Carnets de voyage, 1897/La Flèche (1863)

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Librairie Hachette et Cie (p. 21-26).
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1863


LA FLÈCHE


Depuis le Mans, le pays est charmant, je suis venu de Noyen à la Flèche sur l’impériale de la diligence, parmi toutes sortes de verdures en bouquets, d’arbres épanouis, silencieux dans le calme du soir. Ici, sur le Loir, commencent les paysages de Touraine, le sourire voluptueux, la tiède caresse du climat tant aimé des Valois, les rivières tranquilles, si lentes sur leur sable, épandues, dormantes entre leurs herbes, avec des tortillons et des frétillements dans les remous. La rivière s’étale vers le pont, près d’un haut moulin qui a l’air d’une tour ; sous le doux soleil, il n’y a pas de glace plus souriante. Des feuillages légers, des peupliers aux feuilles déjà rares, tremblent en face, dans la large plaine unie et verte ; on voit le bleu lumineux, la poudre diamantée de l’air entre les minces branches ; la verdure n’a que des tons doux ; la rivière la nourrit, mais le soleil la brunit ou la dore ; les yeux se reposent sur ce coloris fondu, on est bien, on regarde l’eau miroiter, on trouve que la vie est accueillante et bonne. À la Flèche, le paysage est flamand, avec un autre soleil. Dans une plaine basse, unie, une rivière traînante, avec des îles ; partout la prairie et des haies dispersées de peupliers. L’hiver, elle déborde. — Mais comme le soleil change tout ! Quel air de sérénité et de grâce heureuse ! L’eau est claire et sous le ciel ondoie, se plisse avec des treillis d’un azur admirable. Bleu lumineux, riant, dans un cadre d’un vert doux, et des nuages au-dessus, comme des duvets de cygne. Les rives basses se perdent et ne font qu’une petite bordure. Le ciel a toute l’ampleur de sa voûte et j’y trouve enfin la vraie lumière, l’éclat velouté du Midi. Cela fait penser au lapis-lazuli, aux pierres précieuses.

J’ai passé deux soirées assis sur une poutre en face du port. La rivière s’étale dans un large carré de pierres, avec une petite écluse murmurante. Deux ou trois hauts bâtiments sont plantés au milieu ; ce sont des tanneries.

Impossible de rendre la grâce, le calme, la douceur charmante de ce paysage. Il faudrait ici un Decamps ou un Corot. Le ciel est ouvert et en courbe douce comme une coquille nacrée, luisante ; la large nappe d’eau renvoie sa lumière ; les deux clartés qui se rencontrent nagent indistinctement dans la brume délicate qui transpire. Cela fait un voile aérien, transparent, qui amollit tous les contours ; les arbres légers, les peupliers lointains deviennent vaporeux, on dirait des ombres heureuses qui flottent entre l’Ệtre et le Néant, mollement, amoureusement, aussi promptes à s’évanouir qu’à reparaître. Point de couleurs, les hauts bâtiments allongent sur l’eau leurs ombres noires. Tout à l’entour ruissellent et tremblent des clartés blanches ; la lune danse sur l’eau, et les petits flots jouent languissamment ou bruissent.

La Flèche est une ville de huit ou dix mille âmes ; petits pavés pointus, rues étroites, une vraie ville de province ; d’un côté, une belle rue moderne, de l’autre, un petit quartier de pauvres diables ; des maisons d’un étage comme en Angleterre. Une maison pour famille entière, avec jardin, coûte 300 francs par an.

L’ornement de la ville, c’est le Prytanée ; quatre cents élèves, tous boursiers sauf vingt ; un général commandant, etc. Les bâtiments et jardins occupent quatre hectares, c’est l’ancien collège des Jésuites, fondé par Henri IV. Cela est monumental ; les gens du XVIe siècle avaient besoin de plus d’espace que nous pour respirer et remuer. Énorme construction carrée enfermant une vaste cour verte ; sur les côtés, toutes sortes de cours et bâtiments accessoires. Derrière, un très large parc avec des charmilles et des fleurs, une vasque verdâtre et un jet d’eau, une haute futaie de gros arbres, de grands fossés comme pour un château. La pierre, l’espace et les arbres ont été prodigués. La main-d’œuvre, alors, et le terrain ne coûtaient pas grand’chose. Ces vastes cours, ces constructions régulières, hautes, symétriques, ce grand promenoir à arcades, l’église avec sa haute tour droite et son chevet aigu, font plaisir au sortir de la ville. Cela est noble, large, et fait contraste avec la basse petite vie bourgeoise qui transpire à travers les façades bossues et les formes étriquées des maisons. — On prétend que je suis aristocrate ; il y a cela de vrai qu’il me semble odieux de vivre sans ces choses grandes et belles.

Bon tableau ou presque bon dans l’église, sur les Macchabées. Pas d’images ni de poupées, haute nef ; c’est le style Jésuite, guirlandes, consoles enrubannées ; mais là ce style affecté devient beau par contraste.

On s’imagine que tout est calme ici, heureux à la flamande ! De près, c’est comme un verre d’eau vu au microscope, avec des animalcules affreux qui se dévorent. X… y est venu fort jeune ; il a acheté un jardin avec une petite maison de deux pièces dans les quartiers ouvriers, et y vit comme les artistes de Fontainebleau entre son enfant et sa femme. Il avait un logement au Prytanée, il l’a quitté à cause de la gêne et de l’obligation de s’habiller. « On ne rencontrait que crinolines et habits neufs dans le parc. » — Il paraît que la crinoline et l’ajustement tournent la tête de toutes les femmes ; les maris ont des appointements de dix-huit cents, deux mille, trois mille cinq cents francs ; un seul a quatre mille francs ; on doit rogner sur le bœuf et le potage pour fournir aux rubans. — Il faut voir les têtes des vieux professeurs ! Mais songez aux misères universitaires. Souvent, ces têtes ne sont si ridicules que parce qu’elles ont subi une longue averse de malheurs.

Un trait curieux, qui marque l’engourdissement de la province, c’est l’engourdissement des élèves eux-mêmes. Ils sont ternes, n’ont pas l’air de sentir, ne se secouent pas au tableau. X…, qui est de bon sens et judicieux, me cite un nouveau venu arrivant de Paris, qui au tableau s’agite, se disculpe, dit : « C’est singulier, je suis tout incapable aujourd’hui. » Bref, il se défend tout en faisant le modeste en public. C’est qu’à Paris l’amour-propre est un grand excitateur.