l’est, la Justice, les Bsses et Htes Perches, plus loin la plaine de la trouée des Vosges, vers l’Alsace. Quand irons-nous ?

C’est superbe et nous redescendons à regret, mais les soldats du fort commencent à nous remarquer, et comme une des sentinelles nous a dit aimablement qu’il valait mieux qu’on ne nous voie pas, nous filons. Nous repassons entre de hautes murailles fortifiées qui font que l’on se croit dans une gorge de montagnes et je rentre, ravie de ma promenade. Si le beau temps continue, nous tâcherons de recommencer.

Rien de neuf en notre absence, Mlle Roch a bien surveillé la maison, tout est en ordre, et les malades vont aussi bien que possible ; n’ayons donc pas de remords de nos deux heures de congé, les premières !

Samedi 24 octobre

Arrivée de 9 malades, cela nous en fait 38, quand donc aurons-nous quelques blessés, ce serait parfait.

Soins toute la journée. Lettre de Cécile.

Visite du major Coserey, de Mme de St M. ; tous les jours, nous avons du monde.

Dîner à 6 heures ; veille.

Dimanche 25 octobre

Nuit calme ; depuis que Lombard n’est plus là, il semble qu’il n’y ait plus rien à faire ; j’ai causé longuement avec Heym et les lieutenants, un nouvel officier est arrivé de la ligne de feu, blessé à la jambe dans une escarmouche d’Alsace.

Messe à 7 heures ; soins toute la matinée. Visite de Mme de St M. et du capitaine de Beaurieux ; ce malheureux est sans aucune nouvelle de sa femme depuis l’invasion et elle se trouvait dans leur château près de Maubeuge, avec ses trois enfants ; quelle angoisse ; il n’en peut plus d’inquiétude. Il a causé avec tous nos malades, leur distribuant des cigarettes, ils étaient enchantés.

Aucune nouvelle intéressante ; nous avons légèrement reculé dans le nord.

Je souffre beaucoup d’une éruption aux mains et aux pieds ; je me demande ce que cela peut bien être.

Deux cartes de Louis datées du 1er et du 8 octobre ; il demande des nouvelles, n’ayant rien reçu de moi.

Lundi 26 octobre

Soins toute la matinée.

Lettres de Mme Genest et de Mlle La Rivière ; le pauvre Jean va mieux mais souffre horriblement d’une main, un œil est perdu et il sera défiguré ; quelle horrible chose !

L’Écho annonce seulement aujourd’hui la mort du capitaine Fockedey ; j’ai vu hier celle de Peyrot ; pauvres garçons. Mlle R. reçoit une lettre d’une de ses amies, sœur du capitaine Halbwachs ; il est blessé et prisonnier ; soigné à Strasbourg, il a été évacué précipitamment pour le centre de l’Allemagne.

Mme des L. va faire des courses ; pendant ce temps, je reçois la visite de notre ancien malade Oberreiner ; il est tout à fait remis et repart demain pour Dannemarie.

Départ d’artillerie pour l’Alsace. À quand quelque chose de sérieux.

Deux malades partent, deux autres arrivent envoyés par Farconet.

Mon éruption continue et est très douloureuse ; je crois à de l’urticaire, mais je n’ai rien mangé capable de me la donner.

Mardi 27 octobre

Soins toute la journée, sans arrêt ; depuis longtemps, nous n’avons été aussi occupés ; un de nos malades fait de la typhoïde, nous devrions l’envoyer à Rethenans, mais devant son désespoir à l’idée de partir, nous obtenons du Dr l’autorisation de le garder ; c’est une grave infraction au règlement, espérons qu’il n’y aura pas d’anicroche. On le monte au second, dans la chambre d’isolement où Mme des L. et moi le soignerons.

Quatre nouveaux malades dont un mourant de tuberculose et que l’on met à part.

Visite du Gal Lecomte ; pas de nouvelle sensationnelle ; on a l’impression que les Allemands sont au bout de leur rouleau et arrivent au moment où il faut prendre une décision ; la campagne d’Allemagne n’aura lieu vraisemblablement qu’après l’hiver ; par ici, on ne fera pas grand chose.

Mon éruption va mieux ; mais cela ressemble bien plus à de la varicelle qu’à de l’urticaire ; je ne sais pas où j’ai pu attraper cela ; cela ne me gêne pas énormément, mais est bien laid !

Mercredi 28 octobre

Soins toute la journée, sans arrêter une seconde ; le nombre d’étages qu’on peut monter dans une journée est effroyable ; notre typhique est très occupant, le tuberculeux se meurt, deux autres commencent une pneumonie et un fait une rechute grave. Il n’y a pas moyen de s’asseoir ni de trouver une minute pour écrire une lettre.

Je découvre par hasard que Reydelet a son frère sergent-fourrier dans le bataillon cycliste de Paul ; je vais écrire pour le recommander.

À 6 heures, nous allons au devant de Mme de N. ; nous voyons à la gare le capitaine de Vergesse et le major Pichon qui disent nous avoir envoyé cinq malades, nous ne les avons pas reçus ; ils ont dû se tromper de maison.

Julie[21] nous rapporte des nouvelles ou plutôt des détails intéressants venant de son mari ou de son beau-frère, l’un major de la place de Dunkerque, l’autre à la tête du service des munitions au ministère.

Joffre est à Dunkerque ; il a refusé le bâton de maréchal qu’il n’acceptera qu’une fois les Allemands hors de France, ce qui sera encore long, car on manque de munitions, comme les Allemands, d’ailleurs ; dans les tranchées, de part et d’autre, on tire à blanc, ce qui éternise la situation. Du côté de Roye les tranchées sont à 40 m les unes des autres et l’on cause ; les Français, loustics, ont pu faire venir 10 000 boules puantes qu’ils ont jeté dans les tranchées allemandes !

Nous avons déjà 100 000 prisonniers en Allemagne dont 20 000 venant de Maubeuge, mais il y a encore plus de prisonniers allemands chez nous.

Le Gal d’Amade a été mis à pied, ainsi que le Gal Sordet ; celui-ci aurait éreinté la cavalerie, à qui il a imposé de telles marches qu’une grande partie des chevaux sont morts ; on n’en a plus et on en a faire venir 20 000 de l’Argentine, mais il faut le temps de les dresser ; une partie des cavaliers partent comme cyclistes, ou même fantassins à cause de cela[22].

La défaite de Charleroi est due à Sauret et la reddition de Lille à Percin, deux misérables qui auraient dû être fusillés.

Les soldats belges sont bons, mais les officiers incapables.

La bataille de la Marne a été une grande et incontestable victoire due à Foch, Maunoury et Gallieni qui, voyant que c’était dur, a envoyé de l’armée de Paris 10 000 soldats en automobiles.

Après Lille et Charleroi, lord Kitchener est venu en personne à Paris pour déclarer que l’Angleterre se retirait si les choses ne changeaient pas ; c’est ce qui a fait tomber le ministère et démoli Sauret et Percin.

Jeudi 29 octobre

Soins sans arrêt toute la journée ; le lieutenant Denis vient voir Grasner, un de ses hommes.

Nous ne veillerons plus à l’hôpital ; cela nous permettra de veiller ici.

Thé avec Julie, Mme Ihler et Mme de St M..

Aucune nouvelle de la bataille.

Nos infirmiers passent au conseil de réforme. Devaux est pris, Nicot va être immédiatement opéré d’une hernie, Fried et Cail, nous restent.

Le sergent Wilhelm nous revient comme malade ; il a une nouvelle crise de sa maladie de cœur ; cela continuera tout le temps ; on le fera évacuer à l’arrière samedi avec toutes nos sciatiques.

Hier matin, visite de Bousquet qui voulait faire partir tous nos malades ; heureusement qu’on a pu en enfermer les ¾ dans le fumoir avec défense de parler et de bouger ; ils ont été ainsi escamotés et pourront achever de guérir en paix.

Vendredi 30 octobre

Bousculade, soins, arrivage de 7 nouveaux malades, départ d’un ; cela nous en fait 51 ; notre typhique demande trois enveloppements froids par jour, Cretien, deux, piqûres, ventouses, analyses pour tous ; on n’arrête pas de courir de toute la journée.

Lettre d’Yvonne ; Jean va mieux, mais dans quel état sera-t-il, une fois guéri.

Visite de Mme de St M., un secret lui échappe ; M. de Beaurieu est en train de travailler les plans du siège d’Istein, la grosse forteresse qui se trouve de l’autre côté du Rhin, juste en face de nous. Naturellement, nous n’en dirons pas un mot.

Pour quand, cette belle expédition ?

Deux officiers anglais sont arrivés en mission à Belfort ; ils sont venus en automobile mais à 10 kil. d’ici, n’ayant pas le mot de passe, ils ont été arrêtés et ont fait le trajet à pied, encadrés de quatre soldats, baïonnette au canon, ce n’est qu’ici que, leur identité reconnue, on les a relâchés.

Samedi 31 octobre

Départ de 5 malades pour l’arrière ; comme les autres, ils s’en vont à regret ; arrivée de 3 nouveaux ; nous oscillons toujours entre 45 et 50 ; visite du Dr assez tard, cela nous bouscule un peu.

Le pasteur vient nous inviter au service funèbre protestant en mémoire des soldats morts pour la France ; nous irons certainement.

Soins toute la journée.

Mme Zeller, notre présidente, écrit à la présidente des Femmes de France, une lettre stupide pour lui dire que personne de la C. R. n’ira au service protestant ; nous passerons outre ; sur ce sujet, on n’a rien à nous défendre.

Trois malades demandent à aller à la messe avec nous demain. Si notre aumônier n’était pas aussi empoté, quel bien il pourrait faire.

Rien de neuf dans le nord.

Dimanche 1er novembre

Lever de bonne heure pour prendre les températures avant la messe.

Messe à 7 heures chez les Maristes, dite par un soldat, servie par un soldat et où il n’y a que des soldats et nous deux.

Nos malades ont une tenue très édifiante.

Nous rentrons vivement pour pouvoir déjeuner avant de repartir au temple.

Cérémonie froide ; je ne puis supporter de voir cette chaire en place de notre autel ; on remplace Dieu par un homme ? Sermon ou plutôt discours, genre conférence ; le côté patriotique bien, sauf quelques pauvretés ; le côté religieux, très quelconque. Chants superbes, le choral dans toute sa beauté.

Malgré la lettre de Mme Z., il y avait des membres de la C. R., les médecins chefs de l’hôpital, etc ; nous sommes ravies d’y avoir été.

Soins toute la matinée.

Après déjeuner, promenade dans le jardin ; il fait un temps superbe et tous ceux qui peuvent se lever y sont ; cela en fait bien 35 et tous ces uniformes font un joli coup d’œil. C’est dommage de ne pouvoir les photographier.

Je vais avec Julie au cimetière de Brasse sur les tombes des soldats. Elles sont fort bien ornées de fleurs et de rubans tricolores ; les troupes occupant l’Alsace ont envoyé une gerbe de fleurs cueillies là bas et nouées d’un ruban tricolore ; c’est extrêmement émouvant.

Visite de Mme de St M.. Elle sait pas mal de choses qu’elle ne peut redire, aussi je ne la questionne pas ; nous apprenons seulement qu’on va remarcher incessamment, que son cousin travaille toujours le siège d’Istein, et que les Anglais avaient une mission importante.

Nous n’avons plus qu’à attendre les évènements.

À 6 heures, service funèbre à St Christophe ; nous y allons toutes les trois ; Décoration superbe qui serait parfaite avec quelques drapeaux, assistance civile et militaire très nombreuse, sermon très banal, musique affreuse. Nous y retrouvons Mme de M. et quelques autres, fort aimables, mais qui ne tiennent pas plus à nous que nous ne tenons à elles.

Rien de nouveau dans le nord.

Lundi 2 novembre

Messe à 6 heures à St Vincent. Soins toute la matinée.

À 2 heures, je vais avec Julie à l’hopital pour ma troisième piqûre, conversation avec les majors Pichon et Farconet toujours très aimables.

Il fait un temps superbe, le Dr arrive pour nous photographier avec nos malades, ceux du moins qui peuvent se lever ; cela fait un groupe imposant.

Mme de N. est souffrante de sa piqûre ; fièvre, malaise, elle se couche ; je n’ai encore rien.

Mardi 3 novembre

Lever de bonne heure car nous avons à 9 heures une messe de Requiem aux Anges ; très beaux chants, mais cela manque de drapeaux et de discours.

J’ai un commencement de grippe ou tout au moins de malaise qui vient peut-être de ma piqûre ; malgré cela, je passe 2 heures à surveiller un immense feu de feuilles mortes que font nos soldats ; deux anciens coloniaux, Beaupré et Reydelet excellent à l’arranger et cela nous amuse beaucoup ; cela me rappelle ceux de Neauphle.

Visite de Mme Obrecht qui prend le thé avec nous, de Mme de St M., de M. Claudon, etc. ; notre bureau ne désemplit pas.

Longue lettre de Paul qui repart vendredi pour le front, très au nord.

Il est proposé pour être nommé capitaine, mais il craint que ce ne soit dans un régiment de ligne. Je comprends son désir de rester chasseur.

Mercredi 4 novembre

Je suis encore un peu grippée, mais la fièvre a quand même été moins forte qu’à ma première piqûre.

Soins toute la matinée.

Il pleut toute la journée, impossible de mettre le nez dehors. Mme Ihler nous invite à déjeuner demain pour l’anniversaire du Dr. Mme des L. sort avec Mlle R. pour lui faire envoyer une plante quelconque.

Lettre de Mme H. Morel, toujours pas très gaie ; comme cela doit être pénible d’être inactif en ce moment.

Les nouvelles du nord ne changent pas. On y envoie des masses de munitions. Rien qu’hier et aujourd’hui, on a expédié cent wagons d’obus ; la S Alsacienne en fabrique à force et on prend aussi dans nos forts.

Le Gal Pau est revenu, le train entre Belfort et Besançon est supprimé, il arrive des quantités de troupes ; tout indique une reprise prochaine des opérations. Le Gal Lecomte, sans rien dire de précis, bien entendu, parle de quelque chose de sérieux pour les environs du 15. La bataille du Nord va t’elle donc prendre un caractère d’offensive qui permettrait d’avancer partout en même temps.

Jeudi 5 novembre

Soins toute la journée ; notre typhique ne va pas très bien, il est très déprimé ; je crois que le Dr regrette de nous l’avoir laissé. Déjeuner chez les Ihler.

Visite de Claudon et de M. Feltin le comptable qui remplacera M. Meyer.

Aucune nouvelle militaire intéressante.

Vendredi 6 novembre

Messe à 6 heures après la veillée. Les nuits ici ne sont rien en comparaison de celles de l’hôpital. C’est ce matin que Paul repart ; je prie pour lui tout spécialement.

Soins toute la matinée ; le typhique est de plus en plus faible.

Après déjeuner, promenade avec Julie ; il ne fait pas beau, mais nous avons vraiment besoin de prendre l’air. Nous allons dans le faubourg des Vosges où nous découvrons, l’usine à gaz, l’hôpital civil, la Société Alsacienne, les usines DMC ; nous revenons par notre porte du faubourg pour ressortir par celle du Marché, et revenir par la porte de Brisach ; ce coin là est superbe et les fortifications impressionnantes ; c’est bien la citadelle imposante et sauvage. Malgré le plaisir de cette belle promenade, je la regrette un peu, car mon commencement de rhume augmente ; je ne me sens pas bien du tout et me couche à 8 heures.

Samedi 7 novembre

Lever tard ; installation du nouveau comptable, explications administratives, soins, opération de Billet à qui le Dr enlève une loupe bien mal placée. Ce n’est pas un chirurgien très brillant et nous faisons des comparaisons avec les maîtres des Peupliers ou d’ailleurs.

Soins toute la journée à nos 52 malades.

Visite de M. Jourdan revenu d’Alsace pour huit jours ; quelques nouvelles : les opérations recommencent vers le 15. Le Gal Pau est à Thann où il y aura sans doute une bataille de 100 000 hommes dans peu de temps. On occupera Mulhouse et on y restera, cette fois. Il doit arriver ici ce soir et ces jours ci près de 300 000 h.

Mlle Heym vient nous annoncer le départ du capitaine et nous apporter ses remerciements et ses adieux. Nous lui souhaitons bon voyage et un complet rétablissement.

Buron va de plus en plus mal ; je crois que nous ne pourrons pas le tirer de là.

Mme de St M. vient coucher chez nous ce soir ; on l’installe et je vais en faire autant.

Dimanche 8 novembre

Lever à 5 h. ½ pour préparer les malades qui veulent aller à la messe de St Christophe, j’ai tellement à faire que je ne puis aller à la messe moi-même avant 9 heures ½.

Mme des L. y va avec nos soldats ; je regrette beaucoup cette messe militaire qui est très belle, mais il est impossible que nous y allions toutes les deux ; soins toute la journée.

Il fait un temps superbe, Mme des L. et Julie en profitent pour aller à la Miotte, et en revenir par cette superbe porte de Brisach.

Rien de nouveau au point de vue militaire.

Lundi 9 novembre

Journée de bousculade ; cinq de nos malades guéris rejoignent leurs dépôts ; Reydelet a les larmes aux yeux, il doit me prévenir s’il réussit à se faire envoyer au 10e groupe cycliste, comme il le désire ; c’est un brave garçon qui se montre bien reconnaissant ; il est vrai que lui et Baud ont été assez gâtés ; s’ils sont blessés, ils reviendront ici.

Après déjeuner, autre départ de six, ceux qui restent à Belfort ; deux autres encore sont conduits à l’hôpital militaire pour y être opérés ; cela réduit notre effectif à 40.

Visite du Gal Lecomte : lui ne croit pas à la réoccupation de l’Alsace ; ce qu’il me dit est en contradiction avec les renseignements qui nous viennent d’autres côtés. Il n’y a qu’à attendre pour voir qui aura raison.

Rien de nouveau au nord.

Amusante aventure, M. Jourdan vient nous faire une visite à 8 h. ½ ; il nous répète ce qu’il nous a déjà dit sur les opérations futures, juste le contraire du Gal Lecomte, nous apprend qu’un dirigeable va probablement revenir ici incessamment ; au moment de partir, vers 10 heures, impossible de retrouver le papier sur lequel il a inscrit le mot de ralliement ; cela l’empêche, non seulement de franchir les portes, mais même d’aller à l’hôtel, la circulation est interdite la nuit et il ne ferait pas cent mètres sans être arrêté. Il n’y a pas d’autre ressource que de lui offrir l’hospitalité ; il est un peu confus de sa mésaventure qui nous amuse beaucoup. On l’installe dans une chambre de malades où couche déjà Cail l’infirmier. Comme cela, notre réputation sera sauve ! S’il n’y a pas d’alerte cette nuit à l’aérostation, il n’y aura que demi-mal ; si on ne le trouve pas à son poste, tant pis pour lui, il s’en tirera avec des arrêts.

Mardi 10 novembre

Mon rhume augmente, il va prendre des proportions fantastiques, comme d’habitude.

Soins, visite du Dr ; notre typhique est un peu moins mal, mais toujours en danger. Nous l’avons fait administrer dimanche par l’aumônier, tout est donc en règle de ce côté.

Lettre de Camille ; Paul a pu les embrasser au passage en se rendant à Dunkerque d’où il gagnera la ligne de feu ; lettre de Cécile qui est sans nouvelles de moi et me croit enlevée par les Allemands : ils sont bien loin d’ici !

Visite de Jourdan qui apporte ses remerciements ; il n’y a eu aucune alerte et son absence a passé inaperçue.

Le soir, hémorragie de Sparapan qui vomit plus d’½ litre de sang. Tout en faisant le nécessaire, nous envoyons chercher le Dr : ergotine, glace, etc. ; un peu plus, il nous passait dans les mains ; ce ne sera pas pour cette fois, mais il est bien mal.

Mercredi 11 novembre

Lever de bonne heure, Mme des L. restant un peu couchée. J. a eu une nuit calme. Mon rhume est terrible, j’ai très mal à la gorge et je tousse sans arrêter ; comme c’est agréable.

Lettre de M. Boulangé de retour à Paris ; elle y a appris la blessure de Jean et en est toute bouleversée. Yvonne va aussi rentrer, son mari est reparti pour le front.

Aucune nouvelle militaire ; depuis le temps que l’on progresse, nous devrions être en Chine !

Jeudi 12 novembre

Nuit horrible ; tempête, rhume, toux.

Je me lève tôt, l’aumônier venant à 7 heures pour Sparapan.

Fête de Mme des L.. Le personnel lui donne des fleurs. Julie une théière qui remplacera avantageusement les horribles pots dont nous nous servons habituellement. Mme Obrecht, un capillaire dans un fort joli cache-pot, etc.

Nous avons des invités de marque, Julie, naturellement Mme de St M. et son mari, le capitaine de Beaurieux et Jourdan ; on installe notre table dans le bureau, avec toutes ces fleurs, c’est fort joli et notre dînette ne sera pas trop lamentable. Tout le monde est gai, même M. de B. qui a vraiment une énergie admirable pour dissimuler ses inquiétudes sur sa femme et ses enfants. Je donnerais je ne sais quoi pour voir Mme de M. tomber au milieu de cette fête de famille. Nous nous séparons fort contents les uns des autres. Il est convenu que nous irons déjeuner chez eux samedi.

Mon rhume augmente, je me couche à 5 heures, avec des yeux qui commencent à pleurer.

Vendredi 13 novembre

Lever à 10 heures, avec des yeux comme des tomates, je pleure toute la journée et ne fais aucun service.

Aucune nouvelle militaire, on attend la fin des combats du nord pour reprendre par ici ; les ordres du quartier général sont de ne pas attirer l’attention sur Belfort.

Visite du lt W ; quelques nouvelles ; le dirigeable est attendu cette nuit ou la prochaine ; quatre avions anglais sont arrivés ce matin avec leur personnel. Est arrivé aussi à la gare un énorme canon de marine de 240 avec munitions.

Samedi 14 novembre

Je pleure un peu moins fort, mais je tousse davantage ; je suis forcée de renoncer à aller déjeuner chez le capitaine de Beaurieux où nous sommes invitées, d’autant plus qu’il fait un temps épouvantable. Je le regrette fort, mais ce serait bien peu raisonnable ; Renée[23] et Julie iront seules.

Visite de M. Obrecht apportant le Temps et l’Illustration ; pas de nouvelles intéressantes.

Julie et Renée reviennent enchantées de leur déjeuner. On a beaucoup mangé, bu, fumé, ri et dit de bêtises.

La sœur Térence vient nous dire qu’on demande les sœurs à l’hôpital militaire et qu’elle est forcée de nous les reprendre.

Devant l’intérêt général, nous nous inclinons mais pour les veilles et le matin, cela va nous gêner beaucoup.

Visite de M. Jourdan qui, avant d’aller dîner en face, vient prendre de mes nouvelles, c’est fort aimable à lui. Il n’a rien à nous apprendre de nouveau.

Dimanche 15 novembre

Messe à 7 heures aux maristes. Soins toute la matinée, déménagement de Sparapan, que le Dr trouve plus mal et que nous installons seul dans une chambre.

Le Dr Ihler, Jourdan et Mme de N. viennent déjeuner.

Aucune nouvelle militaire.

Mon rhume va mieux, mais j’ai bien mal à la gorge.

Lundi 16 novembre

Lever de bonne heure. Soins toute la journée ; rangements.

Rien de neuf au point de vue militaire.

Visite quotidienne de Mme de St M.. On répare l’auto qui doit nous mener à Thann avec le capitaine de Beaurieux.

Si cela peut réussir sans encombre, quelle joie d’aller en Alsace.

Mardi 17 novembre

Soins, rangements.

Visite du lt Obrecht ; aucune nouvelle intéressante.

Visite de Mme de St M. ; son mari va être versé dans un service actif et quitter Belfort. Son cousin a enfin des nouvelles de sa femme qui était en bonne santé à Beaurieux, il y a 15 jours.

Mme des L. revient de l’hôpital militaire ; tous les officiers sont partis, sauf Pouty ; Heym est à Dijon.

Il est question pour la dixième fois d’envoyer notre équipe sur le front. Je n’y croirai que quand ce sera officiel.

Mlle Cl. Lopez a traversé Belfort venant de Gray, et rentrant à Paris ; on aurait pu nous prévenir de son passage.

Toujours rien de neuf dans le Nord.

Visite d’adieu de Jourdan qui regagne demain l’Alsace avec son ballon. Nous nous donnons rendez-vous à Thann, à Mulhouse, ou tout simplement ici pour le réveillon.

Mercredi 18 novembre

Soins ; lettre de M. Mayer apportée de Fribourg par Mme Ihler.

Après déjeuner, promenade avec Julie derrière le fort des Barres ; nous gagnons un bois d’où l’on a une vue splendide sur les forts du Nord, les Vosges et le ballon d’Alsace recouvert de neige ; c’est vraiment très beau, et il fait un temps superbe quoique très froid.

Salut à 4 heures, thé avec Julie et Mme de St M.. Nouvelles du lt Weité : on arrive à construire en France 100 000 obus par jour ; Joffre attend d’en avoir assez pour reprendre l’offensive ; c’est d’ailleurs ce que nous savions déjà d’autre part. Quant aux aviateurs anglais qui sont ici, leur mission serait d’aller à Friedrichshafen sur le lac de Constance détruire les hangars et la fabrique des Zeppelins.

Reçu lettre d’Anna ; Paul est du côté d’Hazebrouck, bien portant ; ses dernières nouvelles sont du 9.

Jeudi 19 novembre

Toujours beau temps, mais glacial. Soins, Sparapan est toujours bien mal ; combien de temps traînera-t-il encore ?

Après déjeuner, promenade dans le jardin avec tous nos soldats valides ; ils marchent vite pour ne pas avoir froid ; le coup d’œil est à la fois joli et très amusant.

Mme des L. va à Danjoutin conduire un de nos malades voir un de ses enfants mourant.

Lettre de Mme de N. : Joffre voudrait retenir les Allemands par ici, pour permettre aux Russes de gagner une grande victoire, ce qui abrégerait la guerre ; mais le bruit court ici dans les milieux militaires qu’ils ont reçu une pile.

Vendredi 20 novembre

Soins. Froid, neige.

Après déjeuner, visite à l’hop. mil., conversation avec Mlle Préault très aimable ; visite aux Anges sans agrément, visite à M. de Vergès pour lui dire de ne pas nous oublier ; achat de tricots ; thé chez Julie.

L’abbé Mossler vient une minute en courant ; il repart pour l’Alsace. Il nous dit confidentiellement qu’il y aura une action assez sérieuse d’ici trois jours ; il arrive des troupes tous les jours. Quelque chose nous fait plaisir : les soldats qui regagnent l’Alsace après avoir été soignés chez nous, font un tel éloge de l’ambulance que tous leurs camarades désirent y venir et que nous sommes connues jusqu’à la ligne de front. Quelle joie de penser à la bonne influence que nous pouvons avoir ; c’est une vraie récompense pour le peu que l’on fait. Personne d’entre eux ne nous oublie et nous avons des lettres souvent bien touchantes.

Rien de nouveau dans le Nord.

Fried qui était en permission n’est pas rentré.

Samedi 21 novembre

Fried rentre à 7 heures après avoir passé la nuit dehors sans autorisation ; nous avons décidé de ne lui faire aucun reproche mais de demander pour lui une punition à l’hopital militaire ; le Dr Ihler s’en charge après avoir prévenu Fried ; les autres infirmiers sont souples comme des gants.

Les histoires de Marthille recommencent ; impossible d’y tenir ; le comité va de nouveau essayer d’obtenir son changement sans qu’on nous touche, ce sera difficile. Il doit venir ici le délégué régional de la C. R. de Besançon pour essayer de la mettre à la raison, ou tout au moins faire une enquête sur place et un rapport contre elle.

Thé chez Mme de St M. ; rien d’intéressant. On entend le canon de 3 à 4 heures.

Notre comptable nous communique de très intéressantes lettres du Hâvre devenu le quartier général de l’armée anglaise ; le flot des arrivées de troupes, des approvisionnements est incessant ; les Anglais ont loué les maisons qu’ils occupent pour 2 ans. On attendra pour une offensive écrasante d’abord que les Allemands soient plus épuisés, puis que nos renforts forment une armée considérable ; jusque là, patience.

Visite de M. R. ; Fried aura quelques jours de prison, mais il nous conseille de demander son remplacement ; c’est la seule punition qui le touchera, et l’exemple sera très salutaire pour les trois autres ; ils se trouvent bien ici où l’on est mieux que dans les formations de l’hopital et ils ont une frayeur horrible d’en partir ; pour l’instant, il a l’air assez penaud.

Dimanche 22 novembre

Messe à 6 heures à St Vincent, pour permettre à Mme des L. d’aller à St Christophe avec les malades. Le docteur nous avoue avoir fait une démarche auprès du médecin-chef pour demander un peu d’indulgence pour Fried ; c’est stupide, la preuve en est dans la réponse de Rebout qui arrive pendant la visite ; seulement 15 jours de consigne, ce n’est pas assez et le docteur paraît assez ennuyé du trop bon résultat de sa démarche ; cela ne fera aucun effet et ne peut qu’amoindrir notre autorité.

Après le déjeuner, Mme des L. va lui reparler de cette affaire ; le Dr reconnaît qu’une sanction plus grande est nécessaire et s’emploiera lui-même à l’obtenir. C’est une démarche assez ennuyeuse pour lui mais il n’avait qu’à rester tranquille au lieu de faire une bêtise.

Bonnes nouvelles militaires, ce qu’on nous avait dit confidentiellement mercredi est accompli ; trois de nos avions anglais ont été à Friedrichshafen ; ils sont descendus à 150 mètres au dessus des hangars et des ateliers des Zeppelins ; les hangars étant vides, ils ne s’en sont pas occupés, mais ils ont pu incendier les ateliers ; on les a criblés de balles et d’obus, un des aviateurs a été blessé et fait prisonnier, les deux autres sont revenus indemnes, n’ayant mis que 4 heures aller et retour pour cet exploit.

Le gouverneur les a décorés de la Légion d’honneur ce matin en grande pompe ; l’un des deux officiers avait un peu la larme à l’œil. C’est une belle expédition, je regrette qu’elle n’ait pas été faite par des Français.

Julie et Renée vont se promener à Danjoutin[24] ; pendant ce temps, visite de Claudon ; on attend ces jours-ci celle du délégué régional de la C. R. ; cela va chauffer avec Mme de M..

On annonce que l’avance en Alsace et en Lorraine reprend ; mais le bruit court d’une retraite des Russes.

Lundi 23 novembre

Soins toute la matinée ; départ de trois malades guéris qui rejoignent leur corps.

Fried ne fait plus une course et ne met pas le pied de dehors ; c’est le seul moyen de lui faire sentir sa consigne ; il a l’air vexé et humilié. Néanmoins, le docteur écrit la demande de remplacement, lui aussi en est vexé.

Toute cette petite histoire doit être le grand sujet de conversation de la cuisine et des malades.

Rien de neuf au point de vue militaire ; les aviateurs anglais regagnent le Havre, emportant la croix de celui qui n’est pas revenu.

Arrivée d’un nouveau malade envoyé par le Dr. C’est un typhique qui paraît assez gravement atteint.

Mardi 24 novembre

Soins, départ de 4 malades dont Battmann qui pleure en nous quittant.

Le remplaçant de Fried arrive ; les choses ne traînent pas avec le médecin-chef. Fried est assez penaud, mais ne peut qu’obéir ; les autres sont ahuris et d’une souplesse merveilleuse ; personne ne bronchera plus maintenant. Le nouveau est un nommé Receveur qui paraît bien.

Lavage de cheveux ! Visite de Julie, de M. Claudon ; la question Marthille tourne à l’état aigü ; qu’en sortira-t-il pour nous ?

Arrivée de 7 nouveaux malades venant d’Alsace ; chacun d’eux retrouve ici un ami, c’est une joie générale.

Lettre de la petite Renée ; Paul est maintenant dans les Vosges, à Charmes, près d’Épinal.

Mercredi 25 novembre

Soins toute la matinée.

Visites de Mme de St M. ; de Claudon, de Julie. Rien de neuf pour Mme de M..

La seule nouvelle intéressante et absolument secrète que nous apprenons par Mme de St M., est que Joffre est à Thann où il est arrivé hier soir ; il viendra sûrement à Belfort après, peut-être demain. Cela indique sûrement quelque chose d’important pour l’Alsace.

Fried a comparu devant le médecin-chef et est sorti de là assez décontenancé ; nous savons par M. R. ce qui s’est passé.

Jeudi 26 novembre

Visite d’un major pour vacciner nos tuberculeux afin de les faire réformer si possible. C’est un Parisien, intelligent et aimable.

Visite interminable de Mme Z. accompagnée d’une autre dame qui nous apporte du linge et des fruits. Tout le monde sait aujourd’hui que Joffre était à Thann hier.

Mme de St M. nous apprend l’arrivée de Millerand pour aujourd’hui. On doit reprendre d’ici quelques jours la marche en Alsace et l’état major tout entier s’y rendra ; le capitaine de Beaurieu quitte les renseignements pour l’état-major du gouverneur.

Rien d’intéressant dans le nord.

Vendredi 27 novembre

La seule nouvelle de la journée est donnée confidentiellement ; l’offensive doit reprendre très prochainement partout, probablement dans les premiers jours de décembre.

Samedi 28 novembre

Joffre s’est montré très satisfait de Belfort et de l’Alsace. Il a été conduit à Thann par le frère de Mme Ihler : la situation générale est excellente, et la démoralisation de l’armée allemande plus qu’on n’aurait jamais pu le supposer ; on a donc tout intérêt à patienter.

Il est arrivé quelques blessés aux F. de France et aux Anges où je vais avec Julie : amabilité extrême de Mme de M..

Thé chez Julie avec Mme Villers et Mme de St M..

Dimanche 29 novembre

Messe à 6 heures à St Vincent.

Notre petit typhique est bien mal ; je crains que nous ne puissions cette fois arriver à le tirer de là.

Aucune nouvelle intéressante dans la journée ; cette fameuse avance d’Alsace se fait attendre.

Nous faisons prévenir le curé de notre malade qui vient l’administrer. Les parents sont là ; ils ont perdu il y a un mois un fils de 17 ans de la typhoïde, et celui-là en a 19.

Visite de Mme de St M., retour d’Alsace ; elle est allée en auto à Thann avec son cousin et un photographe de l’Illustration ; nous verrons donc prochainement les vues de ce voyage ; elle a fait une promenade ravissante, a vu des tranchées, et un tas de choses intéressantes. Elle a rencontré à Thann M. Béha, le frère de Mme Ihler que nous avions vu chez elle, et qui sera décoré dans quelques jours pour les immenses services qu’il a rendus à la France en Alsace.

Une sœur arrive passer la nuit auprès de notre malade, elle nous préviendra si quelque chose se passait.

Lundi 30 novembre

Lever à 5 h. ½ pour remplacer la sœur. Il a tout à fait perdu connaissance, délire et chante, c’est horrible ; j’y reste jusqu’à 7 heures et descends auprès des autres.

Aussitôt arrivé, le Dr monte auprès de lui ; c’est la fin ; il meurt dans le courant de la visite que je continue avec le médecin pendant que Mme des L. et un infirmier s’occupent de l’ensevelissement.

C’est le premier malade que nous perdons et cela nous attriste profondément, mais je serais plus impressionnée par la mort d’un soldat.

Le chagrin des parents est navrant, surtout celui du père, que je console de mon mieux ; ils sont touchants dans leur reconnaissance pour ce que nous avons fait, sans résultat, hélas !

Après déjeuner, courses avec Julie pour marcher un peu.

Mise en bière de notre malade ; Mme des L. et moi y assistons ; c’est ce que je trouve de plus pénible de tout ce qui accompagne la mort ; on l’emporte à l’hopital civil ; l’enterrement aura lieu demain.

Mme de St M. vient à son retour d’Alsace ; elle est allée cette fois du côté de la frontière suisse. Il faisait un temps idéal et elle a pu voir jusqu’à la forêt noire, toute l’Alsace devant elle.

Quelques détails sur l’expédition des Anglais ; ils devaient partir quatre, mais l’un d’eux a flanché au dernier moment L’officier prisonnier a tué de son revolver une fois tombé à terre, 7 soldats qui venaient sur lui et a continué à viser l’officier allemand qui s’approchait. Celui-ci lui a alors promis la vie sauve s’il se rendait, l’Anglais a tendu son revolver, c’est alors, que l’Allemand, furieux de voir que le revolver était vide, a frappé l’aviateur à coups de cravache en le blessant assez sérieusement.

Départ de quatre malades dont Olivier Gueüle et Beaupré que nous regrettons plus particulièrement.

Mardi 1er décembre

Quatre mois depuis mon départ, c’est à peine si je puis le croire tant cela a passé vite. Pour combien de temps en avons-nous encore, cela ne fait que commencer.

Soins toute la matinée, la visite du Dr a lieu très tard, car il repasse au conseil de réforme. On nous le laisse heureusement, comment aurions-nous fait sans médecin  ?

Les Ihler doivent aller à Thann dimanche pour la cérémonie de la décoration de M. Béha. Il y a déjà longtemps que sa croix devait lui être remise, mais il tenait à ce que ça soit à Thann et il fallait attendre d’y être solidement installés.

Il y a un grand mouvement en Alsace aujourd’hui, on doit essayer de reprendre Cernay, que les Allemands ont beaucoup fortifié et qui commande la route de Mulhouse. Mme Villers est partie pour Massevaux avec le Dr Pagnier. C’est la première infirmière de la C. R. qui va en Alsace. Est-ce de bon augure pour nous ?

À deux heures, enterrement de notre petit malade à l’hôpital civil ; nous y allons avec 2 infirmiers et 2 infirmières qui portent quelques fleurs. C’est extrêmement triste. Dans le cimetière une femme est écroulée sur la tombe de son fils et pousse des hurlements. Que de deuils et de larmes partout.

Départ de Feuillet et de deux autres malades.

J’apprends deux nouvelles atrocités des Allemands : un jésuite, ami du P. Maquart que je rencontre chez Julie a été pris, roué de coups et enterré vivant ; il n’a été sauvé que grâce à un Bavarois catholique, qui, indigné, a pu revenir le déterrer avant qu’il ne soit asphyxié ; il est aujourd’hui entre la vie et la mort.

Un prisonnier français écrit d’Allemagne à sa femme qu’il va bien, est très bien traité, etc., et qu’il lui demande de conserver le timbre de sa lettre pour sa collection ; en dessous du timbre, il y avait écrit : « j’ai essayé de m’évader, on m’a repris et on m’a coupé les deux pieds. »

Tout cela est authentique, que pourrons-nous leur faire pour qu’ils paient toutes ces horreurs, et tant d’autres qu’on ne sait pas encore.

Mercredi 2 décembre

Visite de Mme Zeller pour l’arbre de Noël : arrivée de blessés à l’hôpital militaire, mais pas encore chez nous. Il fait un temps superbe et nous pouvons rester un peu dans le jardin avec nos troupiers.

Deux aéroplanes passent au dessus de nous et vont atterrir au champ d’aviation. Ce sont les premiers depuis des mois. Quelle joie d’en revoir.

Visite du Gal Lecomte ; aucune nouvelle militaire.

Jeudi 3 décembre

Nous allons après déjeuner voir un de nos anciens malades, Demacrel, transporté après une opération, à l’usine Dollfuss. Il fait un temps horrible et nous pataugeons dans la boue. L’usine est splendide mais il y a trop de lits ensemble et le personnel ainsi que les objets de pansement sont notoirement insuffisants. Ce serait bien pour des convalescents ou des éclopés, mais pour des blessés, c’est stupide, et pourtant nous en avons vu arriver plus de 30 pendant notre courte visite. Ils seraient mieux partout ailleurs que là ; le service de santé en général et celui de Belfort en particulier sont criminels à force de stupidité.

Cernay et Guebwiller sont repris ainsi qu’Aspach, mais tout est en cendres ; les Allemands détruisent ce que le bombardement épargne pour ne plus nous laisser que des régions dévastées.

Le bruit court de la prise d’Altkirch, mais ce n’est pas confirmé. Le 7e corps, doit, paraît-il, revenir par ici.

Wilhelm et Gueüle viennent nous voir. Celui-ci a pu obtenir sa permission et part ce soir pour Paris. J’écris vivement une lettre à Renée.

Arrivée d’un malade désagréable, genre Parisien aigri et révolutionnaire.

Vendredi 4 décembre

Soins, déjeuner avec Julie et Mme de St M., courses, thé chez Julie.

Les blessés continuent à arriver ; mais on les envoie dans les endroits où ils sont le plus mal, chez Dollfuss, à Châteaudun, au Lycée, tandis que les Croix-Rouges, ou Femmes de France, n’en ont pas encore.

Des bruits contradictoires courent sur la prise de Cernay, Altkirch, etc. ; cela nous est pourtant confirmé ce soir par le lt W..

On se bat en ce moment, j’entends le bruit sourd des grosses pièces d’artillerie lourde.

Depuis 7 heures du soir, cela n’arrête pas ; penser que des Français tombent par centaines et que nous ne pouvons rien pour eux. Le son vient de la direction d’Altkirch, juste en face de nous. Quel va être le résultat de ce combat : les détails et les renseignements sont bien difficiles à obtenir en ce moment.

Beaupré est venu nous dire adieu ; il part demain matin. Je lui ai prédit qu’il nous reviendrait tout galonné et avec une médaille. C’est un brave et il a son frère à venger ; il en tuera le plus possible.

Lettre à Auguste pour le Crédit Lyonnais, j’envoie à ses enfants une carte mal dessinée mais assez amusante ; le Lion tenant la clef de la France avec la légende : « on ne passe pas », c’est tout à fait la réalité, impossible d’entrer par ici, Belfort a fait bonne garde !

Samedi 5 décembre

Soins, tricots. Rien de neuf dans le nord. Pas davantage de nouvelles d’Alsace ; il est probable que Cernay n’est pas pris encore. Tout doit être au calme aujourd’hui ; l’on n’entend rien. Reçu une carte de Paul.

Dimanche 6 décembre

Messe à 7 h. ½ à St Christophe avec 4 malades. Très belle cérémonie militaire ; ce Credo chanté par tous ces hommes est émouvant.

Rencontré M. et Mme de St M., le capitaine de B. n’a pu venir ; il accompagne le gouverneur en Alsace.

Soins, lettres à M. Boulangé, Mme Durand.

Salut à 4 heures ; fête de la St Nicolas chez Mme de N..

Conversation avec nos soldats ; Harmisch me raconte sa première entrée à Mulhouse, au chant de la Marseillaise, Lemaître, la retraite de Montreux-Vieux. Tous ont hâte de repartir pour tuer les « Boches ». Ce n’est certes pas moi qui les retiendrai. Un autre est arrivé ici avec sa chemise déchirée, un pan manquait arraché volontairement ; il l’avait prise pour essuyer sa baïonnette rouge de sang.

Que de récits de ce genre nous entendons et pour quelques tire-au-flanc, combien de héros !

Lundi 7 décembre

Nos aviateurs français ont voulu égaler les Anglais, et les avions que nous avons vus arriver ces jours-ci sont allés détruire les hangars de Fribourg. Ils ont dû faire aussi une autre expédition hier, mais impossible encore de savoir laquelle.

Lettre de Mme Villers à Mme de St M.. Elle est à la Chapelle avec l’abbé Mossler, mais elle a été deux jours à Guewenheim où les obus passaient au dessus de sa tête. A-t-elle de la chance ! Mme de St M. nous apporte des jeux de cartes, du chocolat pour notre arbre de Noël et une flèche d’aviateur, pour nous la montrer, c’est très petit, comme un gros crayon, mais lourd et pointu comme une aiguille. Cela peut transpercer un cheval ; c’est bien cela dont Mlle Tissot nous avait parlé en août.

Impossible d’avoir aucune nouvelle.

Mardi 8 décembre

Messe à 6 h. à St Vincent. Soins, toilette, déjeuner chez le capitaine de B.. Beaucoup de gaieté et d’entrain. Il nous offre à toutes des boîtes de cigarettes turques et me donne aimablement un chargeur allemand. Son bureau est rempli de trophées, drapeaux, armes, casques, etc, c’est fort intéressant. Le projet de la promenade à Thann est repris sérieusement. Si possible, nous irons toutes à la cérémonie de la décoration de M. Béha ; mais c’est tellement difficile et délicat à organiser que nous ne pouvons être sûres de rien d’avance.

Salut à 4 heures, thé avec Julie et Mme de St M.. L’abbé Mossler vient à St Vincent quelques minutes ; il a été légèrement contusionné par un éclat d’obus, en allant ramasser les blessés sur le champ de bataille. Mme Villers est à son ambulance avec « Corbeille ». Ils ont couché dans une auto et vécu d’une sardine ! Il y aura peut-être place pour nous un peu plus tard !

Mercredi 9 décembre

Soins toute la matinée.

Grande nouvelle apportée par Julie : Mme de M. s’en va ; elle demande son rappel pour qu’on ne lui impose pas, sur l’ordre de Mme d’Haussonville ; mais elle nous laisse libres de rester. Elle compte partir après Noël pour sauver un peu la façade. Toute la question sera maintenant de savoir qui la remplacera comme chef d’équipe, Renée, Julie ou une venue de Paris ? Nous avons tout intérêt à ne pas avoir une étrangère pour nous ennuyer alors que Mme de M. nous laissait si tranquilles. Elle dit, d’ailleurs, n’avoir qu’à se louer de nous ; j’irai la voir demain.

Ce qui se passe en Alsace est déplorable ; les territoriaux ne marchent pas, les officiers s’amusent, les munitions manquent ; de l’avis général, il est stupide de commencer un mouvement sans forces suffisantes ; il fallait ne rien faire du tout ou bien marcher sérieusement.

La seule nouvelle intéressante est apportée ce soir par le lieutenant W.. Nos trois avions sont partis vers 11 heures et sont rentrés après avoir survolé Strasbourg ; deux sont revenus au Champ de Mars, le troisième à atterri à Roppe ; qu’ont-ils pu faire à Strasbourg, nous le saurons demain.

Un de nos malades m’offre une très jolie petite boîte à épingles qu’il a sculptée avec son canif dans un morceau de bois. Cela rentrera dans mes souvenirs de guerre.

Jeudi 10 décembre

Journée mouvementée par beaucoup de petites choses.

En descendant le matin, je trouve un de nos infirmiers disposé à en étrangler un autre qui l’a insulté en le traitant de voleur. Il faut confesser l’un, apaiser l’autre, forcer le coupable à des excuses pour arrêter toute cette affaire : il y en a pour toute la journée.

Mlle Cabet, renvoyée d’ici, exige un certificat où ses sentiments germanophiles soient constatés ; Mme des L. lui en donne un, le Dr un autre, elle veut faire du chantage, l’état-major s’émeut et il faut agir auprès du capitaine de B. pour que cela n’aille pas trop loin.

Je vais voir avec Mme de M. ; elle partira après Noël en emmenant tout le monde des Anges, équipe Lopez comprise. Nous resterons à moins d’un ordre de Mme d’Haussonville ; mais j’emporte une impression de méfiance. Quel tour va-t-elle nous préparer ?

Visite d’un major amené par le Dr Ihler. Il veut pouvoir faire quelques opérations chez nous sans en parler à Bousquet ; il visite partout, ; nous aurons peut-être des choses intéressantes à faire.

Salut et thé avec Mme de St M. ; on se bat aujourd’hui sérieusement en Alsace.

Visite de Bousquet. Je le reçois pendant l’absence de Renée. Il voudrait nous colloquer deux femmes du monde qui vont être infirmières dans son service, à loger complètement. C’est impossible ici, peut-être chez Julie. Je lui dis des belles paroles en lui promettant une réponse pour le lendemain. Il est poli, aimable même ; j’en profite pour lui demander des blessés. Si nous lui rendons service, nous sommes sûres d’en avoir ; mais sera-ce possible  ?

Vendredi 11 décembre

Renée va dès le matin donner une réponse négative à Bousquet ; malgré cela, il nous promet les premiers blessés.

Soins ; thé avec Julie et Mme de St M. qui arrive d’Alsace. Il n’y a là-bas aucune direction, les engagements ont lieu absolument au hasard ; les Allemands eux-mêmes le remarquent et s’en étonnent ; on l’a su en captant des conversations téléphoniques. Cela va changer, le 7e corps commence à arriver ainsi que le 14e. Si le Gal Pau revient pour commander, tout ira bien ; mais, jusqu’à présent, c’est la « pétrouille ».

Visite au dentiste pour faire remettre ma dent tombée ; il ne veut rien moins que m’en arracher quatre ; je l’envoie promener ; ce sera pour après la guerre, à Paris.

Lettres de Cécile, Mme Durand, M. Boulangé, Auguste et ma tante Bonvallet ; c’est pour les jours où je n’en ai pas.

Arrivée de 6 malades venant d’Alsace.

Samedi 12 décembre

Arrivée d’un malade gravement atteint de pneumonie ; nous en avons déjà deux dans les nouveaux d’hier.

Départ de Chanel, réformé et de Petel.

Le Dr Muller nous annonce deux malades qu’il viendra opérer cette après-midi ; coup de feu pour tout organiser. Julie, Renée et moi servons d’aide aux deux opérations qui durent jusqu’à 5 heures ; tout se passe fort bien ; ce petit major a l’air très content de notre service.

Une nouvelle qui me fait battre le cœur ; la 10e division de cavalerie traverse Belfort pour se rendre en Alsace ; le groupe cycliste en est-il, et aurai-je la joie de voir Paul ?

Le lt W. a vu des cyclistes conduits par un adjudant, mais aucun officier. Je lui donne mission de se renseigner, et j’enjoins à l’aumônier d’arrêter tous les chasseurs qu’il rencontrera pour savoir si Paul y est ou non.

Dimanche 13 décembre

Messe à St Christophe, très militaire et très impressionnante.

Soins, pansements à nos opérés qui vont aussi bien que possible.

Nous faisons un tour de promenade ; le hasard me fait rencontrer un sergent d’intendance qui est chargé du ravitaillement des cyclistes, du côté de La Chapelle. Il me donnera ce soir les renseignements qu’il pourra avoir.

Comme nos finissions de déjeuner, arrive un officier de chasseurs : c’est un camarade de Paul qui m’apporte une lettre. Quelle joie !

Il est aux environs de Thann, après avoir passé par le col de Bussang ; les chasseurs vus par le lt W. venaient de Limoges. Ce lieutenant me dit qu’il va bien et qu’on ne dirait pas qu’il a été blessé. Que je serais heureuse de le voir ; mais c’est déjà bien bon de le savoir aussi près. Je charge ce Monsieur de toutes mes tendresses pour Paul ; il est convenu que tous les officiers du groupe viendront se faire soigner ici. Mais j’ai bêtement oublié de lui demander comment lui écrire ; j’espère qu’il reviendra.

Salut à 4 heures ; c’est la fin de la neuvaine pour la France ; est-ce le commencement de notre victoire.

Visite de Claudon, des Messbauer qui visitent toute la maison en comparant avec les Anges ; ce n’est pas pour me déplaire. visite du Gal Lecomte, du lt W.. Il y a 100 000 h. de plus en Alsace ; on met les territoriaux en arrière et on va faire donner l’active et la réserve. L’infanterie a passé par le col de Bussang, la cavalerie et l’artillerie par ici.

J’écris à Paul ; je donnerai ma lettre au capitaine de Beaurieux, soit par l’état-major, soit par les renseignements, il trouvera bien le moyen de la lui faire parvenir.

Lundi 14 décembre

Soins ; arrivée de trois blessés d’Alsace ; deux n’ont presque rien, le troisième a la main fracassée par une balle.

Nous apprenons le départ de Mlle Tissot pour l’ambulance de l’abbé Mossler, elle va rejoindre Mme Villers qui est vraiment trop seule.

Aucune nouvelle militaire.

Mardi 15 décembre

Visite à l’hopital militaire avec Julie qui va voir deux blessés recommandés par un de ses cousins ; quel genre ont toutes ces infirmières. Je parle de Paul à Mlle Préault dans le cas où il serait envoyé directement à l’hopital comme c’est la règle. Un de nos malades nouveaux fait une pneumonie grave, dans le genre de celle de Galmiche.

Pauvre Galmiche, il est bien guéri, et repart aujourd’hui, tout ému.

Mercredi 16 décembre

En descendant, je trouve Mme des L. dans un fauteuil auprès d’Amiet qui a déliré toute la nuit et qu’elle n’a pu quitter.

On le monte dans la chambre d’isolement.

Les Allemands ont repris le village de Steinbach que nous occupions près de Cernay. Un obus a tué le fils de Barthou et trois de ses camarades sur la place de Thann.

Soins toute la journée, Mme des L. se couche de bonne heure, et je m’installe pour veiller une partie de la nuit.

Jeudi 17 décembre

Journée chargée ; soins, préparation de salle d’opérations ; deux interventions par le major Muller, Amiet est bien mal ; heureusement qu’une sœur peut venir veiller ; il a le délire ; l’aumônier a pu l’administrer quand il avait encore sa pleine connaissance ; nous sommes tranquilles de ce côté.

Vendredi 18 décembre

Soins ; Amiet de plus en plus mal ; visite de Muller ; ses opérés vont bien et il paraît satisfait de nous.

Rosine va à St Vincent avec Renée ; c’est un retour de dix ans !

Veille jusqu’à 11 heures auprès d’Amiet ; le délire augmente ; Renée me remplace.

Samedi 19 décembre

Le pauvre Amiet meurt à 8 heures ; Mme des L. et moi, nous occupons de sa dernière toilette, formalités et paperasses à n’en plus finir, puis le pauvre corps s’en va à l’hopital militaire dans une petite charrette traînée par deux de nos infirmiers. Tout cela est navrant.

Pendant que je fais la visite avec le Dr, Renée va à l’hopital civil conduire un de nos blessés qui a le doigt fracassé par une balle et qu’il faut amputer.

Visite de Mme Béha qui va à Thann ; elle propose à Renée de l’emmener pour visiter les ambulances et voir s’il y aurait quelque chose à faire pour nous là. Elles partent dans l’auto des renseignements ; je dis en riant à Renée « Si vous rencontrez mon neveu en route, embrassez-le pour moi. » Je la vois partir avec un peu d’envie : l’Alsace, quel rêve, quand donc irai-je à mon tour ?

Je passe ma journée dans les paperasses et suis complètement abrutie le soir.

Renée rentre ravie et très émue de sa tournée. Comme je la comprends ! À Lauw, elle voit sur la route des chasseurs à pied, elle fait arrêter l’auto et demande à l’un d’eux : « Pourriez-vous me dire, monsieur, si le lt Morel Deville est par ici ? — Mais c’est moi, madame. — Oh, monsieur, il faut que je vous embrasse de la part de votre tante ! » et elle lui saute au cou. Ahurissement de Paul, on s’explique, il tâchera de venir ici demain. C’est le premier officier français qu’elle a rencontré en Alsace !

Rien à faire pour nous deux dans les ambulances de Thann, déjà occupée par les religieuses du pays, et où d’ailleurs les blessés ne séjournent pas : mais M. Béha voudrait nous faire venir au moment des combats pour les premiers soins à donner près du champ de bataille ; on nous prendrait en auto, la nuit au besoin, et nous reviendrions ensuite à Belfort. Ce serait le rêve.

M. Béha nous réinvite à la fête de sa décoration ; ce sera encore une journée intéressante, mais quand sera-t-il possible de la faire ?

Dimanche 20 décembre

Messe à 7 h. ½ à St Christophe, toujours si militaire et si émouvante. La petite de St M. nous accompagne pour entendre le récit de la journée de Renée ; elle déjeune avec nous. Vers 9 h. ½, comme nous la reconduisons, Paul arrive. Quelle joie et quelle émotion. Penser que j’aurais pu ne jamais le revoir, et qu’il y a si longtemps que je ne l’avais vu ! Nous causons longuement de tout et de tous ; je me mets en civil et nous sortons ensemble ; d’abord pour aller voir le lion ; ensuite, messe à St Christophe, envoi de bonbons à Mme des L., flânerie dans la ville, tout cela par la pluie battante. Déjeuner en tête à tête au Tonneau d’or, cela me rappelle nos débuts à Belfort. Que de choses à nous dire et à nous raconter : tristes détails sur la mort des officiers d’Annecy, Paul en a un vrai chagrin ; je le comprends si bien. Nous rentrons à l’ambulance, représentations à Renée, Julie, Mlle Roch qui lui donne des caisses de friandises pour ses chasseurs. Ensuite, c’est la séparation, toujours bien triste, mais j’espère qu’il pourra revenir et il en a lui-même grande envie. Il repart dans l’auto d’approvisionnement avec le lieutenant Faure, celui qui m’avait apporté la lettre et que je remercie de nouveau.

Il m’a dit que sa nomination de Capitaine était probablement ratée, mais qu’il était proposé pour la Croix. C’est encore mieux. Quant aux lettres, j’ai enfin une adresse plus précise pour lui écrire.

Le reste de la journée me paraît ensuite bien terne ; il y a pourtant le petit concert dominical et nos hommes sont d’une gaieté folle. Heureusement qu’il nous arrive sept nouveaux : coup de feu habituel, il y a de quoi s’occuper.

Lundi 21 décembre

Soins toute la journée ; visite du capitaine de B. qui est chargé de se renseigner sur le cas de Mme de M., le gouverneur trouvant mauvais que les infirmières décident de leur départ sans autorisation. Il vient nous demander ce qu’il en est au juste : c’est nous qui décidons de son sort. Si jamais elle s’en doutait.

Il nous parle de la proclamation de Joffre qui sera lue aux troupes demain. Elle dit qu’après avoir usé l’ennemi, il est temps de reprendre l’offensive ; cela va marcher ferme.

Longue lettre à Camille ; je leur raconte la visite de Paul.

Il est question que Julie et moi allions à Delle demain acheter du tabac etc., pour le Noël de nos soldats ; ce serait charmant ; M. de B. se charge des permis nécessaires.

Mardi 22 décembre

L’auto vient nous prendre à 8 heures. Il fait un temps superbe et la promenade est charmante. Nous sommes conduites par un des chauffeurs du S. R. qui est fort aimable et nous montre un tas de choses intéressantes, les ouvrages avancés de la défense de Belfort ; je puis voir ce que c’est que des réseaux de fils de fer et une batterie en position. À Delle, nous allons auprès du Capitaine des douanes pour avoir l’autorisation de faire la contrebande. Comme il y a un ordre du gouverneur de laisser passer les achats de la C. R., ce pauvre capitaine doit obéir, bien à contrecœur. On nous conduit jusqu’à la frontière nous sommes reçues par les officiers suisses qui la gardent ; amabilité extrême ; nous faisons des achats importants de tabac, chocolat, briquets, cartes à jouer que nous allons passer officiellement sous le nez de la douane ; c’est tout à fait amusant. Le photographe du Matin, arrêté par erreur avec un journaliste et de passage à Delle, nous photographie devant notre auto avec les officiers et gendarmes suisses et les soldats français. Ce sera assez drôle de rechercher cette photo dans le journal.

Notre retour est un peu retardé ; nous devons attendre un agent des renseignements très important qui apporte des secrets intéressant le service. Comme il ne peut monter dans l’auto ouvertement nous le laissons passer devant nous avec un signe convenu et nous le cueillons en route en pleins champs. C’est vraiment émouvant de penser à l’importance de cet homme que nous emmenons ; on nous dit brièvement que les nouvelles sont extrêmement bonnes. Notre chauffeur nous offre à chacune une assez jolie médaille des alliés, éditée en Suisse, et que je garde en souvenir de cette bonne journée.

Soins toute l’après-midi ; nous commençons à préparer les paquets de Noël.

Mercredi 23 décembre

Journée éreintante de soins et de préparatifs ; courses pour l’arbre de Noël ; confection des paquets, qui seront noués dans un mouchoir jaune écossais très gai à l’œil.

Il en faut 70, et nous ne perdons pas une seconde.

Lettre de Paul, il est toujours à Lauw au cantonnement de repos.

Jeudi 24 décembre

Veille de Noël, nous trimons toute la journée ; Renée fait des courses, moi je m’occupe de l’arbre, il est fort joli et extrêmement garni d’objets d’un ruban tricolore, mais quel travail et quelle fatigue.

Après dîner, je m’étends un peu avant la messe de minuit qui a lieu à St Vincent. Nous y emmenons 16 malades dont 11 vont communier.

Nous trouvons chez Julie Mme de St M. et son cousin. La messe est simple, mais les chants ne sont pas trop mauvais. Tous nos hommes sont très recueillis ; quant à M. de B., il est d’une piété impressionnante. Nous rentrons vite pour servir à nos soldats des gâteaux et du vin chaud, puis nous retournons réveillonner chez Julie ; le pauvre M. de St M. n’est pas revenu d’Alsace. Notre réveillon est gai, mais d’une gaieté un peu forcée ; nous pensons tous à nos familles et nous éprouvons le besoin de nous serrer les uns contre les autres. Au moment de nous séparer, M. de B. nous fait ses adieux ; il part demain pour l’Alsace avec une mission du plus grand danger, il est possible qu’il n’en revienne pas ; il nous demande de penser à lui de midi à quatre heures. Tout cela dit avec une telle simplicité que nous en sommes bouleversées ; il demande à Renée de l’embrasser comme elle a embrassé Paul, comme viatique. C’est un étranger, mais j’aurais un vrai chagrin s’il lui arrivait quelque chose ; il est tellement sympathique et a un si beau et si calme courage ; c’est bien un vrai type d’officier français. Comme nous allons penser à lui demain.

Il est 3 heures, et je suis trop émue pour dormir ; ce n’est vraiment pas la peine de me coucher pour me relever à 6 h. ½ ; j’écris mon journal et je m’étends sur un divan pendant que Renée finit de s’occuper des paquets de Noël.

Vendredi 25 décembre

Soins toute la matinée, fin de nos préparatifs de Noël ; notre arbre est superbe, chargé de près de 500 objets, couverts de fils d’argent ; mais quel travail, j’ai des épines plein les doigts.

À midi, Mme de St M. vient nous demander à déjeuner, son mari n’est pas rentré, son cousin est parti, elle est inquiète et se trouve trop seule ; nous apprenons l’objet de la mission de M. de B.. L’ordre d’offensive générale sur tout le front est donné pour aujourd’hui midi ; la bataille reprend sur toute la ligne, de Ferrette à Ostende ; il doit inspecter la ligne de feu et va se trouver très exposé. Notre Paul y est aussi ; Dieu le protège !

Nous allons à 3 heures chez Julie. Son arbre est joli, plus petit que le nôtre. Il y a pas mal d’invités, tout se passe bien.

Après c’est le nôtre, qui est un vrai succès. Quelle joie chez nos malades de se voir aussi gâtés et d’avoir une aussi jolie fête. Tout le monde a l’air heureux et c’est notre meilleure récompense. J’ai un peu de mal à être gaie ; la pensée des combats de l’Alsace ne me quitte pas ; où est Paul ? Mme de St M. pense à son mari et à son cousin ! Nous servons le champagne au milieu du plaisir général ; quelle bonne journée ils ont eue.

Renée et moi n’en pouvons plus de fatigue. Au moment où nous allons nous coucher, arrivée d’un malade, menacé de tétanos ; il faut courir à l’hôpital militaire pour avoir du sérum pendant que je fais le premier pansement ; Renée voit le Dr Bousquet qui se plaint sérieusement du lâchage des infirmières et nous approuve complètement de vouloir rester à notre poste ; nous serons les seules à tenir bon.

Impossible de se coucher avant 11 heures du soir ; cela fait plus de 40 heures de service d’affilée ; je suis réellement fatiguée ; quant à Renée, elle ne tient plus debout.

Samedi 26 décembre

Ordre d’évacuer le plus possible pour faire de la place pour les blessés ; nous faisons partir onze malades qui rejoignent leurs dépôts ; c’est un sérieux déblayage.

Renée va aux nouvelles chez M. Th.[25] ; M. de B. et M. de St M. sont rentrés sains et saufs ; tout va très bien en Alsace où l’on avance sérieusement. Aspach le bas brûle. On doit essayer de prendre Cernay aujourd’hui et demain ; le canon tonne toute la journée. J’ai beau faire, je ne puis penser qu’à Paul.

Salut à 4 heures ; thé, pansements.

Dimanche 27 décembre

Messe à 7 h. ½ à St Christophe ; les nouvelles d’Alsace sont moins bonnes par la faute du commandement qui n’avance pas comme il le faudrait ; aucune nouvelle de Paul, le canon tonne toute la journée.

Arbre de Noël aux Anges, lugubre. Quelle différence avec le nôtre où l’on se sentait si en famille. Arrivée de 17 malades !

Lundi 28 décembre

Landouzy refuse l’autorisation de partir pour l’Alsace, du moins en ce moment ; attendons patiemment ; il y a d’ailleurs beaucoup à faire ici, et cela ne va faire qu’augmenter.

Le Gal Putz est furieux du manque d’initiative des chefs et est très décidé à punir sévèrement ceux qui ne prendront pas l’offensive commandée avec énergie.

Notre photo de Delle paraît dans le Matin ; je garde le no  ; c’est assez amusant.

Mardi 29 décembre

Julie est nommée chef d’équipe, mais Mme de M. devenue libre ne veut plus bouger et nous demande de la loger ainsi que l’équipe de l’hôpital ; impossible de refuser ; quelle tuile, pourvu que cela ne dure pas plus de 4 ou 5 jours.

Mercredi 30 décembre

Toujours pas de nouvelles de Paul ; arrivée de 12 malades venant du front ; on se bat, mais assez mollement ; ce n’est pas encore le grand coup.

Le soir Alyette et Mlle Revol viennent coucher ; elles sont fort aimables mais très gênées ; nous les accueillons poliment, mais ce n’est pas d’une chaleur exagérée.

Jeudi 31 décembre

Bousculade toute la journée ; une partie des jeunes infirmières manquent et nous devons tout faire.

Enfin une lettre de Paul, apportée par un chasseur du ravitaillement. Il se bat depuis Noël dans l’eau et la boue. J’ai le temps de préparer vite une réponse qu’il aura cette nuit, la nuit de la nouvelle année.

Quelle tristesse que ces séparations !

Dîner avec Mme de M., gênée ; nous avons toutes hâte de nous séparer. Soins toute la soirée ; je n’ai même pas le temps d’écrire mes lettres de jour de l’an.

  1. Mme D’Haussonville est la présidente du Comité des Dames de la Société de Secours aux blessés militaires, société à laquelle appartient Adrienne Durville. Voir l’article de wikipedia à ce sujet. NdÉ.
  2. L’Union des Femmes de France voit le jour en 1881, issue d’une scission avec l’Association des Dames françaises (1879), elle-même issue d’une scission de la Croix Rouge Française. Voir l’article de wikipedia à ce sujet. NdÉ.
  3. Troyes, ville du département de l’Aube ; NdÉ.
  4. Il s’agit d’un bobard diffusé par certains journaux français, cf. par exemple on a fusillé le président du souvenir français ; NdÉ.
  5. Altkirch ; commune française située dans le département du Haut-Rhin ; NdÉ.
  6. Cernay ; commune située dans le département du Haut-Rhin, région Alsace ; NdÉ.
  7. Eugène Turpin est un chimiste à l’origine de la mélinite, remplaçant la poudre noire dans les obus dans les années 1880. La nouvelle poudre Turpin aux effets destructeurs est par contre un bobard qui a connu un grand succès : il est évoqué par Albert Dauzat dès 1918, dans Les faux bruits et les légendes de la guerre. NdÉ.
  8. La Fère est une commune française située dans le département de l’Aisne, en région Hauts-de-France ; NdÉ.
  9. Le 15e corps a par la suite été réhabilité : voir l’article de wikipedia sur l’Affaire du 15e corps ; NdÉ.
  10. Probable coquille pour le 3 septembre. D’après l’Historique succinct du 22e bataillon de chasseurs alpins, le commandant de Parisot de Durand de la Boisse tombe au combat le 3 septembre lors de l’attaque de la tête de Béhouille, dans les Vosges ; NdÉ.
  11. Les Petites-Dalles est un hameau partagé entre Sassetot-le-Mauconduit et Saint-Martin-aux-Buneaux, communes du département de Seine-Maritime, dans la région Normandie ; NdÉ.
  12. Les tirailleurs algériens, appelés aussi Turcos, étaient des unités d’infanterie appartenant à l’Armée d’Afrique qui dépendait de l’armée de terre française. Ces unités à recrutement majoritairement indigène (70-90% selon les époques) venues d’Algérie française ont existé de 1842 à 1964 ; NdÉ.
  13. L’Argonne est une région naturelle de la France, s’étendant sur les départements de la Marne, les Ardennes et la Meuse, à l’est du bassin parisien. Elle est le front oriental des batailles de Champagne notamment de décembre 1914 à mars 1915 puis en septembre-octobre 1915 ; NdÉ.
  14. D’après l’historique du 11e bataillon de chasseurs alpins, le capitaine Maurice Larchey (5e compagnie) est tué le 20 août à Charbonnières ; le capitaine André-Alphonse Fockedey (1re compagnie) est tué dans des bombardements le 29 août à Nompatelize ; le commandant Augerd dirige le bataillon ; le lieutenant Sabardan s’occupe de la section de mitrailleuses ; Rousse n’a pas été identifié. NdÉ.
  15. Adrienne fait référence à Guillaume de Prusse ; NdÉ.
  16. Bresles est une commune française située dans le département de l’Oise, en région Hauts-de-France. ; NdÉ.
  17. Maurice Barrès est un écrivain et homme politique français, figure de proue du nationalisme français. Il est un acteur important de la propagande de guerre, et se fait le champion du « jusqu’au-boutisme » dans les articles qu’il écrit chaque jour pendant quatre ans à l’Écho de Paris ; NdÉ.
  18. Aéronaute ; du latin « stare », rester immobile, terme qui désigne uniquement les pilotes et membres d’équipage de ballons militaires d’observation, reliés au sol par un câble ; NdÉ.
  19. Ferrette est une commune française située dans le sud du département du Haut-Rhin, en région Grand Est ; NdÉ.
  20. Huningue est une commune française de l’agglomération trinationale de Bâle, située dans le département du Haut-Rhin, en région Grand Est. Elle a pour particularité d’être située le long de deux frontières françaises, avec l’Allemagne et avec la Suisse ; NdÉ.
  21. Julie de Nanteuil. Elle sera désormais souvent nommée par son prénom dans la suite des carnets ; NdÉ.
  22. « Notre cavalerie serait, dit-on apparue sur les derrières de l’ennemi, mais on n’ajoute pas foi dans l’efficacité de son action ; elle est « trop fatiguée ». Quelle criminelle chose que d’éreinter les divisions de cavalerie avant la bataille ! Si, à l’heure actuelle, cette arme était intacte, pas un Allemand de l’aile droite ne devrait sortir de France. Or si la cavalerie est « trop fatiguée », c’est moins la faute aux missions qu’elle a reçues qu’à la manière dont elle fut martyrisée par ses propres chefs. Ils ne lui ont épargné aucun déplacement inutile ; chaque jour, même lorsqu’ils n’avaient pas le contact étroit avec l’infanterie ennemie, ils l’ont ramenée, pour stationner, en arrière de ses soutiens d’infanterie ; il est clair que cette pratique n’a pas peu contribué à mettre à bas hommes et chevaux, car ces mouvements rétrogrades ont été souvent très longs, d’autant plus longs que les soutiens, marchant sur leurs pieds, restaient plus en arrière.

    Est-ce que la cavalerie, par hasard, ne saurait pas placer des avant-postes, comme tout le monde, et protéger ses cantonnements ?

    Le général en chef a relevé de son commandement le général Sordet, commandant le corps de cavalerie, à qui nous devons qu’après avoir tant fait marcher ses escadrons depuis le début de la campagne, ils ne peuvent plus aujourd’hui rien faire pour la cause commune. » Journal du général Buat ; NdÉ.

  23. Renée des Lonchamps. Elle sera désormais souvent nommée par son prénom dans la suite des carnets ; NdÉ.
  24. Danjoutin est une commune française située dans le département du Territoire de Belfort en région Bourgogne-Franche-Comté ; NdÉ.
  25. Marie-Thérèse de St Michel. Elle sera désormais souvent nommée par son prénom dans la suite des carnets ; NdÉ.