Aller au contenu

Carnets de voyage, 1897/De Rennes à Redon (1865)

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 249-252).
◄  La Flèche
Vannes  ►
1865


DE RENNES À REDON


Pays charmant, coupé à chaque instant par la Vilaine ; petites collines vertes qui ondulent parmi des creux verts, joli désordre plein de fantaisie et d’imagination. L’eau coulante et froide a des tons noirâtres étranges et une sorte de clapotement incertain. Les prairies, toujours rafraîchies par la brume et la pluie, s’encadrent entre des haies plantées de chênes. La pluie et les gouttes de la brume ont ruisselé incessamment sur les têtes vertes. Verdure sur verdure, et dans cette uniformité de la fraîche vie demi-riante et demi-triste, un pêle-mêle amusant, une variété originale de formes par les cassures du terrain et les découpures des enclos. Ces restes de la forêt primitive font entrevoir par instants l’antique région des Mabinogion et des poésies bretonnes ; les silencieuses eaux transparentes sur leur lit d’herbes vertes et sous les ombrages du peuple pullulant des chênes ont dû faire lever dans les cerveaux incultes d’étranges rêves, ceux de Merlin et de Viviane. Qui peut comprendre tout ce qu’une source dit à un poète dans la vie sauvage ?

Vers Redon commence la lande. Le clocher de granit flanqué de petits clochetons, tout gris et terne, perce et pointe dans l’air brumeux, blafard, lourdement encombré de nuages dont le ventre traîne sur la cime des arbres. Puis les arbres disparaissent, ou ne subsistent que rabougris, pauvres pins épars, chênes étêtés et languissants, broussailles. — Puis, pendant des heures entières, la lande de bruyères et d’ajoncs. Les ajoncs amassent en bourrelets leurs fouillis épineux, âpres à l’œil. Les bruyères étalent à l’infini leur tapis résistant, bariolé de violet et de rouge. Point de terre : le roc sec affleure à chaque instant, monte et descend à perte de vue, sans couche nourrissante qui le recouvre et le rende propre à la vie. Les creux et les hauteurs désolées, désertes, se suivent incessamment, sous le voile lugubre de brume fondante. Quand l’eau apparaît, elle est nuisible — la roche intérieure, de sa dalle continue, lui bouche l’issue ; elle s’étale stagnante, en marécages rayés de minces filets verts, en misérables prairies jaunâtres et pourries collées au sol comme une peau malade, en fondrières bosselées où alternent la vase et la sécheresse. — Quelques files d’arbres souffreteux suivent le lit où gargouille l’eau inutile. Ailleurs un dos morne de collines est hérissé de pierres moussues, rongées par les intempéries. — Un bois de sapins chuchote, espaçant ses troncs grêles et ses têtes sans ombre. C’est l’Écosse du Nord sans montagnes ; comme en Écosse, quelques vaches en liberté tachent de blanc et de roux la noirceur monotone et les paquets grenus des ajoncs ; une femme tricote pieds nus ; au bon terrain, parmi les bandes de sarrasin blanc, un paysan en culottes et chapeau énorme, jaunis, noircis par la pluie, avance dans la boue comme un fantôme. — Seules, comme en Écosse, des couvées charmantes de bruyères splendidement violettes, jouent autour des ossements décharnés du roc qui perce.