Carnets de voyage, 1897/Le Mans (1863)
LE MANS
Retour de Douai. — Vers Arras, à l’horizon, on voit une tour charmante, probablement celle de l’Hôtel de Ville. Je sais qu’il y a dans toutes ces villes flamandes des chefs-d’œuvre d’orfèvrerie architecturale, comme à Bruges, Bruxelles, etc. Voyez leurs verres à boire : ils sont artistes par le sentiment de la forme, de la couleur, et par la musique.
Après Amiens, il y a un grand espace fort laid, la Picardie, grise et tondue ; les moissons ont été enlevées ; pas un arbre, pas d’eau, des tranchées crayeuses. Puis recommencent le climat et le sol parisiens, si distincts ; je les ai retrouvés le lendemain jusqu’à la Beauce. Quelque chose de fin, de gracieux, aucun grand caractère, mais des bouquets de verdure, de jolies rivières, un agréable mélange de cultures diverses, des villages bien posés.
Vers le Mans et un peu avant, tout change. Le pâturage commence : les prés, comme en Normandie, sont entourés de hautes haies vives, pleines de grands arbres, chaque pré est ainsi dans son cadre ; les routes serpentent, bordées d’un fourré épais, plus basses que les terres, ravinées l’hiver par la pluie. Ce vert vivant, dans le beau soleil, est charmant ; on se sent une autre âme qu’en Flandre.
Le Mans est fort laid. Même contraste que dans tout le centre entre le pays et les habitants. Quelques restes d’antiquité font plaisir ; une promenade de vieux arbres, çà et là une grosse charmille qui bombe, une église à deux clochers ardoisés, simple et grave comme une religieuse. Mais partout éclatent la négligence, les disparates, le manque de soin ; on sent l’état politique qui plaque l’administration sur la ville, comme une dent postiche dans un alvéole vide. Nul caractère dans les rues ni dans les bâtiments ; du plâtre et du moellon, des niches parées ou mal soignées à l’usage de richards bêtes ou de prud’hommes retraités ; des rues macadamisées, puis d’autres rues pavées de cailloux pointus ; une large place non pavée, poudreuse, biscornue, en pente irrégulière, et dans un coin, une vingtaine de mauvais chevaux qu’on vend et qu’on fait courir ; au centre, deux vaches qui attendent.
On sent dans quelques boutiques l’effort du marchand qui fait de la réclame, qui étale les nouveautés parisiennes. Un libraire affiche le portrait de Mgr X…, figure rosée, ronde, à lunettes, comme d’un souriant potiche chinois. — Cet homme-là a dîné, dormi les mains sur son ventre, donné la bénédiction en faisant de jolis doigts et souri avec un air de Saint-Esprit aux compliments et aux empressements de ses dévotes. — J’ai vu quelques dames en petits chapeaux et robes fraîches, sortir d’une boutique, relevant la tête comme des paons heureux ; la toilette est la seule chose où le génie national trouve ici son développement. — À côté, nous avons traversé le marché, un gros pâté rond, bas, vulgaire, empli de boutiques à vingt sous et de paysans qui viennent le fournir.
Comme on sent bien, par une seule de ces promenades, l’état social de la France ! Comme tout le corps de la nation est bas, encore voisin des serfs et des bourgeois du Moyen âge, avec les fonctionnaires en guise de nobles ! Ces fonctionnaires, sans les consulter et d’en haut, leur fournissent des marchés, des collèges, des tribunaux, mettent le holà. En somme, la masse a ce qu’elle veut : la petite vie bourgeoise et la faculté de vendre son blé, sa récolte, comme elle l’entend.
J’ai pensé à cela depuis que je fais ce nouveau métier. En somme, sauf la friponnerie naturelle et les grandes filouteries en haut lieu, bref, en défalquant les Rastignac et en ne prenant les choses qu’en gros, ce pays-ci a atteint un haut degré de justice et de bien-être. L’égalité y est pratiquée ; il n’y a pas de faveurs, même envers les très nobles et les très riches ; on juge abstraitement et sans savoir les noms. Le trait le plus saillant et qui produit le plus de bien comme aussi le plus de mal, est celui-ci : le constructeur de la France semble s’être dit qu’il y a un certain nombre de bonnes choses et qu’il faut que chacun en ait un morceau ; que nul n’ait un très gros morceau, mais presque tous un petit ou un médiocre. Les généraux de division, évêques, proviseurs, recteurs, directeurs, etc., arrivent à 15 000 francs ou environ. Les petits traitements de 1 200 à 3 000 francs foisonnent. Chacun avance un peu tous les trois ou six ans ; augmentation de 100, de 500 francs, une croix de chevalier, puis d’officier. On s’occupe d’eux dans leur vieillesse par les retraites et les pensions de veuves ; dans la vie, il y a l’avancement graduel, chacun aperçoit à peu près où il en sera dans vingt ans ; les grandes injustices flagrantes sont presque impossibles. Beaucoup de petites gênes, mécontentements, envies, espérances, dépenses, économies, mais point de désespoirs éclatants. C’est la vie rationnée ; chacun se serre le ventre et attend en grognant quelque peu.
Ici le professeur de mathématiques spéciales a 4 000 francs. On commence par 1 800 francs, on fait huit classes par semaine, on met dix ans pour arriver à 4 000. Ce qui vous soutient, c’est l’honorabilité de la position, l’engrenage, la crainte de rendre son passé inutile, l’espoir d’un petit changement avantageux. Il y a des gens grincheux ou qui se croient opprimés, comme le lieutenant qui enseigne la natation, l’escrime et la gymnastique ; mais ils n’espèrent pas briser l’énorme roue, elle est la France même. En somme, il faut un parti pris dans l’État, comme dans l’art ; celui-ci est un des bons, quoiqu’il ne soit qu’à demi bon : supprimer les grandes vies, les visées longues, toute hérédité et aristocratie, partager tout, produire une quantité de demi culture et de demi-bien-être, faire quinze ou vingt millions d’individus passablement heureux, les protéger, les rétrécir, les discipliner et au besoin les lancer en corps.