Carnets de voyage, 1897/Montpellier (1864)
MONTPELLIER
Impossible de voir le musée Fabre, le gardien est absent.
J’ai traversé la vieille ville. Comme l’ancienne Marseille, comme ces villes qu’on n’aperçoit qu’en passant, Carcassonne, Béziers, Narbonne, cela donne l’idée d’un autre monde. De grandes bâtisses aveugles, presque sans jours, grisâtres, salies par le temps et roussies par le soleil ; souvent, au sommet, une sorte de tour comme en Italie. Des rues étroites ou plutôt des ruelles pavées de cailloux pointus, de morceaux de pierres anguleuses, âpres, tranchantes, qui blessent les pieds ; de petits fumiers, des restes de fruits et de légumes au milieu des rues, des enfants sales, au museau barbouillé de vieille crasse ; les plus grandes maisons inhospitalières d’aspect, fermées sur le dehors et silencieuses comme des cloîtres ; les moindres, les échoppes, les maisons d’ouvriers, ont la porte toute grande ouverte pour laisser entrer l’air, une sorte de rideau bleuâtre la remplace ; à travers les ouvertures, la vue d’une noirceur étrange ; parmi des casseroles, vases de tout genre, outils, habits, linge d’enfant pêle-mêle, une femme nettoie son nourrisson, une autre, immobile, la regarde. L’aspect n’est pas français, mais italien.
Plusieurs femmes du peuple ne parlent pas français, je l’ai vu en demandant mon chemin. Il y a quelques années, un jeune homme bien élevé, de famille noble, me disait qu’ici vers 1789, chez l’intendant, sa bisaïeule et la plupart des autres dames ne savaient parler que la langue d’Oc.
Tout est chant dans leur langage ; on dirait des Italiens plus légers et plus enfants. À les écouter, on a peine à croire qu’ils parlent sérieusement ; ce sont des polichinelles gentils. Et quelle familiarité ! quelle audace ! Leur civilisation de l’an 1100 était un mélange de précocité, de polissonnerie, d’extravagance. — On comprend qu’ils aient reçu d’ailleurs une discipline et des maîtres. Moineaux délurés, sautillants, impertinents, imprudents, bons pour babiller, donner des coups de bec, lisser leurs plumes, courtiser les femelles, avoir bon air et entrer en cage. — Comme l’Italie, c’est un pays tombé, qui reste en arrière des autres, et ne remonte au niveau des autres que par le contact d’une administration ou d’une civilisation étrangère.
Nulle part la vraie Française hardie, caquet bon bec, mais pimpante, à jolie tournure, à démarche alerte et rythmée, n’apparaît mieux qu’ici. Je reviens toujours à la même conclusion. Dans le Midi, il ne faut vivre que par les sens, en peintre : aimez une jolie taille de femme bien habillée, un visage rieur sous des cheveux noirs, une puissante ombre au bas d’un long mur grisâtre qui tranche dans l’azur vif, une délicieuse grappe de raisin qui fond comme du miel dans la bouche ; mais supprimez tout le dedans, toutes les rêveries tendres ou profondes.
Un mendiant ici mange du bon raisin bien sucré ; un pauvre diable boit du vin pur, sain, franc, qui l’égaie, et nul ne se grise. Cela fait compensation à bien des choses et cela suffit pour déterminer l’idéal. Un Norvégien, un paysan du Lancaster n’a pas l’idée d’une pareille sensation ; au lieu de la grappe savoureuse et sucrée, il a, au mieux, la bière, l’eau-de-vie, le roastbeef, toutes sensations fortes, simples moyens de se remplir et de se réchauffer. Il ne peut pas concevoir le plaisir. Ce sont de petites différences élémentaires comme celles-là, qui font les grandes différences ultérieures ; l’idéal devient autre. — Quand pour la première fois les Gaulois eurent goûté le vin et le raisin, ils partirent en troupe pour l’Italie.
Cela est bien marqué encore dans la comparaison des paysages. Hier, en approchant de Cette, nous ne pouvions pas nous lasser de regarder. Le chemin traverse des lagunes, la mer est à droite, de grands étangs salins s’allongent à gauche, parsemés de bancs de sable, de pyramides de sel. Ces pyramides d’un blanc vif tranchent sur les fonds bleuâtres avec un relief extraordinaire. Tout à l’entour à perte de vue, dans la plaine immense, l’eau ondule et se plisse, rousse ou rougeâtre selon les accidents du sable où elle s’étend, bleue et brillante aux endroits où elle est plus profonde, traversée de rayons d’argent, pailletée d’étincelles d’or. Derrière, une longue bande de plaines basses ou de hauteurs insensibles azurées ou fauves, d’un ton aussi riche, aussi fondu que chez Decamps ; sur cette énorme bordure noyée, les petites taches blanches des maisons éparses. — Plus loin, les dos ronds des collines, la croupe onduleuse d’un violet pâle, et le ciel infini parsemé de nuages de duvet, où le soleil s’abaisse. Tout cela est grand ; il n’y a que trois ou quatre lignes, toutes architecturales ; la campagne est un cirque comme chez Poussin, mais, outre la ligne de Poussin, il y a la couleur et la richesse. — On pourrait retrouver ici la noble vie antique, y placer une cité maritime, guerrière, artiste. — Les petites vallées, les champs cultivés, les enclos dans l’intérieur des terres, les pommiers et les terres à blé du Nord et du centre sont faits pour des paysans et des rentiers.
Cette mer rend tout noble. Entre elle et nous, il n’y avait que son ancienne plage desséchée, couverte de tamaris aux fins cheveux et de bruyères mauves, le sable jaune affleurant par intervalles. Au bout de la plage, la bordure raboteuse tranche à vif sur un profond azur terne. C’est Elle, bleue comme une des grappes de ce raisin que la brise rafraîchit. Le bleu s’agrandit, occupe toute une moitié de l’espace ; une voile blanche de pêcheurs de thon seule y nage comme une coquille marine ; le bruit monotone et éternel de la vague arrive aux oreilles. On approche et l’on voit l’écume argentée qui saute. Au-dessus de l’azur intense, le ciel est d’une pâleur transparente et délicieuse, les étoiles s’allument. Nul être vivant, nulle plante, nulle culture ; les néréides et les faunes pourraient danser sur ce sable comme aux premiers jours.