Carnets de voyage, 1897/La Flèche (1865)

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Librairie Hachette et Cie (p. 246-248).
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1865


LA FLÈCHE


Après midi en bateau sur le Loir. Tout est vert et regorge d’herbes ; le lit de la rivière est plein de plantes aquatiques, roseaux, nénuphars, joncs-poignards, joncs à panache ; ceux-ci, avec leurs feuilles en lames raides, bruissent par milliers, s’étouffant au bord et penchés sous leur tête rougeâtre, pleine de graines. — Des deux côtés, des prairies comblées d’herbes pullulantes, de hautes haies plantées de chênes humides et des bouquets de peupliers ; tout l’horizon est une grande coupe plate de verdure. La rivière verdâtre s’y allonge et s’y étale, tournoyant à pleins bords ; elle déborde en petites douves, en longues percées sur les flancs et abreuve plantureusement la riche terre fécondante. Un ciel gris chargé de nuées fondantes pèse sur cette terre moite, la lumière tamisée se distille en fines ondées sur une haie lointaine, un bout de prairie, et une chaude vapeur incessante relie le ciel et la terre. Parfois à l’horizon, entre les cimes vertes immobiles des peupliers, un pan de ciel violacé, presque noir, fait ressortir plus vivement la jeunesse et la fraîcheur des verdures illuminées. L’averse vient et la rivière semble bouillir sous les grosses gouttes de pluie innombrables ; puis le nuage égoutté s’éloigne et de vagues brumes blanches traînent aux arbres comme une mousseline déchirée, jusqu’à ce qu’un violent coup de soleil allume une vie éblouissante dans les herbes et dans les buissons ruisselants de perles blanches.




Conversation avec deux officiers. Ils me disent que le métier pour eux n’est plus supportable, que la vie devient trop chère. Beaucoup de sergents-majors qui pourraient passer sous-lieutenants répondent au général inspecteur : « Mon général, j’aurais pu travailler et apprendre pour être officier. Mais j’ai réfléchi qu’il faudrait attendre dix ans, que ma famille est pauvre et ne pourrait m’aider. J’ai mieux aimé, dans mes moments libres, apprendre la tenue des livres. Après mes sept ans, j’entrerai chez un négociant. »

La pension pour les lieutenants et les sous-lieutenants coûte soixante francs par mois, plus cinq ou six francs au moins de vin et d’extras. Ceux qui ne sont pas aidés par leur famille manquent parfois de lumière et de feu le soir, chez eux. Ils se promènent dans les rues noires. Ennui énorme au café et regards envieux sur l’annuaire.

Les plus heureux sont des paysans bons sujets qui se réengagent et, après trois congés, à quarante-deux ans, avec leur pension et leur prime, rentrent chez eux, achètent un lopin de terre et se marient.