Carnets de voyage, 1897/Excursion à Saint-Malo (1864)

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Librairie Hachette et Cie (p. 161-163).
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1864


EXCURSION À SAINT-MALO


Il y a dans la rade sept ou huit îlots garnis de vieux forts. Ce sont des rochers de granit nus et âpres, tranchés, ravinés, fouillés en tous sens par l’assaut de la mer. Des coquillages semblables à des graines de mille-feuilles les ont couverts de leur croûte. Des varechs s’y accrochent, étendent leurs lanières et leurs petites outres gonflées par l’eau du reflux. À mesure qu’on approche du flot, la croûte devient plus épaisse. — Incrustation sur incrustation, les myriades de tribus pullulantes ont enveloppé les plus hauts rochers du sommet à la base, sur les arêtes tranchantes et les flancs perpendiculaires. Tout cela craque sous les pas, et la main qui s’accroche aux parois les arrache par plaques.

La mer a torturé et déchiré le rocher ; à son tour il la déchiquette et la tourmente. Il la brise et la découpe en cent façons, il la contraint d’entrer dans des chenaux tortueux, de sauter de petites écluses, de s’étendre en des étangs, de rebondir contre des digues. Chacun de ces accidents du sol a sa végétation et ses habitants, chacun d’eux est comme une mer primitive. — Les patelles y collent leur solide cône ; les astéries rougeâtres, implantées dans les flaques étroites, étendent lentement leur cercle de tentacules ; les moules bleuâtres allongent leurs colonies dans les fentes des rochers, et la vie est si abondante, qu’à peine nées elles s’incrustent de ces imperceptibles coquillages blanchâtres dont le rocher est revêtu. Dans les canaux d’eau tranquille, les longues algues développent leur traînée flexible. — Les creux profonds rassemblent des peuplades serrées de coquillages entassés. Tout cela luit : l’eau transparente étend une teinte de pâle topaze sur son lit bleuâtre. D’autres fois, rebondissante, elle humecte le varech de minute en minute comme d’une gerbe de perles. Cependant, aux bords de l’îlot, elle fait une ceinture de dentelles mouvantes. Ces franges blanches si molles semblent encore plus délicates lorsque l’œil suit l’entassement des roches rugueuses, le hérissement des pointes dangereuses, l’implacable âpreté du granit nu. Au delà, la grande ceinture bleue ondule à perte de vue sous la blancheur lumineuse du ciel. La mer rit, joyeuse et tranquille. Çà et là elle palpite par une infinité de petites lumières, qui sont comme un frémissement d’écailles d’or. Au milieu de toute cette splendeur, les îlots gris, les vieilles murailles de granit terne, les deux cornes de la côte, tranchent et trouent la blancheur et l’azur.