Carnets de voyage, 1897/Toulouse (1864)
TOULOUSE
Comme la vie de province déforme vite l’individu, et quel changement quinze ans de mariage ont fait dans Mme L…. Elle rougit après dîner, elle a trois mentons, plus de taille, plus de teint. Et quelle conversation ! Des phrases de journal sur les Anglais qui sont des ambitieux égoïstes et nous volent nos colonies ; un vif contentement de voir que son mari ne chasse pas, ne monte pas à cheval, ne pêche pas, tous exercices dangereux qui peuvent compromettre la vie d’un homme ; une surveillance de bonne sur les enfants avec des plaintes de bonne sur l’assujettissement d’une pareille surveillance. L’esprit fonctionnaire, le souhait de voir son mari avancer d’un grade, fût-ce au prix de six ans de séjour à Quimper ou à Draguignan. — J’écoutais F… le lendemain avec des détails sur deux intérieurs : « Quatre filles dans l’un ; elles font tous leurs objets de toilette, même leurs souliers, et je les rencontre au bal. — Dans l’autre, la femme a le goût des chapeaux et en fabrique une douzaine par an, tant pour elle que pour ses amies. » — Tous ces gens se croient du monde ! — Les Anglais ont raison ; directement et en soi, le métier ni le ménage n’abaissent, on peut avoir un grand esprit et un grand cœur et raccommoder des bas, faire des écritures. Mais ce sont les conséquences, la lente usure produite par un pareil état, qui rabaissent. On ne lit plus, on ne voyage pas, on reste dans un petit cercle, on n’ose penser librement, on songe aux dots, à l’éducation des enfants, etc…. Il faut du loisir et une position indépendante pour faire un homme et une femme complets.
Plus je vois la France, plus elle me semble avoir la constitution qui lui convient. Hier, dans la Revue germanique, Milsand parlait contre l’article du Code civil qui prescrit le consentement des parents dans le mariage. — Personne ne tient compte de l’abîme physiologique qui sépare les races.
Nous sommes des Gaulois faits pour l’enrégimentation, ayant pour idéal des dévouements brillants, des audaces chevaleresques. Alexandre Dumas[1] a parfaitement rencontré et mis en scène ce sentiment ; s’amuser, causer, vivre en société, faire des calembours, écouter des vaudevilles, courtiser de jolies femmes, rire et souper avec sa maîtresse, se battre de bon cœur, et à la première occasion, s’enthousiasmer pour un chef ou sinon le subir comme un pédant ou comme un sergent de ville, ne pas faire son devoir ou faire plus que son devoir, se prodiguer, se sacrifier dès que le but est éclatant ou que l’opinion des camarades le déclare tel, subir sans difficulté, même volontiers, l’organisation et la caserne ; tout cela est essentiellement français.
Je regardais hier les jeunes soldats au quartier ; ils sont gais ; ils ont bonne mine ; ils jouent entre eux ; ils montent à la corde, au trapèze ; ils se font des tours ; ils sautillent comme de jeunes chiens ou des lapins. Les sergents, le lieutenant sont obéis à l’instant, sans bassesse, sans mauvaise humeur. L’officier est le chef naturel, celui que le peuple respecte et écoute de lui-même, sans difficulté. — Rien de plus juste que cette caricature : pendant une de nos révolutions, un petit jeune homme de l’École polytechnique place un énorme portefaix ou boucher en sentinelle et lui donne sa consigne : « Bien, mon officier, dit le colosse au joli nain, je m’en rapporte à votre expérience ». C’est une expérience d’un jour, mais le nain a l’épée et l’uniforme.
Par tout ce que je vois de l’armée, l’organisation est admirable ; économie, régularité, prévoyance, magasins, marchés, chaque homme utilisé dans son métier, l’un boulanger, l’autre bottier, l’autre cuisinier ; tous apprenant l’honneur, l’obéissance, beaucoup apprenant à lire, à écrire, à chanter, chacun exercé et dégourdi par la gymnastique, les voyages, la conversation ; c’est l’éducation du peuple.
- ↑ Dumas père.