Carnets de voyage, 1897/Poitiers (1864)
POITIERS
J’ai trouvé la ville si laide, si déplaisante à habiter, il y a douze ans ! Aujourd’hui elle m’amuse. Sur la montagne, avec ses rues tortueuses, ses bâtiments de tout âge et de toutes formes, empilés bizarrement, elle fournirait tous les vingt pas un motif de tableau à un peintre.
Rien de plus inhospitalier, de plus fermé au monde ; la plupart des maisons bourgeoises sont complètes, chacune avec son jardin, ses dépendances, le tout clôturé de hauts murs, avec une porte redoutable.
Un ami de ma famille, M. N…, avocat qui songe à être magistrat, vient me trouver à l’hôtel. Il a trente ans et il a l’air d’en avoir quarante. Il n’a pas bougé de Poitiers, sauf de bien loin en bien loin un petit voyage à Paris. Il est riche, sa famille a deux ou trois terres ; point marié, doux de ton, d’une politesse méticuleuse, d’une correction empesée, avec les savants ménagements de la province.
Il me conduit à Blossac, c’est la promenade : un grand terrain planté de charmilles hautes et épaisses, avec des terrasses d’où l’on voit le Clain et toute la plaine. À cette heure (neuf heures du soir), la ville a l’air d’une cité enchantée, la cité de la Belle au Bois dormant ; longue rue déserte sans une âme vivante, avec deux lumières qui vacillent aux deux extrémités ; tous les volets, toutes les persiennes fermés ; pas un bruit ; les grandes masses noires, bizarres et heurtées ont un air sépulcral. — Sur la promenade les hautes charmilles, dans le vague de l’air sans lune, bruissent imperceptiblement ; le ciel diamanté d’étoiles fait deviner des formes étranges dans la noirceur énorme qui tremble ou s’enfonce au-dessous des parapets ; on n’aurait pas l’impression d’une solitude plus grande dans une ville morte tout d’un coup, surprise et vidée d’habitants par quelque fléau subit. Surtout cette nuit incertaine des allées, de l’horizon indéterminé, avait une grandeur lugubre.
Quatre ou cinq sociétés distinctes et fermées : la noblesse, la magistrature, les autres administrations, le haut commerce, le bas commerce. Selon M. N…, il y a des fortunes de seize à dix-huit millions. Il me cite deux de ces millionnaires qui, dit-il, s’occupent d’érudition, d’art ; cependant ils ne voient aucun des professeurs et savants de la ville. — B… a de vingt à soixante personnes à son cours, mais c’est le plus suivi. C…, professeur de philosophie, avait à peu près le même nombre d’auditeurs. La plupart sont des étudiants, ce qui empêche la bonne société d’y aller. En tout cas, selon B…, personne n’y prend intérêt, personne n’y travaille et n’est capable de suivre. Dans les villes comme Douai, Caen, c’est mieux : les gens du monde y mènent leurs filles ; mais alors le cours devient anodin, agréable ; une conversation de famille. Ici Z… a fait scandale, et le vide a commencé autour de lui, parce qu’il a loué les stoïciens en les opposant aux chrétiens.
Le précédent recteur, M. K…, était vicaire général quelque part dans le Nord. Aussitôt arrivé ici, il a été mis en interdit ; pas un ecclésiastique ne lui rendait ses visites, pas même le plus petit abbé. L’Université étant l’ennemie, un prêtre qui devient son chef passe à l’ennemi.
Ici, les nobles font bande à part. Quand j’y étais[1], un préfet novice invita à son bal toute la société, bourgeois et nobles. À l’instant, il se fit deux camps dans le salon, séparés par un intervalle vide ; quelques jeunes gens hardis osaient seuls établir des communications. Et le préfet en resta là.
C’est ici qu’habite le célèbre Mgr Pie, l’inventeur de Gisquel, le zouave ; il est tout-puissant. Il fait dénoncer en chaire M. B… et sa femme, qui ne vont pas à la messe. — L’an dernier, il a reçu en son nom privé, sans désignation d’emploi, pour en faire ce qui lui plairait, la somme de 250 000 francs. Il a fallu envoyer un préfet spécial, M. L…, très habile, pour le contre-balancer. Au bout de trois ans, celui-ci était las, et s’en est allé. Pourtant il avait pris pied. À son arrivée, sachant que les visites du préfet dans le monde aristocratique n’étaient point rendues, il était resté chez lui, contrairement à l’usage. Puis, en revanche, il avait fait visite à tous les négociants, industriels, avoués, notaires, louant la bourgeoisie utile qui travaille, raillant la noblesse oisive qui moisit. Il avait charmé ces gens-là, les avait reçus chez lui, avait donné ou provoqué des fêtes. Il y eut deux bals par souscription, chacun de sept cents personnes. Effet énorme ; jusque-là les légitimistes répétaient toujours que le commerce dépendait d’eux, et que, tant qu’ils resteraient chez eux, les industries de luxe mourraient de faim.
Ces nobles ont quantité d’enfants, n’ayant autre chose à faire ; dans telle famille il y a vingt-trois maîtres à table. Nulle occupation, nul emploi : ce serait déroger. Chaque enfant a son cheval ; partant, dépenses et gêne fréquente. Dans tout le voisinage, il n’y a que deux ou trois familles ayant cinquante ou soixante mille livres de rente. De là des mesquineries singulières : B… chasse avec le directeur des contributions, et un jour, sans le savoir, se trouve à cinquante pas de son terrain loué, sur les domaines de la vicomtesse de… Il ne tirait pas, il avait son fusil sous le bras, il était égaré. Un garde se présente. Procès-verbal : « Mais je ne chassais pas. — Vous vous expliquerez avec Mme la vicomtesse. » — Le directeur est fort penaud ; il ne veut pas absolument, à cause de son état, comparaître en justice ; il va au nom de B… et au sien trouver la vicomtesse. Elle le reçoit dans un haut et superbe appartement lambrissé, mais meublé de vieilleries ; il expose le cas. « C’est vingt francs chacun », et elle tend la main.
La noblesse a des maisons vilaines et tristes, sans apparence au dehors ; au dedans ce sont des appartements grandioses et les jardins sont de vrais parcs. Ajoutez les trente-huit couvents fermés, cela fait une fort étrange ville ; de petites rues tortueuses, en pente, avec de vieux pavés, de l’herbe qui pousse, de loin en loin un réverbère qui meurt dans la nuit, des noirceurs lugubres, une solitude morne dès huit heures du soir et le plus souvent toute la journée ; des deux côtés, des maisons fermées qui font ventre ou qui rentrent en dedans ; peu de fenêtres, quelquefois une seule en manière de poste d’observation ; des portes cochères qui semblent n’avoir jamais tourné sur leurs gonds, des mousses entre les pierres, le silence et l’idée vague de je ne sais combien de vies moisies ou cloîtrées.
Quand j’y étais, faute d’autres divertissements, les jeunes gens prenaient des grisettes quelconques ; ils les installaient dans deux chambres et les entretenaient magnifiquement à trois francs par jour. Dans l’après-midi, ils allaient dans leur café sur la place d’Armes, ils s’amusaient à bâiller et à tracasser leurs chiens. Il paraît qu’ils continuent. Un jeune légitimiste, il y a quelque temps, étant gris, eut une aventure compromettante. Faute d’argent, il avait dû laisser en gage une bague de famille avec ses armes. Le jour suivant, le commissaire de police, faisant sa ronde, trouva la bague et se la fit remettre contre reçu. Le père du jeune homme survint quelques jours après. Tempête et fureur. Il va chez le commissaire de police, qui lui dit : « Monsieur, c’est dans votre intérêt ; on aurait pu vendre la bague et c’est un bijou de famille : j’ai payé tant pour vous, remboursez-moi ; voici votre bague et donnez-moi un récépissé. » L’autre signe un récépissé constatant et décrivant la bague, l’endroit où elle a été laissée, la date, etc. Le préfet a gardé le précieux petit morceau de papier dans ses cartons ; il avait toutes sortes de documents pareils pour un moment d’urgence.
Du reste, les jeunes gens sont nigauds et encroûtés : leur seule conversation est : « Les bécassines ont passé hier. — Sitôt que cela ! ce n’est pas possible ! — Je vous dis que j’en ai vu trois hier soir, sur l’étang des canardières. — Le cheval de G… est le plus beau trotteur du département. — Je parie que ma jument bai-brun va plus vite », etc.
Le tempérament du pays est mollasse et inerte ; personne ne se remue, ne s’expose ou ne s’impatiente. Le cours de B… est le plus suivi de la ville ; un jour, à propos d’une leçon sur la philosophie grecque, il a été dénoncé ; l’évêque s’est plaint, on a parlé de destitution à Paris et ici ; on exigeait une rétractation. Il a tenu bon, a eu les honneurs de la guerre ; le jour décisif où il devait reprendre la parole, nul ne savait l’issue, et s’il n’allait pas faire par ordre une rétractation publique : néanmoins il n’y a pas eu une personne de plus à son cours.
Cette espèce d’inertie morale se peint sur les visages. Beaucoup de jeunes paysannes dans les rues, avec leur haute coiffure blanche et leur corset raide, semblent des figures du Moyen âge ; on pense aux costumes du XVe siècle sous Charles VII. Il y a une immobilité, une candeur étranges dans ces traits unis, et cependant une grâce française, un piquant, un attrait voluptueux et bizarre dans ces longs cols minces, dans ces têtes intelligentes quoique endormies. On tutoie ici la servante, cela est primitif. Comme en Bretagne, les classes sont séparées par plusieurs siècles. Les trois quarts des grands événements politiques en France viennent de là. Il n’y a qu’une religion et une activité politique pour élever et civiliser les hommes. Malgré la Révolution française il y a toujours deux peuples en France, les Gaulois d’un côté et de l’autre le corps des fonctionnaires latins avec les débris de l’aristocratie germaine.
Par suite, la religion est toute-puissante. — Trente-huit maisons religieuses dans cette seule ville : le pensionnat des jésuites a sept cent cinquante élèves. — Tout est écrasé sous l’influence de Mgr Pie. — On compte par an trois cent mille personnes qui viennent à la châsse de sainte Radegonde ; quand vient la fête de la sainte, en août, les pèlerins sont si nombreux et en général si pauvres, qu’ils couchent dans une sorte de camp hors de la ville. J’ai vu le tombeau : il est dans une jolie église gothique du XIIe siècle déjà fortement enfoncée en terre. À toutes les portes et dans toutes les rues avoisinantes foisonnent des femmes qui courent sur vous et vous persécutent, avec des petites médailles de cinq sous, de dix sous et quantité de cierges ; sur le seuil, de vieux mendiants implorent la charité d’une voix chevrotante et lamentable. En vingt minutes, j’ai vu une douzaine de personnes entrer, gens du peuple, demi-bourgeois, tous avec un ou plusieurs petits cierges ; les plus riches ne se sont pas contentés de cela ; ils sont allés dans un magasin latéral faire provision d’un assortiment de cierges plus complet.
Il y a deux reliques et l’empreinte du pied de Jésus-Christ apparaissant à la sainte ; les deux statues sont coloriées ; quantité de sous ou pièces de deux sous jetés à travers la grille ; tous les matins, dit-on, on jette quelques sous pour amorcer. Au fond de l’église est la crypte, très basse, très obscure, une vraie nuit d’un noir terrible et lugubre, sous une voûte écrasée, percée de lourdes baies cintrées ; on tâtonne des mains, on pose le pied sans savoir où, dans les ténèbres de cette humidité sépulcrale. Le tombeau est une pesante pierre creusée, exhaussée au-dessus du sol, sombre et brune, marbrée de reliefs barbares ; il est presque invisible, tant il est rejeté dans la noirceur par la profusion et le contraste des cierges toujours brûlant ; des ex-voto, des portions de poupées, des membres de cire sont plantés entre les cierges ; la fumée chaude monte en rampant sur les voûtes ; l’épaisse odeur de la cire se mêle à l’odeur de cave. C’est vraiment un spectacle du Moyen âge : ce flamboiement violent au fond d’une sorte de puits, au-dessus des os d’une morte, est une vision de Dante ; il y a de quoi remuer les nerfs, dans le silence tragique de cette obscurité terrible ; c’est la fosse mystique d’une sainte qui, du milieu de la pourriture et des vers, voit dans son cachot de terre gluante entrer le rayonnement éblouissant du Sauveur. Je me chargerais avec trois mois de retraite et un sanctuaire pareil d’amener des femmes aux visions et aux stigmates. — Mme B… qui a conduit ses enfants aux stations de la semaine sainte, en a ramené un malade, avec des crises de nerfs. Quand j’étais à Poitiers, une paysanne ayant approché son œil d’une fente du sépulcre y vit le ciel ouvert et Jésus-Christ dans sa gloire. Cela fit miracle. Dernièrement on y a conduit une lépreuse ; elle y est restée une heure pendant la messe, rampant sous la châsse avec des cris épouvantables. Elle était entrée en sueur et il y fait froid comme dans un caveau : elle en est sortie guérie et est morte trois jours après. Un médecin qui la visita, attribua la guérison, puis la mort, à une réaction trop forte ; mais le miracle n’en a pas été moins authentique, et l’incrédulité du docteur lui a fait beaucoup de tort.
Mme C… et Mme B… sont bien des Françaises, incapables de supporter l’ennui et n’aspirant qu’à Paris ; c’est le contraire de Mme X… à la Flèche ; celle-là est d’Amiens, mais tout à fait flamande, calme, blanche, sensée, placide, tout entière absorbée dans son ménage et dans ses enfants.
Un autre type curieux est le Proviseur, ancien maître d’étude, professeur, censeur, puis proviseur, bref, vingt-cinq ans de séjour ici ; lui-même, enfant du pays, ayant une femme du pays. On vient de le décorer parce qu’un élève du lycée a eu le prix d’honneur dans le concours des départements. Figure et tenue d’un ancien mercier, d’un sage marchand de rouennerie qui a ménagé toutes les pratiques, qui a été à la messe et a lu le Charivari, attentif à faire son chemin, mais par la filière, à la façon des bœufs ; ayant pour souverain plaisir de manger un melon en famille, agissant peu, patient, pliant le dos, jamais révolté, fonctionnaire de cœur et de naissance, avec un sourire discret et des yeux ternes ; solidement fourré dans un bon habit et solidement établi sur ses larges pieds ; le plus médiocre des hommes, utile, durable, plat, vulgaire et propre comme un trottoir.
Du reste, ici comme à la Flèche, comme partout, on se déchire ; les petits fonctionnaires vivent comme chiens et chats : faute de débouchés, toutes les piqûres s’aigrissent. J’ai entendu d’amis intimes à amis intimes des cancans atroces. D’ailleurs, pour qu’un récit soit intéressant, on le rend littéraire, on exagère, on met en saillie, et plus on frappe fort, plus on est amusant.
- ↑ En 1852.